Colloques en ligne

Jan Baetens, Université de Louvain

La suite sur scène. Kenneth lecteur de Goldsmith

1La conversion numérique n’est pas un phénomène unilatéral ou téléologique. Elle comprend à la fois des phénomènes de « remédiatisation » (de l’analogique en numérique, du numérique en analogique) et de « respécification » (si on m’autorise cette traduction, plus exactement cette interprétation, du concept de repurposing proposé par Bolter et Grusin, soit l’adaptation d’un « ancien » média qui s’aligne sur certaines propriétés d’un « nouveau » média afin d’assurer sa propre survie dans le nouveau contexte médiologique).1 S’agissant de ce dernier point, il importe de souligner que la réinvention du texte sous la pression de la révolution numérique ne se limite nullement au seul imprimé, qui se transforme pour mieux se distinguer de la littérature à l’écran2 ; les changements touchent aussi à d’autres aspects du texte, notamment sa dimension orale, au cœur des « performances »3 qui s’imposent aujourd’hui comme l’accompagnement inévitable – et dans certains cas extrêmes comme le substitut – de toute production textuelle.

2On sait que la performance n’est nullement étrangère au monde numérique. Dès le début, un théoricien comme Peter Lunenfeld a signalé l’émergence d’une esthétique « demo or die » :

The demonstration, or « demo, » has become the defining moment of the digital artist’s practice at the turn of the millennium. For artists and designers who work with technology, no amount of talent, no ground-breaking aesthetic, no astonishing insight makes up for an inability to demonstrate their work on a computer in real time in front of an audience.4

3Dans la littérature analogique – pour autant bien sûr qu’une séparation aussi nette soit encore tenable5– la performance fait partie d’une longue tradition qui associe diversement l’oral et l’imprimé. Aujourd’hui, cette alliance a pris la forme institutionnelle de la « lecture publique »6 (il faudrait dire : « entre autres », car non moins fréquente et populaire est la lecture « en différé », sur le net). Il existe de multiples raisons qui expliquent le succès quasi universel de cette formule – du désir d’ouvrir la poésie à un public plus large ou des retrouvailles entre poésie expérimentale et oralité, en passant par l’influence des nouvelles technologies comme la radio ou le disque –, mais pour ce qui est de la question plus précise de la « respécification », l’éventail des formes possibles combine deux types d’éléments : médiologiques, d’une part, culturels, d’autre part. Comme l’a bien analysé Éric Suchère, les lectures publiques contemporaines se rangent dans trois grandes catégories médiologiques :

[…] je définirai trois orientations majeures : une orientation vers le théâtre ou vers des formes théâtrales – et j’inclus une partie des lectures performées dans cette typologie – ; une orientation vers la musique que ce soit dans le son ou, également, dans la valeur performative ; et, enfin, une orientation vers les arts plastiques par la création de dispositions spécifiques – comprenant, également, la performance.7

4Citons-en quelques exemples, pour illustrer ces catégories, qui souvent se chevauchent : le modèle théâtral qualifie assez bien les interventions publiques de l’auteur qui sera au cœur de ces pages, Kenneth Goldsmith, et dont certains aspects seront commentés plus loin ; le modèle musical, qui ne devrait pas faire penser aux poètes qui récitent leurs textes en s’accompagnant de la guitare, définit bien entendu la démarche sonore ou bruitiste (le travail de Jean-Pierre Bobillot en est un des exemples les plus convaincants aujourd’hui) ; la formule plastique, enfin, serait celle que représentent entre autres les cinépoèmes de Pierre Alferi.8

5Suchère prend soin de souligner que cette typologie ne peut pas être lue sans prendre en considération des différences de type culturel, en l’occurrence entre les modèles français et américain de la lecture publique, le premier tourné vers le texte, le second tourné vers la performance. Pince-sans-rire, il explique :

Le poète lisant lit, la plupart du temps, soit assis derrière une table sur laquelle se trouve une nappe, une bouteille d’eau, un gobelet en plastique et, parfois, un microphone ; soit debout derrière un pupitre avec les mêmes accessoires exceptée la nappe.

La table est plutôt une tradition latine […]. Elle fait directement référence au travail, au labeur, au caractère mimétique avec le lieu fantasmé comme celui de l’écriture. Dans cette position, la colonne d’air est bloquée, l’auteur-lecteur a les yeux rivés sur sa feuille ou son livre et cela provoque un courant avec le public qui doit être équivalent à celui d’une pile de 4,5 volts, mais il y a une dimension sérieuse et cérébrale qui correspond à l’idée que l’on peut se faire de la poésie et la position assise, tout comme la nappe, permet de dissimuler au public l’émotivité de l’auteur-lecteur qui lit mais dont ce n’est pas le métier.

Le pupitre est plutôt une tradition anglo-saxonne ou nordique. Il rappelle aussi bien l’orateur politique que le prêche.9

6En guise d’illustration de quelques-unes de ces évolutions, on voudrait se pencher ici sur les performances de Kenneth Goldsmith, pionnier et théoricien radical d’une démarche plus radicale encore de « respécification ».10 Son éloge de ce qu’il appelle « uncreative writing », c’est-à-dire d’une littérature du sampling ou du copier-coller, est pour lui la conséquence logique qu’il faut tirer de la révolution numérique :

With the rise of the Web, writing has met its photography. By that, I mean that writing has encountered a situation similar to that of painting upon the invention of photography, a technology so much better at doing what the art form had been trying to do that, to survive, the field had to alter its course radically.11

7Ce programme théorique produit incontestablement de nouveaux types d’objets littéraires, car à la différence des formes de montage-collage plus anciennes, les textes de Goldsmith se singularisent d’un côté par l’extrême banalité, du moins en apparence, des contenus et de l’autre par leur longueur non moins inhabituelle et pour tout dire excessive12. D’une certaine façon, il n’est pas faux de dire que les textes de Goldsmith se veulent illisibles. L’auteur revendique une certaine posture, celle de l’écrivain le plus ennuyeux du monde :

I am the most boring writer that has ever lived. If there were an Olympic sport for extreme boredom, I would get a gold medal. My books are impossible to read straight through. In fact, every time I have to proofread them before sending them off to the publisher, I fall asleep repeatedly. You really don't need to read my books to get the idea of what they're like; you just need to know the general concept.13

8Mais cette posture ne tarde pas à être renversée, car Goldsmith s’appuie sur cette quête de l’illisible pour engager un nouveau débat avec son lecteur, pour lui montrer que l’ennui en question est capable de produire de vraies surprises. La « respécification » de Goldsmith est une réussite incontestable, tant sur le plan de l’objet que sur celui des enjeux littéraires et idéologiques de cet objet, qui arrive non seulement à faire poser de nouvelles questions, mais à faire comprendre au lecteur que l’effet du copier-coller est tout sauf mécanique ou gratuit. En effet, Goldsmith ne reprend pas n’importe quoi (le genre de textes et de discours qu’il choisit de copier fait l’objet d’un choix judicieux) et sa reprise n’est jamais intégrale (l’auteur fait toujours une sélection et le montage est également très calculé). Cette double intervention permet à Goldsmith de faire un retour critique sur les discours cités et partant sur la société qui les produit. Dans son « reportage » sur l’assassinat de Kennedy14, qui transcrit les infos données par une chaîne de radio locale, Goldsmith parvient à donner une image inédite de la réaction à chaud sur l’événement, qui n’apprend rien sur l’assassinat même mais beaucoup sur des réalités locales tout autres qui en disent long sur, par exemple, la résistance du Sud profond au démocrate Kennedy, la fascination des détails techniques des armes, l’omniprésence des messages publicitaires, les sous-entendus racistes des premières rumeurs, etc.

9Mais que se passe-t-il quand Goldsmith se produit sur scène, car lui non plus n’échappe pas à la nécessité de prolonger son texte en l’incorporant dans un contexte de spectacle vivant ? Théoriquement, il serait parfaitement possible de lire ou de faire lire en public les recueils de l’auteur. D’un point de vue purement technique, il n’y aurait guère de différence entre la récitation de tels volumes et la lecture de, par exemple, Don Quichotte ou Ulysse, qui l’un et l’autre sont lus de temps à autre de manière intégrale. En pratique, toutefois, les écueils ne sont pas minces, qui tiennent à ce qui est vraiment spécifique des textes de Goldsmith, à savoir l’articulation de deux formes d’excès, celle de la longueur et celle de la banalité. C’est toute la différence avec une lecture de Cervantès ou de Joyce (du moins le Joyce d’Ulysse) : ce sont aussi des marathons, mais leur contenu n’a pas le caractère volontairement insignifiant et répétitif des textes de Goldsmith. Ceux-ci ne s’opposent nullement à une lecture à voix haute, mais ils posent un sacré défi à la capacité de concentration de l’auditeur, qui risque de trouver ces textes soporifiques avant même que ne se révèle leur potentiel critique. Il s’ajoute à cela un autre problème, lié aux particularités de la lecture publique comme forme de sociabilité littéraire. Dans ce type de lectures, rigidement encadrées par une série de contraintes et d’attentes institutionnelles, le temps de parole est à la fois minuté, car on ne peut pas commencer à lire quand on veut ni comme on veut, et partagé, car très souvent le spectacle est collectif et suppose un panachage de voix, de tons, de sujets, de styles et d’auteurs différents, la diversité passant pour la meilleure façon d’éviter le relâchement de l’attention du public.

10Quand il passe de l’imprimé à la scène, Goldsmith est donc obligé de procéder à une « respécification » au second degré. Il ne peut en effet faire confiance à la transposition mécanique de son texte en quelque version orale, car les difficultés que soulève son écriture, si elles sont encore gérables dans le contexte du livre, deviendraient vite insupportables dans le cas d’une lecture. Si le lecteur estime que le livre est trop long et trop banal pour être lu d’une traite, il peut toujours décider de le mettre de côté, d’en sauter un passage, d’en faire une lecture non linéaire, etc. Face à une lecture publique du même texte, les possibilités sont plus réduites : soit on décroche, soit on s’en va. Les solutions que va mettre en place Kenneth Goldsmith sont pourtant moins une concession au public que la conséquence logique de sa démarche fondamentale, solidement ancrée dans un esprit médiologique de « respécification » : tout comme il n’est plus possible pour lui d’écrire comme on le faisait avant l’ère numérique, il accepte l’idée que le passage de l’imprimé à l’oral doit être autre chose que la seule vocalisation de l’écrit.

11Fidèle à sa propre philosophie non-créatrice, Goldsmith n’invente rien au moment de la lecture, il n’improvise pas, il ne cherche pas à changer le texte. Mais la manière dont il le fait révèle une intelligence sans faille du dispositif de la lecture publique où la question n’est pas de refaire sur scène ce qui se trouve dans le livre, mais de le refaire en répétant les gestes qui ont servi à la production de ce dernier. Car le livre ne copie pas : il choisit, il recadre, il présente les citations sous un nouveau jour. Et de la même façon, la lecture ajoute quelque chose au texte écrit, et ce par les mécanismes de sélection et de montage qui aident Goldsmith à repenser textuellement le discours social.

12D’un côté, le poète sélectionne : il ne lit pas ses livres de A à Z, il en prélève de petits bouts, qu’il recombine sur scène. De l’autre, l’attention qu’il accorde à la voix et à la mise en scène est capitale. On l’observe à trois niveaux. Le costume d’abord : Goldsmith « s’habille » pour prendre la parole, et l’impression visuelle produite sur le public est saisissante, tant est net l’écart entre son apparence « voulue », composée, calculée jusque dans ses moindres détails, et la liberté nonchalante qui caractérise aujourd’hui la tenue des autres poètes.15 La diction ensuite : Goldsmith a une très belle voix, capable de moduler sans emphase des textes d’une monotonie à dormir debout, mais qui chez lui deviennent très vite des objets intrigants. Enfin, la gestion du corps : sans tomber dans l’hyperkinétisme, Goldsmith souligne la musicalité de sa voix par des gestes très simples mais qui engagent la totalité du corps en scène (hochements de tête, mouvements des mains et des bras, trépignements, reculs et avancées du buste, manipulations du portable, attouchements du pupitre). Tenue vestimentaire, diction, mouvements corporels, tous ces éléments créent une « figure » spatio-temporelle aussi complexe que profondément unie.

13L’effet de cette rhétorique très simple est d’une efficacité sans faille : Goldsmith emporte l’adhésion, sans tomber dans aucune des dérives (le théâtre, le cinéma, les arts visuels) signalées par Suchère, soit autant de manœuvres faisant diversion par rapport à la réflexion critique sur le contenu des discours sociaux. Ce serait là une possible conclusion : la révolution numérique modifie sans doute nos manières d’écrire, de lire, de communiquer, de penser, mais elle ne doit pas faire oublier qu’elle n’est ni une table rase, ni un but en soi. La tâche de l’auteur reste plus que jamais de s’interroger sur ce qui est en jeu quand on prétend faire de la littérature. Pour importants que soient les aspects techniques et rhétoriques de la respécification au cœur même de la remédisation, la question essentielle demeure celle du pourquoi, non du comment.