Colloques en ligne

Noémie Boeglin

Le Monde tel qu’il sera, un roman oublié

Dites un mot et vous vous endormez à l’instant, pour ne vous réveiller tous deux qu’en l’an trois mille […] ; et vous vous réveillerez, aussi jeunes et aussi amoureux, acheva le génie avec un rire de financier1.

1Le roman connaît un engouement sans précédent au cours du XIXe siècle : des centaines de titres sont publiés chaque année, à la faveur de l’évolution des techniques et des institutions (coûts d’impression en baisse, amélioration de la qualité d’impression et de la qualité du papier, assouplissement de la censure…). Ces publications innombrables ne sont pas toutes de valeur égale, beaucoup appartiennent à la littérature dite populaire2, publiée dans un premier temps dans des périodiques à fort tirage, ou dans des collections de livres à bas coût. La plupart de ces publications populaires vont tomber rapidement ou progressivement dans l’oubli : ce sera le sort, entre autres, des œuvres d’Émile Souvestre. Auteur prolifique3, il publie en 1845-1846, en livraisons puis en volume in-8o, Le Monde tel qu’il sera4, ouvrage d’anticipation5 dans lequel il propose au lecteur une vision de la vie en l’an 3000.

2Volontiers caricatural, ironique, anachronique, décalé, ce roman est riche d’enseignements sur l’image que l’on peut se faire au milieu du XIXe siècle d’un futur lointain. Souvestre y met en scène une société fortement marquée par les doctrines fouriériste et saint-simonienne, qui ont répandu la foi en une perfectibilité indéfinie de l’Homme, et qui défendent l’égalité entre tous ; le romancier, dubitatif, montre un monde futur empli d’innovations et de réglementations. Cet ouvrage marque donc une rupture forte avec les textes d’anticipation – qu’ils soient utopiques ou non – proposés jusqu’alors, car il prend ses distances avec la valeur de progrès. De plus, il se propose d’envoyer ses lecteurs encore plus loin dans le temps que ne l’avaient fait jusqu’alors les auteurs « visionnaires » (Louis-Sébastien Mercier, par exemple, ne dépassait pas le XXVe siècle dans L’An 2440, rêve s’il en fut jamais, publié en 1771).

Rêver à l’avenir…

3Point de héros solitaire dans le roman de Souvestre, mais un jeune couple, Marthe et Maurice. Fortement épris, heureux et idéalistes, ils s’interrogent sur l’avenir du monde :

J’ai été saisi d’une sollicitude attendrie pour ce monde au milieu duquel nous nous aimons, et je me suis demandé ce qu’il deviendrait dans l’avenir6

4Malgré le bonheur dans lequel ils semblent vivre, qui nous est décrit dans les premières pages du roman, ils souhaitent ardemment connaître le futur, vérifier si les rêves qu’ils font se réaliseront. À quoi l’avenir ressemblera-t-il ? Et comment les hommes du futur percevront-ils le passé ? La société pourrait-elle tendre vers un idéal d’égalité entre tous les êtres, hommes et femmes ? Quelles seront les possibilités offertes à chacun pour vivre mieux ? Telles sont les questions que se posent Marthe et Maurice. Mais Souvestre ne se contentera pas de la seule évocation d’un possible monde meilleur. Dans la lignée de Thomas More et de son Utopie, ou encore de Voltaire et de son Candide, il va proposer une critique sans merci de la société de son temps.

5Tandis que se poursuit la discussion des deux jeunes gens, et que leur imagination les entraîne loin de leur croisée donnant au-dessus de Paris, surgit de l’éther un homme chevauchant une locomotive anglaise. Ce génie – mais est-ce véritablement un génie ? –, M. John Progrès, propose à Marthe et à Maurice de les endormir7 afin de leur permettre de découvrir le monde de l’an 3000. Les événements s’enchaînent alors : « un sommeil agité qui ressemble à la mort8 », un enterrement très coûteux dans un cercueil unique, les interrogations de la presse sur cette double mort inattendue...

6Un cri soudain, « L’an trois mille9 ! », tire les deux amoureux de ce sommeil glacé. Cet appel, c’est le mystérieux John Progrès qui le pousse : il les réveille car le temps a défilé pendant leur absence, et ils ont atteint leur but. Sonne alors pour eux l’heure de la découverte d’un avenir dans lequel ils ont placé tant d’espoirs. Émergeant de leur long sommeil, ils font quasi immédiatement la connaissance de M. Omnivore (qui sera leur premier guide), et subissent leur premier choc : tous ceux qu’ils croisent sont à moitié nus, n’étant vêtus que du strict minimum. Il faut dire qu’ils se trouvent désormais à Tahiti, ou tout au moins dans un lieu qui a été autrefois Tahiti. Comme l’ensemble de l’ancien monde, ces îles ont disparu. M. Omnivore, féru d’archéologie, a découvert le cercueil des jeunes gens lors de fouilles dans l’ancienne ville de Paris. Il a également trouvé d’autres restes du passé, notamment des vêtements, offerts au couple.

7Bien entendu, c’est avec curiosité que les hommes de ces temps nouveaux considèrent Marthe et Maurice. Mais le jeune couple passe outre à ce décalage, et, guidé successivement par des personnages divers, entreprend un périple à travers la civilisation de l’an 3000. Ce voyage dans le temps10 leur permet très rapidement de découvrir de nombreuses facettes de la culture de cette époque à venir. La société, la politique, la religion, l’urbanisme, les codes sociaux, les études, la justice… autant de thèmes abordés par le couple durant ses pérégrinations. Nous allons ici mettre en lumière plus particulièrement deux des aspects évoqués par Souvestre : l’organisation sociale et l’organisation urbaine.

8L’organisation urbaine que les deux héros découvrent à Sans-Pair, capitale de la République des Intérêts-Unis, est rationnelle et très réglementée. Elle est en franche opposition avec la ville de Paris que le couple a quitté : l’auteur propose, sur le ton de l’ironie, des améliorations plus que nécessaires. L’organisation sociale est elle aussi très stricte, mais cette fois, le discours de Souvestre est beaucoup plus critique : tout est défini, la société dans son intégralité doit obéir et se conformer à de nombreuses règles qui, au lieu de créer le monde social idéal dont semblaient rêver Marthe et Maurice, vont au contraire diviser la population. Les découvertes des jeunes gens d’abord émerveillés ne vont pas tarder à les décevoir grandement.

De surprises en désillusions

9Enchaînement de péripéties, de surprises et de désillusions, le voyage de Marthe et Maurice à travers la civilisation de la République des Intérêts-Unis va durer trois jours. Ils vont, grâce à des guides issus des plus hautes couches de la société, se rendre dans divers lieux emblématiques, considérés comme des fleurons de la civilisation : hôpital, école, maison d’allaitement, prison… Maurice, laissé seul quelques heures, va également pouvoir déambuler dans les rues, marchant au hasard, afin de découvrir la ville de Sans-Pair. L’excitation initiale, la soif d’exploration du couple vont être assouvis par les rencontres qu’ils vont faire, par les lieux qui vont leur être montrés, par les discussions qu’ils vont avoir avec les hommes du futur. Cependant, la joie va être de courte durée : la stupeur et l’étonnement vont laisser peu à peu la place à l’effarement, à la tristesse et à la mélancolie. Le futur ne tient pas ses promesses : la société est inégalitaire, l’amour et la compassion n’ont plus cours, tout doit être monnayé et rentable. Émile Souvestre est l’un des premiers auteurs à imaginer ainsi les effets négatifs possibles du progrès11 dans le cadre d’un roman.

Individualisme exacerbé et enrichissement personnel

10La thèse que soutient Souvestre est celle-ci, que le progrès à outrance et la recherche incessante de la rentabilité ou du profit sont préjudiciables à la société. Dans le monde de l’an 3000, la vie sociale est extrêmement limitée et les relations familiales inexistantes ; les enfants sont retirés dès leur naissance à leurs parents et confiés sous un numéro à des maisons d’allaitement, dans lesquelles ils seront orientés en fonction de leur boîte crânienne, puis élevés, « éduqués ». Ils suivent un enseignement très poussé et ne ressortent qu’à l’âge de dix-huit ans, prêts à affronter le monde, c’est-à-dire à engranger de l’argent. Nous pourrions multiplier les exemples12 montrant comment cette organisation sociale est « gangrenée par l’obsession de la richesse et le mépris de l’individu13 », et caractérisée par la disparition du libre-arbitre.

11La recherche du profit individuel guide la vie de toute la société. Souvestre mène ici une croisade à peine masquée contre la société capitaliste et industrielle qui gagne peu à peu du terrain dans toute l’Europe. Même certaines initiatives comme le Phalanstère de Fourier ou le Familistère de Guise sont visées par cette critique : en permettant à certains ouvriers de vivre dans un confort jusque-là inconnu d’eux, ces modèles sociaux contribuent à creuser un fossé entre ces privilégiés et les autres ouvriers. Ils divisent la main-d’œuvre, participent d’une forme de ségrégation involontaire. La discrimination par l’argent fait en tout cas partie intégrante de la société de l’an 3000. Le but de l’ensemble des guides du couple est unique : thésauriser, engranger, former un patrimoine.

12C’est donc un roman pessimiste que celui d’Émile Souvestre. La déception de Marthe et Maurice contraste fortement avec la vision optimiste de tous leurs guides, qui ne semblent pas se rendre compte de leur situation, pourtant révoltante à bien des égards. Ce que les jeunes gens découvrent les renvoie à des expériences de leur passé révolu, à des légendes qu’ils racontent à leurs guides, à des références presque bibliques – ou qui ressemblent tout au moins à des paraboles. C’est à travers des réminiscences du passé que Souvestre fait transparaître la déception de ses personnages, leur nostalgie d’un passé qui leur semble simultanément si proche et si éloigné, et dans lequel ils ne pourront jamais revenir, car John Progrès ne réapparaîtra jamais pour les y reconduire. Il est possible d’avancer dans le temps, de voyager vers le futur, mais non de remonter le temps, de faire demi-tour. Le voyage de Marthe et Maurice est sans retour : c’est sur cette note sombre que Souvestre referme son roman. Les jeunes gens se rendent compte de leur erreur. Vouloir voyager dans le temps ! Connaître le futur ! Ce désir leur semble bien vain, au regard de tout ce qu’ils ont désormais perdu…

Les neuf classes de la République des Intérêts-Unis

13Égoïsme, dévouement à soi-même, recherche en tout de son propre avantage, telles sont les principales préoccupations à Sans-Pair. Le nom même de la ville ne manque pas d’intérêt : Sans-Pair, c’est-à-dire sans égal. Nous pouvons également rapprocher ce nom du latin semper, dont la prononciation est proche, et qui signifie « toujours ». Toujours et sans égal, voici les maîtres-mots qui régissent la société de Sans-Pair. L’individualisme est de mise, il serait même, aux dires des différents guides du couple, une source d’épanouissement.

14Une des premières conventions sociales auxquelles va être confronté le jeune couple, c’est l’importance exacerbée de la vie privée : « chacun chez soi, chacun pour soi14 » est l’un des préceptes fondateurs de cette société. Cette absence d’empathie, ou d’intérêt pour les autres, va très loin dans l’imagination de l’auteur. Il existe ainsi un état-civil des machines, regroupant notamment leurs actes mortuaires, mais il est totalement impensable de faire de même pour la population. Marthe et Maurice le découvrent après un accident :

Quant aux voyageurs qui avaient péri, comme pour constater leur décès il eût fallu s’informer de leurs noms, de leurs professions, de leur âge, le commissaire s’en abstint, en vertu du principe constitutionnel qui déclare que la vie privée doit être murée15

15Il s’agit de ne pas faire de recherches sur les victimes d’un accident, car cela impliquerait d’apprendre des choses sur leur intimité ; dans le même temps pourtant, tous portent en guise de vêtements des indications sur leur métier, par exemple des titres de bourse, des catalogues de produits, des échantillons, ou encore, pour les femmes, le montant de leur dot en collier…

16Souvestre introduit dans son texte de nombreuses descriptions de la société, où se fait jour une nette division entre les classes, entre riches et pauvres, entre hommes et femmes, entre parents et enfants… L’identité n’a plus réellement de raison d’être, l’existence de chacun se définit uniquement par sa position sociale, par sa dot, par ses affaires et par sa faculté à se « vendre ». D’ailleurs, seules les plus hautes couches sociales sont véritablement présentées dans le roman, car elles seules sont visibles pour les personnages. Les autres sont gommées, mises à l’écart, peut-être dans les franges de la ville ? Si elles composent le socle fondateur de la pyramide sociale de Sans-Pair, elles ne sont pas pour autant présentées aux lecteurs.

17C’est bien davantage sur cette division de la société que sur la vie privée qu’insiste l’auteur. Il existe désormais neuf classes, divisées dès le berceau. On enseigne cette inégalité aux enfants, qui n’ont aucun espoir de voir évoluer leur position dans la société. Voici par exemple comment fonctionnent les maisons d’éducation :

Le breuvage, les soins, l’air et le soleil y étaient distribués conformément au principe de justice romaine Habiti ratione personarum et dignitatum. Les enfants de millionnaires avaient neufs parts et les fils de mendiants, le neuvième d’une part, ce qui leur servait à tous deux d’apprentissage pour les inégalités sociales. L’un s’accoutumait ainsi, dès le premier jour, à tout exiger, l’autre à ne rien attendre. Merveilleuse combinaison, qui assurait à jamais l’équilibre de la République16.

18L’équilibre de la République repose donc, selon Souvestre, sur une inégalité avérée. Les uns ont tous les droits, tous les biens et tous les gains, les autres ne sont que les petites mains. Il s’agit donc de stabiliser cet équilibre, de ne pas laisser le moindre grain de sable enrayer la machine sociale des Intérêts-Unis. Chacun est conditionné dès le plus jeune âge, chacun est élevé en fonction du rang qu’il occupe dans la société, rang qu’il ne pourra jamais quitter. Cet état de fait est bien différent de la situation au XIXe siècle. Alors, l’enrichissement personnel se développe, il devient possible de s’émanciper de son milieu d’origine : la bourgeoisie, fille de l’industrie capitaliste, règne en maîtresse dans toutes les capitales européennes. Certains ouvriers, tirant parti d’inventions audacieuses ou de conditions favorables, vont ainsi s’élever dans la société et fonder de véritables empires.

Paris versus Sans-Pair

19Après avoir étudié cette première question abordée par Souvestre, il semble intéressant d’en mettre une deuxième en lumière : celle de l’urbanisme. À l’image de Saint-Simon, Fourier, Owen ou Swedenborg, tous mentionnés dans le roman, l’auteur « dessine » sa ville, en trace les contours, en définit les règles. La fragmentation sociale est en effet liée à la fragmentation spatiale. L’urbanisme, bien que le terme n’existe pas encore, est un cadre pour régir la communauté. Il est possible, dans ce texte qui se veut sans localisation précise – l’ancien monde ayant disparu, et ses capitales également –, de détecter des références et des critiques concernant directement Paris. Ainsi, la première image que les deux voyageurs se font de Sans-Pair est celle d’une ville ceinturée « [d’une] double enceinte destinée à assurer la perception de l’octroi et l’examen des passeports17 ». Depuis la Révolution française, l’accès à Paris est en effet conditionné par le franchissement de l’enceinte fiscale des Fermiers Généraux, destinée elle aussi à la perception de l’octroi. Louis-Philippe et Adolphe Thiers vont lui adjoindre un second corset : des fortifications, cette fois purement défensives et militaires. Entrer dans Paris, c’est donc traverser la ligne d’octroi, la plus discutée par l’opinion publique, comme le manifeste cette célèbre phrase anonyme : « Le mur murant Paris rend Paris murmurant. » De Paris à Sans-Pair, d’ailleurs, il n’y a qu’un pas (ou qu’un manquant). Interprétation personnelle ou volonté délibérée de l’auteur ? Nous tendons vers la deuxième explication. Ce roman est en effet pour Souvestre l’occasion d’effectuer des constats sur la société contemporaine, d’émettre des critiques plus ou moins masquées, sous le couvert de la fiction.

Mêler l’existant et le possible

20Paris est l’objet de nombreuses représentations au cours des siècles. Qu’il s’agisse de romans naturalistes ou de textes d’anticipation, ces portraits sont parfois nominatifs ou uniquement suggérés18, ainsi que c’est le cas dans Le Monde tel qu’il sera. La société de Paris, mais également son urbanisme vieillissant, les conditions de circulation, de communication, d’évacuation des déchets, d’approvisionnement, sont autant de sujets qui sont évoqués par Souvestre. L’avantage majeur des textes de fiction, c’est la possibilité qui est donnée à l’auteur de laisser libre cours à son imagination : la ville peut prendre toutes les formes, peut être conçue comme une machine à « éduquer » sa population – c’est notamment le cas dans certaines propositions de cités idéales –, comme un lieu de débauche, ou encore comme un miroir reflétant la ville réelle.

21Souvestre n’échappe pas à la règle : il profite de sa ville fictive pour émettre des critiques contre la capitale française. Il n’omet pas beaucoup de détails lorsqu’il imagine la vie en l’an 3000. Il met en place des règles, des procédures, des manières de construire, une division sociale en neuf classes, il aborde les questions de l’éducation, de l’enseignement, de la justice, des relations entre hommes et femmes, de la diffusion de la presse, du besoin de thésauriser… Pour donner de l’épaisseur aux différentes dimensions de sa société, il imagine un certain nombre d’éléments, mais pas tous. Certaines de ses inventions reprennent des idées correspondant à des éléments anciens, existant au moment de l’écriture, comme celle de la prison panoptique de Bentham. D’autres au contraire n’émergeront que bien des années plus tard, et peuvent cependant nous sembler dépassées aujourd’hui, eu égard aux progrès techniques de toutes sortes qui ont vu le jour depuis la rédaction du roman.

Un dess(e)in urbain bien défini

22Toutes les dimensions urbaines de la ville de Sans-Pair sont concernées par les idées novatrices de l’auteur, qu’il s’agisse de la conception ou de la construction. Certaines de ses propositions peuvent d’ailleurs être mises en regard avec des projets de cités idéales ayant vu le jour au fil des siècles, notamment celui de Robert Owen ou celui plus ancien de Tommaso Campanella. Imaginer la ville, en tracer les grandes lignes – tout au moins textuellement – permet de poser le décor, de le soumettre au regard du lecteur, bien plus en détail que les images qui accompagnent le texte. Si celles-ci sont très précises dans les portraits des hommes et des femmes de l’an 3000, il n’en va pas de même pour la ville. Il est donc plus intéressant de se reporter aux descriptions qu’en donne Souvestre :

L’académicien voulut leur donner une idée de la magnificence de Sans-Pair et les conduisit au grand carrefour de la Réunion. C’était une place à laquelle venaient aboutir toutes les rues de la capitale ; elle était ornée de cinquante bornes-fontaines et de deux cents becs de gaz épuré. Le musée, la bibliothèque, le théâtre national et la chambre des représentants l’encadraient de leurs façades […]. Tout autour rayonnaient les rues, formant une ligne droite de plusieurs lieues et composées de maisons quadrangulaires, tellement semblables que les numéros seuls pouvaient les faire distinguer19.

23Là encore, les bornes-fontaines, les becs de gaz, ou même les monuments, sont des transpositions littérales de l’état de Paris. La ville commence à voir se diffuser l’eau et l’éclairage urbain. Les perspectives du réseau viaire, elles, ne tarderont pas à apparaître, sous la masse et le crayon du préfet Haussmann et de Napoléon III. Le grand carrefour de la Réunion pourrait être l’une des grandes places royales esquissées entre autres par Henri IV, Louis XV ou Louis XVI. Ces places sont généralement rayonnantes, c’est-à-dire qu’un certain nombre de rues y aboutissent, permettant de créer des voies monumentales, souvent bordées d’immeubles neufs, de monuments, de palais, voire, plus tard, de rangées d’arbres qui soulignent les perspectives ainsi créées. La rectitude a de nombreux avantages : elle favorise la circulation des flux de véhicules et de piétons, mais aussi celle de l’air qui assainit les intérieurs, elle permet de contrôler facilement les mouvements de foule20, elle augmente la solennité de l’espace urbain en le rendant plus majestueux.

Uniformisation urbaine

24La ville n’est pas seulement tracée au cordeau : les lieux d’habitation sont imposés. À la règle des neuf classes répondent les vingt-quatre quartiers de Sans-Pair :

Les vingt-quatre divisions qui formaient la ville entière étaient désignées par les vingt-quatre signes de l’alphabet et chaque citoyen devait habiter le quartier qui correspondait à la première lettre de sa profession. Cette disposition avait le léger désavantage de placer votre bottier à soixante-huit kilomètres de votre tailleur ; mais elle donnait à la ville une régularité qui eût fait envie à une table d’échecs, et si les relations de la vie en souffraient, la raison pure était du moins satisfaite21.

25La régularité, l’orthogonalité, l’uniformité à tout prix, telles sont les lignes directrices de cet urbanisme. La distinction des individus ne doit se faire que via leur acharnement à thésauriser, un acharnement qui se traduit, ainsi que nous l’avons déjà indiqué, par leur style vestimentaire, ou plutôt par leur accoutrement caricatural. Le seul signe de reconnaissance disposé à la vue de tous dans les rues, c’est le nom des habitants :

C’était la première fois que notre ressuscité se trouvait seul dans les rues de Sans-Pair, et il se mit à tout examiner plus en détail qu’il n’avait pu le faire jusqu’alors. Il remarqua que les locataires de chaque maison plaçaient, sous leurs fenêtres, une inscription désignant le nom et la profession exercée, de telle sorte que la ville entière était une sorte d’almanach des vingt-cinq mille adresses22.

26La vie privée est donc murée, mais en même temps largement affichée. Chacun peut connaître la vie de ses voisins en les observant, en lisant les indications fournies par leurs vêtements et les panneaux à l’extérieur de leur domicile. La ville, totalement organisée, planifiée en fonction du rang et de la profession de ses occupants, annonce presque la ville américaine, avec ses quartiers d’affaire, ses lieux culturels, ses banlieues résidentielles qui semblent illimitées…

L’architecture, préfiguration du mouvement moderne ?

27L’architecture est aussi sobre que l’urbanisme, les immeubles d’habitation sont devenus des parallélogrammes blancs, que l’auteur lui-même qualifie, bien avant l’heure, de « cages à poules23 ». Cet appauvrissement est considéré par la population comme un « beau idéal » issu du « système rectangulaire24 ». Tout ornement a disparu. Comme dans la société, l’inutile est gommé, pour ne faire place qu’à l’essentiel, qu’à ce qui va servir l’homme, et lui permettre d’accroître ses profits. Servie par la technique, construite grâce à des artifices, à des matériaux reconstitués, ou encore à des armatures métalliques permettant de composer des bâtiments démontables et déplaçables, Sans-Pair est une ville industrielle du futur. Loin de ressembler à ce qu’elle est dans des villes telles que Londres ou Manchester, ou même Paris dans certains de ses quartiers, l’industrie prend ici d’autres formes. C’est cette industrie qui fait vivre la ville, qui la met en mouvement, qui permet de faire circuler ses fluides vitaux :

De loin en loin, les rues étaient traversées par des viaducs sur lesquels passaient, en sifflant, les locomotives poussées par la vapeur ou entraînées par le vide. Les fils de télégraphes électriques se croisaient en tous sens, dans l’air, comme un immense écheveau brouillé : les paratonnerres lancés jusqu’aux nuages en soutiraient perpétuellement l’électricité au profit des doreurs, des entreprises d’omnibus galvaniques et de la société de l’éclairage25.

28Au-delà du visible et du perceptible, l’organisation et la rationalité s’étendent jusque dans les tréfonds de la ville, ce qui est encore loin d’être effectif à Paris lorsque Souvestre publie son roman. Il faudra attendre les grands travaux entrepris par le baron Haussmann pour voir se concrétiser des réseaux d’évacuation des eaux usées, ou d’alimentation en eau potable, en électricité, en gaz… Les entrailles de Sans-Pair semblent plus vivantes que la ville elle-même, froide, calme et sans vie apparente : tout y est masqué derrière les façades austères des immeubles. Au contraire, dans le sous-sol, tout est agité par des grondements, des tressaillements ou des clapotements26. La cité souterraine, face invisible de Sans-Pair, est le pendant de toutes les classes basses de sa population. Toutes sont masquées au regard, mais peuvent expliquer le bon fonctionnement de la machine qu’est la ville. L’homme de basse condition, asservi, transformé jusque dans sa chair, n’est plus qu’un rouage dans le mécanisme qui permet la bonne marche de la ville. Ces malheureux seront d’ailleurs dissimulés à la vue des deux voyageurs tout au long de leurs trois journées d’exploration. Que tout soit bien réglé, organisé, classifié, catégorisé, que les plus modestes et les éléments de service disparaissent de la vue, cela donne aux plus aisés des conditions de vie extrêmement satisfaisantes. C’est cela que Souvestre met en scène dans ce roman oublié : une ville et une société inégalitaires, dans lesquelles tout est ordonné afin de permettre aux puissants, favorisés par la naissance et la recherche perpétuelle de l’enrichissement, de mener une vie rendue plaisante par des progrès techniques divers.

Conclusion

29Cette présentation de la société de l’an 3000, avec ses règles complexes et inflexibles, et les inventions qui émaillent le récit, pourrait donner lieu à bien plus de développements, tant les thèmes abordés sont nombreux. Inspirant des générations d’auteurs après lui, Souvestre ouvre, avec Le Monde tel qu’il sera, la voie au « roman scientifique27 ». Il sera suivi par Verne, Wells, Robida ou encore Rosny, qui imagineront à leur tour des voyages dans le temps et des découvertes, mais également les désillusions possibles qui peuvent accompagner le progrès.

30Souvestre imagine ainsi des appareils volants, sous-marins ou souterrains, une électricité perfectionnée et une télégraphie lunaire28, il décrit l’évolution de la presse et de l’enseignement… Certaines choses demeurent pourtant inchangées, comme le daguerréotype, mis en scène à de nombreuses reprises. L’écrivain entraîne ainsi ses lecteurs dans un monde futur fictif, dans lequel certains éléments anachroniques perdurent. Ses chimères sont pour certaines dépassées, tandis que beaucoup d’autres appartiennent encore à notre futur. Mais, qu’elles nous paraissent archaïques ou au contraire teintées de réalisme, elles nous invitent à nous interroger sur notre société et son évolution. En ce sens, la République des Intérêts-Unis, avec l’individualisme exacerbé et l’urbanisme orthogonal qui y règnent, peut aisément préfigurer notre société contemporaine.

31Ce roman d’anticipation est véritablement le récit d’un voyage dans le temps : celui de deux personnages qui ont choisi de se rendre dans l’avenir, espérant y découvrir un monde nouveau et une société tendant vers l’idéal… Ils seront grandement déçus. Sous couvert de nous faire voyager avec eux, Souvestre déploie bien des efforts pour établir une critique du monde et de la société d’alors, ce que Raymond Trousson nomme « une caricature du XIXe siècle29 ». Il formalise également les angoisses partagées par nombre de ses contemporains à propos du développement fulgurant des techniques diverses, c’est-à-dire des changements en train de se produire et de leurs conséquences possibles sur toutes les dimensions de la société.