Colloques en ligne

Sergey Panov et Sergey Ivashkin

L’écriture littéraire et le temps : de la tradition à la postmodernité

1Quand Goethe écrit les Affinités électives en 1815, il veut prendre de la distance par rapport à la prosopopée sentimentaliste et romantique, c’est-à-dire par rapport au réactivisme irréfléchi des consciences réceptives dont il avait déjà découvert le fondement dans son Werther. Dans cette perspective, on peut estimer que le temps dans la culture littéraire est une figure des affinités électives en tant que forme d’articulation intuitive de moments abstraits. On voit comment la prosopopée littéraire chez Proust, par exemple, remplace l’existence objectivement vécue par des effets transformables de la mémoire involontaire, donc de la nature indifférente. Proust semble nous faire jouir d’un pur et simple fétichisme des moments ressuscités et de leurs effets reproductifs imaginaires en remplaçant le temps de notre vie responsable par les données intuitives que s’approprie une conscience qui ne peut jamais mûrir. On sent ici l’influence de l’idéalisme transcendantal allemand, qui depuis Kant prétend penser le temps comme pure continuité des effets stabilisés de la nature pulsionnelle en substituant les formes de notre intuition sensible et intellectuelle à la réalité objective des phénomènes, des principes moraux et de la consommation esthétique.

2Cette tradition transcendantale du temps trouve sa source dans la poétique de l’expérimentation totale de la nature intérieure humaine (Chaucer, Boccace). Mais c’est surtout Shakespeare qui marque le commencement de l’époque expérimentale dans la culture littéraire de la Renaissance. Le fameux monologue d’Hamlet révèle les moments structuraux de l’expérimentation verbale (imaginative et réflexive) de l’homme en l’absence de causes divines productives : construit à sa propre image, l’homme se produit comme réflexion et volonté, abstraction faite du contexte vital et social de son existence objective. Nous pouvons faire, à propos du monologue, les remarques suivantes :

31) Le dilemme initial (« to be or not to be ») traduit une abolition des conditions de l’être responsable et la naissance d’une conscience réflexive délibérée.

42) On remarque le développement d’une mise en série intellectuelle des probabilités de l’existence (lutter contre, être en accord, s’humilier ou rêver) :

Whether ‘tis nobler in the mind to suffer
The slings and arrows of outrageous fortune,
Or to take arms against a sea of troubles,
And by opposing end them ? To die : to sleep ;
No more […]

53) La déchéance de la conscience dans une réflexion chronique, infinie par définition, se déroule à partir du seul fait de constater l’occurrence d’une pensée à l’intérieur de l’âme – ce qui permet de prolonger une métaphorisation.

64) On observe une aperception expérimentale de l’effet de la réflexion sur la nature de la volonté en tant que blocage de toute volonté de puissance et comme immobilité de l’esprit agissant dans sa capacité d’agir : « Thus conscience does make cowards of us all ».

75) On note un geste verbal d’auto-possession, de mise en possession du soi réflexif et voulant (« soft you now ! »).

86) Enfin, on constate l’engendrement d’un impératif qui reflète une prosopopée judaïque de la création du monde par la parole comme parole qui représente la cohérence absolue du voulu et de l’apparaître dans la phrase magique :

Nymph, in thy orisons
Be all my sins remember’d

9Le temps dans la culture littéraire s’avère un reflet de la dynamique de l’affectivité et de l’imagination productrice du sujet voulant. C’est pourquoi l’art comme religion esthétique (Hegel, La Phénoménologie de l’esprit) ouvre une voie de sensibilisation de la raison, c’est-à-dire prétend donner une forme d’expression à l’esprit qui veut présenter les contenus de sa vie intérieure dans la pragmatique d’un scénario de l’existence des images, donc dans une dynamique temporelle et spatiale. Le temps dans la littérature dévoile les relations compliquées d’un auteur, d’un narrateur et de personnages, par le biais de leur réception des perceptions stimulantes qui constituent les changements du devenir du sens.

10Dès que la visualisation des résultats de l’expérience dans la poétique des Lumières se voit dévalorisée, et dès que le temps homogène des tableaux argumentatifs se brise pour entr’ouvrir les écarts de la temporalité authentique, le temps mécanique s’avère équivalent au temps de l’écriture littéraire qui tend à atteindre le statut d’une différence irréductible. Ce temps se manifeste dans la culture littéraire européenne par une forme de développement inconscient de l’Absolu (Flaubert), qui peut finir par se transformer en un mode d’existence de l’instinct-vers-la-mort dans la prose naturaliste (Zola). La formule de Proust est d’enlever la prose physiologique du monde habité par les attitudes naturelles des consciences pour déclencher le temps d’une réflexion chronique de l’ego phénoménologique dans son travail intellectuel incessant. Le roman post-phénoménologique (Kundera, Llosa) prétend sublimer ce caractère chronique de la réflexion sur la bassesse instinctive des formes de vie dans une ironie autoréférentielle. Quant à l’écriture postmoderne (Sorokine), elle cherche à sortir du cercle vicieux de l’autocritique en un temps où s’opère la destruction de tout langage idéologique – d’où l’idée de voyager dans le temps pour relier les couches autonomes de l’existence.

11Le temps, dans la culture littéraire du siècle classique (Corneille, Racine), s’avère une condition du développement de la nature affective de l’homme et de sa connaissance, la durée classique se voulant une continuité soutenant la transformation de suites répétables de décharges pulsionnelles (la haine, la révolte, le sentiment de devoir, le désir illégitime) insérées dans des inclinations comportementales qui s’objectivent à leur tour dans l’entendement réflecteur et passif. Les inclinations irréfléchies se stabilisent dans des motivations objectivées, donc dans des maximes du vouloir humain, et ce du seul fait qu’on reflète les orientations aveugles à l’intérieur de l’esprit et qu’on prétende faire partager les produits de cette simple réflexion. C’est pourquoi la durée classique tend à cristalliser des modes plus puissants de possession de soi, modes qui s’incarnent dans la figure du souverain.

12C’est le Grand Siècle qui ouvre les préconditions de l’appréhension expérimentale de la nature humaine qui se développe au siècle des Lumières. C’est pourquoi le temps, dans l’écriture littéraire des Lumières, est le cadre dans lequel s’enchaînent les actes d’une recherche sur les régulateurs de notre nature pulsionnelle. Il est aussi la durée de transformation des actes d’investigation en tableaux argumentatifs (les Bijoux indiscrets de Diderot, les Contes philosophiques de Voltaire, les romans de Sade) dont le schématisme équivaut à une coexistence de libres argumentateurs travaillant sur des principes expérimentalement dégageables d’organisation du monde extérieur et intérieur. Le temps des Lumières se veut une durée d’application transférante des règles d’une connaissance expérimentale du monde extérieur à l’analyse des motivations de la nature intérieure de l’homme ; mais il est aussi la durée de dévoilement de la nature créatrice d’elle-même, qui devient visualisable par son effet sur la conscience réactive humaine (on pensera au fameux tremblement de terre de Lisbonne dans Candide).

13Avec le surgissement du sentimentalisme, le temps de la connaissance expérimentale de la réalité phénoménale, perceptive et réflexive se complique (voir les Rêveries d’un promeneur solitaire), car il faut refouler le trauma de l’indétermination généralisée de l’expérience scientifique du monde. C’est ainsi qu’on passe à une simple réception des effets des décharges affectives et à la transfiguration de ces effets dans des faits de la pure imagination, où sont produits les régulateurs de la perception, de la pensée, du vouloir et de l’agir – cette régulation étant rendue possible par le traitement réflexif des données intuitives par l’imagination productrice capable de remplacer la réalité par un vécu imaginaire, c’est-à-dire par une image projetée dans une sensation de soi réfléchissante.

14Cette imagination sentimentaliste touche ses limites dans la poétique du romantisme, et évolue vers une sorte de force symbolisante. Le temps, chez les romantiques, est la durée d’une symbolisation de l’esprit qui objective sa propre dynamique affective dans une loi de sa propre existence. Le temps est donc le passage de la vertu abstraite de la conscience sublime du génie romantique à une prise de conscience du mal intériorisé (mépris envers le monde, orgueil) et à sa libération spirituelle dans l’appropriation de l’idéal, qui est produite par l’inversion d’un stimulus et d’une réaction, dans un effort de décharge émotionnelle. Le temps romantique se réalise aussi dans une forme de jugement sur le destin de la conscience sublime qui accède à sa propre résurrection dans l’esprit prophétique, dans un revenant qui va dicter les conditions de son devenir affectif et réflexif à toute conscience réceptive.

15Le temps postromantique, lui, s’avère une condition pour limiter l’ego-perspective de la conscience sublime et pour la transformer en l’agent concrétisé d’un théâtre mondain. C’est ainsi qu’on passe au temps comme forme d’association stabilisante de multiples perceptions, c’est-à-dire à une durée de typologisation morale et sociale où l’analyse de l’existence humaine vise à faire apparaître les habitudes perceptives, réflexives et comportementales dictées par un certain type de réaction morale et sociale (Balzac, Gogol).

16Le grand roman classique de la volonté universelle (Tolstoï, Dostoïevski, Gontcharov, Tourgueniev) dépasse les frontières de la typologie sociale en montrant la durée humaine comme un mouvement vers le but sublime du processus historique de toute l’humanité. Le temps, chez les grands génies du roman épique et philosophique du XIXe siècle, est une forme intuitive conditionnant la transformation des effets des décharges affectives en des réflexes de conscience et en des orientations irréfléchies de l’entendement, orientations qui s’aliènent pour devenir des jugements réfléchissants et des idées régulatrices de l’existence humaine. C’est ainsi qu’on peut imputer à toute conscience réactive des convictions objectivées à l’intérieur de l’esprit à partir de l’expérimentation totale de la nature pulsionnelle et réflexive humaine. Le temps s’impose comme une forme de devenir inconscient des orientations conscientes. C’est pourquoi Anna Karénine, dans son appréciation des valeurs nihilistes du monde, assume une volonté de non-vouloir : « Tout est mal, tout est mensonge, tout est tromperie » ; et c’est pourquoi Lévine conçoit le temps comme un rapport à la forme transcendantale d’une sensation de soi.

17Après l’apocalypse de la Première Guerre mondiale, où l’humanité s’est laissée guider par des formes archaïques de résolution des conflits, toutes les perspectives optimistes de développement du monde vers l’unité du bien, de la beauté et de la vérité se trouvent dévaluées et se transforment en des ontologies naturelles, en des projections idéologiques qui sont par définition inadéquates si on les confronte au sens initial de l’existence vécue.

18On voit naître le roman phénoménologique (Proust, Kafka, Gorki) comme une recherche du « temps perdu », c’est-à-dire comme une réduction infinie des attitudes naturelles comme modes réflecteurs de la pensée et du comportement réactiviste dont la violence irréfléchie envahit la réalité humaine. Le temps chez Proust et Gorki est une forme d’individuation illimitée et d’intériorisation infinie de la conscience intellectuelle et critique qui tend à réduire ses propres actes intentionnels (c’est-à-dire les effets de l’action des réflexes producteurs) à une simple contemplation de la mutabilité temporelle des choses du monde, dans un schéma sensibilisé, abstraction faite des contenus objectivement vécus de certains moments de la vie. Le temps phénoménologique se veut la pure durée de l’action d’abstraire le caractère de flexibilité imprévisible des états du monde vital et culturel et de transformer le produit imaginé et réfléchi de cette abstraction en un seul et unique objet de jouissance spirituelle auctoriale.

19Cette arrogance réductionniste de l’ego transcendantal se trouve destituée dans le roman post-phénoménologique ou dans le roman postmoderne, dont un exemple éminent est le Lard bleu (1999) de Vladimir Sorokine, qui nous ramène au futur de l’humanité. Le lard bleu est à la fois une matière grasse d’origine organique et une substance magique permettant de voyager dans le temps de l’histoire humaine et d’accéder à l’immortalité par un effet d’élixir de vie éternelle.

20Dans le roman, il y a une opposition conceptuelle entre une élite cosmopolite et une société archaïque. Reflet « bouffon » de l’élite néolibérale contemporaine, l’élite sorokinienne parle un mélange de russe, d’anglais et de chinois, et s’amuse à cloner les grands écrivains du passé pour leur faire produire des pastiches des œuvres littéraires de leurs modèles, dont la qualité esthétique se mesure selon l’intensité d’une impression captée technologiquement. À l’élite cosmopolite s’oppose la société archaïque des « baiseurs de la terre », dans laquelle on peut voir une parodie poussée à l’extrême du nationalisme fondamentaliste comme idéologie de l’union « du sang et du sol ». Les agents du culte chtonien font l’amour à la terre. La société chtonienne a réussi à voler le lard bleu aux cosmopolites, et à revenir au temps de la Russie stalinienne, mais la Russie se trouve alors dans un temps imaginaire, dans une histoire possible et parallèle où il n’y a pas eu de Seconde Guerre mondiale.

21Dans sa critique d’une société néolibérale qui prétend, avec son impératif de maximisation des profits et de minimisation des efforts, être le seul et unique modèle permettant aux hommes d’être en harmonie avec eux-mêmes et avec le monde, Sorokine nous peint la transgression de tous les interdits, et particulièrement des interdits sexuels. Staline et Khrouchtchev sont amants, la fille de Staline, Vesta, est une adolescente nymphomane qui fornique avec ses gardes-officiers, les fils de Staline, Iakov et Vassiliy, jouent les travestis avec des officiers étrangers, Akhmatova est une sainte-voyou qui accouche d’un œuf noir pour qu’un adolescent à cheveux roux (Brodski) puisse l’avaler comme matière magique de l’inspiration poétique... Toute cette scénographie de transgression totale nous traduit un fantasme totalitaire, mais qui libère parodiquement de la société contemporaine de consommation, de la société néolibérale qui veut, en fétichisant les produits consommables et en permettant aux humains de décharger leurs instincts sexuels et de jouir de la volonté de puissance au-delà du bien et du mal, faire de l’homme un animal s’adaptant irréprochablement aux conditions de la demande et de l’offre. Cette société nous fait aussi jouir de notre outrance et de notre humiliation, ainsi que de notre capacité à faire souffrir autrui.

22À la fin du roman, Staline arrive à se faire injecter le lard bleu directement dans son cerveau, qui commence à gonfler et à s’étendre jusqu’aux limites du globe terrestre et explose, engendrant le futur d’où avait été envoyée cette matière magique. Dans le futur, Staline devient le valet de chambre d’un représentant de l’élite cosmopolite qui cherche à briller en portant un habit fait entièrement de morceaux de lard bleu. C’est ainsi dans une forme de kitsch absolutisé que se reflète l’idéologie nietzschéenne du retour éternel du même, c’est-à-dire de la force vitale dévaluant toutes les perspectives d’atteindre un bien commun dans l’histoire humaine, la réalité humaine étant réduite à un jeu gratuit de forces de domination et de soumission dont on n’a pas à connaître l’essence objective.

23Sorokine, avec son voyage dans le temps, reproduit une scénographie du nihilisme européen enfermé sur lui-même pour transfigurer sa déconstruction dans une seule et unique action consommatoire de la culture littéraire et de la pensée tout court. Le langage des perversions largement répandu dans le déploiement des motivations et des actions des personnages nous fait penser à l’économimésis de Derrida, où l’esthétique classique de consommation du beau et du sublime comme effets de la moralité universelle et de la raison architectonique de l’univers se transforme en un blocage du dégoûtant et de l’obscène. Mais pour dépasser les modes classiques d’une cohérence ressentie des formes d’expression et des contenus moraux, est-il suffisant d’injecter au voyage dans le temps un anesthétique fait d’insatisfaction gratifiante, de dégoût et de rejet ? Ne reste-t-on pas dans le même régime affectif irréfléchi de la pensée, avec cette jouissance négative du dégoûtant, dont on autorise le déploiement en accueillant simplement un certain effet de notre sensibilité réceptive à l’intérieur de notre esprit ?

24Sorokine neutralise le temps même du nihilisme européen et de sa défaite en opérant l’auto-effacement de l’analyse critique des effets des motivations perverses de l’attente postmoderne du sens. Dans le roman, l’académicien et prix Nobel Landaou distingue deux métaphores du temps : le fleuve d’Héraclite et les feuilles de chou. Le fleuve d’Héraclite permet de se déplacer dans le courant profond de la totalité du temps qui passe de manière permanente. Les feuilles de chou nous laissent explorer les époques repliées sur elles-mêmes à travers leurs états superposés.

25Les deux mouvements du voyage dans le temps comme suite de moments indifférents qui se réalisent de bas en haut dans le fleuve et de haut en bas dans les feuilles de chou font donc naître l’illusion de deux conceptions différentes de la prétendue diversité des sciences naturelles – illusion aussi dérisoire que le désir de Staline et de Khrouchtchev de faire élaborer par les physiciens soviétiques une seule et unique théorie du temps, et ce en exerçant simplement leur pouvoir suprême dans la société totalitaire par le biais de la jouissance des simples reflets de la volonté de puissance à l’intérieur de leurs consciences réactives.

26Le mythe sublime de la prétendue liberté de la recherche scientifique se fonde ainsi sur la même magie blanche qui nous fait attendre une réponse gratifiante de la nature qui confirmerait ou infirmerait une hypothèse donnée sur l’organisation, la nature et l’essence du pouvoir totalitaire et autoritaire qui se constitue à partir d’une transformation des effets des décharges affectives de la volonté de puissance en réflexes de conscience et en orientations aveugles de la pensée et de l’agir. L’écriture romanesque de Sorokine nous montre de la sorte comment le temps, dans la culture littéraire, passe d’une continuité de moments abstraits (dans la forme intuitive de notre conscience) à la consommation déconstructive de la prose nihilisante du monde postmoderne.