Colloques en ligne

Victoria N. Alexander

Papillons et feuilles mortes : une approche biosémiotique de la mimesis chez Nabokov

Certains éléments de cet article ont également été développés dans « Chance, Nature’s Practical Jokes, and the “Non‑utilitarian Delights” of Butterfly Mimicry », chapitre de Fine Lines : Nabokov’s Art and Science, dirigé par Stephen Blackwell et Kurt Johnson aux Yale University Press (2014).
Texte traduit de l’américain par Pierre–Louis Patoine

1Vladimir Nabokov n’a pas publié que des romans1. On compte aussi à son actif plusieurs articles à propos des papillons, publiés par des journaux scientifiques. Au cours des années 1940, Nabokov est conservateur pour la section sur les papillons du Musée de zoologie comparée de l’université Harvard, et il développe une théorie – que peu prennent au sérieux à l’époque – à propos d’un groupe de papillons connu sous le nom d’Argus (Blues). Il croyait en effet que ceux‑ci avaient migré d’Europe aux Amériques via le détroit de Béring, en vagues successives, sur une période d’une dizaine de millions d’années. Cette théorie se révélera étonnamment juste, comme le démontrent en 2011 Roger Vila et son équipe, grâce au séquençage génétique. C’est cependant sans accès à l’information génétique que Nabokov formule son hypothèse. Il observe simplement le résultat de l’action des gènes et les variations structurelles différenciant un spécimen d’un autre. Ces observations lui donnent une compréhension intuitive de ce qui se passe au niveau des nucléotides (éléments de base de l’ADN), comme s’il avait pu visualiser l’image animée du développement de l’organisme et de l’évolution de l’espèce. Nabokov : une imagination magistrale, nourrie par une observation intensive. Nabokov comprenait bien les processus créatifs, le travail de cet « autre V. N., la visible nature ». Se reconnaissant dans la nature, et la reconnaissant en lui‑même, Nabokov croyait que « certains caprices de la nature » ne peuvent être appréciés que « par un cerveau s’étant développé de manière concomitante »2, un cerveau capable de création poétique comme d’observation empirique. Nabokov était bon scientifique car il était bon artiste.

2L’idée que la créativité humaine, l’intentionnalité (purposefulness) et l’utilisation de signes soit qualitativement différente des autres processus naturels semble aujourd’hui indéfendable d’un point de vue scientifique. La pensée émerge de la matière, mais elle n’a pas attendu l’arrivée des cerveaux humains pour se manifester. D’autres organismes, des écosystèmes, des cellules et divers systèmes complexes ressemblant à la vie apprennent à travers des processus similaires à ceux qui donnent naissance aux processus mémoriels et interprétatifs humains. C’est pour explorer cette hypothèse que nous nous tournerons vers la théorie nabokovienne de la mimétique des insectes, une théorie tout aussi remarquable que celle qui concerne la migration des Argus, et qui nous intéressera comme théorie de la représentation, de la mimesis et de l’interprétation.

3Un papillon normal ressemble à un papillon venimeux.

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4Un papillon ressemble à une feuille morte, le Kalima inachus.

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5Nabokov ne pensait pas que la sélection naturelle pouvait avoir créé graduellement ces ressemblances, mais qu’elles étaient apparues soudainement, des coïncidences plus ou moins probables (telle que la ressemblance de famille entre le vice‑roi et le monarque), et d’autres improbables (le Kalima inachus ressemblant à une feuille morte). Dans ses écrits, il compare ces coïncidences à une erreur typographique qui donnerait un sens nouveau à une phrase.

6Dans un article devenu célèbre, paru dans Life Magazine en 1952, Sir Julian Huxley affirme que l’évolution du crabe Heikegani aurait été orientée par sa similarité avec le visage d’un samouraï : plus la ressemblance était nette, plus souvent il aurait été rejeté à la mer par les pêcheurs japonais, favorisant graduellement les individus ressemblants3.

7Crabe Heikegani et visage de samouraï4.

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8À mes yeux, cette ressemblance n’est pas si remarquable qu’elle demande une explication autre que la chance. Comme Nabokov parlant des erreurs typographiques productrices de sens, nous avons ici affaire au « hasard qui imite le choix, à la faute qui ressemble à une fleur »5. Le hasard peut se manifester comme un événement imprévisible, non‑pertinent et destructeur. Elle peut également apparaître comme un événement imprévisible, pertinent et créateur. Les êtres intentionnels (purposeful) se révèlent souvent aptes à faire fructifier ce dernier type d’événement. En un sens, c’est même ce qui les rend intentionnels. Il est en effet possible de voir les processus où la « hasard imite le choix » comme le champ d’émergence de la capacité à agir délibérément et à faire des choix.

9Mais que signifie faire des choix, dans une perspective biosémiotique ? Sans homoncule dirigeant nos actions, sans peut‑être même de conscience volontaire – puisque l’action ne devient souvent consciente que quelques micro‑secondes après son initiation – il faut concevoir les décisions dotées d’un but comme émanant des contraintes physiques exercées sur les probabilités de processus neuro‑chimiques d’un organisme. Ces probabilités correspondent aux habitudes sémiotiques de cet organisme, habitudes forgées dans l’expérience accumulée, et sélectionnées pour leur fonctionnalité, c’est‑à‑dire pour leur signification6.

10Comme nous l’avons vu avec l’exemple des papillons, il arrive, au sein des processus organiques – comme au sein des textes littéraires – qu’une chose ressemble à une autre (métaphore) ou lui soit contigüe (métonymie). Ces relations (ressemblance, proximité) contraignent les rapports entre organismes ou entre éléments intra‑organiques, s’appliquant aux molécules du métabolisme comme aux mots d’un poème. Les relations métaphoriques et métonymiques sous‑tendent ce que nous appelons « l’auto‑organisation ». Le philosophe américain Charles Sanders Peirce appelait ce processus – qui est à la fois iconique et indiciel – la sémiose, ou l’établissement d’habitudes. En termes biologiques, l’établissement d’habitudes est essentiellement la capacité à maintenir l’homéostasie et à répondre de manière intentionnelle à des icônes et à des indices utiles, c’est‑à‑dire la capacité à interpréter des signes.

11En tant qu’artiste, Nabokov était intéressé par les erreurs d’interprétation. Le papillon pris par erreur pour une feuille morte par ses prédateurs devient un icône par la coïncidence de sa ressemblance à un objet de son environnement. De même, une relation indiciaire peut naître par la coïncidence d’une contiguïté utile. Ces relations iconiques ou indiciaires, donc interprétatives, répétées et confirmées deviennent éventuellement le symbole d’un processus utile. Je soutiens ainsi que la « chance qui imite le choix » est le mécanisme poétique par lequel les organismes acquièrent de nouvelles habitudes signifiantes et de nouvelles manières de répondre à leur environnement. Le papillon mimant la feuille morte est un exemple de fausse ressemblance qui change la direction de l’évolution. Alors que la sélection naturelle explique comment certaines structures deviennent prévalentes (en favorisant la survie et la reproduction), la biosémiotique explique comment les systèmes organiques entrent en relation avec leur environnement, rendant possible la sélection des réponses de maintien physiologique et de survie. La biosémiotique explique comment l’adaptation survient, la sélection naturelle explique comment elle s’étend.

12Nous reviendrons à cet argument à la fin de cet article, après nous être penchés sur les théories du mimétisme en biologie. Dans le domaine biologique, le mimétisme renvoie à la capacité des organismes à tromper leurs prédateurs ou leurs proies en ressemblant à quelque chose d’autre –à quelque chose d’alarmant, d’immangeable, de neutre ou d’attirant ; l’objet imité variant selon les situations de survie. Bien entendu, le mime naturel ne prétend pas être quelque chose d’autre. C’est plutôt les prédateurs qui le prennent, de façon erronée, pour quelque chose d’autre : la survie de la proie n’est pas assurée par un geste délibéré. Le « mimétisme » est donc un terme utilisé comme métaphore par les biologistes pour indiquer l’avantage que procure une ressemblance. Selon la théorie darwinienne, les perceptions, les interprétations et les réponses des prédateurs créent de manière graduelle des mimes de plus en plus parfaits à chaque individu épargné par la prédation. Bien que, techniquement, la sélection naturelle ne soit pas dotée d’un pouvoir de création – puisqu’elle ne fait que sélectionner certaines variations données – elle en serait ici de facto dotée à travers ses effets cumulés. Les tenants d’un tel gradualisme demandaient à Nabokov d’imaginer un papillon ressemblant assez peu à une feuille, quoique suffisamment pour lui donner un léger avantage reproductif. Une mutation aléatoire se produit des millions de générations plus tard, accentuant cet avantage en accentuant la ressemblance. De générations en générations, de mutations en sélections, l’espèce se serait rapprochée de l’image de la feuille. Pour Nabokov, ce modèle gradualiste est superflu : à ses yeux, un insecte « non‑feuillu » peut produire un « insecte‑feuille » en une seule génération.

13Penchons‑nous sur cette célèbre remarque de Nabokov :

Lorsque le papillon ressemble à une feuille, les détails sont non seulement magnifiquement rendus, mais des taches imitant des trous sont généreusement ajoutés. La « sélection naturelle », au sens darwinien du terme, ne peut expliquer la coïncidence miraculeuse d’une telle imitation [...], on ne pourrait davantage faire appel à la théorie de la « lutte pour la survie » pour expliquer qu’un dispositif de protection soit amené à ce point de subtilité mimétique, d’exubérance et de luxe, un point se trouvant bien au‑delà des capacités d’appréciation du prédateur. J’ai ainsi découvert dans la nature les délices non‑utilitaires que je cherchais dans l’art. Tous deux étaient des formes de magie, tous deux étaient des jeux raffinés d’enchantement et de tromperie7.

14C’est ainsi que, contre la marée montante du néodarwinisme des années 1930 et 1940, Nabokov soutient que, dans certains cas, ce peuvent être les variations soudaines qui donnent sa direction à l’évolution, et non la sélection naturelle. Pendant ce temps, les darwinistes supposent que toute variation due à la chance est mineure et isotropique (les variations sont nombreuses, mais aucune n’est plus importante) : la sélection naturelle devient l’unique cause déterminant la direction de l’évolution. Selon Darwin, les mutations sont aléatoires et indépendantes des besoins de l’organisme, le hasard ne jouant qu’un rôle mineur dans l’évolution par la sélection naturelle. Un organisme ne peut, pour ainsi dire, pas gagner le gros lot à la loterie de la valeur sélective. Il doit besogner au quotidien, mettant de côté un centime par‑ci, par‑là, jusqu’à ce que (après intérêts composés à taux infime) une espèce finalement s’établisse et devienne parfaitement adaptée sa niche. Ce processus darwinien apparaît fort « logique », fort « scientifique » : à chacune de ses étapes modestes mais utiles, le hasard se retrouve pieds et poings liés, évacué par l’explication rationnelle. Afin de produire des modèles perçus comme plus naturels, plusieurs des premiers darwinistes prennent ainsi le parti de minimiser le rôle des coïncidences utiles, des mutations dotées d’une fonction adaptative. Parallèlement aux publications de Darwin au xixe siècle, le naturalisme se développe dans le champ littéraire, reprenant délibérément les principes de la pensée darwinienne. En son sein, les récits pivotant autour d’un événement de simple hasard sont évités, les incidences, préférées aux coïncidences. Ni cataclysme, ni rencontre hasardeuse, les facteurs causaux règnent sur le récit. Le gradualisme, et non la catastrophe, recommande le géologue Charles Lyell au début des années 1830 ; une recommandation qui marquera le jeune Charles Darwin. De la même manière, la littérature naturaliste préfèrera la progression du quotidien aux mouvements brusques du hasard, renvoyés avec méfiance au domaine des dieux.

15Nabokov ne croyait peut être pas en la figure traditionnelle d’un Créateur, mais il appréciait la coïncidence au sein du récit et voulait bien accorder au hasard un rôle plus important, au sein de l’évolution, que celui que lui reconnaissaient les darwinistes de son époque. Pourquoi le destin de l’évolution ne serait‑il pas le fruit d’une nature poétique étonnante, plutôt que d’une nature prosaïque ? Mais Nabokov ne refusait pas d’admettre que la sélection naturelle pouvait jouer un rôle dans l’évolution, comme nombre de ses critiques l’affirmèrent. Il écrit par exemple, à propos d’un papillon doté d’une deuxième tête factice : « Un oiseau arrive et se questionne une seconde. Est‑ce deux insectes ? Où est la tête ? De quel côté ? Pendant cette fraction de seconde, le papillon est parti. Cette seconde sauve cet individu et son espèce »8. Si Nabokov reconnaît ici clairement le rôle de la sélection naturelle, il rejette tout aussi clairement l’idée que la sélection naturelle, qu’il considérait plutôt comme un éditeur relecteur, pouvait créer quelque chose d’aussi merveilleux, d’aussi ludique et de non‑utilitaire que certains cas de mimétisme chez les insectes. Mais pourquoi Nabokov insiste‑t‑il ainsi sur le non‑utilitaire ? Cette qualité, souvent attribuée à l’œuvre d’art, est‑elle applicable à la tête factice du papillon, puisque celle‑ci, comme l’admet l’écrivain, semble bien utile ? L’argument de Nabokov est que, même dans ce type de mimétisme, la forme devance la fonction. À l’inverse, les darwinistes critiques de Nabokov cherchent à faire de la fonction le principal agent des changements morphologiques des espèces.

16Au cours de sa vingtaine, Nabokov séjourne à Cambridge, où il étudie sous Reginald Punnett (et sans doute William Bateson), l’un des plus ardents défenseurs d’une vision non‑gradualiste, ou saltationniste, du mimétisme chez le papillon9. Ce sont d’ailleurs notamment les travaux de Punnett que Richard Goldschmidt poursuivra en écrivant ce qui deviendra peut‑être la plus célèbre défense de l’évolution non‑graduelle, The Material Basis of Evolution. À l’instar de Nabokov, ces saltationnistes identifient un certain nombre de mimes dont l’apparence ne leur confère aucun avantage. On trouve par exemple des papillons imitant parfaitement un papillon toxique non‑apparenté et vivant à des milliers de kilomètres, mais dont les prédateurs ne se recoupent pas. On parle alors de mimétisme non‑utilitaire. Nous l’avons mentionné plus haut, Nabokov réalise que la sélection naturelle ne peut être tenue responsable de formes mimétiques excédant les demandes minimales de la survie. C’est pourtant ce qu’on trouve chez le Kalima inachus, qui pousse le mimétisme jusqu’à reproduire les imperfections, les taches et les trous d’une feuille morte, atteignant un degré de réalisme qui n’est pas nécessaire pour tromper un prédateur. Ces raffinements ne semblent pas à même de donner un avantage reproductif significatif au mime scrupuleux et ne pourraient donc être le résultat de la sélection naturelle. La nature se conformerait ici à la doctrine de l’art pour l’art.

17Considérons un nouvel exemple, cette fois tiré d’une nouvelle de Nabokov. En 1939, dans « Father’s Butterflies », Nabokov évoque la chenille d’une espèce imaginaire, le papillon de nuit sibérien, qui ressemble parfaitement à la fleur du type d’arbrisseau qu’elle préfère. Celle‑ci apparaît parée de son magnifique costume, mais seulement à la fin de l’été, bien après la chute des floraisons printanières. La nature, nous raconte Nabokov, a joué un tour à cette chenille. Cette fiction rappelle l’histoire réelle de Bashford Dean, conservateur de la section zoologie du Musée américain d’histoire naturelle au début du xxe siècle. Dans son article, « A Case of Mimicry Out Mimicked ? Concerning Kalima Butterflies in Museums » (1902), Dean explique avoir été interpellé par la présentation, dans un musée, de Kalima inachus posés sur une branche feuillue (cf. note 11). Il note alors que les Kalima sont placés sur la branche exactement comme les feuilles qui les entourent... Ses suspicions s’amplifient lorsqu’il réalise que, bien que le Kalima vive sous les tropiques, les feuilles qu’il « imite » viennent d’un arbre nord‑américain. Le scénographe aurait « surfait son travail ». Par la suite, Dean retrouvera ce type de papillon dans son environnement naturel, observant que le Kalima se pose au milieu de feuillages ne lui ressemblant en rien et qu’il reste ainsi parfaitement ostensible. Dean conclut :

Je ne peux m’empêcher de suspecter que dans certain cas (qui sait combien, peut‑être même dans les cas considérés comme classiques ?) notre conception du mimétisme relève du préjugé, plutôt que de la vérité. Le fait qu’un papillon ressemble de manière frappante à telle feuille morte n’apparaît pas comme une preuve adéquate qu’il ait bien évolué vers le mimétisme10.

18Cet exemple appartient sans doute au type de facétie de la nature que Nabokov appréciait. De plus, Punnett et Goldschmidt notent comme lui que les insectivores ne sont pas particulièrement friands de papillons et que la pression sélective la plus déterminante est de loin celle que subit la chenille ou la chrysalide. Utilisant ce type d’argument de sens commun contre l’artillerie mathématique du néo‑darwinisme, les saltationnistes remarquent également le manque de formes transitionnelles permettant de passer du non‑mimétisme au mimétisme. C’est dans ce contexte que Goldschmidt s’intéressera à l’utilisation expérimentale de températures extrêmes pour expulser certains gènes, ce qui permet de produire des papillons ressemblant davantage à une nouvelle espèce qu’à leurs parents. Le papillon feuille‑morte est peut‑être apparu ainsi, suite à la disparition brusque d’un ou deux gènes. L’image suivante représente le plan d’organisation du papillon :

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19Plan d’organisation du papillon11.

20Tout motif apparaissant sur un papillon émerge de la déformation de l’un de ces thèmes. On pense ici au travail de Goethe sur la morphologie et aux variations sur un même thème, une approche que privilégie souvent Nabokov. Selon la durée du processus chimique de développement, les points s’agrandissent ou s’amenuisent, les lignes foncent ou s’éclaircissent, certaines taches s’étirent en lignes. Dans le motif de la feuille morte, les plus importantes variations par rapport au plan de base touchent les ailes, raccourcies et dont la couleur des éléments est atténuée. Forcément, le motif change : une ligne est rejetée au centre et touche maintenant à cette ligne plus basse, qui se redresse, évoquant la veine centrale d’une feuille. Ce type de variation peut sans doute résulter de l’expulsion d’un gène, la sélection naturelle procédant peut‑être par la suite à quelques ajustements. Peut‑être seulement, car Nabokov avait de bonnes raisons de croire que le papillon feuille‑morte était apparu plus ou moins en une seule génération.

21Il peut arriver qu’un coup de dé donne dix fois de suite le même chiffre. Nulle menace, ici, aux lois de la probabilité. Même les coïncidences les plus improbables – un homme gagne au loto deux fois dans sa vie, une femme trouve le portefeuille d’une autre portant le même nom – se produisent. La théorie des probabilités nous conseille sobrement de ne pas chercher d’explication plus élaborée pour expliquer des événements très rares : cet homme n’est pas favori des Parques, ni cette femme le personnage d’un roman qu’écrirait un auteur surnaturel. Croire en l’impossibilité de l’improbable relève de la superstition. Pourtant, lorsqu’un papillon ressemble à un objet de son environnement ou à un autre papillon, et qu’il tire des bénéfices de cette ressemblance, les scientifiques nient la probabilité que cette occurrence extraordinaire puisse apparaître par pure chance au cours de millénaires d’évolution, préférant se tourner vers la sélection naturelle pour expliquer la coïncidence. En quoi cela est‑il différent du besoin superstitieux de trouver une explication là où nulle n’est nécessaire ? Nabokov s’est rebellé contre cette tendance.

22Bien que le mimétisme soit souvent utilisé comme l’image même du darwinisme, Nabokov était convaincu que celui‑ci était la moins probable des adaptations à avoir été produite par la sélection naturelle. Les mimes ont des modèles. Aucune autre adaptation n’a de modèle. Chez Darwin, l’évolution ne semble jamais poursuivre un but spécifique et prédéterminé, sauf lorsqu’il est question de mimétisme. Expliquer celui par la sélection naturelle paraît ainsi problématique. On peut clarifier ce point en comparant le mimétisme et le camouflage, ce dernier constituant un bon exemple du pouvoir de la sélection naturelle.

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23Phasme dissimulé au sein de lichens12.

24Le camouflage d’un insecte n’imite pas un modèle, il se confond simplement à son environnement, par ses couleurs et ses mouvements (ou son immobilité). De très nombreux motifs, formes et lignes permettent de se camoufler à une écorce. Mais un seul et unique motif qualifie un candidat au mimétisme. Pour les darwinistes, les chances qu’un mime mute en son modèle lors d’une étape unique sont astronomiquement faibles. Mais, après avoir discuté avec le mathématicien Persi Diaconis, un spécialiste de la théorie de la coïncidence, et avoir relu les travaux de Charles Sanders Peirce sur le sujet, en parallèle avec ceux de Nabokov, j’en suis arrivée à la conclusion que les darwinistes faisaient sans doute une erreur de calcul. La question, en effet, ne concerne pas la probabilité qu’une espèce particulière converge avec un modèle particulier. La bonne question est la suivante : quelle est la probabilité qu’une des vingt mille à trente mille espèces de papillon ressemble grossièrement à un autre papillon ou une autre forme naturelle ? Sur la longue durée de l’évolution, cette probabilité devient raisonnablement élevée. C’est toute la différence entre la chance que je gagne à la loterie aujourd’hui et celle que quelqu’un gagne à la loterie, éventuellement.

25La plupart des spécialistes de Nabokov, et Brian Boyd en particulier, ont supposé que le rejet du gradualisme darwinien par Nabokov était dû à son manque de connaissances mathématiques et motivé par sa foi en un créateur divin. Ses positions paraissent pourtant très proches de celles que plusieurs scientifiques réputés adoptent à son époque, et basées sur une approche à la fois logique et empirique des phénomènes naturels, pleine d’humour et de sens commun. Dans les années 1940, le papillon vice‑roi était réputé être un mime batésien du toxique monarque, l’imitant pour profiter de la répulsion que ce dernier inspire aux prédateurs. En empiriste convaincu, Nabokov goûta ces deux espèces et les trouva également amères. Quarante ans plus tard, des scientifiques arrivent au même résultat en utilisant des oiseaux moqueurs comme goûteurs. Le vice‑roi et le monarque sont alors reclassés comme mimes müllériens : les deux insectes sont toxiques et leur ressemblance rend plus clair le message envoyé aux prédateurs.

Saltation : changements à grande échelle

26Les recherches scientifiques des vingt dernières années montrent que Nabokov (après Punnett, Bateson et Goldschmidt) a peut‑être eu raison de suggérer que d’autres mécanismes que la sélection naturelle sous‑tendent le mimétisme du papillon et que celui‑ci puisse émerger en une seule génération. De nombreux biologistes pensent aujourd’hui que les adaptations proviennent de reconfigurations à différents niveaux systémiques et non uniquement de l’accumulation graduelle de mutations ponctuelles ou d’erreurs de réplication. Les événements sources de mutation à grande échelle incluraient l’hybridation, la duplication des gènes (segmentale et du génome complet), le transfert latéral de gènes entre espèces via l’action virale ou bactériologique, les transposons (séquences d’ADN capables de se déplacer d’un site à l’autre au sein du génome et qui sont actives dans la lignée germinale mais non dans le tissu somatique) et la symbiogenèse (par laquelle deux organismes en forment un nouveau). Ces mécanismes variés produisent des innovations qui peuvent ensuite être soumises à la sélection. Ne semble‑t‑il pas que l’évolution ait plus en commun que nous aurions pu le penser avec l’innovation linguistique, qui peut se produire par catachrèse, libres mélanges, hybridations génériques et emprunts étrangers ? La ressemblance entre le papillon et la feuille morte ne serait‑elle pas apparue par hasard à travers de tels mécanismes ? Il semble en tous cas envisageable que des « monstres prometteurs » – l’expression est de Goldschmidt – puissent apparaître et proliférer rapidement.

27En 1940, Theodosius Dobzhansky, un leader de la génétique des populations néo‑darwiniste, refuse le saltationnisme de Goldscmidt, prétendant qu’il s’agit d’une théorie des catastrophes et non d’une théorie de l’évolution. Il ajoute que la préférence de Goldschmidt pour la mutation systémique (ou ré‑arrangement des chromosomes) au détriment des petits changements uniformes comme source de variation relève d’une « croyance au miraculeux »13. Mais qu’est‑ce qu’un événement miraculeux ? Un événement défiant les lois de la physique ? Qu’en est‑il d’un événement qui, sans enfreindre les lois de la physique, est hautement improbable, telle que la résonance stochastique ? Quand Nabokov parle du mimétisme des insectes comme d’une « coïncidence miraculeuse », il évoque ce dernier type de miracle, souvent avec une poésie qu’on ne retrouve ni chez Punnett, ni chez Goldschmidt. Ces envolées concernent la sympathie profonde qu’il ressentait avec la « nature visible », ce compère créateur chez qui Nabokov croyait voir les traces d’une proto‑intelligence. Aujourd’hui, les biologistes utilisent des termes comme « interprétation », « signes » et « codes » pour décrire certains processus cellulaires. Bien que ceux‑ci répugnent à assigner des tendances humaines à des cellules ou encore à des protéines, comme le faisait Nabokov, ils semblent avoir du mal à éviter l’utilisation d’un tel langage pour décrire la manière dont la nature se manifeste et évolue. Les organismes possèdent des modèles de leur environnement, qui entrent en action devant les stimuli appropriés. C’est cependant lorsque le modèle d’un organisme est déclenché par un événement « inapproprié » que les choses deviennent intéressantes. Le mimétisme implique une telle erreur d’interprétation. Si la nature est intelligente, l’imitation est artistique parce qu’elle ne fait pas que perpétuer l’habitude de processus homéostatiques, elle en découvre de nouveaux. À tout niveau biologique, les morphologies qui, par coïncidence, sont comme des signes familiers –qui les imitent de manière accidentelle– peuvent devenir de nouveaux signes de processus utiles, résultant en l’émergence de comportements plus complexes et plus organisés. Ces types de processus se produisent à chaque niveau, depuis les interactions moléculaires jusqu’aux interactions entre organismes. L’exemple des enzymes, qui accélèrent les réactions chimiques vitales pour l’organisme, apparaît ici éclairant. Il arrive que ceux‑ci soient capables d’interagir avec plus d’un substrat – celui pour lequel il a évolué, et d’autres avec lesquels il n’est pas supposé interagir. C’est ce qu’on appelle la promiscuité enzymatique. Les interactions dommageables sont généralement contre‑sélectionnées. Mais dans la mesure où la plasticité existe en biologie, les organismes peuvent trouver des manières de métaboliser différents composés. Pouvoir utiliser différents types de sucres au lieu d’un seul peut par exemple donner un net avantage adaptatif à un organisme. Nous avons ici affaire à une erreur d’interprétation qui s’avère chanceuse. Le hasard qui imite le choix.

28C’est n’est peut‑être pas un hasard si la vision biologique de Nabokov tend vers la biosémiotique. Ils partagent en effet une filiation intellectuelle commune : le fils de William Bateson, Gregory Bateson, est une figure fondatrice de la biosémiotique, comme l’est René Thom, l’auteur de la théorie des catastrophes (qui rappelle les travaux de Goldschmidt). Dans l’un des passages les plus controversés et les plus poétiques où Nabokov évoque le mimétisme, dans « Father’s Butterflies », il propose l’existence d’une « force égale qui anime l’univers », une « rotation productrice de pensée » qui :

donna lieu, dans la nature, à la régularité de répétitions semblant obéir à des lois, à la régularité de la reconnaissance et de la responsabilité logique à laquelle l’appareillage humain de ratiocination, le fruit des mêmes régions boisées, est subordonné14.

29De manière similaire, les biosémioticiens argumentent que les relations proto‑sémiotiques qu’on retrouve dans la nature, les relations de similarités (icônes) et de contiguïté (indices), créent des régularités semblant obéir à des lois, et éventuellement des relations arbitraires (symboles), desquelles émergent les capacités sémiotiques humaines. Certains accuseront Nabokov d’anthropomorphisme, de projeter sur la nature sa pratique artistique et son humour malicieux. Il serait sans doute plus précis de dire que Nabokov tentait instinctivement de naturaliser la fabrication humaine du sens, de raccommoder – tout comme le fait la biosémiotique – la division cartésienne de l’esprit et de la matière.