Colloques en ligne

Sophie Angot

L’instrument de musique dans l’œuvre de Pascal Quignard : un substitut du corps, intermédiaire entre la vie et la mort

1Sainte Colombe, dans Tous les matins du monde, retrouve sa femme perdue grâce à la musique, de même qu’Orphée charme Hadès par son chant afin de ramener son épouse Eurydice des Enfers. Le rapprochement entre les deux figures de musicien vient à l’esprit d’emblée, invitant à lire le roman de Pascal Quignard comme une variation sur un mythe ancien1, selon ce mouvement de retour aux sources antiques qu’affectionne l’écrivain. Mais une différence fondamentale apparaît entre le mythe d’origine et sa reprise, à savoir la fonction accordée à l’instrument de musique. La lyre, certes, est l’emblème d’Orphée, mais elle n’est présente dans le mythe que pour accompagner un chant qui concentre en lui l’essentiel des pouvoirs dévolus à la musique. Dans Tous les matins du monde au contraire, c’est la viole qui « chante » et c’est l’instrument lui-même qui paraît assurer le passage entre le monde des morts et le monde des vivants, ainsi que le suggère sa forme, qui rappelle celle d’une barque2. Ce statut particulier de l’instrument, Sainte Colombe le souligne lui-même à la fin du roman, au moment où il accepte pleinement Marin Marais pour élève et s’apprête à lui faire découvrir ses compositions3 :

Je vais vous confier un (sic) ou deux arias capables de réveiller les morts. Allons ! 
Il chercha à se lever mais s’interrompit dans son mouvement. ;
Il faut d’abord que nous allions chercher la viole de feu ma fille Madeleine. 

2Avant de confier à Marais les pièces que ce dernier brûlait d’entendre, ces « arias capables de réveiller les morts », Sainte Colombe « s’interrompt » en effet comme si une chose essentielle avait été oubliée. Le maître et le disciple vont alors chercher l’instrument sur lequel jouait la morte, ancienne amante de Marin Marais, et c’est la viole elle-même que les deux musiciens semblent ramener à la vie, comme le souligne le geste par lequel ils effacent les marques du temps et redonnent à l’instrument ses couleurs d’origine : « Monsieur de Sainte Colombe confia à Monsieur Marais la viole de Madeleine. Elle était couverte de poussière. Ils l’essuyèrent avec leurs manches ». Au moment où les deux gambistes se mettent à jouer et où « le chant des deux violes » s’élève, Madeleine, certes, demeure aussi insaisissable que l’était Eurydice ou Madame de Sainte Colombe, mais les musiciens « s’adress(ent) un sourire » par-delà leurs larmes et signent leur réconciliation, exprimant une forme d’apaisement face à leur deuil commun.

3Ce lien établi entre l’évocation d’un mort et le jeu instrumental n’est pas propre à Tous matins du monde. Le récit publié en 1991 semble au contraire amplifier un thème qui court en filigrane dans les précédents romans de Pascal Quignard et que l’on retrouve également dans ses œuvres ultérieures. Ainsi Laurence Guéneau, dans Les escaliers de Chambord (1989), devient musicienne après la mort de son frère et « s’ass(oit) à son Bösendorfer » pour « li(er) la nuit au jour, li(er) ceux qui vivaient à ceux qui étaient morts4 ». De même, elle joue des « barcarolles » après avoir rêvé de son frère mort passant d’une rive à l’autre du Lac de Genève, et annonce ainsi discrètement la barque en forme de viole qui emmène les morts dans Tous les matins du monde5. A son tour Charles Chenogne, revenu des Escaliers de Chambord (1986) dans Villa Amalia (2005), se trouve transporté « avec (s)es sœurs mortes (…) à Bergheim » lorsqu’il joue sur un piano Bösendorfer découvert dans une villa6. Enfin, dans Les solidarités mystérieuses (2011), on peut noter que c’est seulement après la mort de sa mère adoptive que Claire Methuen évoque le jeu de celle qui était aussi son ancien professeur de piano. Ce faisant, elle parvient à remonter des mains osseuses de la morte qu’elle venait, dans un geste d’adieu, de caresser7, aux mains bien vivantes et charnues de celle qui jouait « comme une grande interprète8 ». D’autres exemples encore pourraient être cités, où non seulement la mort dans sa généralité mais la figure d’un mort en particulier est étroitement liée au thème du jeu instrumental. A celui qui souffre de cette perte et ne peut s’en détacher, jouer d’un instrument permet alors une forme de retour à la vie, que l’on pourrait rapprocher de ce que l’on nomme aujourd’hui « travail de deuil ». Le « premier désir9 » qui revient à Laurence après la mort de son père est ainsi de « retravailler de façon rigoureuse le piano », ce qui lui redonne « un éclat qui avait manqué disparaître10 ». De même, M. de Sainte Colombe, grâce aux apparitions que suscite sa viole de gambe, devient « plus quiet » et « (a) au fond de lui, le sentiment que quelque chose s’e(st) achevé11 ».

4C’est ce pouvoir reconnu à l’exercice pratique de la musique, à travers l’instrument, que nous allons tenter de cerner. Parce qu’il est rattaché à la mort, mais permet également le retour à la vie, parce qu’il « met en relation » deux mondes et assure leur communication, nous avons qualifié l’instrument de musique d’« intermédiaire », prolongeant les suggestions présentes dans La haine de la musique, où il est associé à la figure d’Hermès, le dieu messager et psychopompe12. Dans cette perspective, il nous semble que le pouvoir détenu par l’instrument réside, pour Pascal Quignard, dans le rapport particulier qu’il entretient avec le corps, rapport pour lequel nous proposons le terme de « substitut ». C’est en effet parce que l’instrument de musique rappelle le corps, provient du corps, mais n’est pas le corps – puisqu’il peut s’en dissocier et « chanter » telle une « voix sans personne13 » – qu’il paraît apte à remplir cette fonction d’intermédiaire.

L’instrument à la croisée des règnes

Un bestiaire d’instruments sauvages

5Les instruments de musique présents dans l’œuvre de Quignard frappent d’abord par leur diversité. L’écrivain éprouve apparemment le même plaisir à évoquer les bêtes les plus étranges de la création et les instruments les plus variés. De roman en traité, on peut ainsi croiser : l’ensemble des claviers (piano, orgues, clavecin, harmonium…) ; des instruments anciens et parfois à peine sortis de l’oubli, tels l’orgue hydraulique, la lyre, la cithare, la viole de gambe, le luth et le théorbe… ; l’ensemble des instruments de l’orchestre dit « classique », avec une prédilection particulière pour les cordes ; des instruments exotiques – comme le qin chinois, sorte de cithare horizontale à sept cordes, évoqué dans La haine de la musique ; des instruments légendaires – tel le tambour de soie du chapitre VIII de Vie secrète, qui fait se noyer les amants ; voire des instruments parfaitement inconnus, tel cet hapax que constitue la « foendyr de Syrdon14 ». Plus qu’un simple plaisir de la dénomination insolite, cette volonté d’épuiser les possibles organologiques paraît correspondre à la quête des fonctions élémentaires de l’instrument, qui conduit également Quignard à s’interroger sur leur genèse. Aussi divers soient-ils, tous ces instruments conservent ainsi pour lui la trace de leur commune origine animale et sauvage.

6Quignard insiste notamment sur la provenance organique des matériaux dont sont composés les instruments de musique : il en va ainsi des « boyaux » des cordes, empruntés aux vaches et aux chèvres, de l’ « ivoire » des pianos, des « crins » des archets15… Cette provenance associe les instruments au corps de l’animal, corps mort la plupart du temps, sans que cette condition soit toujours remplie (ainsi de l’orgue composé de porcs bien vivants, évoqué dans le VIe traité de La haine de la musique). Rien n’est donc plus étranger à l’approche de l’instrument par Quignard que les machines électroniques qui émergent après la Seconde Guerre mondiale. Le seul instrument artificiel évoqué par l’écrivain, ce « clavier numérique extrêmement complexe » qu’acquiert Ann Hidden dans Villa Amalia, est précisément celui qui ne sera jamais joué, puisque la musicienne le « détest(e) aussitôt16 ».

7De même, le jeu instrumental apparaît comme un moyen pour l’homme de restaurer une part de sa sauvagerie originelle. S’il n’a aucun goût pour le poli et la performance technique dont sont capables les virtuoses, Quignard privilégie au contraire les interprètes qui communiquent une impression de force primitive ou élémentaire en jouant. Quel que soit l’instrument, le jeu décrit est énergique et même souvent – le mot se trouve dans plusieurs de ses descriptions – violent. Laurence Gaineau « joue avec rage », « droite et tendue », Ann Hidden, dans Villa Amalia, joue de manière « incroyablement brutale » et François-Marie Ridelsky, dit Rydell, dans L’occupation américaine « joue avec une violence qui ne se comparait à rien ». Ce jeu nous place donc du côté d’une certaine vitalité de l’interprète, qui semble presque, à la manière d’un chaman, s’approprier la vigueur de l’animal dont l’instrument est issu17.

8Cette sauvagerie que l’instrument porte en lui et que l’instrumentiste à son tour manifeste crée entre eux une attache singulière. L’instrument, lui-même issu d’un corps, engage alors le corps vivant de l’interprète comme peu d’autres activités.

Le corps marqué par l’instrument

9Quignard s’attarde tout particulièrement dans ses descriptions du jeu instrumental sur la position du corps devant l’instrument et les gestes qu’effectue l’interprète en jouant. L’instrumentiste cherche ainsi souvent à « faire corps », ou plus exactement à faire « un seul corps » avec son instrument, jusqu’à « coller » à celui-ci, comme le grand-père d’Ann Hidden, qui « avait le visage couché sur son violon18 » ou Sainte Colombe qui a « le torse penché sur l’instrument19 ». Le corps s’efforce apparemment de rejoindre l’instrument, notamment par le travail du « poids du corps sur l’instrument20 ». De plus, l’instrumentiste apparaît sans cesse en mouvement, avec des gestes amples mais néanmoins précis comme ceux d’un danseur ou d’un chasseur. Ainsi, dans l’évocation du jeu d’Ann Hidden au chapitre II de Vie secrète, de nombreux termes évoquent le saut ou la prise, « le haut du corps lanc(é) en avant », « les doigts à l’aplomb (…) comme un demi-cercle dont l’emprise paraissait (…) totale », le toucher « bondissant », mais également « violent (et) sec21 ». Le son instrumental est donc clairement rattaché au mouvement du corps qui le produit. Aux yeux de Quignard, l’interprète investi dans son jeu est alors celui qui ne craint pas l’impudeur ou le ridicule que peuvent entraîner de tels gestes. La métaphore qui associe les bras ouverts de Némie Satler à « la façon un peu cocasse dont les canards atterrissent ou se posent sur les rivières22 » ne vise ainsi aucunement à dévaloriser l’interprète, bien au contraire. Dans une perspective similaire, on peut relever la chute sur laquelle s’achève le portrait-charge que le gambiste Charles Chenogne fait d’un de ses collègues : « Je détestais Soloure, très beau parleur en musique ancienne mais dont l’archet avait tout de la louche et la viole tout de la soupière. Et il remuait. Pour tout dire, je l’admirais un peu23 ».

10Quignard est également attentif aux marques que le jeu instrumental laisse sur le corps humain : « les cals aux gras des doigts de la main gauche des gambistes24 », les « ongles coupés si ras25 » de la pianiste Laurence Gaineau, qui tranchent avec son élégance toute parisienne. Il note également que les mains de Madame Ladon, le professeur de piano de Claire Methuen, sont « très articulées, vraiment plus articulées que les nôtres », suivant l’impression que peut laisser la main travaillée d’un pianiste, où les muscles attachés à chacune des phalanges se dessinent distinctement. Cette déformation du corps par le jeu instrumental serait également, d’après la fable rapportée dans La haine de la musique, la raison pour laquelle Athéna rejette la flûte, lorsqu’en apercevant son reflet dans l’eau, elle constate qu’elle a « la bouche distendue, les joues gonflées, les yeux exorbités26 ». De même que l’instrument rappelle le corps de l’animal dont il est issu, le corps de l’instrumentiste porte donc à son tour les marques du jeu instrumental, comme si l’instrument s’imprimait en lui.

L’instrument dans le prolongement du corps

11L’instrument peut alors prolonger le corps de celui qui en joue au point d’en constituer le substitut. Charles Chenogne, dans Le salon du Wurtemberg se peint par exemple longuement en malade imaginaire, avant d’expliquer comment cette anxiété s’est progressivement transférée de son corps à ses instruments :

Mon hypocondrie changea définitivement de nature. Où que j’aille, ce n’était plus moi qui me sentais mal à la moindre averse, au plus petit bourgeon, mais les deux ou trois instruments que je transportais autant que je pouvais avec moi dans mon car Volkswagen. Le tendeur de la chanterelle chantait. Quelque chose de lointain et d’inquiétant vibrait. Le chevillier était-il fendu ? Ou le chevalet ? Ou l’âme ? Reste que quelque chose n’allait pas. L’anxiété obsédée de son corps comme un enfant d’une guêpe qui le suit était devenue instrumentale. Ce n’était plus des cardiologues, des dermatologues, des spasmologues, des astrologues que je consultais mais tous les archetiers et tous les luthiers qu’il m’était possible de découvrir27.

12L’instrument est ici de manière évidente « ce qui tient lieu » du corps de l’instrumentiste et permet à l’hypocondrie de se déployer sans limites. Mais cette fonction de relais ou de substitut du corps se manifeste tout particulièrement chez Quignard dans le domaine amoureux. L’attention ou le soin porté à l’instrument se révèle fréquemment être l’anticipation d’un contact plus intime, comme c’est le cas entre la pianiste Nemie Satler et le narrateur de Vie secrète, ou bien entre Marin Marais et Madeleine de Sainte Colombe. Le fait que Madeleine prête sa viole à Marin Marais dès son arrivée dans la maison de son père anticipe ainsi le mouvement par lequel elle se livrera au jeune homme quelques chapitres plus tard. Plus précisément encore, l’attention avec laquelle la jeune femme, au début du chapitre xiii, « essuie les gouttes de pluie sur la viole28 » de Marais annonce le geste par lequel, à la fin de ce même chapitre, elle « essuie(ra) » « (les) larme(s) qui coulent29 » sur le visage du gambiste, geste qui conduira précisément les jeunes gens à devenir amants. La reprise du même verbe appliqué à la viole puis au visage de Marin Marais souligne ici la fonction de relais assumée par l’instrument, qui conduit au corps désiré.

13L’instrument permet donc d’abolir dans l’œuvre de Quignard la distance qui sépare les corps humains, comme il efface la frontière entre corps animal et corps humain ou entre corps animés et inanimés (l’instrument étant issu du corps mort de l’animal). La fonction fondamentale de l’instrument est ainsi de s’établir à la croisée des règnes.

Nouvel Hermès

14Mais c’est avant tout entre le royaume des morts et celui des vivants que l’instrument sert de lieu de communication, comme le suggère une image située dans l’un des passages les plus tendres de Tous les matins du monde, en associant différents symboles de manière extrêmement resserrée. Au chapitre iii en effet, M. de Sainte Colombe est soumis aux colères répétées de sa cadette qui ne supporte pas que son père donne désormais des cours de viole à l’aînée, alors qu’elle est encore trop petite pour en bénéficier. Le musicien décide alors de faire confectionner par le luthier une réplique de viole de gambe, aux dimensions réduites de moitié. Cette demi-viole, Toinette la découvre un matin de Pâques, telle « une étrange cloche enveloppée comme un fantôme », et se voit comblée par ce cadeau au point de verser des larmes de joie. Derrière la fable qui semble inventer une origine à nos actuels « demi », « quart » ou « huitième » de violoncelle ou de violon, cette « viole-cloche-fantôme » concentre plusieurs aspects essentiels de la pensée de Quignard sur l’instrument. La petite viole semble de fait juxtaposer l’image de la vie et celle de la mort : le cadeau de Toinette est enveloppé dans un drap « comme un fantôme », mais se présente en même temps comme une cloche de Pâques, qui, selon la tradition, se tait pendant trois jours au moment de la mort du Christ, part à Rome chercher les « œufs de Pâques » et revient les apporter au jour de la résurrection. Toinette, dans le prolongement de cette découverte de l’instrument, est celle que la viole conduira plus tard au mariage et à la fécondité, puisqu’elle épousera le luthier Pardoux, qui lui donnera de nombreux enfants. Elle s’oppose en cela à sa sœur Madeleine, pour qui la viole sera synonyme d’amour et de mort. L’instrument de musique s’établit donc à la croisée des chemins qui conduisent à la vie et à la mort, et se voit associé autant à la souffrance ou à la « passion » au sens fort du terme qu’à la promesse d’une possible renaissance, liée en particulier à la succession des générations.

15Mais cet emprunt à une symbolique chrétienne ne doit pas conduire à rattacher l’instrument à la promesse d’une résurrection qui viendrait rappeler le « corps glorieux » annoncé par le credo catholique. L’instrument convoque les défunts, assure le retour à la vie, mais ne comble en aucun cas la perte causée par la mort. La musique ne ramène en effet que du « vent30 » et des « fantômes » auprès de l’instrumentiste endeuillé, évoquant par là même plus directement la conception antique des Enfers, habités d’« ombres errantes », que son équivalent chrétien. Le sentiment d’une perte irrémédiable accompagne ainsi toujours l’ombre des morts « hélés » sur terre par la musique, comme le signale un épisode du Salon du Wurtemberg, qui s’ouvre paradoxalement sur une absence de douleur au moment où celle-ci serait la plus attendue. Lorsque Charles Chenogne apprend la mort d’une femme qui l’avait hébergé alors qu’il était jeune homme, il est frappé non pas par cette mort elle-même, mais précisément par le fait que celle-ci « ne lui fait rien » :

Je confectionnais une couronne de fête avec des branches de sapin. C’était le 6 décembre. (…) J’étais en train de chercher à fixer la couronne au plafond quand le grelot de la sonnette retentit. Un facteur me donna un télégramme. « Tante Clotilde morte. Venez aussitôt. (…) »
Pour parler franchement, cette mort ne me fit rien. Même, je n’éprouvais qu’un sentiment de soulagement. « Clotilde, fille de Clovis, femme d’Amalaric, reine des Wisigoths ! » me répétais-je à moi-même, (…) rabâchai(s)-je durant une dizaine de jours. Je ne parvins pas à pleurer31.

16Mais l’épisode ne s’arrête pas là. Charles Chenogne sera de fait profondément affecté par cette mort bien des années plus tard :

Il a fallu à cette mort plusieurs années pour que je la pleure. C’est au Japon, à Kyoto, au terme d’un concert, alors qu’on m’offrait un bouquet de tulipes rosées et jaunes (…), que j’eus le désir de pleurer. Je touchais le velours satiné et rose et doré de ces grands pétales de tulipe quand je revis son visage, le vrai visage, point le visage mourant, de mademoiselle Aubier vivant, parlant, suçotant des Lolottes de Nevers et chantant des chansons du XVIIIe siècle. Alors je souffris vraiment32.

17Ce surgissement brusque du souvenir de la morte et le sentiment de deuil qui l’accompagne paraissent a priori aussi gratuits qu’inattendus. Ils sont liés à la musique – le narrateur précise que ce souvenir lui est venu « au terme d’un concert » au Japon – mais le lien entre musique et mort n’est pas clairement établi dans ce passage. On ne comprend le caractère exceptionnel du concert mentionné et la raison pour laquelle il fait revenir en mémoire l’ancienne hôtesse de l’interprète qu’en lisant une centaine de pages plus loin :

La viole de gambe semble fasciner les Japonais. J’allai quatre fois à Tokyo, à Kyoto, à Kobé. Moi-même je fus fasciné par leur grâce et leur terreur. Je les entendais m’écouter – et je commençais alors à apprendre les rudiments de la musique33.

18C’est donc parce que ce concert, qui reposait sur une fascination pour l’instrument, était cette fois de la « vraie musique », et se voyait marqué, du côté du public comme de l’interprète, par une intensité d’écoute particulière, qu’il a permis de faire revenir le souvenir de Melle Aubier. La musique aiguise cependant le sentiment de la perte au moment même où elle ramène le mort. Celui-ci fait en effet retour de manière étonnamment charnelle, par l’évocation de la peau et de la voix de Tante Clotilde chantant. Il n’en revient pas moins « en tant qu’absent » et fait ainsi coexister de manière extrêmement vive le sentiment d’une présence charnelle et celui de sa perte. Dans une perspective similaire, on note que Sainte Colombe et Marin Marais, lorsqu’ils convoquent Madeleine avec leurs violes, sourient et pleurent dans le même instant. L’instrument, tel un nouvel Hermès, fait ainsi communiquer le royaume des morts et celui des vivants, mais, en dieu antique, il accompagne et conduit les trépassés sans les ressusciter. Lié au thème du retour, l’instrument ne permet donc pas de rentrer en contact avec un arrière-monde que Quignard rejette sans ambiguïté.

19Si retour à la vie il y a, celui-ci se situe par conséquent du côté de l’instrumentiste lui-même, qui puise dans le jeu instrumental de quoi affronter le deuil et la perte, sans s’y abîmer à son tour. C’est tout particulièrement dans la perspective de ce « travail de deuil » que la fonction de l’instrument de musique est envisagée par Quignard dans une perspective singulière.

Instrument et travail de deuil

20Pour Quignard, le deuil contraint, à rebours du divertissement pascalien, à une confrontation directe avec la mort, voire à un redoublement volontaire de la perte subie. Les personnages qui, dans ses romans, cherchent à échapper à cette confrontation sont précisément ceux qui ne parviennent pas à faire leur deuil. C’est le cas par exemple du père de la petite Magdalena, qui meurt « absurdement34 » dans Villa Amalia pour avoir avalé de travers une cacahuète. La première réaction du père est alors de refuser la vue de son enfant défunt, mais ce refus le conduira à l’obsession de la morte :

Il ne se souvenait plus du corps de son enfant dans la mort. Il mendiait des détails. Avait-elle des blessures ou des ecchymoses ? Etait-elle aussi jolie qu’elle avait été ? (…) Il voulait en savoir plus sur ce qu’il n’avait su regarder vraiment.
*
Quand l’événement se réduit à son épreuve, aucune consolation ne console.
Aucun alcool, drogue, café, tabac, chimie, somnifère, n’apporte son aide.
Il faut que l’âme se tourne vers la souffrance, il est pour ainsi dire nécessaire qu’elle la subisse front à front, lui offre son temps, son abîme, sa détresse. Il faut qu’elle l’attire hors du corps. Il faut qu’elle la nourrisse d’autre chose que de soi. Il faut la tenter, lui lancer un appât, sacrifier un objet vers elle comme s’il s’agissait d’un être35.

21Le cas du père de la petite Lena aboutit dans cette page à une réflexion générale sur le deuil : Quignard affirme que la perte d’un être aimé ne saurait être surmontée qu’en étant répliquée par une forme de sacrifice, à la manière d’un rituel primitif et païen, où transparaît à nouveau le modèle de la chasse (voir les mots « la tenter », « lancer un appât »…)36.

22Cette épreuve par laquelle l’endeuillé affronte directement la mort s’accompagne également d’une analyse détaillée des impressions ressenties à l’approche du cadavre. Dans Rhétorique spéculative, Quignard insiste notamment sur le trouble d’ordre non pas visuel mais sonore qu’entraîne la confrontation avec le corps d’un mort. Il oppose alors le silence du mort à celui, volontaire, d’un être vivant qui refuserait de parler :

Le silence égalitaire et pour ainsi dire spécifique des vertébrés dans la mort est tellement moins riche, moins puissant, moins individué que le silence d’une femme vivante qui se tait soudain et se mure, d’un homme vivant qui tout à coup refuse de donner son sentiment. (…)
C’est ce silence propre au parleur qui disparaît quand nous nous trouvons devant un cadavre. Dans le mort la reticentia a cessé d’être volontaire. Et c’est cette découverte d’un silence qui n’est plus un refus de parler qui tout d’abord est insupportable en présence du corps des morts et qui nous plonge dans la douleur pétrifiée.
Un corps se tait.37 

23La dernière mention – « un corps se tait » – définit à proprement parler ce que l’observateur vivant ne peut supporter ni saisir devant le corps mort. Ce silence du mort ne correspond en effet pas à celui que Quignard loue à de multiples reprises, parce qu’il s’associerait à un surcroît de vitalité et de présence, mais signale au contraire une absence d’être, un vide qui est comme l’envers du vivant. A rebours de l’impression visuelle que laisse le cadavre, et qui peut se retourner chez Quignard – dans un mouvement qui rappelle celui d’« Une charogne » de Baudelaire – en une fascination pour la vie pullulante qui accompagne la putréfaction38, le silence du mort s’avère être la part irrémédiable de la perte.

24Le deuil tel que le conçoit Quignard comporte donc deux dimensions essentielles : il doit conduire à redoubler la perte sous la forme d’un sacrifice, mais également à se confronter avec l’évidement sonore de celui qui ne pourra plus ni parler ni chanter. L’instrument vient alors à la jonction de ces deux aspects : il renvoie d’une part à ce « sacrifice » nécessaire, précisément parce qu’il constitue une forme de corps second ; il permet d’autre part de rompre le silence du corps mort et de lui redonner par l’intermédiaire du souffle et du chant une « âme », quand bien même celle-ci demeure de nature exclusivement matérielle.

La dimension sacrificielle de l’instrument

25L’instrument, comme nous l’avons souligné, est pour Quignard avant tout un composé de corps morts. Ce constat est le point nodal à partir duquel l’écrivain développe toute une pensée de l’instrument de musique, qui déploie dans des directions multiples l’idée de sacrifice.

26Cette dimension sacrificielle marque tout d’abord la construction de l’instrument. Sa confection est en effet fondée sur la séparation, le tri et la répartition des os, des entrailles et des chairs, à savoir sur l’une des opérations essentielles du sacrifice, qui précède, dans l’antiquité grecque, l’offrande au dieu. Ce rite antique, Quignard l’évoque notamment lorsqu’il relate dans La haine de la musique l’origine mythique de la cithare. Hermès, l’un des dieux les plus proches des hommes, disjoint la chair de la peau et des os et offre sous la forme d’un instrument la part qui revient au dieu de la lumière et des arts :

Hermès vide la tortue, vole et met à cuire une vache, racle la peau, la tend sur l’écaille vidée de sa chair, enfin fixe et tire au-dessus d’elle sept boyaux de mouton. Il invente la kithara. Puis il cède sa tortue-vache-mouton à Apollon39.

27Hermès reproduit ici le rite du sacrifice tel que Prométhée l’avait institué, en réservant au dieu ce qui résulte de la séparation des os et de la chair, à savoir, dans la réécriture du mythe par Quignard, l’instrument de musique.

28Cette origine sacrificielle, loin d’être devenue inactuelle, travaille encore pour l’écrivain les sociétés contemporaines, le jeu instrumental apparaissant comme la poursuite de ce sacrifice initial. Ainsi, pour qui ignorerait qu’il dépeint le quatuor à corde, le fragment suivant pourrait tout à fait évoquer une cérémonie étrange à laquelle se livreraient des aruspices sur le corps d’animaux morts, ce que vient encore connoter le choix du terme « s’échiner » :

Le quatuor à cordes européen.

Quatre hommes en noir, avec des nœuds papillons autour du cou, s’échinent sur des arcs en bois, avec des crins de cheval, sur des boyaux de mouton40.

29L’abandon volontaire de l’instrument s’avère alors un moyen privilégié d’effectuer ce « redoublement de la perte » que Quignard appelle de ses vœux en cas de deuil. Ann Hidden vend ainsi ses trois pianos après avoir perdu son compagnon41 et Charles Chenogne renonce à la viole de gambe suite à la mort de son ami Seinecé. Dans la continuité de cette idée, des scènes récurrentes illustrent une véritable mise à mort de l’instrument, comme Tch’eng Lien qui « écrase42 » le luth et la guitare de Po Yan ou Sainte Colombe qui « fracasse43 » la viole de Marin Marais. C’est alors sur un mode paradoxal que l’écrivain poursuit un parallèle entre le corps et l’instrument, avec un vocabulaire qui, de manière inattendue, en viendrait presque à nos yeux à rappeler l’ascèse platonicienne ou chrétienne. Quignard formule par exemple l’idée que la musique est supérieure à tout instrument car elle passe, telle la vie, constamment de corps en corps. Comme le corps périssable, l’instrument est alors ce dont il faut pouvoir se défaire :

La musique ne réside pas dans les plus beaux des instruments. Elle ne réside pas davantage dans les pires. Les instruments de musique les plus appropriés à la musique sont ceux qui touchent sans doute, mais dont on peut perdre l’usage, comme les corps qui enveloppent les hommes44.

30Le lien consubstantiel entre instruments et corps se retrouve donc dans ces lignes, mais sur un mode négatif, qui en souligne la commune insuffisance et fragilité.

31La pensée de l’instrument chez Quignard se déploie alors en un sens qui n’est pas sans évoquer une forme de spiritualisme. L’écrivain esquisse en effet à de multiples reprises le rêve d’une musique qui serait incorporelle ou « an-instrumentale ». Cet idéal ne peut être poursuivi qu’à l’aide d’une forme de renoncement ou de privation volontaire qui rappelle le sacrifice de son corps et de soi-même conduisant à l’appréhension d’un monde spirituel supérieur dans certaines traditions religieuses. Elle aboutit à une forme de dévalorisation de l’instrument, qui apparaît comme le revers de sa valorisation dans l’optique d’un rite de sacrifice. Charles Chenogne affirme ainsi, au moment où il abandonne la viole : « Les instruments ne sont que des accessoires, seule la musique est une chose merveilleuse. (…) Chaque morceau hèle un instrument qui n’existe pas45 ». Dans une perspective similaire, Quignard est fasciné par son ancien professeur, qui croyait jouer du piano lorsqu’elle ne faisait que passer mentalement en revue les partitions. Lire la partition sans la jouer permettrait de fait pour l’écrivain de retourner à cette « source de la musique (qui) n’est pas dans la production sonore » mais dans « cet Entendre absolu qui la précède dans la création » et se passe de tout instrument. La musique se trouve alors repoussée vers une limite qu’elle ne peut atteindre et définie comme un « rêve pour l’oreille » auquel aucun instrument ne saurait rendre justice. Comme « l’enveloppe » charnelle et périssable des hommes, le « corps » de l’instrument est destiné à disparaître au profit d’un monde immatériel supérieur, d’essence non pas religieuse, mais musicale.

L’instrument : un corps qui ne se tait pas

32A rebours de cette tension vers une forme particulière d’immatérialité musicale, et suivant l’art des tours et retours propre à l’écriture quignardienne, l’instrument, dans le cas du deuil, permet de « revenir sur terre » en redonnant de manière « pneumatique » et matérielle une âme au corps mort. Le corps instrumental s’avère être alors une forme de corps second, d’essence supérieure.

33Cette supériorité réside d’abord dans le rapport au temps propre à l’instrument. A la différence des corps humains, l’instrument s’embellit et s’ennoblit en traversant les époques :

Alors que l’âge sur les bois, les pierres, les monuments, les toiles, les violes de gambe, procure une espèce de profondeur, de gravité et de patine – et qui ajoute à leur conservation la beauté de la durée et une plus ou moins médusante valeur que l’avenir sans cesse accroît -, il laisse sur les corps des hommes quelque chose qui fait horreur, et qui est à peu près le contraire de la conservation46.

34L’instrument, par-delà la mort des corps individuels, permet à cet égard de rétablir la continuité des générations. C’est sur l’orgue familial que Charles Chenogne retrouve par exemple ses ancêtres au moment où il se rend à Bergheim, sa ville d’origine. Il rend alors « hommage » « à (s)on père » et « à tous ceux dont (il) port(e) le nom47 » en jouant de cet « orgue ancien à deux claviers (et) seize registres » dont eux-mêmes avaient joué et qui remonte à la Renaissance italienne.

35Mais plus fondamentalement, c’est parce que l’instrument possède une voix et un souffle48, quand bien même il est un composé de corps morts, qu’il peut apparaître comme une figure du corps non pas ressuscité, mais réanimé, au sens étymologique du terme. Il est de fait ce qui « chante » en l’absence de la voix, et fait à nouveau « sonner » ces corps qui se sont tus après avoir été sacrifiés lors de la confection de l’instrument de musique. Sainte Colombe retrouve ainsi la « voix de contralto49 » de la femme qu’il aimait en jouant de cette viole à laquelle il a lui-même ajouté une corde grave et qui lui évoque les « hanches et (l)e grand ventre » de celle « qui lui avait donné deux filles50 ». Cette conception essentiellement vocale de l’instrument explique d’ailleurs la prédilection de Quignard pour les instruments à cordes. Tous les instruments ont cependant tendance chez lui à rejoindre cette vocalité primordiale. Evoquant le piano, instrument à percussion pourvu de « marteaux », c’est ainsi l’idée de « legato » que l’écrivain privilégie, qu’il évoque la « grande lenteur mélodique rayonnante51 » du jeu d’Ann Hidden ou le « légato perpétuel » auquel se livre Laurence Gaineau, où « il n’y a avait jamais une note laissée à elle-même, détachée, libre. Pas de vide où un son s’isolât, vînt se perdre ou surgir52 ».

36L’instrument revêt alors une fonction d’ordre magique, où l’on retrouve cette dimension chamanique évoquée plus haut :

Les instruments à cordes dans la matière même de leurs éléments tentaient les esprits des voix perdues et la forme même des os, des corps ou des peaux. Tout son ranime de la mort, restitue la merveille du souffle à des corps désertés par le souffle. Tout détourne du silence divin. La musique est faite pour tenter le vivant. Art qui ramène dans son filet les esprits de l’air53.

37Ces vertus magiques (voir les mots « merveille », « tenter », « esprit des voix », « esprit de l’air »…) s’expliquent pourtant de manière toute matérielle, puisqu’elles renvoient à la composition même de l’instrument. Le jeu instrumental inverse en effet l’œuvre du sacrifice : à rebours de la mort par laquelle « un corps se tait », il redonne une voix au corps défunt. C’est de cette manière qu’il permet le travail de deuil, associant le sacrifice nécessaire à la rupture du silence.

Rituels instrumentaux et religiosité musicale

38Cette capacité à transformer l’inanimé en animé explique alors la fonction quasi religieuse que peut revêtir l’instrument chez Quignard et qui s’articule de manière singulière avec son refus de tout rite et de toute religion.

39L’écrivain précise en effet explicitement, lorsqu’il évoque sa mort dans La haine de la musique :

aucun rite ne sera observé. Aucun chant ne s’élèvera. Aucune parole ne sera prononcée. (…) Pas d’embrassades, de coqs égorgés, de religion, de morale. Même pas les gestes qui sont de convention54.

40Le refus de tout ce qui peut rappeler les anciens rites funéraires et évoquer la religion est donc ici formulé sans ambiguïté. Pourtant, l’instrument et le jeu instrumental n’ont de cesse chez Quignard de s’entourer de sacré, comme si l’écrivain réalisait une sorte de transfert vers la pratique musicale des fonctions assumées antérieurement par les rites collectifs et religieux. La viole de gambe de Madame de Pont-Carré est ainsi révérée par Sainte Colombe à l’égal d’une « idole » et le jeu instrumental se voit lui-même fréquemment soumis à des prescriptions dont la précision rappelle l’ordonnancement d’un rituel. C’est par exemple en ces termes que Quignard rapporte la manière dont il convenait en Chine ancienne de jouer de la « cithare à sept cordes » :

Il fallait se coiffer selon la manière secrète et se vêtir selon la règle afin de ne pas démériter de l’instrument ancien.
Il fallait attendre que le désir de jouer devînt irrépressible.
A ce moment, le musicien se purifiait les mains, allumait les baguettes odorantes, se saisissait de la cithare, la plaçait sur la table rectangulaire, le cœur faisant exactement face à la cinquième marque de la table de résonance55.

41Tous les aspects évoqués, l’habillement, le détail des gestes, la dimension de purification, la manière de disposer le corps, et jusqu’à la répétition des « il fallait », contribuent à donner à ces lignes la tournure d’une règle religieuse, qui viendrait définir et fixer une pratique rituelle. L’organisation symbolique de l’espace (la « cinquième marque de la table de résonnance » à laquelle le cœur doit faire face) paraît également apparenter l’instrument à une sorte de temple en miniature. Le mot de « rituel » et de « règle » se trouve d’ailleurs lui-même employé par Quignard dans d’autres ouvrages, notamment lorsqu’il évoque dans Villa Amalia cette « tradition familiale » de l’adieu en musique :

Par tradition familiale (sa mère faisait ainsi, son grand-père maternel faisait ainsi, son père avait dû se soumettre lui aussi à cette règle particulière, elle avait aussi vu sa grand-mère faire de même dans l’appartement de Rennes), on faisait ses adieux au piano. Chaque famille a ses rituels très vite inintelligibles. On posait les valises l’une à côté de l’autre dans l’entrée, on mettait sur elles le manteau ou l’imperméable et – sur l’imperméable – le chapeau, on se mettait au piano et on jouait une pièce pour dire au revoir. On n’embrassait pas. On s’enfuyait alors sans un mot alors que l’espace résonnait encore de musique56.

42On retrouve à nouveau dans ce passage, par la précision et le caractère réglé des gestes, comme l’insistance sur une forme de permanence à travers les générations, le caractère rituel de la pratique musicale, à ce moment singulier que constitue l’adieu. Autour de la musique se déploie donc bel et bien chez Quignard une forme de religion de substitution, qui encadre le pouvoir propre à la pratique instrumentale de compenser l’absence et la perte. L’aspect frappant de ces rituels est cependant leur usage strictement familial et privé. Comme il le répète à de multiples reprises57, l’écrivain rejette en effet toute forme institutionnalisée de rituel musical – au premier rang desquels le concert – de la même manière qu’il rejette tout rite collectif transmis par la tradition. C’est autour de l’instrument seul et de la pratique musicale en solitaire que doit s’ordonner pour Quignard le rituel musical.

Réminiscences romantiques ?

43Malgré les tensions qui la traversent, l’approche de l’instrument propre à Quignard laisse ainsi apparaître une cohérence profonde. Fonctionnant comme un substitut du corps, l’instrument joue un rôle d’intermédiaire et se situe à l’interface de domaines apparemment inconciliables : l’animé et l’inanimé, l’humain et l’animal, le corporel et l’immatériel, l’aspiration au rituel et le rejet du collectif… Ce faisant, il fonctionne comme un espace de communication, qui permet en particulier d’accompagner ce moment transitoire que constitue le deuil. En s’appuyant sur les mythes et les symboles livrés par la tradition européenne et extra-européenne, mais également sur son expérience personnelle de la pratique instrumentale, qui transparaît dans la finesse de certaines observations, Quignard forge ainsi une synthèse originale et singulière concernant la fonction des instruments de musique.

44La question de la filiation esthétique dans laquelle se situe l’écrivain n’en reste pas moins ouverte. Elle conduit à s’interroger sur le rapport de Quignard à l’esthétique romantique et à conclure sur un ultime paradoxe, qui traverse l’ensemble de ses réflexions sur la musique.

J’appelle musique romantique européenne tout ce qui fut écrit de 1789 à 1914. Cette musique est devenue intégralement inaudible, sentimentale, scandaleuse, désormais planétaire, multipliée électriquement, essentiellement belliqueuse. Les larmes de la nostalgie à l’endroit de la terre des pères coulent des yeux de Frédéric Chopin, de ceux de Richard Wagner, de ceux de Giuseppe Verdi58.

45S’il y a bien une constante dans les déclarations de Quignard au sujet de la musique, c’est le rejet du répertoire romantique. La musique que privilégie l’écrivain s’étend inversement de Schütz à Schubert59, de même qu’elle inclut l’ensemble de la musique contemporaine. Pourtant, son approche de l’art musical ne correspond pas au cadre esthétique des compositeurs qu’il convoque. Rien n’est plus étranger à Quignard que l’esthétique formaliste qui a dominé la musique contemporaine dans les décennies d’après-guerre et selon laquelle l’art des sons ne vaudrait que par sa cohérence interne. L’écrivain n’arrime pas non plus la musique au système général de la représentation, comme l’ont fait les théoriciens de la période baroque en posant les cadres d’une rhétorique musicale. C’est en réalité de l’esthétique romantique elle-même que nous semblent dériver les idées principales de l’écrivain sur la musique, telles qu’elles apparaissent à travers son approche du jeu instrumental. En ébauchant quelques parallèles, on peut ainsi noter que le Sainte Colombe de Quignard, par la valeur consolatrice qu’il attribue à la musique et par le rejet marqué de toute musique de cour, semble plus proche d’un personnage de musicien fictif comme celui de Berglinger60, romantique s’il en est, que de son modèle historique ; que la vocalité sur laquelle Quignard fonde toute son approche et qui le conduit à associer la musique à un en-deçà ou un au-delà de la langue, privilégiant l’intonation sur le contenu sémantique, évoque plus les idées rousseauistes – pour ne rien dire de leur multiples prolongements outre-Rhin – que celles de Monteverdi ; que la dissociation radicale du sonore et du visuel qu’opère Quignard61, et le lien étroit qu’il établit de ce fait entre musique et obscurité, musique et continu, font écho à certains textes fondateurs de l’esthétique romantique, comme les Fantaisies sur l’art de Tieck et Wackenroder, ou les pages consacrées à la musique dans LeMonde comme volonté et comme représentation ; que les rites musicaux qu’esquisse l’écrivain se situent dans la continuité de la fonction religieuse accordée à la musique à l’époque romantique, quand bien même ils font davantage penser aux cultes domestiques et privés développés par Schumann qu’aux cérémonies du Festspielhaus de Wagner. Cette figure de compositeur la plus honnie par Quignard62 – Wagner et la synthèse des idées et techniques romantiques qu’il représente – est néanmoins celle que les thèmes et les images mobilisés par l’auteur de Boutès évoquent le plus fréquemment, qu’on songe à l’association réitérée entre musique et eau, qui fait bien souvent penser aux premières pages de l’Or du Rhin, à cette voix de contralto de la femme de Sainte Colombe qui surgit des Enfers et rappelle Erda, à cette manière de rattacher la musique au passé enfoui des origines, qui fait écho aux thèmes du Vaisseau fantôme, ou même à cette « grande lenteur mélodique rayonnante63 », qui rappelle la quête wagnérienne du continu et dont la « mélodie continue » n’est qu’un des aspects.

46A nos yeux, le rejet de la musique romantique que réaffirme fréquemment Quignard est donc proche de la dénégation, tant la révolution esthétique accomplie à la fin du xviiie siècle et poursuivie tout au long du xixe siècle imprègne encore profondément sa pensée. Pourtant, dans cette reprise masquée, involontaire ou inconsciente des thèmes romantiques, Quignard se différencie de la pensée romantique par un élément crucial, à savoir le souci de rattacher à un substrat matériel et corporel des idées auparavant rapportées à l’intuition ou à l’espérance d’un arrière-monde. C’est également en ce sens que l’approche de l’instrument par Quignard nous semble remarquable. L’insistance sur le rapport au corps et l’ancrage dans les aspects concrets de la pratique instrumentale lui permettent en effet d’apporter un regard neuf sur la fonction consolatrice reconnue à la musique, et d’éclairer la forme spécifique de retour à la vie que le jeu instrumental permet. Qu’un des romans de l’écrivain consacré à un instrument oublié ait à son tour – suivant un scénario esquissé dans Le salon du Wurtemberg64 – permis son retour à la vie témoigne d’ailleurs de la puissance d’évocation avec laquelle l’auteur de Tous les matins du monde s’est emparé de ces motifs.