Colloques en ligne

Irene Aguilà-Solana

Nouvelles réflexions sur les traductions et la réception des œuvres de Sade en Espagne

1La présente analyse a comme point de départ les articles de Rafael Ruiz (1992), Lydia Vázquez (2002) et Concepción Pérez (2009) touchant certains aspects des ouvrages de Sade traduits en espagnol. On s’est efforcé ici de compléter, réviser ou actualiser quelques-unes de ces informations tout en proposant de nouvelles réflexions sur ce sujet. Pour cela, nous avons eu recours aux catalogues des bibliothèques et surtout à celui dressé par Francisco Lafarga en 2014 quirecense les traductions publiées en Espagne de textes français depuis 19751. D’emblée, nous constatons que Sade compte près d’une centaine d’entrées parmi les neuf cents qu’enregistre ce répertoire. Ce chiffre témoigne en soi de l’importante présence des ouvrages sadiens traduits dans la langue de Cervantès pendant cette période de temps ; en revanche, avant 1975, Sade était presque inexistant dans la bibliographie espagnole2. L’une des raisons de ce foisonnement éditorial, qui a largement contribué à la diffusion de l’œuvre sadienne, est l’ouverture qui caractérise le début de la transition démocratique en Espagne dans le dernier quart du XXe siècle. La langue espagnole, comme les langues co-officielles (le catalan, le galicien et le basque), et le dialecte asturien se sont concurrencées pour enrichir de leurs versions le panorama littéraire du pays. Toutefois, cela va de soi, le nombre des ouvrages traduits en langue officielle dépasse celui des titres publiés dans les autres langues. Il faudra, par exemple, attendre dix ans après le début de la transition constitutionnelle pour que la première traduction en catalan apparaisse, quelque vingt ans pour lire les premières traductions en l’asturien et en basque et, enfin, plus de trois décennies pour trouver en librairie Sade en galicien. Dans cette étude, nous nous arrêterons d’abord sur les aspects quantitatifs autour des titres les plus traduits, que ce soit dans les domaines littéraire, philosophique ou politique, ou bien parmi les textes qui relèvent de la sphère intime. Ensuite, nous analyserons quelques éléments des paratextes iconiques et textuels ayant joué sur la réception de l’auteur.

Les œuvres

2Il conviendrait de se pencher ici sur tous les écrits de l’auteur qui ont été traduits en Espagnependant l’espace de temps considéré dans cette étude. Précisons d’abord les œuvres sur lesquelles les différentes langues du pays ont misé. Les maisons d’édition catalanesont parié pour les titres culte : Justine o Les dissorts dela virtut3 (1985, 1994, 2014) et La Filosofia al tocador (1990) et, plus récemment, en 2008, pour Crims del’amor. Relats heroics i tràgics precedits d’una Idea sobre les novel·lescontenant Faxelange o Els errors de l’ambició, Florville iCourval o El fatalisme, Roderic o La torre encantada, Ernestina et Eugénie de Franval. En Galice, il a fallu attendre 2006 pour lire Os crimes do amor, réunissant A dobre proba, Faxelange ou Os erros da ambición, Florville e Courval ou O fatalismo, et MissHenriette Stralson ou Os efectos da desesperación. En 2014, deux nouveaux titres sont venus s’ajouter : Justine ou os infortunios da virtude et As 120 xornadas de Sodoma ou A escola do libertinaxe. Quant au basque, les seuls textes traduits sont Justine edo Bertutearen zorigaitzak (1997) et Filosofia apaingelam (2001). En ce qui concerne l’asturien, il n’existe, pour le moment, que la version de La Filosofía nel salonín (1995).

3En considérant maintenant l’ensemble des ouvrages du marquis qui ont été traduits en espagnol, celui qui a connu le plus de traductions de 1974 à 2014 est l’histoire de Justine4. Un total de vingt-deux5versions, intégrales ou fragmentaires, déclinent des titres composés du seul prénom de la jeune fille (soit Justine soit Justina), de son prénom et du sous-titre (Justina o Los infortunios de la virtud, 1985 ; Justine o Les dissorts de la virtut, 1985 et 1994 ; Justine o Las desventuras de la virtud, 1991 ; Justine o Los infortunios de la virtud, 1994, 2003, 2012 ; Justine ou os infortunios da virtude, 2014), ou encore du seul sous-titre (Los Infortunios de la virtud, 1977, 1978, 1983, 1995, 1999, 2000 ; Las Desventuras de lavirtud, 1981). L’adjectif « nueva » [nouvelle] n’apparaît que dans deux versions : La Nueva Justine (1998) et La Nueva Justine o Las desgracias de la virtud (2003). Finalement, d’autres titres réunissent les prénoms des deux sœurs (Justine y Juliette, 2009 ; Epopeya de Justina y Julieta), mêlant ainsi leurs aventures. Parmi les éditions de Justine, nous trouvons des extraits dans des recueils dont les titres ciblent un public aux intérêts hétérogènes. Celui de 1976, La voluptuosidad en el sufrimiento, signé Roland Gagey6, souligne des mots-clefs de l’imaginaire sadien. Pour ce qui est de l’édition de 1997, elle insère un passage de Justine sous la rubrique La obra maestra de la filosofía [Le chef-d’œuvre de la philosophie] contenue dans un volume au titre incendiaire : Elogio de la insurrección. L’année suivante, en 1998, un extrait du roman est recueilli par contre au sein d’une publication au titre tout à fait aseptique : Sade (1740-1814). Quelques fois, Justine a été traduite à côté d’autres œuvres aux contenus épineux comme peuvent l’être La Filosofía del tocador(2000), Ernestina (2003), ou Juliette o el Vicio ampliamente recompensado(2012). Or cette association ne s’avère pas toujours appropriée comme, lorsqu’en 1974 (et dans les rééditions de 1978 et 2004), Los Infortuniosde la virtud précède El Presidente burlado, fabliau où la critique lancée par Sade prend un ton gai et des allures farcesques.

4La seconde œuvre ayant connu le plus d’éditions en Espagne est La Philosophie dans le boudoir qui, reproduite de façon intégrale ou partielle, compte seizeversions7 de 1975 à 2014. C’est le roman de Sade qui a eu le plus de traductions aux langues co-officielleset dialectales: la première, en catalan (LaFilosofia al tocador, 1990), la deuxième en asturien (La Filosofia nel salonín, 1995) et enfin en basque (Filosofia apaingelam, 2001). Quant aux titres du roman, la version de 1977 s’appelle La Filosofía en el tocador bien que celle de 1980 ajoute le sous-titre que lui donne l’écrivain : La Filosofía en el tocador o Lospreceptores inmorales. D’autres fois, les traductions de l’ouvrage prennent des titres aguicheurs grâce à l’emploi de mots relevant du champ lexical de l’érotisme : Instruir deleitando o Escuela de amor (19808), Filosofía de alcoba o Los maestros libertinos (1991). La Philosophie dans le boudoir fait partie aussi de recueils variés. Les éditeurs espagnols d’Escritos filosóficos y políticos (1975) et d’Elogio dela insurrección (1997) intègrent le cinquième dialogue de La Philosophie dans le boudoir sous les titres respectifs de Franceses, ¡un esfuerzo más ! et de Franceses, un esfuerzo más si queréis ser republicanos. De même qu’un parallèle peut être établi entre cet extrait et le moment où ce roman parut en France9, ce recueil paraît en février 1975, à un moment où Franco était encore en vie, mais où sa santé fragile laissait prévoir un dénouement proche – le caudillo devait mourir au mois de novembre. Après une dictature qui avait duré quarante ans, publier un pamphlet intitulé Franceses, ¡un esfuerzo más ! ne pouvait que faire sens aux « Españoles » et les inviter à rêver à des temps nouveaux. En outre, le titre du passage retenu pour l’édition catalane de 1997, Franceses, un esfuerzo más si queréis ser republicanos, laissait éventuellement transparaître un souhait catalaniste d’indépendance, la Catalogne aspirant depuis longtemps à devenir un pays de plein droit au système républicain plutôt que monarchique.

5Les Cent vingt journées de Sodome ou l’École du libertinage a eu onze versions espagnoles10. La première édition est de 1978 et conserve le titre complet du roman : Las ciento veinte jornadas de Sodoma o La escuela del libertinaje. L’une des traductions de 1991 renverse l’ordre des syntagmes, comme le fera après celle de 2006 : Escuela de libertinaje o Los ciento veinte días de Sodoma. Pour les versions de 1980 (2 traductions), 1983, 1991, 2006 et 2012, les éditeurs préfèrent le titre raccourci tout en alternant les substantifs « días » [jours] et « jornadas » [journées]. Afin d’attirer l’attention des possibles lecteurs, l’édition de 2002, sous le nom piquant d’Academia de orgías, propose, sur la couverture, un sous-titre alléchant : « Conocían todos los vicios del Mundo y pusieron una escuela de perversión sexual ». Disons aussi qu’il existe un choix de passages de ce roman sadien dans le volume Sade (1740-1814) en 1998.

6L’Histoirede Juliette a pu être lue en espagnol pour la première fois en 1977. Nous comptons dix versions11 de l’ouvrage jusqu’en 2009. La plupart du temps, le nom de l’héroïne est conservé en français : Juliette (1977, 1989), Juliette o El vicio recompensado (1991), Historia de Juliette (1998, 2003), Juliette o Elvicio ampliamente recompensado (2003), Juliette o Las prosperidades del vicio (2009). Une seule fois, le nom de la jeune fille est traduit : Historia de Julieta o La prosperidad del vicio (1993). Sur ces dix versions, trois n’offrent que des extraits : La ilustración olvidada : la polémica de los sexos en el siglo XVIII (1993), Elogio de la insurrección (1997), sous le titre « Sobre el asesinato » [À propos de l’assassinat], et Sade (1740-1814) en 1998. Enfin, en deux occasions, les romans des deux sœurs ont été couplés : Justine o Los infortunios de la virtud. Juliette o El vicio ampliamente recompensado (2003), Nueva Justine o Las desgracias de la virtud. Historia de Juliette, su hermana (2003).

7Traduits pour la première fois en 1971, Les Crimes de l’amour comptent sept versions12 sous le titre littéral Los Crímenes delamor ; et ont été, on l’a vu, traduits aussi en catalan et en galicien. Si tous les recueils ne contiennent pas les mêmes nouvelles, ils reprennent en général les onze récits : La Condesa de Sancerre o La rival de su hija, Dorgeville o El criminal por virtud, La Doble prueba, Ernestina, Eugénie de Franval, Faxelange o Los errores de la ambición, Florville y Courval o Lafatalidad13, Juliette y Raunai o La conspiración de Amboise, Lorenza yAntonio14, Miss Henriette Stralson o Los efectos de la desesperación, Rodrigo o La torreencantada. En trois occasions, les titres apportent quelques précisions sur le genre ou le registre telles que « Novelas cortas », « Novelas heroicas y trágicas ».

8Le roman Aline et Valcour fut traduit pour la première fois en espagnol en 1976 sous le titre Historia de Aline y Valcour, réduit à Aline y Valcour en 1981. À deux reprises, les traducteurs ont intitulé leurs versions d’après les noms des héros de l’histoire intercalée du roman : Historia de Sainvilley de Leonore (1984) et Historia de Leonore y Sainville (1985). Le fait que les noms des protagonistes soient, dans cette dernière publication madrilène, inversés peut témoigner du désir de montrer que le personnage féminin a une plus grande importance dans l’action, peut-être dans le but d’attirer l’intérêt des lectrices ; la traductrice de Historia de Leonore y Sainville est d’ailleurs Lourdes Ortiz, enseignante et romancière dont les textes se focalisent volontiers sur des femmes, qu’elles soient réputées ou anonymes. Mais l’inversion des noms pourrait être due à la traditionnelle concurrence entre les villes de Barcelone et Madrid, sièges des maisons d’édition respectives de ces deux publications. Au total, il existe sept traductions en espagnol15 de ce roman « philosophique » ; cinq en version intégrale et deux qui n’offrent que des extraits. C’est ainsi que La utopía de Zamé, insérée dans le recueil Elogio de la insurrección16(1997), reprend l’histoire du roi Zamé que Sainville raconte et, en 1998, c’est un choix de passages qui est proposé dans Sade (1740-1814). Quant au sous-titre « histoire philosophique », il n’est conservé que dans la traduction de 1991 : Aline y Valcour o La novela filosófica, sans doute par crainte de faire fuir les lecteurs.

9Les romans historiques de Sade ont quant à eux rencontré très peu de retentissement en Espagne. La marquesa de Gange, dont la première version, en 1969, est due àPere Gimferrer, a aussi été traduite par Enrique Martínez Fariñas (1978) et Teresa Renales (1987). Des versions sans nom d’auteur paraissent en 1970 et en 1982 ; des rééditions parfois augmentées, en 1990 et 2006. Historia secreta de Isabel de Baviera est traduite en 1969 par María Ángeles Santa, une autre traduction anonyme paraît en 1974. Adélaïde de Brunswick n’a toujours pas été traduit en espagnol.

10Si les Historiettes, contes et fabliaux n’ont pas paru du vivant de Sade, leur traduction a connu en Espagne une fortune bien différente, souvent rééditée de 1976 à 2014, sous le titre Cuentos, historietas y fábulas, assorti parfois des adjectifs « completas » [complètes], « nuevos » [nouveaux], « eróticos » [érotiques] ou « sádicos » [sadiques], traduisant, comme nous le soulignions plus haut, le souci de mettre en avant la dimension luxurieuse des récits. Dans Cuentoseróticos (1980), par exemple, Agustina de Villeblanche o La estratagema del amor côtoie des récits de Boccace. La notice bibliographique qui clôt Cuentos sádicos (2013) invite pourtant le lecteur à ne pas avoir une image trop uniforme de l’œuvre de Sade : « Con excesiva  frecuencia se quiere reducir la obra de Sade al escándalo que produjeron sus cuatro novelas eróticas17. » Les responsables de l’édition dressent une liste qui se veut exhaustive (« con toda su producción ») mais qui ne l’est pas tout à fait. Enfin, sur la quatrième de couverture de cette toute dernière traduction des contes, Sade, doté de l’irrespect qui oint les génies, est toujours le porte-bannière de l’insurrection:

El Marqués de Sade se reveló contra la moral de su época y supo trasladar sus opciones personales a historias literarias que lo consagraron como referente de un género que mezcla lo racional, lo revolucionario y lo obsceno. Para los amantes de la literatura erótica, leer los textos de Donatien Alphonse François, to davía hoy, es sentir un ramalazo de inconformismo y de ruptura que asombra doscientos años después de su fallecimiento en la cárcel de Charenton18.

11Nonobstant la variété des présentations et des rééditions de Cuentos, historietas y fábulas, il n’existe en tout que quatre versions19. Dans l’ensemble, toutes les éditions des contes présentent les mêmes récits mais en nombre variable: vingt-quatre (1976, 1977, 1994, 1998, 1999, 2000, 2007), vingt-deux (1980, 2014), seize (1983), dix (2013) ou huit (1984). Nous indiquons en note les titres des contes sadiens auxquels correspondent les historiettes qui font partie de ces anthologies20. On en déduit que n’ont pas été traduits en espagnol La Marquise de Télème ou les Effets du libertinage, Dorci ou la Bizarrerie du sort, Mot et Historiette21.

12Le corpus des traductions des ouvrages de Sade en langue espagnole comprend encore Diálogo entre un sacerdote y un moribundo qui a eu trois versions intégrales22 et une fragmentaire23. Cette composition fait souvent partie de recueils aux contenus plutôt théoriques tels que Escritos filosóficos y políticos (1975) ou Elogio de la insurrección (1997)24. L’édition de 1980 réunit au Diálogo entre un sacerdote y un moribundo, Fantasmas (1802), morceau qui devait probablement constituer le préambule de sa Réfutationde Fénelon, mentionnée au Catalogue général de 1803-180425, où il réfléchit sur son athéisme. À ces écrits sadiens au contenu anticlérical, cette édition joint étrangement des réflexions poétiques de Paul Éluard, ce qui rend le tout assez hétérogène. Enfin, dans l’édition de 1998, Sade (1740-1814), le lecteur espagnol ne retrouve que certains passages du Dialogue. La dernière traduction jusqu’à ce jour propose un autre assemblage bizarre puisque ce texte engagé est mêlé à des historiettes plutôt burlesques (Diálogo entre un sacerdote y un moribundo y otras fábulas, 2008).

13À la différence du corpus romanesque de Sade, son théâtre n’a que peu été traduit en espagnol. À l’exception d’Oxtiern o las desdichas del libertinaje. El filósofo en su opinión, traduit en 1970 par Jacqueline et Rafael Conte, on ne trouve que Franqueza y traición, traduit en 2012, par Lydia Vázquez. Cette pièce est inclue dans Teatro libertino francés. La muerte de Agripina de Cyrano de Bergerac y Franqueza y traición del marqués de Sade, un volume qui rassemble deux ouvrages dramatiques libertins sans tenir compte des nuances qui séparent le libertinage du XVIIe siècle de celui du XVIIIe.

14À côté des œuvres de fiction, une pensée sadienne plusconceptuelle est rassemblée dans Escritospolíticos (1973) et Escritosfilosóficos y políticos (1975). À travers lettres26, raisonnements moraux ou législatifs27, sollicitations28, comptes-rendus29 ou compositions lyriques30, Sade exprime autant son intérêt pour le progrès social que sa croyance dans la force des idées. Sistema de la agresión (1979),  Idea sobre el modo de la sanción de las leyes  – dans El discursorevolucionario. 1789-1793 (1993) – ou les textes regroupés dans Elogio de la insurrección (1997) étendent encore l’éventail de l’écriture sadienne. Néanmoins, dans ces volumes, l’assortiment de textesn’est pas toujours pertinent non plus puisque Escritos filosóficos y políticos (1975) ou Elogio de la insurrección (1997) mélangent épisodes de fiction31 et projet de lois, au risque de déformer l’image que le lecteur peut se faire de l’écrivain. Pour ce qui est des réflexions de Sade sur le genre narratif, elles sont rassemblées dans Idea sobre las novelas, dissertation qui ouvre le recueil Los Crímenes del amor et qui intéresse les éditeurs espagnols depuis 197032. Mais si les réflexions sur la philosophie ou les questions politiques de l’écrivain ont suscité l’intérêt des éditeurs espagnols, ses pensées intimes et ses soucis quotidiens ont connu une fortune bien différente. Sesécrits privés, tels que ses lettres et son journal, n’ont été traduits que dans deux volumes qui rassemblent des échantillons de la correspondance de Sade : Correspondencia (1975) et Sade (1740-1814), en 1988. Pour ce qui est des documents rédigés à Charenton, les lecteurs espagnols ne disposent que d’une traduction de son Diario último (1975). Enfin, quelques passages de sa relation de voyage en Italie (Viaje a Nápoles, 2009) complètent l’éventail des traductions de ses écrits personnels.

Paratextes, traducteurs et préfaciers

15Arrêtons-nous maintenant sur les paratextes qui accompagnent les traductions des ouvrages de Sade en espagnol33. Si très souvent les volumes ne contiennent que les textes nus, de nombreuses traductions sont effectivement enrichies d’un appareil critique (préfaces, prologues, introductions, notes biographiques, bibliographies, etc.) qui témoigne d’une volonté d’éclairer des œuvres, dont le sens échappe souvent aux lecteurs non-initiés, et de faire mieux connaître le divin marquis. Ces publications en espagnol sont rarement préfacées par des spécialistes français. Exceptionnellement, les introductions ou les prologues de Justine (1976), Diálogo entre un sacerdote y un moribundo (1980), Historia de Sainville y de Leonore (1984) et Sistema de la agresión  (1979) sont signés Maurice Heine, Gilbert Lely et Noëlle Châtelet respectivement, ainsi que les notes d’Idea sobre las novelas (1970), dues à Jean Glastier.

16La plupart des paratextes sont présentés sous des titres génériques qui ne font aucune allusion à l’auteur ou à son œuvre34. D’autres titres nomment l’écrivain ou des aspects de sa production littéraire mais restent assez neutres35 ; certains néanmoins soulignent le caractère pernicieux de la plume de Sade : « El extremismo revolucionario de Sade » [L’extrémisme révolutionnaire de Sade], « La filosofía desolada del marqués de Sade » [La philosophie désolée du marquis de Sade], « La aporía permanente » [L’aporie permanente], « La orgía de la crueldad » [L’orgie de la cruauté], « La más perversa obra del divino marqués » [L’œuvre la plus perverse du divin marquis], « Sade o la imposibilidad » [Sade ou l’impossibilité]. Ce dernier texte est dû à Leopoldo Mª Panero36, l’un des plus notoires préfaciers de l’écrivain, et, long d’une bonne quarantaine de pages, il introduit en six occasions (1976, 1983, 1994, 1998, 1999 et 2000) les recueils de contes sadiens.

17Parmi les traducteurs espagnolsde Sade, on compte des écrivains de l’importance dePere Gimferrer37 ou Agustín García Calvo38.Dans La marquesa de Gange (1969), Gimferrer emploie délibérément un langage légèrement archaïsant qui contraste, par exemple, avec la sobriété dont il se sert pour traduire Voltaire. Agustín García Calvo, lui, traduit Instruir deleitando o Escuela de amor avec un style qui rappelle la langue espagnole du XVIIIe siècle afin de rendre avec le plus d’exactitude possible ce qu’il considérait comme «el tono amanerado, y pedantesco hasta en la grosería, del francés de Sade »39.Le traducteur le plus prolifique d’ouvrages de Sade est Mauro Armiño40 qui se charge souvent du paratexte (prologue, traduction et notes des 120 jornadas de Sodoma o La escuela del libertinaje, de La filosofía en el tocador o Los preceptores inmorales, ou de La nueva Justine o Las desgracias de la virtud. Seguida de la historia de Juliette, su hermana). Des journalistes, des critiques littéraires, des critiques d’art ou de cinéma, ainsi que des philosophes et des philologues ont été tentés eux aussi de traduire la prose de Sade. Un cas fort particulier est celui de la traductrice qui a adapté en 2012 Les Cent vingt journées de Sodome pour une version illustrée parue à Madrid chez Reino de Cordelia. Cette femme a choisi le pseudonyme de « baronesa de Convit », nom aux interprétations transparentes et ambiguës à la fois : jeu de mots effronté réunissant les deux sexes (con+vit), substantif catalan signifiant « invitation » et « banquet » – lectures conformes aux fantaisies de lit et de table qui peuplent l’œuvre sadienne, nom de famille réel.

18Ce recensement des traducteurs espagnols de Sade met en évidence un déséquilibre sexuel patent : trente-quatre hommes contre vingt-et-une femmes, les premiers ayant traduit un nombre de titres notablement plus élevé que les secondes. Mentionnons aussi une co-traduction à trois, dix traductions sans nom d’auteur et une, enfin, dont nous n’avons pas pu déceler si l’initiale du prénom correspondait à un homme ou à une femme [J. Fumadó].

19Détail important des paratextes, les noms des collections dans lesquelles ont paru les traductions de Sade. Ils sont habituellement à connotations coquines (« La sonrisa vertical », « La marrana », « Rouge – El despertar de los sentidos », « Venus glande41 »), ou constituent des indications génériques claires (« Novela erótica », « Clásicos del erotismo », « Biblioteca de erotismo42 »). Parfois, le lecteur croit deviner, à travers cette carte de présentation que sont les noms des collections, que le texte qui s’offre à lui a une tonalité menaçante (« Planeta maldito », « Gótica », « Confabulaciones ») ou, au contraire, légère et insouciante (« Informal », « Abierta », « El jardín de Epicuro43 »). La nuance philosophique est rarement évoquée (« Pensamiento crítico / Pensamiento utópico. Cultura y diferencia », « Biblioteca Filosófica », « Acracia44 ») ; la plupart soulignent la valeur foncièrement littéraire des textes proposés : « Clásicos selección », « Clásicos de la literatura », « Obras selectas », « Poesía y prosa popular », « Thelema », « Tropos »,« Básica », « Clásicos Babilonia », « Clásicos », « Clásicos de siempre », « Clásicos universales », « Cultura », « Letras universales », « Clásicos de la literatura universal », « Modernos y Clásicos », « O peto dos clásicos »45. D’autres, enfin, offrent des repères spatiaux ou chronologiques peu ou nullement significatifs46.

20Les éléments graphiques accompagnant les éditions sont une invitation primordiale à la lecture. La traduction de Mauro Armiño, La Nueva Justine o Las desgracias de la virtud. Seguida de La historia de Juliette, su hermana (2003), ornementée d’un frontispice et de cent sujets « cuidadosamente grabados47 » [soigneusement gravés], en est la preuve. La pertinence des images laisse cependant souvent à désirer : les illustrations des Cuentos sádicos sont ainsi extraites des volumes de Justine et de  Juliette : volonté de relier les historiettes aux titres fétiches de Sade, ou simple méconnaissance ? L’image peut aussi, comme dans le cas de la BD, devenir l’élément premier de la publication. En Espagne, la bande-dessinée pour adultes accueille en 1977 et 1978 l’imaginaire sadien en noir et blanc pour une traduction très partielle de la série des fumettiDe Sade, puisque ne comprenant que treize numéros sur les cent soixante-douze parus en Italie de 1971 à 1980. En voici les titres : Sadismo, La Virtuosa Eleonora, Sade y sus mujeres, Placeres sádicos, Pasiones inconfesables, ¡Libertad, libertad!, La Rebelión de los locos, El pueblo en Versalles, El secreto de la Reina, Más fuerte que el mal, Sadismorefinado, La Gallina ciega y El furor de la guillotina. Ce n’est pas seulement dans les titres où il existe des décalages par rapport aux fumetti ; les couvertures ne reprennent pas toujours les mêmes illustrations, censure oblige ! Deux décennies plus tard, Raúlo Cáceres, dans le style érotique qui lui est propre, publia dans Wet Fetish les cinq premiers chapitres d’une série d’historiettes intitulée Justine y Juliette (1999) ; jusqu’au chapitre seize, la série continua ensuite dans Wet Comix. Outre le fait que ces collections de BD pornographiques (respectivement bimestrielle et mensuelle), ont eu une vie assez courte, la série sadienne a été vite arrêtée, en 1999, les éditeurs ayant jugé les illustrations de Cáceres trop crues. Dix ans après, en 2009, une maison d’édition de Séville (Viaje a Bizancio Ediciones) a publié un recueil de ces historiettes illustrées en noir et blanc, mais avec une couverture en couleurs, dans la tradition des BD des années 70, et, plus récemment, en 2012, à Barcelone, Editores de Tebeos a réuni Justine y Juliette aux autres séries pornographiques de Raúlo Cáceres dans une compilation intitulée Libertinas. Les illustrateurs ont par ailleurs joué un grand rôle dans la diffusion de l’esthétique sadienne depuis le premier quart du XXe siècle. Le nom de Sade fut pris comme pseudonyme par plusieurs d’entre eux : Las simulaciones de Charito (Madrid : Atlántida, colección La novela de noche, 1926) est attribué au scénariste et illustrateur Demetrio López mais signé Clara Isabel de Sade. Enrique Pertegás48 et Serafín Rojo ont pris pour noms de plume respectifs « Sade » (ou parfois « Marqués de Sade ») et « Marqués de Sadefin » (jeu de mots transparent à partir de Marquis de Sade et du prénom de Serafín Rojo). N’oublions pas, plus près de nous, Miguel Ángel Martín, dessinateur-scénariste qui a réalisé plus de cent quarante illustrations à deux encres pour une version des 120 Journées de Sodome49. Très inspirées du film de Passolini, ses images rendent de façon explicite les perversions mises en pratique dans le roman. Bien que le texte de cette adaptation actualise sans édulcorer le roman de Sade, la traductrice se permet de fragmenter les contenus afin de les rendre plus accessibles au lecteur et de mettre en vedette les gravures de Miguel Ángel Martín.

21On peut dire en conclusion que les Espagnols se sont intéressés très tôt à Sade50. La première œuvre sadienne en langue originelle répertoriée dans le catalogue de la Bibliothèque nationale de Madrid est Idée sur les romans, dans une édition de 1878. Puis, d’autres ouvrages de l’auteur révélés en français pendant le premier quart du XXe siècle sont entrés dans ce catalogue51. En revanche ce n’est qu’en 1966, via un opuscule de soixante-huit pages provenant de l’Uruguay, qu’un ouvrage de Sade (Escritos políticos) a pu être lu en espagnol pour la première fois. Au-delà de ces données purement bibliographiques, il est évident que la situation historique, culturelle et politique de l’Espagne peut éclairer cette réception. Si les débuts aujourd’hui anciens de la démocratie s’accompagnèrent d’un réel désir d’ouverture, on ne peut que constater que les recueils d’auteurs considérés érotiques ou libertins, continuent aujourd’hui de mettre l’accent sur la dimension scandaleuse et anormale de la sexualité sadienne. Ainsi Boccace, Choderlos de Laclos52, Restif de la Bretonne, Cleland, Pierre Louÿs, Guillaume Apollinaire, Spaddy53, Colette Ducon, Tor Kung54, Jim Dobbs et des auteurs anonymes55, côtoient le divin marquis dans des recueils aux titres suggestifs : La Voluptuosidad en el sufrimiento (1976), Cuentos eróticos (1998), El Libro de las orgías (2003), Erótica (2006). Certes, la plupart des versions en espagnol portent sur les écrits littéraires pornographiques de l’écrivain. Si le lecteur espagnol dispose aujourd’hui d’un petit nombre de traductions, basées sur les lettres, le journal ou les écrits politiques, qui lui permettent de découvrir d’autres facettes de l’œuvre de Sade, si une grande partie de la critique universitaire s’est efforcée, surtout depuis les dernières décennies, à réhabiliter la figure de Sade en dissociant l’homme et l’œuvre, le nom du marquis lié dans l’imaginaire collectif aux scandales sexuels et aux pratiques cruelles. Deux biographies romancées de l’écrivain à la rigueur historique douteuse, publiées dans les années 199056, retracent des épisodes de sa vie aventureuse en les reliant à sa création littéraire et à ses obsessions. En 2013, Miquel Esteve a publié un roman, Eljuego de Sade57 [Le jeu de Sade], qui constitue un clin d’œil aux œuvres de l’aristocrate et reprend dans sa trame les excès attribués à l’écrivain français et à ses personnages. Comme paratextes, Esteve insère d’abord un extrait de la célèbre lettre de Donatien à sa femme du 20 février 1781 (où il distingue le libertin qu’il est et les fantasmes de son imagination), puis la profession de foi pour le scandale de Dolmancé dans La Philosophie dans le boudoir. De toute évidence, du XVIIIe au XXIe siècle, certains clichés persistent. Mais, la présence de Sade en Espagne, autant parmi les traductions de ses œuvres que dans la fiction littéraire, prouve que l’attraction exercée par la figure et les ouvrages de cet écrivain du siècle des Lumières est très loin de disparaître.