Colloques en ligne

Patrick Davoine

L’instrumentarium dans la poésie de Georg Trakl : vers une abstraction musicale

1Ancrée dans le champ des relations intermédiales, la réflexion portant sur l’étude de la figure du musicien et sur ses différentes représentations dans une production littéraire constitue une occasion jusqu’alors inédite de mettre en lumière un aspect oublié de la recherche consacrée à l’œuvre du poète autrichien Georg Trakl (1887-1914), à savoir celui de l’intégration d’instruments de musique dans la sphère poétique. Nous centrerons notre propos sur la manière dont le poète met en place différentes médiations d’un instrumentarium avec pour point de repère fondamental la présence – ou l’absence – du musicien, car Trakl donne à la production sonore instrumentale une existence qui peut s’évaluer en termes de dépendance ou d’autonomie par rapport à la figure musicienne, celle qui est censée incarner le rôle de déclencheur du son. Comment dès lors aborder ce son instrumental dans le cas de figure où le musicien se trouve masqué, voire occulté ? En réalité, la propriété sonore de l’instrument constitue un paramètre phénoménologique sur lequel le poète a son mot à dire, sur lequel il peut exercer sa propre imagination pour élaborer, en tant que musicien sui generis, des images sonores1 (en allemand, Klangbilder) où le son instrumental est réinventé.

2Procédant en trois temps, nous souhaitons esquisser un cheminement thématique embrassant l’ensemble de la production poétique trakléenne en montrant l’aspect protéiforme de la médiation du son instrumental et de sa relation au musicien. Selon une progression qui va du plus concret au plus abstrait, ce cheminement prend son origine dans la relation musicien-instrument fondatrice d’une scène de musique qui se veut réaliste et déterminée par la nature de la figure musicienne. Cette relation semble dans un deuxième temps évoluer sous l’effet de la disparition du musicien placé « hors-cadre » : dénué de source identifiable, le son instrumental toujours audible acquiert ce faisant un statut particulier. Dans un ultime stade où le son évolue vers sa propre disparition totale, l’instrument se trouve dès lors saisi dans une dimension a-musicale que l’on pourra qualifier d’abstraite.

Figure musicienne et instrument : quel rapport de détermination ?

3Le premier mode de médiation des instruments de musique est inséparable d'une représentation des instrumentistes qui en jouent et qui sont ainsi en quelque sorte les activateurs univoques du son instrumental – par opposition à d'autres exemples que nous traiterons ultérieurement où leur absence rend la génération du son mystérieuse. Ces images sonores poétiques dévoilant la présence d'un instrument de musique se laissent aussi appréhender comme des « scènes » à l'instar de scènes théâtrales où interviennent des « personnages ». Nous postulons en effet que l'analyse des images poétiques à partir d'une perspective théâtrale peut conduire à élaborer une lecture toute particulière de la représentation instrumentale chez Trakl. Pour ce faire, l'abandon du terme instrumentiste-musicien au profit de celui de figure constitue un véritable renouvellement de perspective car il situe l'instrument de musique dans une relation déterminée par la nature du personnage lui-même, par les traits culturels qu'il véhicule. Ainsi, c'est par la médiation de la figure musicienne que l'instrument prend un relief propre, de même que dans La Flûte enchantée de Mozart (pour emprunter une référence éminente du patrimoine germanique) la flûte et le glockenspiel – qui sont les attributs musicaux respectifs du prince Tamino et de l'oiseleur Papageno – sont dotés d'une valeur qui les distingue automatiquement d'autres instruments identiques intégrés dans d'autres contextes. Ces deux instruments sont en effet censés protéger Tamino et Papageno des puissances maléfiques : la flûte en particulier est « destinée à protéger la quête destructrice à laquelle se voue Tamino dans l'aveuglement fantasmatique de l'Acte I, [devenant] à l'Acte II ce qui, dans les épreuves suprêmes du feu et de l'eau, le protège (et avec lui Pamina) contre ces éléments dont la caractéristique est de se 'déchaîner'»2. Outre sa fonction d'adjuvant, la flûte a également le pouvoir d'agir sur les états d'âme humains, nous dit le livret3.

4L'identification et l'analyse de figures musiciennes saisies dans un acte d'exécution musicale donne par conséquent naissance à un espace déterminant à explorer. Les figures musiciennes sont relativement peu récurrentes sous la plume de Trakl – on en compte sept – mais elles présentent une variété remarquable d'origines historico-culturelles car issues des sphères réaliste (le pâtre aux flûtes éteintes, le professeur de violon), voire autobiographique (la sœur jouant Schubert au piano), allégorique (le squelette de la mort au violon), religieuse (Dieu dont l’haleine éveille une lyre) et enfin mythologique (Orphée touchant sa lyre et Narcisse dans un accord final de flûtes). Ce panorama des figures musiciennes place immédiatement les instruments correspondants dans un contexte d'apparition qu'il est indispensable d'analyser pour étayer une lecture interprétative des scènes musicales créées par Trakl où les instruments ne peuvent être interchangeables car reliés à une figure particulière. Nous avons fait le choix de nous pencher sur une figure en particulier, celle du squelette violoneux présente dans l’ultime strophe du poème Sonate d’été :

Des nuages montrent leurs seins tendus
Et, couronné de feuilles et de baies,
Tu vois sous les sombres pins un squelette
Grimaçant racler son violon.

Wolken starre Brüste zeigen,Und bekränzt von Laub und BeerenSiehst du unter dunklen FöhrenGrinsend ein Gerippe geigen.

5Pourquoi Trakl a-t-il associé la figure du squelette au violon ? Sous l’influence de la musicalité unanimement reconnue4 des poèmes de Trakl, on peut être tenté de répondre à la question en se concentrant sur la dimension phonique de l’ultime vers Grinsend ein Gerippe geigen. Il se joue ici, semble-t-il, une sorte d’intentionnalité poétique à vouloir construire une image dont les constituants entretiennent entre eux un lien qui est avant tout d’essence sonore : à la double allitération en [g] de grinsend et de Gerippe répond de manière symétrique celle contenue dans geigen. Ainsi, c’est l’argument du choix des termes qui peut être avancé pour expliquer cette association, et cela est d’autant plus vrai qu’il existe aussi en allemand le terme Skelett, mais le choix d’un synonyme archaïsant (Gerippe) semble bel et bien révéler la volonté de Trakl de créer un effet sonore jouant le rôle de « doublure » phonique du contenu thématique musical de cette Klangbild.

6Quitte à interroger la source profonde du geste créateur trakléen, ne peut-on pas tout simplement supposer que le rapport de détermination induit entre le squelette et le violon relèverait d’une construction culturelle ancienne que Trakl se serait tout bonnement appropriée ? En d’autres termes, il s’agirait de postuler l’existence préalable du motif du squelette violoneux et de pouvoir retrouver sa trace, sa signification et son utilisation dans les arts pour alimenter une interprétation originale du vers de Trakl, voire pour parvenir à recomposer mentalement le type de musique induit par l’image sonore.

7Une première incursion dans le passé permet de mettre au jour l’existence du motif du squelette musicien dans le domaine de la représentation picturale. Il existe en effet dans le monde germanique, à Bâle précisément, à l’époque du moyen âge tardif un tableau à fresque relatif aux danses macabres (Totentänze). Ce tableau de 1440 qui se trouvait sur le mur du cimetière de l’église St. Jean à Bâle marqua son époque au point qu’il fut maintes fois restauré et copié sous formes de gravures. En 1806, Johann-Rudolf Feyerabend réalisa une vaste aquarelle du tableau original5 où la mort est entre autres représentée sous les traits d’un squelette musicien tour à tour muni d’une cithare, d’un violon et d’une cornemuse. Nous montrons ici la reprise de cette aquarelle sous la forme de gravures en couleur6 réalisées par Felix Schneider en 1880 :

img-1-small450.jpgFig.1   Der Tod zur Herzogin

img-2-small450.jpgFig.2   Der Tod zum Kirbepfeifer

img-3-small450.jpgFig.3   Der Tod zur Heidin

8La présence d'un squelette-musicien est à rattacher à la constitution d'un topos artistique illustrant la formule latine memento mori : l'absence de pérennité des choses du monde – à commencer par l'être humain lui-même – prend, sous forme allégorique, les traits de la mort chargée de rappeler que l'on n'échappe pas au trépas. Le violon fait figure, dans ce complexe allégorique, d'attribut du squelette mais le violon seul ne peut endosser ce rôle allégorique, c'est la médiation de l'image de la mort qui prévaut et qui reporte sur le violon cette dimension mortuaire7, devenant même un instrument de séduction en accomplissant la fonction d’exhortation à une (dernière) danse comme le montre ce tableau de Frans Francken le Jeune :

img-4.jpgFig. 4   Der Tod fordert den alten Mann zu einem letzten Tanz auf (1635)

9Cette représentation allégorique de la mort converge vers le statut attribué au violon au xviisiècle tandis qu’il était encore perçu comme « un instrument roturier à faire danser »8, car ce n’est que vers 1730 que le violon « s’ennoblit et conquiert une littérature de concert »9 en faisant de la sonate une sorte de fief. Dans une perspective relative à l’histoire de la musique, il y aurait sans doute fort à dire sur la promotion de cet instrument et sur son évolution au sein des principales aires culturelles européennes à l’époque baroque, mais nous ne nous aventurerons pas au-delà de notre propos qui est, en fin de compte, de retracer le parcours artistique d’un motif allégorique. D’ailleurs, pour se rapprocher du contexte de création que connaît Trakl autour de 1910, on peut être tenté d’identifier deux œuvres en étroite relation l’une avec l’autre et faisant clairement état de la réception du motif du squelette violoneux au tournant du xxe siècle, témoignant ainsi de sa permanence à travers les siècles.

10Gustav Mahler a, selon toute vraisemblance, considéré l’Autoportrait avec la Mort au violon d’Arnold Böcklin (1872) comme une source d’inspiration pour la composition du scherzo10 de sa Quatrième Symphonie (1899-1900), s’adonnant à la transposition du motif visuel en un motif musical qui se trouve être en accord avec les paramètres implicites que sont le style dansant et roturier qu’implique le violon « mortuaire » :

[…] les doigts osseux des mains de la mort lui [à Böcklin] jouent sur la dernière, grave, unique et luisante corde de sol de son violon désaccordé, une étrange mélodie qu’il écoute avec une attention paisible et s’apprête, pinceau et palette en suspens, à porter sur la toile. Gustav Mahler s’en serait inspiré, selon sa femme, l’eût transposée dans le scherzo de la Quatrième Symphonie sous la forme d’une danse macabre où un crincrin étrange et irritant accordé un ton trop haut (scordatura) joue une mélodie grinçante qui contraste avec le reste de l’œuvre.11

img-5-small450.jpg        Fig. 5   Selbstbildnis mit fiedelndem Tod

12der Freund Hein13

11 Trakl a-t-il eu connaissance de ces deux œuvres, et a-t-il, à son tour, opéré un travail de transposition dans un système de signes verbaux de ce motif d’abord pictural devenu aussi musical ? On peut le supposer fortement, mais dans ce cas on peut aussi souligner l’absence de toute caractérisation musicale de cette danse macabre au regard des indices plus précis que comportent le tableau de Böcklin (jeu sur la corde de sol) et le Scherzo de Mahler (effet de discordance provenant du jeu au violon en ré majeur, un ton au-dessus de la tonalité générale de la pièce). Sans doute l’évocation de la figure grimaçante du squelette chez Trakl suffit-elle à elle seule à inférer chez le lecteur la reconnaissance d’une danse macabre et la représentation mentale d’une musique dénuée de lyrisme. On pourrait également méditer la signification de ce motif musical hautement signifiant dans un poème dont le titre Sonate induit lui-même un horizon d’attente particulier.

Effacement de la figure musicienne et autonomie sonore des instruments

12Les instruments de musique connaissent dans la poésie de Trakl un deuxième type d’intégration allant de pair avec la disparition de la figure censée en jouer, donnant ainsi lieu à des scènes musicales en quelque sorte tronquées. Pour autant, il ne s’agit pas d’interpréter cette absence voulue par le poète comme un rejet de la figure musicienne mais comme une possibilité créatrice entraînant deux lectures de l’espace poétique modelé par Trakl.

13Il est premièrement question d’une mise en valeur de la perception auditive du je lyrique capable de rendre compte de phénomènes musicaux sans être directement témoin de l'activité musicale en question. À chaque fois, le poète nomme un lieu d’où provient et où parvient le son laissant apparaître en creux l’éloignement de son propre positionnement par rapport à la source sonore :

- Depuis la cour, le violon résonne tendrement14   (En automne)
- Un chant à la guitare qui résonne dans une auberge étrangère   (En chemin)
- De sourds accords au piano résonnent depuis la chambre claire (...)
Puis on entend encore au loin des chorals résonner   (À l‘hôpital)
- La sonnerie d’un carillon tinte jusque dans le jardinet brun      (Les maudits)

14L’espace, fait de trajectoires sonores, révèle ainsi sa profondeur de champ15, et si le poète évite de nommer les activateurs du son instrumental c’est parce qu’ils se situent dans un hors-cadre par rapport au champ de vision du je lyrique, ce qui ne fait que souligner son propre détachement. Il résulte donc de cette distance une réévaluation de l’importance du timbre instrumental car c’est uniquement grâce à ce paramètre sonore que le je lyrique peut rendre compte du type d’instrument qu’il entend.

15En révélant ces trajectoires sonores, Trakl ne fait pas que poser des jalons topographiques dans l'espace qu'il nous laisse explorer, il nous invite discrètement à nous placer dans la perspective de l'instance lyrique qui perçoit le son. À l'instar de ce qu'a écrit Iris Denneler, nous pouvons considérer que l'évocation de lieux dépend à chaque fois d'un « Ich-Origo16 ». Dans le cas présent, il est question de focalisation externe dans la mesure où un je qui ne se montre pas dévoile malgré tout sa capacité à percevoir le son. On pourrait d'ailleurs se pencher sur la connivence susceptible d'exister entre lieu, trajectoire sonore et instance lyrique. Iris Denneler nous dit que l'ancrage de différentes formes d'espaces – lieux, limites, points d'orientation – suppose un contexte psychique du sujet lyrique semblable au contexte des motifs spatiaux17. Il serait aussi probablement concluant d'avancer l'idée selon laquelle l'instrument intégré dans ce double contexte constitue le troisième élément d'une triade,  l'instrument étant alors porteur d'une donnée extra-musicale, presque ontologique. Ainsi, les trois éléments que sont par exemple le jardinet brun, le son d'un carillon et la présence du je entretiendraient des rapports qui vont au-delà de la simple relation sémantique pour s'inclure les uns les autres : le jardinet et le carillon seraient des fragments  du je, de même que le je serait un fragment du carillon par exemple.

16Dans un second temps, il est possible d’envisager la mise sous silence de la figure musicienne comme une manière d’installer l’activation du son instrumental à la lisière du mystérieux. Contrairement à la piste d’analyse précédente, le musicien n’est pas hors-cadre, l’activité musicale d’origine humaine semble davantage avoir été remplacée par un phénomène d’étrangéisation du son naissant de lui-même. Comment ne pas voir dans les Klangbilder suivantes une sorte d’autonomie organique de l’instrument de musique faisant corps avec le contexte naturel dans lequel il est placé ?

- Sous des saules taillés où jouent des enfants bruns
Et où des feuilles volent, trompettes retentissent. (Trompettes)
- Doux échos deguitares accompagnent l‘automne (Mélancolie)
- Cors retentissent dans la prairie (Ronde du soir)
- Sonnent les sombres cymbales de l’été
     [quand l’étrangère apparaît sur les marches croulantes. (Au soir)

17Ces quelques exemples laissent apparaître les premiers signes d’une abstraction musicale tandis que l’instrument de musique accède à ce que l’on pourrait appeler un statut d’ « être-résonnant » saisi dans un acte musical hors du commun. C’est dans cette amorce d’abstraction que le poète semble pouvoir libérer son imaginaire musical laissant poindre le désir d’un monde empli de sons musicaux similaire à ce désir qu’avaient les Romantiques allemands d’associer paysage et musique. En effet, on ne peut s’empêcher de penser aux Pérégrinations de Franz Sternbald de Ludwig Tieck où se trouve développé l’axiome romantique selon lequel « l’expérience de la nature et de la musique parviennent presque à se superposer, leur affinité essentielle tendant à l’identité18 ». On retrouve chez Tieck, tout comme chez Trakl, l’évocation d’une musique provenant de buissons et dont les musiciens sont invisibles : « la source invisible de la musique accroît le charme de celle-ci tandis qu’elle émane de la nature de façon énigmatique19. »

18Un second aspect de cette musique tendant vers l’abstraction réside dans sa dimension fragmentaire. Trakl n’envisage de faire résonner les instruments que par petites touches, par des unités sonores minimales constituant a priori une véritable opposition à tout discours musical savamment élaboré et construit. C’est par le retour au texte original allemand que l’on peut percevoir cette réalité fragmentaire véhiculée par des expressions telles que Guitarrenklänge, ein Klang von Zymbeln ou encore Hörnerschall. Chaque son, dans son unicité, pourrait être compris comme la réminiscence elliptique d'une manifestation sonore plus complexe. Dans ce cas, le son, en tant que vague idée d'un instrument qui résonne, serait porteur d'une propriété résiduelle. À l'inverse, loin d'être une trace sonore, il figurerait une véritable empreinte chargée d'émotion. Mais la question peut aussi se poser de savoir comment interpréter ces bribes sonores qui, dans l’œuvre de Trakl, constituent le contrepoint exact de cette seule référence à la musique des compositeurs, à savoir la sonate de Schubert évoquée dans le poème En chemin. Ce minimalisme sonore trakléen ne pourrait-il pas s’interpréter en terme de convergence vers une part de l’esthétique aphoristique de l’écriture musicale de Webern et par conséquent vers un mode savant de composition ?20 Cette hypothèse s’inspire en partie de quelques parallèles déjà dressés par Alfred Doppler, dans son essai sur la musicalisation de la langue poétique de Trakl, avec certains principes compositionnels propres à Webern notamment21. Pour ce qui nous concerne, nous aurions tendance à privilégier l’analyse des paramètres musicaux de la couche sonore générée par l’instrumentarium trakléen.22

L’ellipse sonore comme paramètre abstrait

19Le dernier type de médiation de la présence instrumentale que nous ayons pu identifier relève presque du paradoxe et concerne une série de Klangbilder où la propriété sonore des instruments de musique – elle était intacte jusqu’à présent – semble avoir été annihilée et remplacée par de nouvelles propriétés. On peut en effet observer l’absence d’indices sonores sur le plan textuel : des verbes tels que sonner (klingen), résonner (hallen), tinter (tönen) – par ailleurs omniprésents dans la poésie de Trakl, même lorsqu’il désigne des objets non sonores ayant subi un processus de musicalisation – ont disparu au profit de textures, de caractères anthropologiques ou d’éléments d’appartenance divers qui semblent donner une nouvelle identité à ces instruments « de musique », mais est-ce finalement encore le cas...?

Une placidité devant l‘auberge joue,                       Une face, enivrée a chu dans l‘herbe,Fruits du sureau, flûtesmolles et ivres,Parfum de réséda qui baigne une féminité. (Métamorphose, 2e version)

Crépuscule plein de calme et de vin;Fluidité si tristedes guitares. (Murmuré à l’après-midi)Le désert et le lait des longues cloches de midi. (À Angela)

Où passa autrefois le saint frère,Abîmé dans la douce lyre de sa folie. (Helian)

Dans la frondaison rouge emplie de guitaresLe jaune chevelure au vent des jeunes filles (Dans la frondaison rouge...)

20Ces glissements catégoriels relèvent à nos yeux d’une véritable démarche de création abstraite et pour justifier cette assertion nous nous baserons principalement sur la définition des notions « abstrait/abstraction » fournie par Étienne Souriau23 :

Entrerait dans l’art abstrait toute utilisation artistique d’éléments sensoriels tirés et isolés hors de la perception qui les a fournis. […]

21Cette définition, mise en regard avec les images sonores citées plus haut, permet de saisir ce processus artistique selon lequel Trakl soumet les instruments de musique – ces « éléments sensoriels » dont parle Souriau – à un déplacement, voire à un arrachement de leur sphère originelle qui est celle de l’audible pour ensuite les personnaliser. La disparition des indices sonores partage une affinité évidente avec un geste artistique de la part du poète qui n’est pas une destitution mais bien davantage une renaturation. Ce geste peut paraître radical et c’est d’ailleurs à cette graduation dans la radicalité qu’Étienne Souriau fait allusion en complétant sa définition :

Ces éléments peuvent garder des rapports aisément identifiables avec la perception concrète originelle, ou s’en éloigner peu à peu, jusqu’à perdre toute liaison évidente avec elle.

22Le degré d’abstraction se mesure donc en termes de reconnaissance ou d’éloignement de la sphère d’origine de l’élément sensoriel si bien que dans le cas de Trakl il serait fructueux de pouvoir le mesurer et expliciter la démarche créatrice qui le sous-tend, même si nous avons déjà laissé sous-entendre l’existence d’un degré de radicalité fort dans l’abstraction musicale : en d’autres termes, selon quels procédés poétiques sont nées les images sonores abstraites citées en exemple ?

23L’image de la lyre associée à la folie dans le poème Helian pourra spontanément faire naître un questionnement relevant d’une symbolique particulière, comme c’est déjà le cas à propos de certaines Klangbilder24. Il s’avère effectivement que certains instruments sont chargés de significations religieuses ou mythologiques comme la lyre justement, en relation avec le souffle divin ou la figure d’Orphée. Pourquoi donc la folie chez Trakl ? Même une incursion dans l’iconographie de la folie25 semble vouée à l’échec car la lyre n’y est nulle part représentée. Il semblerait que la filiation littéraire entre Hölderlin et Trakl puisse fournir des éléments d’explication plus probants ainsi que l’a fait remarquer Böschenstein. Ce dernier identifie Saitenspiel (lyre) et Wahnsinn (folie) comme deux termes-clés de la production hölderlinienne que Trakl aurait intégrés dans son langage en les combinant dans une image unique26. Ainsi, Trakl opère une recomposition originale à la croisée des langages romantique et expressionniste.

24D’une tout autre manière, l’image des « tristes guitares fluidifiées », si elle évolue dans un contexte a-musical – encore que l’élément aquatique puisse être facilement associé au flux musical27 – a paradoxalement été engendrée par un travail sur la musique de la langue. Nous faisons en effet l’hypothèse que dans cette image ternaire (traurige Guitarren rinnen) le verbe rinnen s’est imposé dans l’imaginaire du poète car il représente un « produit sonore », tel un accord bâti à partir des sons des deux éléments lexicaux précédents. La lecture musicalisante de ce vers est en outre motivée par le fait que Trakl semble – peut-être inconsciemment – procéder à un autre jeu sonore dans la mesure où Guitarre(n) se trouve être l’anagramme exacte de traurige. Bizarrement, l’abstraction musicale en jeu ici n’est finalement rien d’autre que le versant opposé de la musique auquel peut néanmoins aboutir une conscience artistique aiguë des possibilités musicales de la langue.

25Une dernière remarque s’impose quant à la richesse insoupçonnée de ces étonnantes Klangbilder. Tout ce qui vient d’être présenté peut être complété par une possibilité engendrée par l’abstraction musicale : celle d’une « déréalisation » de l’objet instrumental, pour faire écho à ce qu’évoque Laurence Tibi en parlant de l’instrument de musique capable, dans un texte, de devenir le symbole d’une idée28. À ce propos, l’image binaire « flûte de la lumière, flûte de la mort » dans le poème Métamorphose du mal tendrait vers cette interprétation dans la mesure où ni le son (timbre) de l’instrument, ni sa forme objectale ne permettent de justifier cette mise en relation poétique avec la lumière et la mort. Toute donnée physique et phénoménologique de la flûte est évacuée au profit d’une association absolue, pure, c’est-à-dire qui ne puisse se faire ni sur le mode de la correspondance ni sur celui de la métaphore. C’est que l’on trouve dans ce genre d’image l’exemple même ce qui a souvent fait dire à propos de l’écriture de Trakl qu’elle est hermétique, incompréhensible : peut-être que ce qui fait la beauté c’est justement ce qui échappe à toute appréhension par l’esprit, et peut-être que c’est grâce à ce retrait conscient de l’esprit que l’on entre le mieux en contact avec l’œuvre.