Colloques en ligne

Berkiz BERKSOY et Engin BEZCİ

Appropriation de la Guerre de Troie dans la pensée et la littérature modernes turques

Introduction

1Il est fort significatif pour nous que ce colloque se tienne au mois de mars, puisque nous avons commémoré, en Turquie, il y a trois jours, l’anniversaire de la bataille de Gallipoli, l’un des épisodes de la guerre des Dardanelles, dans la ville de Çanakkale qui constitue, dit-on, le théâtre du « choc des civilisations » il y a plus de trois mille ans. L’événement que constitue la guerre de Troie représente à la fois un héritage et une continuité. À cet égard, une étude qui cherche à comprendre sa perception et réception dans la pensée et littérature modernes turques s’est imposée à nous, héritiers des terres où elle aurait eu lieu.

2L’affrontement entre les deux civilisations grecque et troyenne sur les terres anatoliennes, au XIIe siècle av. JC, est un drame humain par excellence malgré les dignes et divins acteurs. Toutefois, l’Iliade d’Homère, née 450 ans après, est une œuvre au-dessus de tout peuple, croyance et histoire. Elle nous importe d’autant plus qu’Homère y relate une histoire de guerre comme les autres pour honorer l’être humain dans le combat. L’Iliade nous fascine car l’homme y est pourvu des qualités extraordinaires - puissance, pureté, beauté, bonté, détermination, justice, sagesse, sérénité – qui l’érigent au rang de dieu. L’expression de « combat homérique » renvoie aux affrontements prestigieux dictés par l’« honneur », valeur noble justifiant la guerre en vue de la défense de la patrie.

3Nous n’avons pas focalisé notre attention sur la cause réelle de la guerre de Troie décrite sur le site de l’UNESCO et nous nous contenterons de souligner le mot « Dardanelles » : le site invoque en effet « la forte rivalité commerciale entre Troie et le royaume marchand de Mycènes, l’enjeu étant le contrôle du détroit des Dardanelles et le commerce lucratif avec la Mer noire1 ». Nous n’avons pas cherché à approfondir la question de la responsabilité des Achéens ou des Troyens.

1. Dernières recherches archéologiques sur Troie

4Notre recherche ne se range pas aux derniers constats des recherches archéologiques, historiques, linguistiques sur la cité de Troie, qui doit les débuts de son historicité à Schliemann, qui a marché sur les traces d’Homère et creusé sous ses pas. Selon Joachim Latacz, de l’université Basel en Suisse, d’innombrables scientifiques fidèles à l’identification culturelle et politique de tout l’Europe2 à Troie poursuivent depuis le VIIIe siècle av.JC. leurs recherches.3 Car, disait-on,4 Énée avait fui Troie avec son fils Ascagne et son père Anchise et s’était réfugié en Italie où il devint indirectement le fondateur de la deuxième Troie romaine, qui, mille ans après, s’appropriant les terres de la Grèce, a fait des anciens vaincus des vainqueurs.

5Certains chercheurs déclarent leur méfiance à l’égard des récentes découvertes faites dans la cité de Troie VIIa, parmi lesquelles une réserve d’eau, structurée sous forme de grottes-tunnels longs de 1090 mètres, datant du IIe millénaire (XIIIe siècle) av. J.-C. Cette découverte a été faite par l’archéologue allemand Manfred Korfmann à la suite des recherches de son collègue turc, Tahsin Özgüç, expert dans le monde des Hittites. Elle démontre concrètement l’accord, passé entre le roi des Hittites Muwattali II (1290-1272 av. J.-C.) et Alaksandu, roi de Wilusa, et rédigé en langue hittite. Elle mène à la conclusion que la cité Wilios d’Homère est la même que la cité dite Wilusa. De mars à juin 2001 à Stuttgard, de juillet 2001 au février 2002 à Braunschweig et enfin cette même année à Bonn5, donc dans les trois villes d’Allemagne, Korfmann a fait connaître aux scientifiques son exposition « Troie entre rêve et réalité » intitulée « Moi, Wilusa, Je suis anatolienne ».

2. Courant néo-helléniste

6Nous, les Turcs, avons certes hérité du sol anatolien, mais contrairement aux Européens, nous n’avons pas hérité de la conscience grecque, ni du paradigme littéraire issu de la guerre. Notre étude ne vise pas de ce point de vue à accabler de mépris les écrivains turcs, qui, dans les années 1912-15, s’inspirant des néo-classiques Moréas, Barrès, Maurras, se sont d’abord essayés au dilettantisme de l’esthétique néo-helléniste et s’en sont éloignés ensuite à la suite de la guerre des Dardanelles et la guerre d’Indépendance.

7L’un des intellectuels charmés par Homère était Yahya Kemal (1884-1958), qui fut surnommé plus tard « Le poète d’İstanbul ». Il devint le porte-parole du néoclassicisme autour  de 1912.  Sorti en 1908 de l’École libre des Sciences politiques à Paris, il enseignait l’histoire des civilisations et la littérature occidentale et turque à la Faculté des Lettres de l’Université d’Istanbul. Yahya Kemal donnait à lire à son cercle d’étudiants brillants et talentueux, les œuvres de Maurice de Guérin (Le Centaure, La Bacchante) ; les Souvenirs d’enfance et de jeunesse d’Ernest Renan, sans oublier sa Prière sur l’Acropole. Et La Cité antique de Fustel de Coulanges était lue aussi bien à Istanbul qu’à Paris. Yahya Kemal leur recommandait en particulier Dans le sillage d’Ulysse, album odysséen de Victor Bérard, spécialiste d’Homère. Et les Poèmes antiques de Leconte de Lisle6.

8En ce qui concerne le courant neo-hélléniste, Yahya Kemal rapporte dans ses mémoires7, qu’il avait l’ambition de construire une poésie s’inspirant directement du patrimoine littéraire gréco-latin qui avait nourri tous les pays européens, dont la France, et qu’il fallait, pour ce faire, s’éloigner de l’influence arabo-persane qui avait imprégné le goût turc depuis des siècles. L’autre pionnier du néo-hellénisme, Yakup Kadri, dont Yahya Kemal fait la connaissance à son retour à İstanbul juste avant l’éclatement des guerres des Balkans en 1912, trouve en lui un camarade de route. Les paroles de Yahya Kemal résume bien leur idéal commun : « Nous avons partagé le même rêve : passer de l’Iran à la Grèce. […] Pour comprendre toute l’Europe, il fallait commencer par les Grecs. Géographiquement, […] nous en sommes les héritiers. C’est la religion qui nous a empêchés d’adopter cet héritage8. ». Publiant, en 1913, un premier article sur le néo-hellénisme intitulé « Un dialogue », Yakup Kadri considère Homère comme « l’événement le plus important de l’histoire de l’humanité9 » et déplore de l’avoir découvert si tardivement. Les articles en faveur du néo-hellénisme de Yahya Kemal et de Yakup Kadri s’ensuivent, mais, dans le contexte politique des guerres des Balkans et des Dardanelles, des réactions et polémiques ne tardent pas. Partisan le plus ardent du front anti-néo-helléniste, Ömer Seyfettin va jusqu’à écrire une nouvelle fort satirique dont les personnages principaux, créés manifestement à l’image de Yakup Kadri et de Yahya Kemal, sont dépeints comme des traîtres10. Les défenseurs du néo-hellénisme, qui soutiennent activement la Lutte nationale (1919-1922) et la guerre d’indépendance livrée contre la Grèce, semblent éviter d’en parler en de tellescirconstances, de crainte de s’afficher comme ceux qui exaltent la littérature d’un pays contre lequel on est en guerre. Mais cet esprit refleurira sous d’autres formes après la fondation de la république de Turquie en 1923.

3. Mouvement Anatolie bleue

9Certes, nous admettons la diffusion et l’empreinte en Asie Mineure, de l’esprit grec, d’un certain art de vivre, d’une sagesse propre aux Épicuriens ou Stoïciens, à l’époque hellénistique, suite aux conquêtes d’Alexandre le Grand. Cette réception a d’ailleurs trouvé un écho dans les œuvres des écrivains de la jeune République turque, qui avaient une perception occidentale de la notion de « nation » et cherchaient à évaluer le rapport entre littérature et histoire. Ces écrivains-là, « munis de toute la nostalgie historique et géographique11 » de l’Anatolie, ont établi le lien entre la culture grecque et les réalités de leur vie sociale, produisant des œuvres pétries de valeurs occidentales à partir années 1950, surtout dans les années 1970.

10Effectivement, ce n’est qu’à la fin du XIXe siècle que s’éveille, dans la Turquie ottomane engagée dans un processus d’occidentalisation, un intérêt particulier pour la littérature gréco-latine : les grands maîtres tels Homère, Xénophon, Plutarque, Aristote, Virgile, Horace, Sophocle sont publiés en turc ottoman sous forme d’extraits choisis. Pendant la période républicaine, l’enjeu principal des cadres progressistes qui voulaient créer une « Renaissance turque » a été de déployer des efforts pour implanter la culture humaniste via la traduction d’œuvres occidentales, à commencer par les œuvres antiques. Car c'était la voie qui, à l'exemple de la Renaissance européenne, conduirait au renouvellement intellectuel. Ce dernier, à côté de divers facteurs déterminants, fut dans une large mesure l'œuvre des traducteurs.

11Cet idéal donne naissance à la création, en 1940, d’un Bureau de traduction [Tercüme Bürosu], rattaché au Ministère de l’Éducation nationale qui, en vingt-six ans, a mis à la disposition des lecteurs turcs plus de mille ouvrages appartenant aux cultures et littératures occidentales et orientales. Conformément à cet idéal humaniste, parmi les treize premiers ouvrages traduits en 1941, sept furent de la littérature grecque antique, qui occupait une place privilégiée après la littérature française. C’est dans ce contexte qu’a vu le jour une traduction de l’Iliade digne d’Homère, réalisée par Azra Erhat et A. Kadir12 qui étaient, avec Sabahattin Eyüboğlu, les précurseurs et idéologues du mouvement Anatolie bleue né, donc, au contact des œuvres antiques et des études philologiques sur les civilisations anatoliennes :

Mettant en avant l'appartenance au sol anatolien considéré comme le « berceau des civilisations », la pensée anatoliste a essayé de créer une identité turque par accumulation des divers héritages du patrimoine culturel de toutes les civilisations anatoliennes. Pour les adhérents de cette pensée, il ne s’agissait nullement d’importer les valeurs occidentales pour une construction identitaire en perdant sa particularité. Au contraire, c’est l’Occident qui a importé des anciennes civilisations anatoliennes ses composants culturels, artistiques et philosophiques. Et les habitants de Turquie, héritiers de ces civilisations telles que les Hittites, les Troyens, les Sumériens, les Ioniens, les Grecs, les Byzantins, les Seldjoukides, les Ottomans, etc., allaient arriver à réconcilier par leur appartenance au sol anatolien, les valeurs de l’Occident avec l’identité nationale et culturelle en Turquie13.

C’est à ce titre que Sabahattin Eyüboğlu, dans son article intitulé « L’Iliade et l’Anatolie », considérait Homère comme le fils de l’Anatolie et faisait de l’Iliade une légende anatolienne que nous ne connaissions pas vraiment :

Considéré comme le père des tous les poètes du monde, Homère, dont le souffle règne comme une brise printanière, même dans les mers du Nord, […] est un enfant anatolien. Troie ! Troie infortunée qui se situe juste en face d’Anafartalar14, sujette naguère encore aux colonisateurs, se trouve dans des terres mouillées par le sang du peuple anatolien15.

12Bien que le grand public n’ait véritablement découvert l’Iliade d’Homère et la guerre de Troie qu’au XXe siècle, l’histoire fabuleuse des Turcs et des Troyens remonte en fait au Moyen-Âge.

4. Les « Turcs troyens » : du mythe à la réalité

13Dans ses Essais, au chapitre XXXVI du livre II, Montaigne rend hommage à Homère en le citant parmi les trois « excellents hommes » qu’il juge au-dessus de tous les autres. Quoiqu’il accorde sa prédilection à Virgile qu’il connaît mieux qu’Homère, il rend justice à ce dernier en précisant que Virgile tient sa « suffisance » de son ascendant grec, qui lui a fourni corps et matière pour la « divine Énéide ». Et il salue l’auteur de l’Iliade et de l’Odyssée comme un « maître d’école », soulignant ainsi la grandeur d’Homère :

Et à la vérité, je m'étonne souvent, que lui qui a produit, et mis en crédit au monde plusieurs déités, par son autorité, n'a gagné rang de Dieu lui-même. Étant aveugle, indigent ; étant avant que les sciences fussent rédigées en règle, et observations certaines, il les a tant connues, que tous ceux qui se sont mêlés depuis d'établir des polices, de conduire guerres, et d'écrire ou de la religion, ou de la philosophie, en quelque secte que ce soit, ou des arts, se sont servis de lui, comme d'un maître très parfait en la connaissance de toutes choses16.

14De ce fait, il faudrait, selon Montaigne, nommer Homère « le premier et le dernier des poètes » « suivant ce beau témoignage que l'Antiquité nous a laissé de lui, que n'ayant eu nul qu'il pût imiter avant lui, il n'a eu nul après lui qui le pût imiter17. » En effet, le prestige du poète est si grand que plusieurs villes ioniennes, comme Smyrne, Chios, Cymé ou encore Colophon, se sont disputé son origine. Région historique du monde antique, Ionie est située entre Phocée (Foça en turc) et Milet, dont le centre est la ville actuelle d’Izmir (Smyrne), non loin de Troie homérique aujourd’hui dans les territoires de la ville de Çanakkale où ont eu lieu les batailles de Çanakkale, baptisées en Europe « batailles des Dardanelles », au début du XXe siècle, entre les Occidentaux et les « barbares d’Asie », évoquant la guerre de Troie.

15 Les rapports des Turcs avec Troie et Homère ne se limitent sans doute pas à ce fait. En parlant du prestige de ce dernier, Montaigne écrivait :

Qui ne connait Hector et Achilles ? Non seulement aucunes races particulières, mais la plupart des nations, cherchent origine en ses inventions. Mahumet second de ce nom, Empereur des Turcs, écrivant à notre Pape Pie second : Je m'étonne (dit-il) comment les Italiens se bandent contre moi, attendu que nous avons notre origine commune des Troyens : et que j'ai comme eux intérêt de venger le sang d'Hector sur les Grecs, lesquels ils vont favorisant contre moi18.

16Disons, d’emblée, qu’il s’agissait d’une lettre fictive, comme on en voyait circuler fréquemment à l’époque, puisque ni les archives ottomanes ni celles du Vatican ne conservent ce document. Un érudit comme Montaigne n’a certainement pas inventé cette anecdote puisque le Moyen-Âge et la Renaissance, surtout après la chute de Constantinople, abondaient de thèses de toutes sortes relatives à l’origine des Turcs, selon lesquelles les Troyens seraient les ascendants de ces derniers. Ces interprétations laissent entendre d’une part, l’assonance du mot « Turc » avec « Teucer » et ses variations – « Teucrus », « Teucros », « Teucroi » ou « Teucris »19 – et d’autre part, l’hostilité héréditaire entre les Turcs et les Grecs.

17L’idée s’avère pour la première fois dans la Chronique de Frédégaire20 écrite au VIIe siècle et dans La Gesta Francorum, récit anonyme de la Première croisade écrit au XIIe siècle par un chevalier y ayant pris part. Selon la Chronique de Frédégaire, les Turcs évadés après l’invasion de Troie par les Grecs, se seraient installés dans les steppes eurasiennes, de l’Ukraine à l’Altaï, et les Francs, dans la Pannonie (la Hongrie actuelle) et la région de Rennes. Nicole Gilles, auteur des Annales et chroniques de France21 rédigées dans les années 1490, écrit à son tour que, hormis les Grecs, presque tous les peuples européens, Français, Allemands, Anglais, Romains, Autrichiens et Turcs, sont issus de Dardanos, fils de Jupiter, et que les Turcs sont les descendants de Turcos, petit-fils de Priam. Guillaume de Tyre, historien des croisades au Moyen Âge, au XIIe siècle, reprend la thèse de Frédégaire : les Turcs sont un peuple d’origine troyenne. Quoique cette thèse semble être abandonnée à la fin du XIIIe siècle, pour Vincent de Beauvais également, l’origine des Turcs remonte à Turcos ; Beauvais prétend que les Turcs et les Francs sont des cousins. Antonin de Florence, auteur de Chronicon22, faisant référence aux propos de Beauvais, relatifs aux Turcs et Francs de Troie, rapporte que selon certains auteurs, les uns et les autres sont une même nation. L’un des premiers à nommer « troyens » les Turcs est le chancelier de Florence, Salutati. Dans une lettre écrite en 138923, il félicite Tvrotko, roi de Bosnie, d’avoir triomphé des Turcs, et qualifie ces derniers de Phrygiens et Troyens. Quant à l’Allemand Felix Fabre, au XVe siècle, il conteste les thèses précédentes qui prétendent que les Turcs viennent de Teucer, fils de la princesse troyenne Hésione et du grec Télamon. Selon lui, les Turcs ont pour ancêtre Troilos, fils de Priam ; ils sont de vrais Troyens, convertis plus tard à l’islam, et devenus ennemis menaçant le monde chrétien. Certains écrivains du Moyen-Âge ont même dit que les Turcs étaient renvoyés par Dieu pour venger Troie. Le voyageur catalan Pero Tafur, lors de son passage à Constantinople en 1437, avait consigné qu’une rumeur selon laquelle « les Turcs se vengeront de Troie »24 courait dans les rues byzantines. L’humaniste italien Mario Filelfo raconte, dans son œuvre poétique intitulée Amyris, la vie de Mehmet II et sa conquête de Constantinople, ainsi que ses conquêtes en Grèce. Il accuse les Grecs de cette défaite, et exprime son mépris vis-à-vis des pays latins de n’avoir pas pu s’unir contre les Turcs. Il met également l’accent sur les origines troyennes de ce grand conquérant et présente cette défaite comme une victoire de la justice.

18Dans le contexte des lettres fictives circulant en Europe, il faut aussi évoquer celle signée par Mehmet le Conquérant, étant considéré alors comme « descendant et vengeur des Troyens », qui a osé humilier le pape. Le mythe que nous avons relaté plus haut, selon lequel l’origine des Turcs remontait aux Troyens, avait été forgé par certains Européens. D’autres, comme le pape Pie II, refusaient cette thèse. Selon Pie II, les Turcs n’avaient rien à voir avec les Troyens. Ils étaient plutôt un peuple primitif et barbare venu de Scythie de l’Est. Son interprétation comportait un enjeu politique important : le but primordial était vraisemblablement de consolider l’alliance chrétienne contre la menace turque. À cet égard, il est intéressant de noter que le pape avait rédigé un texte, pendant sa retraite à Sienne (entre le 31 janvier et le 10 septembre 1460), en réponse à la lettre fictive du Sultan que Montaigne mentionne dans les Essais. Selon la chercheuse Marie Vialon, il aurait écrit ce texte d’une cinquantaine de pages « pour signifier aux États et aux princes chrétiens, qui veulent commettre l’irréparable alliance avec les Turcs, que seul le souverain pontife a le droit et le pouvoir de remettre la couronne impériale »25. D’après Vialon, le pape y invite Mehmet II à se convertir au christianisme et lui promet, en retour, de devenir l’empereur de la Grèce et de l’Orient, et même des terres dont il s’était emparé par la force. À notre connaissance, cette longue lettre, qui se trouve dans les archives du Vatican, n’a jamais été envoyée au sultan Mehmet II.

19Quant aux sources ottomanes, il n’y a presque aucune indication sur les rapports des Turcs avec les Troyens, sauf l’œuvre de Kritovulos, chroniqueur officiel de Mehmet II. Kritovulos rapporte que, lors de la conquête de Mytilène, le sultan a visité les vestiges de la ville de Troie, recherché les sépultures d’Achille et des autres héros mentionnés dans l’Iliade. Il a exprimé son admiration pour les héros de la guerre qui avaient eu l’honneur d’être immortalisés par un poète comme Homère. Il aurait dit aussi :

Après tant d’années, Allah m’a permis de prendre une revanche sur cette ville et ses citoyens. J’ai vaincu leurs ennemis et repris leur ville. Les Grecs – Macédoine, Thessalie, Morée [Péloponnèse] – l’avaient déjà conquise. Moi, bien des années plus tard, j’ai puni leurs descendants de nous avoir traités, nous autres Asiatiques, avec mépris à cette période-là et aussi plus tard26.

20On attribue des propos identiques à Mustafa Kemal Atatürk, fondateur de la République turque, commandant des armées pendant la guerre gréco-turque (1919-1922). Après la bataille de Dumlupınar, la dernière de la guerre d’Indépendance livrée contre les Grecs, il aurait dit à un officier : « À Dumlupınar nous avons pris aux Grecs la revanche de Troie ».27

21Peu importe la véracité des propos tenus tout au long de l’histoire, soit par les Européens, soit par les Turcs. La vérité est que, pour différentes raisons, on a souvent rangé les Turcs aux côtés des Troyens, bien qu’ils n’aient eux-mêmes jamais recherché leur origine chez les Troyens.

22Néanmoins, il nous semble qu’à l’origine de la sympathie des Turcs pour les Troyens, il y a surtout l’identité asiatique partagée, l’ennemi commun, les Grecs, et l’appartenance au sol anatolien. L’intitulé de la tragi-comédie de Güngör Dilmen (1930-2012) Troya içinde vurdular beni [On m’a tué dans Troie] illustre bien l’identification en question : il nous renvoie à la chanson populaire « Çanakkale içinde vurdular beni » [On m’a tué dansÇanakkale], composée pour être chantée pendant les guerres des Dardanelles. En définitive, les batailles des Dardanelles comme la Lutte nationale s’identifient, dans l’imaginaire collectif turc, à la guerre de Troie. En effet, que ce soit du temps des Troyens ou de celui des Ottomans, le point de mire est toujours l’entrée par le détroit d’Hellespont en mer de Marmara, voie conduisant à Constantinople qui domine les deux continents. Cela étant dit, pour nous autres Asiatiques, habitants de la terre anatolienne, la guerre des Dardanelles, puis la Lutte nationale turque font, de ce point de vue, que la guerre de Troie a continué.

23Pourquoi les pays européens occupants comme la France, l’Allemagne, l’Italie, l’Angleterre, auraient-ils permis à la marine grecque d’aller se baser à Istanbul si vraiment – comme ils l’avaient annoncé – ils s’étaient abstenus de prendre parti ?28 Eh bien, parce que la Grèce, au nom de ses intérêts et de sa politique pan-helléniste, était prête à combattre, quitte à renvoyer à jamais l’impardonnable gouvernement turc pour protéger l’Europe contre le danger asiatique, pour garder saine et sauve la civilisation unique afin d’établir pour une bonne fois la paix en Orient.29

24En effet, les paroles du roi Constantin prononcées en juin 1921 suite à la défaite d’İnönü II, avaient pour but d’immortaliser la « Grande Idée » (Mégali Idéa) :

Soldats ! […] Je suis fier de vos combats déterminés dans la lutte nationale du peuple. […] Vous êtes sur la terre sacrée juste ici, là, en train de vous battre pour l’idéal grec qui a créé la civilisation unique et adorée par le monde entier. […] Soldats ! Par ce devoir même, par l’amour pour une Grèce unie et indivisible, tous, vous vous adonnez entièrement à ce grand et immortel idéal. […] Que Dieu bénisse notre guerre légitime !30

25Lorsque l’armée grecque, suite à la défaite d’İnönü II, commence à se retirer pas à pas vers Dumlupınar, le deuxième champ de bataille le plus célèbre après Troie, elle se replie en urgence pour finalement évacuer Gallipoli et toute la Thrace le 30 novembre 1922. De fait, les forces italiennes et françaises, voyant la déroute complète des Grecs et la balance pencher en faveur des Turcs, abandonnent également le siège des territoires sud et sud-ouest de la Turquie.31

26En tant qu’héritiers des Troyens, nous nous permettons d’insister sur un point particulier qui ne nous a pas laissés indifférents au cours de notre recherche. Dans les divers documents français ou anglais que nous avons consultés, nous avons été témoins d’un parti-pris en faveur du héros Achille. Par exemple, selon Fernand Robert, Achille était le motif unificateur par lequel, disait-on, Homère montrait soit le désastre achéen, lorsqu’Achille n’allait pas en guerre, soit la victoire achéenne, lorsqu’il était de retour32.

5. « Notre Iliade » ou une littérature de guerre

27En ce qui concerne l’appropriation de la guerre de Troie dans la littérature moderne turque, ce sont les œuvres produites durant la guerre des Dardanelles et la Lutte nationale qui reflètent le plus l’essence de la guerre de Troie, cette matière que nous avons définie au tout début au moyen de ses caractères constitutifs et invariables. Nous donnons, dans notre bibliographie, une liste de ces œuvres entrelaçant l’histoire et la fiction imposant le fameux combat33.

28Une plongée dans la littérature française du XXe siècle nous a permis de confirmer une intuition antérieure. Car, dans le Hors-Série du Figaro34 de juin 2013 intitulé Ceux de 14. Les Écrivains dans la Grande Guerre, le directeur de la rédaction, Michel de Jaeghere, dit dans son éditorial que les livres de ces écrivains-là permettaient de percevoir et d’atteindre « la vérité supérieure », et qu’ainsi la guerre de 1914 était devenue l’Iliade des Français35. Selon de Jaeghere, cette vérité s’est imposée à la mémoire des Français « comme le conservatoire de la peur et du courage, de l’héroïsme des humbles et du sacrifice des sans-grade, de l’horreur de la guerre moderne et des prodiges du dévouement, de l’aveuglement des états-majors et de la fraternité des combattants. » Il termine son article en se référant à Homère, qui, selon de Jaeghere, « n’avait connu que par ouï-dire les épisodes de la guerre de Troie » et « n’avait pas assisté lui-même à ce moment où Zeus avait fait tomber sur ses héros une pluie de larmes de sang ».

29Durant les combats de la Lutte nationale où les unités turques, rivalisant d’ardeur, faisaient face aux unités grecques dans une lutte acharnée, Mustafa Kemal, le commandant général des armées turques, était présent sur la ligne de tir aux côtés de ses soldats. C’est pour leur rendre honneurs qu’il avait demandé aux écrivains qui l’accompagnaient sur le front d’écrire les événements vécus36. Effectivement, ces événements ont suscité toute une production littéraire contemporaine de leur déroulement37. Ces œuvres puisent leur fond, leur matière, leur forme et leur genre dans une époque exceptionnelle, celle de la genèse d’une nation, d’un pays ; elles régénèrent la littérature traditionnelle de la fin du siècle précédent, lui ouvrent un nouvel horizon dit « littérature turque de l’époque de la République ». Cette dernière va se développer à travers la prose.

30Yahya Kemal dit dans Edebiyata Dair38 [De la littérature], l’une de ses œuvres posthumes, combien il regrette qu’il n’y ait pas eu chez les Turcs des peintres ayant représenté, chacun à sa manière et à chaque époque, chaque ville de l’Anatolie, afin de laisser aux Turcs un héritage leur permettant de se rappeler à tout moment leur grande et profonde histoire, à l’instar des pays d’Europe.

31Selon Yahya Kemal, si l’Islam interdit la peinture figurative, il n’interdit pas la littérature. Cependant, les Turcs, héritiers des littératures perse et arabe, se sont à leur insu privés des Belles Lettres latines et grecques qui continuent encore au vingtième siècle à illuminer l’humanité. À ses yeux, les seules nations à avoir bien réussi sont celles qui ont préservé l’héritage de la littérature gréco-romaine. Quant aux Turcs, ils sont totalement passés à côté de ce moyen de préserver leur mémoire39.

32Selon nous, tout en relevant d’une fine stratégie, l’idée de Mustafa Kemal d’encourager l’écriture des événements vécus durant la guerre des Dardanelles et la Lutte nationale fut, par sa nature même, un moteur de création, avec des romans comme Ateşten Gömlek40 [La chemise de feu] traduisant la vie et la face intérieure de l’être humain. Elle fut la grande inspiratrice d’une littérature grâce à laquelle la Turquie a conservé la mémoire de la folle gloire des années 1920.

33La guerre de Troie, en tant que guerre de défense de la patrie, habite donc l’esprit des écrivains turcs. Les écrivains des années 1920-22, comme le poète Yahya Kemal, le romancier Yakup Kadri, le nouvelliste Refik Halit et la romancière Halide Edib, engagés aux côtés de Mustafa Kemal, avaient mis leur plume au service de la libération du pays. L’Empire ottoman était en guerre depuis 1912 avec les pays des Balkans, et depuis 1914 avec les puissances de l’Entente. L’Empire avait été affecté, au niveau national, par des luttes de pouvoir, et au niveau international, par la Première Guerre mondiale, qui avait partagé le pays entre l’Angleterre, la France et l’Italie. Sorti de ces conflits vaincu, épuisé, découragé, rebuté, appauvri et handicapé, le peuple turc s’était retrouvé plongé dans une longue nuit de dépression. Très peu de gens pensaient alors que la Turquie pourrait résister à l’épreuve et gagner son indépendance par ses propres moyens41. De nombreux intellectuels étaient partis en Anatolie, pour rejoindre et encourager le peuple. Le seul idéal était de sauver la patrie, comme les Troyens l’avaient fait, de l’emprise des ennemis alliés contre eux42.

34Ces premiers écrivains du début du XXe siècle sont donc ceux qui ont vécu l’expérience incommunicable du conflit, les cruautés de la Guerre d’indépendance. Ayant mis de côté l’esthétique néo-helléniste, ils ont transformé par leur talent leurs observations en véritable témoignage et ont produit de grandes œuvres. En première ligne ou à l’arrière, ils ont observé ceux et celles qui ont vécu la Lutte nationale. Sans céder à l’auto-apitoiement, ils ont nourri une littérature vivante, défendant l’espoir. Ils ont participé à une littérature qui fut, en conséquence, inévitablement idéaliste, porteuse de clichés et de lieux communs43.

35Ces œuvres célèbrent les valeurs guerrières de courage et de bravoure. Les héros sont d’une grande humanité et embrassent toute une gamme d’émotions : colère, douleur, trahison, deuil, haine, amour, vengeance, pardon. Halide Edib et Yakup Kadri, les deux romanciers de la guerre des Dardanelles et de la Lutte nationale, ont produit dans les années 1920 des œuvres marquantes, lues encore aujourd’hui. Ils sont considérés, avec quelques autres, comme les premiers écrivains de la période de la République44. Ils ont successivement transmis les états d’âme et les motivations de l’homme ; ils en ont fait une épopée45.

36C’est cette épopée46 qui nous permet de considérer leurs œuvres comme notre Iliade ; c’est grâce à elle que s’imposent à notre mémoire des batailles faites par de brillants officiers, guerriers comparables à Hector. Leur héroïsme fut épaulé par de braves paysans, des femmes, des Mehmetçik, ces pauvres et modestes soldats nés au cœur de l’Anatolie, qui ont rejoint l’armée, prêts à mourir pour la patrie.

37La romancière Halide Edib a publié, en feuilleton, en 1922, son roman Ateşten Gömlek [La chemise de feu] dans le quotidien İkdam. Les critiques anglais et américains, en particulier, l’ont qualifié d’épopée, d’œuvre faisant ressentir au mieux l’esprit de la nouvelle Turquie mais qui, simultanément, traite des sentiments humains universels47.

38Sodom ve Gomore de Yakup Kadri, roman publié en 1928, fut traduit en français par René Marchand en 1934, et parut aux éditions Eugène Figuière sous le titre Leïla Fille de Gomorrhe. Il y raconte la ville d’İstanbul sous occupation étrangère, et traduit l’opposition des mentalités. C’est la fin de la Première Guerre mondiale, et l’Empire ottoman garde le silence face aux occupants. Les jeunes filles turques flirtent avec les soldats anglais. Les jeunes hommes turcs, sans penser à l’indépendance, fréquentent les soirées. Très peu de gens sont prêts à se battre pour la liberté de la patrie. Nous nous permettons ici de traduire, parmi les lignes et paragraphes supprimés dans la traduction française, celles où figurent les mots « Troie », « Achille » et « Hector » :

La traîtrise, la tyrannie, à présent devenues un serpent à moitié écrasé se glissant sur ces terres, le faisaient complètement enrager au lieu de calmer sa furie. Le jeune homme [Necdet] comprenait alors plus qu’à tout autre moment pourquoi Achille, le vainqueur, après avoir attaché au char de victoire la dépouille mortelle d’Hector, avait maintes fois contourné les remparts de Troie en la traînant par terre ; pourquoi enfin, n’ayant pas pu émousser sa colère, il était monté en haut d’un rocher et s’était mordu les poings48.

39Publié en 1932, un autre roman de Yakup Kadri, Yaban [L’Etranger] traite de la situation d’un officier ayant quitté la guerre mutilé, et vivant à présent dans un village anatolien. Cet officier à qui il manque un bras est un intellectuel kémaliste. Il se retire dans le village, suit la guerre à partir des journaux. Il tient un journal et essaie de faire le point sur ce qui se passe dans le monde des paysans qui se plaisent à servir le notable du village, propriétaire de leurs terres. L’officier affronte les réalités de la vie anatolienne de l’époque, et les paysans, avec l’arrivée des soldats grecs ennemis dans leur village, saisissent l’importance des avertissements qu’il leur avait donnés.

40Quant à la poésie moderne, dès le lendemain de la fondation de la République, elle commence à se nourrir de la mythologie grecque découverte plus tôt à travers Homère. Selon Konur Ertop, à l’origine de cet intérêt pour la mythologie grecque, il y a surtout des traductions de bonne qualité des épopées homériques en turc parues après 195049. Quoi que nous n’ayons pas eu le courage d’aller parcourir toute la poésie de la période républicaine pour voir comment elle utilise des figures de l’imaginaire de la guerre de Troie, hormis Salih Zeki Aktay, dernier représentant du néo-hellénisme dans les années 1930, qui semble consacrer toute sa poésie à la connaissance et diffusion de la mythologie grecque, il faut particulièrement mentionner les poètes du Premier Renouveau et ceux du Second Renouveau, mouvements poétiques qui ont marqué la littérature turque dans les années 1940-1970. Notons avec Mehmet Can Doğan, poète et chercheur éminent, que les recueils Où est-elle Antigone (1961) et Tragédies (1964) d’Edip Cansever, ainsi que Ulysse bras attachés (1962), Sur la mer nomade (1970) La mort de la barque (1970) et surtout le long poème Les chevaux devant Troie de Melih Cevdet Anday sont des œuvres d’une certaine sensibilité humaniste, qui traitent des questions existentielles à travers les éléments et figures mythologiques50. L’univers de la guerre de Troie continue toujours à nourrir l’imaginaire des poètes turcs : récemment Hüseyin Haydar, dans son poème intitulé « Mon âme est avec toi »paru le 15 février 2014 dans le quotidien Aydınlık, évoque seulement en deux vers Hector qui s’est battu pour Troie pour sauver la paix, comme Ulysse l’a fait en se battant pour la Grèce. Dans ces deux vers, Haydar a voulu réveiller dans la pensée turque l’image du cheval de Troie :

Je ne t’ai jamais quittée, jamais, / Tu es ma patrie, n’es-tu pas ma mère ?/ […]/ Ô toi l’odeur de mère, le sein du ciel regorgeant de lait / Je ne t’ai jamais trahi, jamais. /[…] Le bouclier d’Hector, pourrait-il jamais trahir / le muscle du bras d’Hector ?51

41Le titre de plusieurs ouvrages récents comporte le toponyme « Troie », employé au sens propre du terme, renvoyant à la spécificité et à l’identité de sa région. Le récit de la guerre varie en fonction du genre littéraire choisi, du contexte politique et culturel dans lequel l’œuvre s’insère, en fonction des sentiments nationalistes ou patriotiques des auteurs, et au gré de leur fantaisie.

42Certains réinterprètent la guerre de Troie elle-même, comme L’Histoire tragique de Troie, ville des purpurins [Erguvan Kenti Troya’nın Acı Öyküsü52] ; certains recherchent la réponse à la question posée pour la première fois, il y a cinq-cents ans, par les Européens : Les Troyens étaient-ils des Turcs ? Un mythe d’hier, d’aujourd’hui, de demain53. Nous avons découvert aussi des livres de voyages relatant les histoires d’amour mythologiques, comme De Troie à l’Ionie [Grèce hellénistique]. Géographie des amours mythologiques54.

43Une partie de ces ouvrages porte sur la conquête de Constantinople par Mahomet II, Fatih Sultan Mehmed, et relie cette conquête à la guerre de Troie. Parmi eux, La vengeance de Troie. Sultan Mehmet le conquérant et les aspects inconnus de la conquête d’Istanbul55, ouvrage sur lequel nous nous sommes beaucoup appuyés dans la partie « Du mythe à la réalité » de cet article. La pièce de théâtre, Troie me manque56, a comme toile de fond Troie reconstruite neuf fois et l’Odyssée, pour raconter la vie d’un intellectuel en parallèle à une histoire de crime.

Conclusion

44Depuis le désastre d’Hiroshima en 1945, il n’existe plus de « combat homérique ». Défense de la patrie, honneur, noblesse du sang, sont considérés comme des symboles primitifs et mythologiques de l’humanité. Notre époque ne veut plus d’un Achille ou d’un Hector qui serait mort pour l’honneur, pour l’amour de sa patrie, pour la sauver.

45Le culte de l’argent, dont les adeptes sont plus nombreux que jamais, a chassé des esprits toutes les valeurs fortes pouvant rendre les êtres humains civilisés. Ainsi a-t-il rendu obsolète la tragédie d’Hector57 considérée partout dans le monde comme un anachronisme. On ne rencontre plus dans les ouvrages les qualités fascinantes, les traits universels qui, destinés à édifier l’homme, à lui offrir la vérité de son existence, faisaient les grandes œuvres.

46À notre époque, l’homme est amputé d’une part constitutive de son unité. Le pragmatisme, l’opportunisme, limitent son intelligence et la rendent superficielle, faisant d’elle le jouet d’un cheval de Troie – l’expression s’entend en toute langue : le cheval de Troie du profit.