Colloques en ligne

Caroline Julliot

Avant-Propos. Fondation de l’Internationale de la Critique Policière

12017 est la date d’une révolution. Comme la révolution politique dont elle fête le centenaire, elle marque l’événement fondateur et l’éclosion, au sein de la critique littéraire, d’un projet collectif qui a pour ambition de construire un monde plus juste, où une autre vérité sur les fictions se fera enfin jour. Un monde où les assassins impunis, bien à l’abri entre les pages des romans, seront enfin démasqués. Un monde où l’on cessera définitivement d’accorder aux narrateurs une confiance aveugle, et où le lecteur, dessillé, affranchi de l’aliénation auctoriale, lassé qu’on lui raconte des histoires, sera capable de dénoncer les incohérences et les blancs des textes... Pour créer lui-même, dans les marges du texte originel, d’autres histoires capables de coexister avec la version dominante.   

2Tout comme InterPol, le réseau international de police créé en 1923, InterCriPol vise à fédérer des énergies isolées, membres par anticipation de notre organisation, et déjà actifs individuellement depuis de nombreuses années ; et ce afin de parvenir à un maximum d’efficacité pour accomplir sa mission d’utilité publique. Au sein de la recherche, elle se situe bien évidemment sous l’égide de Pierre Bayard, fondateur de cette méthode d’investigation soupçonneuse avec Qui a tué Roger Ackroyd ? (Paris, éditions de Minuit, 1998), et regroupe déjà une quarantaine de chercheurs, en France et à l’étranger, dont certains ont d’ailleurs déjà proposé diverses enquêtes et contre-enquêtes en bonne et due forme – notamment Marc Escola, qui avait proposé une solution alternative à celle de Pierre Bayard pour le roman d’Agatha Christie ; Sari Kawana, qui s’est interrogée sur les circonstances obscures de la mort du narrateur félin de Je suis un chat, de Sosêki ; ou encore Alistair Rolls, qui a innocenté les tueurs présumés de romans de Fred Vargas et Frédéric Cathala, et démontré que Roquentin, dans La Nausée, de Sartre, était un tueur en série1.  

3Les archives secrètes du présent dossier regroupent les actes du premier colloque de critique policière, enrichi d’un article de Cassie Bérard publié en 2015, et d’un autre, inédit, de Maxime Decout, qui, dans En toute mauvaise foi (Paris, éditions de minuit, 2015), avait déjà battu en brèche le mythe de la sincérité littéraire. L’une des visées de cet événement était d’explorer les potentialités herméneutiques de la critique policière au-delà de son terrain de prédilection évident : le roman policier. De fait, seulement une des contributions, celle d’Alistair Rolls, marche dans les pas d’Hercule Poirot (et contre lui) en remettant en question la solution du dernier roman d’Agatha Christie, Rideau. Pierre Bayard avait déjà montré avec son Enquête sur Hamlet (Paris, éditions de Minuit, 2002) que les grands classiques mondiaux, à commencer bien sûr par Œdipe-Roi, pouvaient se prêter à une lecture policière, et combien ces chemins de traverse en démultipliaient les possibles. Comme le développe Julie Fintzel à propos de l’atypique Juego de Cartas, de Max Aub, une œuvre peut, dès sa conception, permettre au lecteur de construire lui-même, à chaque fois, un nouveau parcours de lecture (et un nouvel assassin !) ; et, confrontant le lecteur à toute une palette d’interprétations concurrentes et parfois contradictoires, elle peut également l’amener à réfléchir à la possibilité même d’une vérité définitive et établie – notamment dans l’écriture de l’histoire, comme le développe Sylvie Servoise à propos du traitement du Risorgimento dans Le Guépard, de Lampedusa.

4Maxime Decout pose clairement la question dans son article: « Sans meurtre, pourquoi enquêter ? » Cassie Bérard, dans l’article de 2015 reproduit ici, pointait déjà, à propos de L’Emploi du Temps, de Michel Butor, la difficulté de mener l’enquête lorsque l’on ne dispose que d’une narration trouée, délirante, voire contradictoire, exposant des faits devenant, du coup, eux-mêmes douteux. La critique policière doit bien prétendre, pour contre-enquêter sur la version du narrateur, s’appuyer sur des bribes de vérité établie... Elle a besoin d’une narration discutable, mais pas totalement fumeuse. Casse-tête pour des intrigues comme celles que (dé)construisent les auteurs du Nouveau Roman, qui jouent consciemment avec les codes du roman policier pour mieux les brouiller et les décevoir. Heureusement, un détective de la fiction aime les énigmes en apparence insolubles – et l’investigation de Maxime Decout sur Le Voyeur, de Robbe-Grillet, montre qu’une solution satisfaisante peut toujours être élaborée, pourvu que le valeureux critique pallie scrupuleusement (ou rhétoriquement) le manque de rigueur de la narration initiale.  

5Plusieurs pistes s’offrent au lecteur désireux de relancer l’enquête sur un texte sans meurtre apparent. D’abord, se demander si des morts décrites comme accidents ou suicides ne sont pas en fait d’origine criminelle — et dans ce cas, débusquer le coupable caché.  C’est cette démarche que proposent notamment ici Marie Blaise sur Bartleby, de Melville, Sylvie Triaire sur Madame Bovary, de Flaubert, et François Thirion sur Les Affinités électives, de Goethe. Il peut également, comme le suggère Pierre Bayard dans son article, jouer les détectives privés et mettre au jour les amours adultères et les relations secrètes qui se dissimulent dans les blancs du texte. J’ai moi-même ouvert, avec mon article sur Soumission, de Houellebecq, un champ qui me semble particulièrement fécond pour explorer les récits d’espionnage et les fictions contemporaines, marquées par la paranoïa et la défiance institutionnelle : la critique conspirationniste, attachée à traquer les complots souterrains, qui tirent dans l’ombre les ficelles de l’intrigue. On pourrait aussi songer, comme le suggère Pierre Bayard dans son article, à créer un service d’InterCriPol dédié aux personnages disparus — pauvres êtres qui, sans même un mot de considération du narrateur, sont brutalement évincés de l’intrigue, pour des raisons obscures qui restent à déterminer.  

6L’élaboration de théories alternatives et la remise en question de la vérité qui semble établie par le texte est loin d’être une nouveauté. C’est d’ailleurs un sport intellectuel auquel se livrent spontanément bien des lecteurs, qui aiment se promener dans les livres comme dans « des jardins aux sentiers qui bifurquent », selon la belle expression de J. L. Borges2. Cette perspective ludique, créative, où le lecteur concurrence en permanence l’auteur dans la construction du sens, n’a peut-être connu une relative éclipse qu’avec l’avènement du régime romantique de l’écrivain comme maître et Dieu de sa création, à l’autorité indiscutable et indiscutée (même si des contre-lectures se développent encore ici ou là, comme par exemple la critique par Barbey d’Aurevilly de Quatre-vingt-Treize, de Hugo, comme roman monarchiste). Elle avait régulièrement cours au Moyen Âge et à l’époque classique, avec des modalités historiques propres, comme le montrent Laetitia Tabard  et Nicolas Corréard, et constitue aujourd’hui, à l’ère post-moderne du soupçon, une constante des modes de réception au sein des communautés numériques de fans ­— comme le développent notamment les contributions d’Anne Besson et d’Anaïs Fabriol. Le présent dossier, qui appelle lui-même évidemment lectures soupçonneuses et contre-contre-enquêtes, n’est qu’une étape dans l’entreprise titanesque que s’est donnée InterCriPol. Il reste encore de nombreuses zones d’ombre à explorer, et de nombreux mensonges à dénoncer. Alors :

7Enquêteurs de tous les pays, UNISSONS-NOUS !

8Caroline Julliot, Octobre 2017.

9Pour devenir agent d’InterCriPol, ou pour tout renseignement, écrire à l’adresse suivante : caroline.julliot@univ-lemans.fr

img-1.png