Colloques en ligne

Monique Martinez Thomas

« L’impératif du vivant » : l’intermédialité face à la conscience. Medianeras de Gustavo Taretto

1Que reste-t-il à l’homme de ses fonctions primaires ? Plus grand chose… il semble avoir tout perdu au fil des siècles. Comme l’affirme Michel Serres1, l’homme est cet animal dont le corps perd. Progressivement ses fonctions de base ont été transférées à des outils qui sont comme des organes, mais extérieurs au corps. Jusqu’à sa mémoire et son intelligence déléguées à l’ordinateur. L’enjeu majeur de notre nouvelle civilisation est bien maintenant de distinguer ce qui est vivant de ce qui ne l’est pas. Comme l’affirme Thierry Gaudin dans L’Impératif du vivant 2, « la transformation qu’induisent les techniques de communication touche l’être lui-même […] A chaque stade de l’évolution, la vie est marquée par un nouveau type de communication (p. 84). » Et il ajoute plus tard : « Les humains ont maintenant à distinguer ce qui est vivant de ce qui ne l’est pas, tâche plus ardue, car ce que l’on appelle l’être a besoin de la vie pour s’exprimer, mais plus aisée aussi, car la reconnaissance par l’amour universel, dont nous sommes tous dotés, ouvre un accès direct à la connaissance et à la symbiose entre les êtres (p. 96). » A priori les robots ne pourront jamais s’aimer, sauf soumis à un codage qui intègre dans leur système informatique la capacité même d’entrer en contact émotionnel avec d’autres systèmes… ce qui arrivera certainement un jour.

2Contentons-nous, à l’aube du XXIème siècle, de faire un rapport à un instant T des liens entre technologie et conscience et d’apprécier comment l’art s’en empare, précisément pour les penser. Je m’appuierai sur le film Medianeras de Gustavo Taretto, construit à partir du court-métrage du même nom de 2004 et qui gagne plusieurs prix à Valladolid, Berlin et Toulouse en 2011. Ce film, qualifié de « fable contemporaine » par le réalisateur argentin, me semble un bon exemple d’un dispositif intermédiatique qui réfléchit précisément sur le lien entre technique et humain. En exhibant la matérialité d'une technologie qui tend à réduire l'homme à un élément parmi d'autres media, elle répond finalement à la nécessité de réaffirmer « l'impératif du vivant », c'est-à -dire de l'homme en tant qu'être d'information (donnant forme à la matière), nécessairement connecté vers d'autres… et recherchant l’amour. Comme l’indique le sous-titre Où trouver l’amour quand on ne sait où chercher ?

3Pour résumer en deux mots l’intrigue : Martín et Mariana sont célibataires. L’homme conçoit, grâce et à cause de sa phobie du monde extérieur, des sites web à son domicile et la jeune femme, architecte en mal d’insertion, se réfugie dans la décoration de vitrines. Ils sont voisins, dans deux immeubles qui se font face mais du mauvais côté : celui de la tranche, de ces murs aveugles qui constituent pourtant une surface possible pour la transgression des normes architecturales. Lorsque les deux héros décident de percer des fenêtres illégales chacun dans son bout d’appartement, la rencontre est possible et ils se voient… enfin, alors qu’ils se sont croisés durant tout le film.

4Bien évidemment cette fable, assez anecdotique, n’a de sens que si on la lit non pas à travers l’histoire – le coup de foudre dans la ville inhumaine de Buenos Aires - mais au travers de l’analyse du dispositif intermédiatique du film, d’une très grande richesse.

5J’entends par dispositif, suivant les travaux de la Critique des dispositifs de l’Ecole de Toulouse, un réseau de moyens hétérogènes agencés de façon à produire, dans un espace-temps donné, des effets de sens sur le récepteur. L’adaptation de la pensée sur le dispositif foulcadien par certains chercheurs de l’Université de Toulouse semble un outilidoine pour penser la complexité des formes contemporaines (et ou même repenser les formes plus classiques). Il permet de prendre en compte la multiplicité des supports rendue possible par le concept d’agencement (texte / image, etc…), il abolit tout critère hiérarchique entre les différents éléments, il réaffirme la pertinence de l’indifférenciation entre la culture de masse et d’élite propre à la postmodernité ; il intègre la logique de l’individuation de la réception qui devient co-création du message ; il valorise la « concrétisation imageante »3, c’est-à-dire notre capacité à penser par images plutôt que par le relais d’un système symbolique comme peut être le langage ; il systématise la prise en compte de « l’autre scène », en s’inspirant largement des théories de Lacan. Enfin, l’analyse dispositive, ni fermée ni codifiée, joue le rôle, pour l’analyste qui s’en empare, d’une membrane poreuse entre un sujet et un objet en renouvelant sans cesse les interactions épistémologiques. Le dispositif par essence croise toutes les disciplines, il est dans l’indiscipline.

6J’entends ici par intermédialité l’écosystème produit par l’intégration de plusieurs médias dans un objet artistique. Nourrie d’une pluralité de supports construisant des messages à partir de canaux différents, l’œuvre artistique est un milieu qui génère des relations, interactions, imbrications, enchaînements et interdépendances en contexte entre médias, ce qui bouleverse les effets de médiation et d'immédiateté. En outre, le medium lui-même est défini « comme un milieu dans lequel a lieu un phénomène (Petit Robert) ». La définition « unit le matériel, la matière même avec le mouvement, le survenir d’un phénomène. Les deux sont indissociables. Le medium est donc déjà un milieu et un faire, une action ou une série d’actions. Un medium en contient toujours d’autres, le milieu est nécessairement intermédial4 ».

7L’intermédialité est encore peu explorée en France, alors qu’elle est très présente en Amérique du Nord, en Europe (Allemagne, Autriche, Pays-Bas), aussi bien qu’en Australie. C’est pourtant un concept fondamental pour analyser les productions artistiques contemporaines et tous les phénomènes de transmission dans l’espace et le temps (É. Méchoulan : 2010).

8Le croisement entre les notions d’intermédialité et de dispositif est particulièrement pertinent. L’analyse de Célia Vieira et Isabel Rio Novo rejoint en tout point les grands principes de la pensée dispositive tels qu’ils ont été présentés au fil des années dans les différents ouvrages publiés par l’équipe fondatrice de Marie-Thérèse Mathet5. Tout comme le dispositif, l’intermédialité révèle la présence de la technique là où elle était devenue invisible. Tout comme le dispositif, l’intermédialité nous sort de la représentation et de la mise à distance pour nous introduire plutôt à la pensée de la médiation et de l’immanence. Tout comme le dispositif, l’intermédialité critique la représentation, concept et pratique sur lesquels la modernité se tient. Tout comme le dispositif, l’intermédialité porte l’analyse hors du champ linguistique et littéraire et nous « invite à la reconnaissance de l’insuffisance de la littéracie moderne (textuelle) face aux différentes pratiques sociales de la littéracie ». Tout comme le dispositif, « l’espace de l’intermédialité est un espace hybride où le discours s’ouvre au visible et où la visualité devient discursive dans un mouvement qui perturbe la construction linguistique et philosophique, qui les gardait séparés » (p. 25).

9Dans Medianeras, le dispositif est d’une très grande richesse intermédiatique, ce qui en fait un terrain de choix pour l’analyse : sont utilisés photos, plans d’architecture, publicités, plateau de jeu de société (le jeu de la vie), coupures de presse, dessins, radiographies médicales, pages de livre illustré « Où est Charlie ? », plans cinématographiques retouchés par un ajout –trait, dessin – et surtout des supports numériques : images d’écran, jeu vidéo, site internet de rencontre, etc.

10Dans certains cas, il y a une disjonction des différents supports, favorisée par le medium cinéma (montage cut). Elle crée une rupture et une instabilité cognitive et oblige à un travail de recomposition fictionnelle. Chaque media suscite une nouvelle perception, différente, régulée par la spécificité technique du support. Je ne saisis pas de la même façon une publicité d’appartement et un plan d’ensemble d’un studio, je suis plus surprise par le dessin de la ville où je dois trouver Charlie que par un plan général sur Buenos Aires. L’effet de réel imaginaire est amoindri dans les images picturales, numériques alors qu’il est prégnant dans la photo ou dans les plans cinématographiques. La valeur symbolique des images varie, s’épaissit selon les supports : la publicité nous renvoie à un monde mythique et factice, les plans de vie à celui de la technique et de l’opératoire, les photos à l’humain et à la persistance de la mémoire, les écrans de l’ordinateur à ce monde du spectacle et de la mise en scène qui est le nôtre.

11Il arrive aussi que les médias se superposent : Charlie remplace l’ex compagnon de Mariana sur les photos de l’ordinateur en produisant une image inédite, suscitant à la fois malaise et rire. Le quartier des protagonistes est contaminé par le trait de crayon du dessinateur de Charlie et devient donc une partie d’un objet à lire, tout est mêlé. Eléments réels et fictionnels s’unissent pour créer un monde hybride, où le cinéma bien sûr dévoile sa capacité de manipulation dans un jeu meta-fictionnel mais où surtout l’homme est montré comme pris dans une multitude de médias qui le façonnent, qui parlent de lui et qui l’évoquent comme un centre, un nœud de réseaux. Comme l’affirme Eric Méchoulan : « Contre toute une traduction de pensée qui cherche à comprendre des sujets ou des substances, puis à saisir leurs connexions ou leurs interférences, le principe consiste ici (avec l’intermédialité) à voir agir d’abord les relations et à concevoir les sujets comme des nœuds (par définition provisoires) de connexion6 ».

12Dans Medianeras l’homme est montré comme le sujet autour duquel s’articulent les différents médias mais il est souvent montré comme réifié, capturé, manipulé par des media.

13Dans l’espace euclidien, l’homme est un point dans un plan d’appartement, l’homme est un nom qui s’étale sur le bouton d’un interphone, l’homme est enfermé dans l’espace publicitaire des murs aveugles, l’homme est matérialisé par un cercle dans la rue, etc. L’homme est dans le médium mais le medium l’englobe et en fait son jouet…

14De la même façon, le temps humain est mis en boîte, régi et capturé dans l’ordinateur. Les photos de l’ancienne vie de Mariana traduisent le passé amoureux et sa dégradation et peuvent être détruites d’un clic sur la corbeille. Le présent s’organise pour Martín dans le cyberespace et c’est le numérique qui gère sa vie quotidienne : courses, banque, jeux, cinéma, sexe, tout est accessible pour l’homme par le média internet. Même le futur peut être manipulé numériquement car les rencontres humaines sont programmées et canalisées sur des sites de rencontres.

15L’être numérique se crée au-delà de l’être vivant : l’homme est son nom sur un écran d’ordinateur, un portrait déformé sur un logiciel, un nom de code ou une image dans le chat. Martín se dilue même dans plusieurs identités avec des avatars : il bat Schumacher, devient le parrain, etc… Connecté dans l’espace, il se déconnecte et perd même sa capacité à affronter le vrai monde : il devient pathologiquement malade du dehors. La thérapie qu’il amorce est encore une fois liée à une médiation car son psychanalyste lui ordonne d’utiliser la photo pour retrouver sa faculté à entrer en relation avec l’extérieur : c’est ainsi que la cure thérapeutique que le médecin lui impose est vue comme un parcours du combattant dans la ville et est fondée sur un medium qui permet de voir tout en se protégeant. Le medium photo est un écran protecteur. Mais ce que met en évidence le film c’est justement « l’impératif du vivant », c'est-à -dire la spécificité de l'homme qui en tant qu'être d'information (donnant forme à la matière) est nécessairement connecté vers d'autres. Le vivant est fait, non de matière, mais de relations qui donnent forme à la matière, c’est-à-dire d’information. Et l’homme est donc en lui-même un dispositif intermédiatique qu’il tente de maîtriser par sa conscience. L’utilisation des medias est de l’ordre de l’humain et c’est la pensée qui tend à donner un sens à cette utilisation. Au delà du technologique c’est la relation elle-même qui fonde la relation humaine.

16Toujours selon Thierry Gaudin, « la connaissance des fonctionnements cérébraux a beaucoup progressé ces dernières décennies. Elle évoluera encore, mais, dès à présent, nous en savons assez pour distinguer provisoirement trois fonctionnements de la reconnaissance (p. 44) ».

17Le premier niveau est l’alerte : la reconnaissance d’une présence, que ce soit un objet inerte ou même un être vivant. Dans nos sociétés contemporaines ce processus rapide, qui sert à détecter dangers et opportunités est souvent médiatisé par la technologie. La scène du portable de la gardienne de chien dans l’appartement de Martín en est une belle illustration. Interférant de façon insistante dans la rencontre amoureuse, la sonnerie du téléphone perturbe le moment par des alertes successives. Le travail de discernement postérieur à l’alerte fonctionne à des vitesses différentes. La protagoniste identifie le danger et se protège en répondant et le spectateur au fil des réponses comprend l’existence d’une vie parallèle particulière. La disjonction précisément entre deux éléments du dispositif – l’espace-temps de l’hétérosexualité – et – l’espace temps de l’homosexualité médiatisée par le texte des SMS – permet un travail de symbolisation inédit très contemporain.

18Le troisième niveau (je reviendrai ensuite vers le deuxième) est la conceptualisation ou la vision (illumination) : il s’agit d’une activité cérébrale témoignant d’un intense travail de réorganisation interne… qui permet de construire des représentations du concret, des scénarios, puis des concepts de plus en plus abstraits. Comme l’affirme Thierry Gaudin, « Il se construit ainsi progressivement, chez les individus et aussi chez les êtres collectifs (entreprises, associations, universités, famille, ethnie, région, nation, humanité toute entière) des formes de conscience, comprenant les « grilles des lectures » du monde qui serviront à interpréter les événements. (p. 49). » L’homme, en tant qu’il est le seul animal de son espèce à produire et à manipuler les symboles, garde même dans un environnement médiatique complexe sa capacité à avoir accès à une pensée réflexive qui lui permet d’organiser le réel. Il doit certes se reconstruire ontologiquement en tenant compte de la multiplication et de la diversité des supports de communication mais sa faculté d’abstraction est décuplée.

19 Le niveau de la conscience le plus problématique est le second, celui qui se définit comme l’empathie, cette reconnaissance nécessaire à la survie et qui crée le lien affectif. Il est maintenant prouvé qu’elle mobilise les « neurones miroirs », mise sur le devant de la scène récemment par les neurosciences7.

20Certains medias artistiques, comme la danse et la musique, favorisent cette reconnaissance. Pour preuve les séquences attendrissantes de Mariana qui, blottie en position fœtale contre le mur, se laisser envahir par les notes de musique du piano de son voisin anonyme. De la même façon, assis devant leur écran TV, nos deux protagonistes pleurent devant le film de Woody Allen Manatthan : dans la séquence de la séparation des héros du film, soulignée par une musique douce, ils identifient leur propre rupture et sont dominés par leurs sentiments.

21En revanche, les technologies qui engendrent du signe, du son et de l’image à la vitesse de la lumière et sont capables d’atteindre n’importe quel individu où qu’il soit peuvent avoir des conséquences catastrophiques sur l’humain. Ils réduisent le monde à un village planétaire mais ils isolent aussi les individus. Cette nouvelle communication ne peut remplacer la relation humaine.

22Et c’est bien ce que recherchent désespérément nos personnages dans Medianeras. Dans une ville comme Buenos Aires dont le ciel pourtant est envahi par des câbles électriques la solitude et le désespoir ont pris le dessus. Ville phobique, aux habitants tourmentés, comme dans la scène de la piscine où les nageurs, en nombre trop excessif, se consacrent de façon névrotique à leurs allers et retours avant que n’éclate l’altercation violente qui met fin au rythme effréné des mouvements. Perdus et seuls dans la ville et chez eux, Mariana et Martín trouvent des substituts. Les mannequins de la jeune décoratrice sont sa seule compagnie et ils lui parlent : « ¿Cómo te fue hoy ? » dit le texte écrit sur le front du compagnon érotique des soirées de Mariana, qui s’empresse le lendemain de lui dire de ne pas se faire d’illusion : ce n’est qu’une histoire de sexe. Pour Martín, c’est le chien attendrissant et féminin qui crée le lien et c’est grâce à lui qu’une relation humaine se crée. Grâce à sa petite bête effarouchée il entre en contact avec la gardienne, elle-même animalisée à outrance : primaire elle parle à peine, suit ses pulsions et va droit à ce qui l’intéresse, vérifier qu’il n’est pas homosexuel.

23Mais rien ne remplace l’humain, le mannequin provoque de l’exaspération « tu es toujours identique » et la vraie rencontre suite à un contact sur un site fait toujours l’effet à Martín d’un Big Mac, bien plus appétissante à l’extérieur qu’à l’intérieur. Quant aux amis numériques, c’est bien pire : ils n’apparaissent que pour demander à Martin de l’aide pour sortir des dollars. Les medias comportent en eux leurs propres failles, leur défaillance technique : une coupure d’électricité interrompt le chat au moment même ou les deux personnages allaient enfin s’échanger leur numéro de téléphone.

24Medianeras nous alerte sur cette nécessité de distinguer le vivant de ce qui ne l’est pas car même si l’homme a perdu certaines de ses fonctions, l’empathie ne peut être déléguée à des outils technologiques. Comme l’affirme Thierry Gaudin, « La vie est comme le mythe de Sisyphe, une tentative, toujours inachevée et sans cesse recommencée, d’introduire et de maintenir un ordre dans un système où l’entropie, autrement dit les forces du désordre et du hasard, sont à l’œuvre en permanence » (p. 67). L’intermédialité contemporaine dans la richesse et la diversité de son écosystème est facteur de désordre, il nous appartient de le maîtriser. Le but de cette fable contemporaine c’est bien de tenter de réconcilier les hommes avec un environnement où leur place est de plus en plus ancillaire et où l’humain ne peut devenir une machine ; comme le dit Mariana : « Ojalá fuese mi cabeza como … ». Le film nous invite à une réconciliation et lorsqu’enfin Mariana identifie son Charlie dans la ville, c’est à un happy end numérique que nous assistons : « Ils vécurent heureux et eurent beaucoup d’enfants » prend la forme d’une séquence sur You tube où chant et musique nous parlent du bonheur version XXIème siècle. Né du croisement entre art, medias et conscience, il est la voie à suivre dans un monde où le vivant et l’humain doivent toujours être impérativement gagnants.