Colloques en ligne

Maria Tortajada

Epistémologie des dispositifs de vision
Variations photographiques chez Alfred Jarry

Introduction

1Aborder Jarry du point de vue de l’historien du cinéma ne va pas de soi. Cela s’impose pourtant si on passe par l’épistémologie des dispositifs de vision. Celle-ci se donne pour but d’étudier les configurations de dispositifs cinématographique, photographiques ou autres appareils de vision ou d’audition pour en dégager les modalités, les formes, leur fonctionnement, mais aussi les concepts qui leur sont associés, les théories, les modes d’énonciation institutionnelle ou artistique notamment. C’est donc une approche discursive, et non discursive, qui est en jeu ici, qui s’attache aux agencements techniques comme aux représentations mises en scène dans un discours. La méthode est inspirée d’une épistémologie bachelardienne, dont Foucault a lui-même hérité, et se situe dans le contexte d’une approche historique du cinéma à travers les machines et appareils qui en constituent l’histoire, mais que cette histoire refuse de voir. Ces appareils sont saisis en tant qu’ils apparaissent en dispositifs de vision et d’audition, c’est-à-dire à partir des relations entre les trois éléments qui constituent le dispositif : une représentation, un spectateur-utilisateur et tout ce qui permet à ce spectateur d’avoir accès à la représentation, la technique, le support, l’architecture, les usages culturels ou les codes commerciaux par exemple, qui permettent que le spectateur se trouve en tel lieu pour appréhender une représentation compte tenu des procédures de fabrication.

2Le colloque Création, intermédialité, dispositif tenu à l’Université de Toulouse II-Le Mirail en 2014 sous la direction de Philippe Ortel a montré la richesse des débats autour des questions qui articulent les impératifs techniques, artistiques, institutionnels et symboliques sous l’égide des notions de média, de médium ou de dispositif. Si les convergences permettent de confronter objets historiques et méthodes, malgré que les termes et leurs emplois varient et ne se recouvrent pas, sont apparus aussi de manière évidente des axes d’approche différents en fonction des cadres théoriques ou des disciplines dans lesquels les chercheurs se situent. Le travail sur les dispositifs tel qu’il se développe à la Section d’histoire et esthétique du cinéma de l’Université de Lausanne depuis le début des années 2000 et tout particulièrement la recherche en épistémologie des dispositifs de vision et d’audition procède, parallèlement à des études de cas concrets, à l’élaboration d’une méthode qui redéfinit la notion de dispositif en en tenant compte de son ancrage historique, mais en la dégageant aussi de ses emplois  antérieurs : celui d’objet technique, celui de dispositif de pouvoir hérité de Foucault, ou encore celui de la théorie du dispositif formulée tout particulièrement dans le champ du cinéma – l’anglais dira apparatus theory, ce qui soulève la question de la traduction de dispositif que nous proposons de transcrire dans une ancienne forme anglaise juridique, dispositive1. Centrée sur les agencements et imbrications de dispositifs, cette notion telle que nous l’utilisons résonne volontiers avec l’assertion d’Eric Méchoulan lorsqu’il avance que « le médium pur n’existe pas », que les médiums se mélangent2, mais s’en distingue en ce qu’elle retient de Foucault non pas le dispositif de pouvoir, mais la méthode épistémologique. Elle converge également avec la proposition de Bernard Vouilloux qui insiste sur la distinction entre médium et média, celui-ci étant considéré comme « un objet stable », ancré dans la notion de mass média, alors que le médium est à comprendre, notamment, dans son devenir-média3 ; mais elle s’en sépare par l’ouverture radicale de la notion de dispositif comme méthode. Elle se rapproche tout particulièrement de la proposition de Philippe Ortel, qui, aux trois niveaux d’approche du dispositif, technique, pragmatique et symbolique théorisés en 2008, ajoute la nécessité d’intégrer figures et concepts dans la notion même de dispositif4.

3Ce qui paraît spécifier l’épistémologie des dispositifs de vision dans ce contexte, c’est la prise de distance avec les schémas de la communication que la notion de « média » introduit. Il n’est pas nécessaire d’avoir un « message » transmis à un destinataire pour penser un dispositif tel que le microscope, le kaléidoscope ou telle machine imaginaire de Jarry. La notion de message semble même encombrante. Un tel schéma transparaît pourtant dans un découpage théorique régulièrement repris dans le champ du cinéma, qui sépare de manière linéaire les moments de production, de diffusion et de réception. Certes, les trois éléments du dispositif, spectateur, représentation, machinerie, pourraient être abordés selon le même principe, mais l’épistémologie des dispositifs fait éclater cette cohérence pour privilégier une approche en réseau. C’est que « dispositif » ne renvoie pas seulement à un objet, discursif ou non discursif, à un dispositif optique tel que l’imagine Jules Verne dans Le Château des Carpathes,par exemple, ou à telle salle de cinéma historique que l’on tient à préserver comme témoignage des pratiques passées. Dispositif est à entendre à trois niveaux qui s’articulent au sein de la méthode : c’est un objet d’étude que l’on peut décrire de manière concrète ; une grille d’analyse permettant d’interroger diverses pratiques et discours ; et un schème complexe, un paradigme, où se croisent différents dispositifs, complémentaires ou non, des techniques, des théories, des concepts, des pratiques sociales et institutionnelles, etc., à reconstruire par les moyens d’une épistémologie historique5.

4Ainsi, l’épistémologie des dispositifs en passe par la description des appareils, des formes d’exposition ou de monstration de toute représentation à un moment historique donné, mais elle ne se donne pas la connaissance technique et pratique comme but ultime : elle vise aussi la reconstruction des idées, des concepts et des modèles de pensée que les dispositifs charrient avec eux ou permettent d’élaborer. Elle permet, par exemple, de montrer qu’au tournant du siècle, le concept d’instant varie, et qu’entre Marey et Bergson, qui est sans le dire un grand lecteur de Marey, la conception du temps et de l’instant a radicalement changé. Et que même si l’histoire du cinéma colle à Marey pour des raisons évidentes d’invention de machines, elle est modélisée par le discours de Bergson, dont elle ne s’occupe pas vraiment jusqu’ici. Si ma recherche m’amène à travailler avec des concepts philosophiques pour Bergson, ou avec des concepts scientifiques pour Marey, elle s’attache aussi à ce que l’on peut appeler des « concepts poétiques » avec Jarry, c’est-à-dire des notions produites par l’acte poétique lorsque celui-ci se confronte aux dispositifs de vision. J’utilise à dessein le terme de concept pour des domaines du savoir et de la création où cette notion n’a pas exactement le même statut afin de souligner que, dans cette méthode épistémologique, la mise en réseau des dispositifs et de leurs notions associées ne privilégie pas les disciplines qui peuvent se targuer d’un usage revendiqué du concept. Rien n’arrête la poésie en matière d’élaborations imaginaires et conceptuelles du monde, de ses pratiques, de ses représentations, de ses valeurs, et j’en passe. Les dispositifs de vision se « fabriquent » à travers cette élaboration poétique. Ce qui m’intéresse est justement leur productivité conceptuelle.

5Avec la littérature comme avec tout discours artistique se pose la question de l’identification des dispositifs de vision ; car, s’il est facile de repérer çà et là la mention de la photographie ou du cinéma, parmi d’autres, il apparaît très vite que le creuset littéraire est le lieu de l’invention de dispositifs inédits qui se nourrissent des références historiques aux dispositifs contemporains, passés ou futurs – dont il sont parfois le projet6. La méthode suppose donc de rester ouvert aux machines imaginaires, ainsi qu’aux parentés des dispositifs improbables avec des traits partiels de dispositifs historiquement avérés : ainsi, pour le cinéma, seront pertinentes l’idée du photogramme, celle du défilement de la bande, de la projection, du mouvement de rotation, notamment, même si ces caractères apparaissent dispersés, disloqués, dans un système que le travail sur les dispositifs doit justement permettre de reconstituer. Jarry, avec ses innombrables machines imaginaires, est un exemple de choix pour notre petit laboratoire épistémologique.

6Outre l’intérêt de voir se constituer à travers l’analyse des dispositifs certains traits d’une époque, l’épistémologie des dispositifs de vision fait apparaître aux yeux de l’historien des dispositifs inattendus, parfois impliquant des concepts et des formes culturelles qui ne correspondent pas à l’idée du cinéma dominant ou à un usage convenu de la photographie. En somme, l’épistémologie des dispositifs permet d’échapper au média, au média compris comme une forme institutionnalisée de dispositif, comme un dispositif historiquement « cristallisé » – à distinguer de la notion de médium, qui relève de la question du matériau.  L’histoire du cinéma s’est centrée sur le cinéma comme art, et c’est dans ce contexte que le cinéma s’est institutionnalisé dans le courant des années dix-vingt ; l’institution cinématographique s’est ouverte après la deuxième guerre au cinéma comme média, comme média de masse, dans une approche sociologique7. Dans les deux cas, le cinéma renvoie à un certain type de dispositif – celui de la salle noire pour le dire vite. Mais c’est au détriment de toutes formes de dispositifs qui ont existé par ailleurs, hors de l’institution art ou média. Non pas que le travail sur le média, l’élaboration institutionnelle, n’ait pas son importance. C’est que l’épistémologie des dispositifs permet justement d’approcher ce qui échappe à l’institution, ce qu’elle exclut pour mieux se constituer elle-même, comme l’histoire du cinéma a relégué dans le « pré-cinéma » tout ce qu’elle ne pouvait intégrer à son modèle historiographique du cinéma comme art. L’épistémologie des dispositifs permet de faire l’histoire du cinéma autrement. Dans ce sens, on peut défendre l’idée que le cinématographe de Bergson est un dispositif de vision dont doit s’occuper l’historien de cinéma. Ou que les chronophotographes de Marey, dans ses différentes méthodes (plaque fixe, plaque mobile) ne sont pas les simples « ancêtres » d’un appareil8.

7C’est dans ce domaine que Jarry joue un rôle essentiel. Ses textes présentent un grand nombre de machines que l’on reconnaît comme telles, le phonographe par exemple, mais aussi des constructions imaginaires, comme la « machine à donner l’amour » dans Le Surmâle ou le bâton à physique dans César Anté-Christ. Il élabore aussi des ensembles machiniques, sorte de grands dispositifs, comme la course des dix-mille milles qui présente des mobiles corrélés entre eux. On peut repérer une série d’éléments récurrents, voire certains appareils, fonctionnant ensemble ou en opposition, et qui sont associés à certains concepts. Ainsi en va-t-il de dispositifs majeurs de la modernité, du cinématographe et de la photographie, l’un et l’autre associés par Jarry à la bicyclette, soit dans le cas du cinéma, pour mettre en scène un coureur cycliste qui jamais ne tombe, malgré la vitesse et les prouesses qu’il peut mener à bien – c’est par exemple le Surmâle en Pédard dans la Course des dix-mille milles9; soit, dans le cas de la photographie, un stayer très particulier, dont la course n’est qu’une série de chutes : c’est le célèbre texte de la « La Passion considérée comme course de côte » publié dans La Plume en 190310. La photographie y est associée à l’accident et à l’arrêt, dans un jeu constant de renversement des valeurs où la religion prête à rire, et où le modèle de référence est l’instantané, renvoyant à deux conceptions différentes du temps11.

8Ce qui m’intéresse aujourd’hui particulièrement, c’est le paradigme de la véridicité auquel est associée la photographie dès le milieu du xixe siècle, et qui fait d’elle une preuve fondée notamment sur la valeur indicielle du procédé photographique.

9Or, Jarry fait peser une interrogation sur cette fonction. C’est le cas dans la course de côte du cycliste J.C. :

10La mise en cause de la photographie passe d’abord par le doute concernant le geste d’une spectatrice, et on pense à Véronique, dont le voile, après avoir essuyé le visage du Christ devait en offrir l’image. Véronique se retrouve cependant en photographe, l’appareil étant l’instrument indiciel par excellence. Si la mention de l’instantané devrait conforter la photographie comme substitut de la trace de l’image sainte dans son statut de représentation-origine, de preuve historique, ce résultat est justement dénié par tout le discours développé dans la chronique de Jarry13. Qu’en est-il donc de la valeur de vérité de la photographie ? Que dire de sa fonction de témoignage dans la constitution du discours historique ? C’est une des grandes questions sérieuses que l’humour de Jarry fait surgir à travers l’élaboration d’un dispositif photographique dans « La passion considérée comme course de côte ». Elle est aussi l’enjeu d’un texte désopilant publié en 1907, Le Moutardier du pape, cette opérette bouffe en trois actes, entre pièce historique et théâtre boulevardier, qui raconte l’histoire de la papesse Jeanne. Elle aurait dû être mise en musique par Claude Terrasse auquel Jarry écrit à ce sujet dès 190314.

Le dispositif de vérité comme dispositif de vision

11Ce que retient Jarry au cœur  de cette histoire, c’est la fameuse affaire de la chaise percée qui a fait couler beaucoup d’encre. Mythe ou vérité historique, on raconte que la papesse Jeanne, sous le nom de Jean VIII, occupa durant deux ans la place du Saint-Père jusqu’à ce que la vérité soit faite par l’enfant qu’elle mis bas scandaleusement au cœur d’un événement public. L’épreuve de la chaise percée n’avait pu rien établir. Pourtant, sa fonction de témoignage pouvait paraître probante et permettre d’éviter que ne soit jamais Pape, comme l’écrit Rabelais dans le Tiers Livre, celui qui « testiculos non habet ». Rabelais est une des sources de Jarry comme le montre Henri Bordillon dans la notice essentielle qu’il consacre au Moutardier du Pape dans les Œuvres complètes15. Or, la chaise percée est justement le dispositif de vision, le dispositif de vérité, qui intéresse particulièrement Jarry. Sous sa plume, il acquiert un caractère photographique.

12L’opérette commence avec la nomination du Pape, par l’habillage de Jane16 en Saint-Père, et place en son cœur la cérémonie de la chaise percée à la fin de l’acte ii – tout le début de la pièce étant construit pour mener à cette scène-clé. L’acte iii raconte les péripéties de la révélation de la vérité, du déshabillage volontaire de Jane, qui renonce au titre de Saint-Père pour vivre son identité de femme. C’est le moment où la fin heureuse rétablit les couples vaudevillesques, Jane et le Moutardier du Pape ; son ancien mari, Sr John, et la camériste, dans le quatuor final de la pièce : « La femm’, c’est moi ! Ma femm’ c’est toi ! Ma femm’ c’est toi ! Ta femm’, c’est moi !17 ». En somme, s’il est question d’établir la virilité du Pape, la pièce, elle, finit par établir la femme dans diverses fonctions, de femme, de maîtresse et d’épouse.

13Si, à travers le rire, Jarry interroge la question essentielle de la preuve, ce sur quoi il faut faire porter la lumière, c’est le corps. L’identité sexuelle est ce qu’il faut prouver dans sa dimension physique. Le corps sera donc la vedette des événements et servira le renversement corrosif des valeurs religieuses à travers des allusions à la morphologie masculine comme féminine ou à des jeux scatologiques. Ainsi, dans l’acte iii :

14Et ce sont ensuite des jeux sur « mystère » et « clystère », sur « laxatifs » et « lénitifs », puis sur les « fidèles constipés19 ». Mais, pour les parties du corps qui sont au centre de l’affaire de vérité, contrairement à Rabelais qui s’en donne à cœur joie, Jarry ne nomme pas : il procède par métaphore, doubles sens et allusions ; il parle ainsi indirectement des « grelots », à partir des grelots de la mule du pape, associée à Jane, comme dans la traduction du texte de Rhoïdès, où la mule joue une rôle essentiel et quelque peu photographique aussi20. La pièce commence ainsi :

15Le traitement vaudevillesque de l’opérette qui alterne en vers, des airs en duo, trio, quatuor, en chœur ne doit pas masquer le rapport de Jane avec deux personnages hautement romanesques de Jarry. Jane est présentée comme une femme au désir inassouvi, comme totalement libre, comme disposant d’elle-même et de ses amants sans réserve. Elle rappelle la Messaline de Jarry22. Comme celle-ci et comme le Surmâle, elle est une figure de la puissance sexuelle. Elle est celle qui interroge le plus directement l’ambiguïté sexuelle, qui joue du passage entre les deux sexes, car si la chaise percée affirme la visibilité de la virilité, elle pose de manière indirecte la question de la féminité

16Est-ce à dire que la chaise percée est un dispositif aux qualités photographiques ? La photographie arrive à la dernière ligne du texte, comme la « chute » de l’histoire, à la faveur d’un jeu de mots implicite – car nous savons à quel point Jarry associe photographie, arrêt et accident. C’est pourtant plus complexe que cela. Méfions-nous de trop rapides conclusions et considérons d’abord que la « chute photographique » ne va pas de soi dans ce texte, car l’idée de l’infaillibilité papale, reprise sous diverses formes dans la pièce et posée dès les premières répliques dit bien que, s’il ne peut se tromper, le pape ne peut pas tomber, comme le suggère l’étymologie latine24.Il sera donc plutôt question ici de l’échec du dispositif à saisir l’essentiel dont il est question.

17Reprenons à la première présentation de la chaise pour observer comment est monté le dispositif de vision et ce qu’il produit : 

18La chaise apparaît comme objet optique : c’est la « lunette de l’infaillibilité ». Elle est aussi le lieu où se constitue l’image de Jane en image sainte : toute auréolée de ce nimbe, de cette zone de lumière divine qui a aussi la qualité d’éclairer le sujet, de le rendre en quelque sorte photogénique,  de « prendre bien la lumière » : ce n’est pas par hasard, que dans le trait de morale final de la pièce, il est question de la « pose », de cette attitude figée pour le portrait photographique : veillez « A c’qu’on n’chang’ point l’sujet pendant la pose », nous dit le texte26. La chaise est aussi le lieu de l’inversion : inversion des valeurs par procédé rhétorique,  le haut, le sacré, devient le bas, le scatologique ; le visage avec l’« auréole dont il se coiffe au verso », devient le derrière, qu’on appelle aussi vulgairement « le baril de moutarde » (Littré), et littéralement, reprenant l’expression à Jarry, le lieu des « arrière-pensées ». Le statut de l’image sacrée est en question et le texte y revient à plusieurs reprises : ainsi à l’acte ii, alors que chante Sir John : « Le Saint-Père avait tes cheveux, / Le Saint-Père avait tes beaux yeux, / C’est ici la grâce divine, / C’est ici l’image de Dieu, / Divine ! Divine ! »27.

19Si la Chaise a la faculté d’imposer l’inversion à l’image, c’est aussi par cette qualité qu’elle tient d’un dispositif de vision particulier, la camera obscura, dont le lien avec la photographie n’est plus à démontrer. Les spectateurs qui se trouvent dans la chambre noire d’une camera obscura ne voient en effet que l’image inversée de la scène extérieure qui leur parvient à travers un trou, projetée sur le mur-écran où ils l’observent à l’envers. Le dispositif de vérité est ainsi montré dans le deuxième tableau du deuxième acte : le texte nous explique que la chaise, sur scène, est « élevée sur trois marches et surmontée d’un dais soutenu par quatre colonnes où sont attachés des rideaux repliés. Devant la Chaise il y a une trappe ouverte avec une rampe, et disposée de sorte que l’on puisse passer sous le siège »28. Si l’on éclaire la partie sous la trappe, les rayons peuvent se projeter sur le dais. C’est exactement ce qui advient. Au moment clé de l’action révélatrice, les contrôleurs, munis de lanternes sourdes, « disparaissent » dans la chambre d’observation – où, précisent-ils, « il fait assez noir »29 – alors, « un rond de lumière se projette au-dessus de la chaise »30.  Structurellement, nous avons bien là un assemblage d’éléments qui renvoient à une chambre noire isolée d’une scène éclairée séparée par un trou, un cerceau, une lunette.

20L’idée de la « chambre noire » trouve deux échos importants dans la pièce. D’abord le réduit où Jane enferme le moutardier et le Colonel lorsqu’elle reçoit Sir John son mari : le réduit est décrit comme « un observatoire en sous-sol », comme un « trou »31.Ensuite, l’oubliette où Jane fera jeter son mari, Sr John : celui-ci chante « L’ou- / Bliette, / C’est un trou, / Rhumatismal,  / Sous une dalle / Où l’on est très mal »32. Et plus loin : « Par le trou rond, seul astre de mon ciel, / Je ne voyais filtrer lueur aucune. / Pour l’astronom’ le moins superficiel / C’était bouché, c’était un’ nuit sans lune. / Ah ! que j’aurais été plus aise / D’êtr’ dans l’sixième dessous d’la chaise !  / Hou ! Hou ! Hou ! »33.

21« Chambre noire » et observation ne font qu’un. Mais comment peut-on espérer vérité sur le sexe d’un dispositif dont l’inversion est la règle ? L’envers du masculin ne peut donner que le féminin, et inversement : s’en remettre à la chambre noire, c’est disloquer ainsi toute possible vérité.

22Il y a un autre problème car, dans cette expérience, la camera obsura ne peut fonctionner. D’abord, parce que les contrôleurs, au moment clé, ne l’utilisent pas comme telle : munis de multiples instruments d’optique, ils se préparent à regarder, non pas la projection d’une image inversée, mais directement le trou qui fait tableau, celui de la serrure pornographique :

23Et encore:

24Puis, chacun à tour de rôle, ils enchaînent : un contrôleur : – « Hein, cette loupe / ça vous la coupe ? » Puis un autre : – « Pour observer dessous ce socle, j’ai mon monocle ». Encore un autre : – « Un monocle c’est peu / C’est même irrévérencieux. / J’ai mieux : / Un binocle ! »  Et puis encore un autre: – « S’il est sans peur et sans reproche / Il ne craindra pas ma lunette d’approche ». Et à mesure que la lunette s’allonge, dit la didascalie, on entend sur la  musique d’un trombone à coulisse : « proche, proche, proche, proche ! »

25L’allusion est « énorme ». C’est la surenchère : du un (le monocle), on passe au deux (le binocle). La question du double est récurrente dans la pièce. Elle s’explicite autour de la mule, chaussure que l’on baise, par exemple, et, bien sûr, elle est un caractère majeur des témoins de la virilité. La vision est instrument phallique, il s’agit de « pénétrer » : la Chaise-camera obscura, avec son anneau percé, devient alors une métaphore du sexe féminin. Souvenons-nous que le féminin n’est pas en reste, car nous avons vu plus haut, pour désigner Jane, la figure de « l’écuyère qui perce le cerceau ». La puissance féminine n’a chez Jarry rien à envier à la puissance masculine.

26Quoi qu’il en soit, il semble que le dispositif de la chaise ait plusieurs fonctions. Lieu de vérité douteuse, lieu de l’inversion des images mais aussi lieu du mélange des sexes, soit par le rapport sexuel, soit par l’échange de leur identité.

Trucages et cinéma

27Du point de vue de son efficacité à dire la vérité et porter témoignage, ce dispositif de vision est un échec.Que se passe-t-il au moment essentiel ? Un subterfuge, un trucage.C’est là que voir et boire se confondent. Nous avons observé les contrôleurs entrant dans la chambre noire munis de leurs lanternes sourdes. Pendant ce temps, Jane fait boire le colonel qu’elle parvient à soûler. Ils ont escaladé les marches, ont fermé trois rideaux de la chaise, et se sont isolés des autres personnages de la scène. Seul le public peut les voir encore. Et lorsqu’on entend les contrôleurs dire : « Saint-Père, prenez donc la pein’ de vous asseoir / Pour voir », Jeanne s’adresse au Colonel : « Colonel, prenez donc le peine de vous asseoir / Pour boire »36. « Tandis que le Colonel s’assied et reporte encore la bouteille à sa bouche, Jane tire le dernier rideau » : le spectateur ne voit plus rien. « C’est un pape », s’écrient alors les contrôleurs37

28Le subterfuge a donc marché. Les sexes ont été échangés. Et ce n’est pas par le principe de la camera obscura mais par un trucage bien connu du cinéma. Un truc par substitution38. Jarry transforme ce dispositif de vision en un dispositif de prestidigitation, et en somme active la référence à cette pratique culturelle répandue au tournant du siècle. Le spectateur ne peut être témoin oculaire même s’il connaît le subterfuge par les mots de Jane, et s’il apprend indirectement par l’exclamation des contrôleurs que le truc a bien fonctionné. En somme, on n’y voit rien du côté du public ; on « voit faux » du côté de la chambre obscure.

29 Dans le registre du cinéma, le trucage par substitution est un effet majeur. Méliès lui-même le place à l’origine de sa pratique filmique appliquée aux « vues fantastiques » ou « vues à transformation » : il se rend compte par hasard, écrit-il, qu’il peut subitement faire apparaître un fiacre à la place d’un tramway39. Pour réaliser ce truc au moment du filmage, l’opérateur arrête le défilement de la bande, ce qui permet de changer l’objet ou le personnage devant l’objectif, avant de relancer l’appareil qui continue à filmer le même décor avec cette seule modification. Le résultat est une apparition soudaine, qui peut être utilisée bien sûr comme un effet comique de transformation des objets. Avec ce trucage, on est au cœur d’une des pratiques cinématographiques de l’époque où écrit Jarry. Certes, le dispositif de la chaise est plus scénique que cinématographique ; mais il est bien connu que Méliès se produisait déjà au théâtre avant de s’intéresser aux images animées. La question du cinéma, du réseau épistémique qui le constitue, est bien présente dans la pièce. Car le dispositif de vision, comme l’était déjà la lanterne magique, est d’abord un dispositif d’illusion, attribut majeur du cinéma qui distingue tout particulièrement le Surmâle : dans la course de dix-mille milles, celui-ci surgit comme une apparition, comme une ombre, comme une projection devant le train lancé à grande vitesse : tout y est mis en scène comme une illusion cinématographique.

30Ce n’est donc pas un hasard si le tour illusionniste orchestré par Jane au moment de l’épreuve de la chaise percée trouve sa contrepartie au moment où elle choisit elle-même de se démasquer, d’organiser le spectacle de son déshabillage devant la foule pour pouvoir enfin se marier et être femme : « Comment, le pape se marie ! / C’est de la fantasmagorie ! » s’exclame le chœur uniment40. Inutile d’insister, pour le cinéma, sur la valeur archéologique d’une telle référence qui renvoie à un usage de la lanterne magique. Mais il y a plus. C’est que ce déshabillage est présenté comme le pendant du premier  trucage : au témoignage par les attributs masculins, répond le témoignage du corset, désignant la femme ; au témoignage par le bas du corps, répond le témoignage par le haut ­– le corset est par définition un habit qui couvre le buste. Et l’opérette thématise à nouveau l’illusion dans cette deuxième scène de révélation :

31Peut-être devrions-nous, comme lecteurs ou spectateurs, adhérer cette fois au doute que formulent les contrôleurs : car la preuve, dans cette histoire, est bien problématique. N’oublions pas la précision extrême du style de Jarry et souvenons-nous que le corset est aussi bien le nom d’un vêtement masculin (sens avéré au xiiie siècle, cotte de maille) ; et que le terme de testiculi, avant de désigner les témoins de la virilité, renvoyait aux glandes génitales masculines ou féminines (xvie s., puis spécialisé au xviiie s. seulement). La langue elle-même est porteuse d’ambiguïté sexuelle et en appeler au témoignage de ces termes-objets problématiques n’augure rien de certain, comme le montre Jarry. Si l’illusion renvoie à l’illusion dans un rapport symétrique, si deux dispositifs de révélation se font face et inversent le témoignage, c’est aussi qu’ils sont saisis dans un autre dispositif où la réversion fait loi. Non plus l’inversion d’une camera obscura, mais la réversion que le cinématographe comme de nombreux jouets optiques du xixe siècle exploitent : on remonte le mouvement en arrière, on parcourt l’histoire à l’envers – projeter la bande en en inversant le déroulement était une pratique courante dans les séances cinématographiques au tournant du siècle. Si le début de la pièce commence par l’habillage de Jane en pape au rythme de la danse du pas de la mule, le moment du déshabillage fait explicitement l’inverse. Le moutardier :

32C’est le rythme qui est ici le principe de la réversion : l’histoire, comme la danse, se déroule à l’envers et défait ce qui a été fait. Dans cette opérette inscrite d’abord au sein du projet de théâtre mirlitonesque par Jarry avant qu’il ne le sorte de ce corpus lié à l’éditeur Sansot, dans cette opérette où la variation et la répétition des vers et des sons comme l’alternance de « versets et repons » participent entièrement à l’effet comique des subterfuges et illusions, le rythme poétique et musical est bien ce qui déploie dans le temps le principe de la réversion hautement cinématographique43.

33Si nous sommes dans un jeu de références et de dispositifs impliqués dans l’épistémè cinématographique, que vient faire en conclusion la mention de la photographie que Jarry distingue si fort du cinéma ?

34Elle vient signer son échec : appelée par Jane comme meilleur recours, comme le meilleur témoin grâce à la représentation instantanée qu’elle peut produire comme preuve de vérité, elle n’est soumise qu’à une condition, qui anéantit pourtant son efficacité : c’est qu’ « il faut veiller, et pour cause, /A c’qu’on n’chang’ point l’sujet pendant la pose ».

35Or, c’est justement ce qui se produit dans la pièce. La photographie ne peut parer au truc par substitution. Pourquoi ? Pour des raisons d’ordre poétique – de jeux avec les mots – fondées sur les caractères des dispositifs photographique et cinématographique. Le terme de pose renvoie certes à l’attitude du sujet devant l’objectif, mais il désigne aussi le temps d’exposition photographique, temps qui doit être instantané, sans quoi le mouvement du sujet risque de laisser un « bougé » sur l’image, un flou : en somme, mener à l’effacement de la preuve. Cependant, d’un point de vue cinématographique, la « pose », c’est-à-dire le temps d’éclairement pour chaque photogramme, ne va pas sans le temps d’arrêt réitéré de la bande, car pose et arrêt sont simultanés et se produisent à intervalles réguliers44. L’arrêt intermittent de la pellicule au moment du filmage comme de la projection est un trait essentiel du dispositif cinématographique imposé et théorisé par Marey dans le cadre de sa pratique scientifique et que Lumière intègre dans son Cinématographe grâce à la came et aux griffes d’entraînement de la bande. Le photogramme ne doit pas être flou, même si les 18 ou 24 images par seconde restent des instantanés particuliers, qui peuvent intégrer un certain bougé parfaitement compatible avec la synthèse du mouvement. Or, Jarry s’amuse justement avec la question d’« arrêt » portée par le concept de pose dans le dispositif cinématographique. Car il est une autre sorte d’arrêt dans le défilement de la pellicule, arrêt qui n’obéit pas à la fréquence des 18 ou 24 images pas seconde, mais justement joue avec ce principe en le bloquant, le temps d’un trucage, celui qui permet la substitution d’un sujet par un autre entre deux photogrammes. L’arrêt de la bande est le principe même du trucage décrit par Méliès et auquel renvoie la substitution opérée par Jane au cœur de l’épreuve de la chaise percée.

36La photographie par laquelle se clôt Le Moutardier du Pape, si elle est simple instantané, ne peut qu’échouer ; si elle joue avec les possibles du cinématographe et donc avec l’enchaînement de séries d’instantanés, il faut s’en méfier. On est passé ici du dispositif à inversion de l’image, la camera obscura, au dispositif à réversion, le cinématographe ; du dispositif de la preuve et de la vérité, la photographie, au dispositif de l’illusion cinématographique. Le cinématographe est en filigrane le dispositif structurant de la figure de Jane. Le travail de Jarry explore sans relâche l’cinématographique qui modèle la modernité en produisant non pas simplement des machines isolées, mais en construisant des grands systèmes de dispositifs corrélés dont Le Moutardier du pape, comme alternative à la Course des dix-mille milles, propose une version centrée sur l’idée photographique.

37Les concepts qui nous intéressent sont ceux qui spécifient le fonctionnement du dispositif : trucage, réversion, série photogrammatique ; inversion de l’image ; instantanéité photographique et vérité. Que produit cet assemblage de dispositifs ? Il démasque les usages. La photographie est associée au faux et le cinéma à l’illusion : du coup, l’illusion n’est pas le faux, mais le trucage, le jeu avec la vérité.