Colloques en ligne

Olivier Belin & Florence Ferran

Les éphémères, un continent à explorer

1La conservation des éphémères n’est pas seulement le fait des collectionneurs ou des conservateurs, c’est une pratique sociale courante. Pensons ne serait-ce qu’à la façon dont nous mettons de côté cartes postales, menus, faire-part, cartons d’invitations. De même, nos institutions sont de grandes consommatrices d’éphémères. Dans le cadre scolaire, par exemple, depuis le xixe siècle se développe une pédagogie par l’image qui utilise comme support ou complément l’imagerie en feuilles, les images-récompenses (ou bons points), les protège-cahiers illustrés, les cartes à jouer ou les cubes illustrés : maniables, échangeables, les éphémères ont toujours été appréciés à l’école pour leur grande variété d’usages et d’appropriation.

2Pourtant, les éphémères ont beau occuper une place essentielle dans la construction de notre histoire privée et collective, ils ont longtemps pâti, dans les disciplines de lettres et sciences humaines, de ce rapport à la vie ordinaire, qui a pu amener les discours savants à les déprécier comme un genre populaire anodin, sans qualité, voire indigent. Proposer les éphémères comme objet d’étude légitime, c’est interroger du même coup les systèmes de valeur qui régissent l’établissement de nos corpus, c’est considérer la relativité des normes, des canons, des hiérarchies, des notions de majeur et de mineur. C’est souligner aussi les variations qu’a pu subir en diachronie la reconnaissance patrimoniale et scientifique de l’objet, et contribuer en même temps à une réflexion sur le traitement des éphémères aujourd’hui. Le travail d’archivage des éphémères de l’internet entrepris récemment par la BnF dans le cadre du dépôt légal du web soulève des questions à la fois simples et vertigineuses à propos de la production massive d’éphémères contemporains : que conserver ? Selon quels critères ? Comment nommer, classer et caractériser ces documents pour les faire connaître ? Comment les exploiter scientifiquement ?

3L’étude des éphémères a d’abord été le fait des historiens du livre et des spécialistes de la documentation. Elle s’est surtout développée dans le cadre d’une histoire de l’impression, du design graphique ou de la publicité. Elle a bénéficié d’une double tradition, anglo-saxonne et française. Pourtant, les travaux de synthèse sur le sujet sont rares. Les travaux réunis ici s’inscrivent consciemment dans une démarche de légitimation de ces sources culturelles.

L’intérêt britannique pour les ephemera

4Parler de patrimonialisation, ou même de conservation des éphémères, c’est s’établir au cœur d’un paradoxe qui tient à l’étymologie même du terme d’éphémère. On sait qu’il provient du grec ephêmeros, signifiant « qui ne dure qu’un jour » et désignant en particulier un insecte dont la durée de vie s’étend de quelques heures à quelques jours. C’est d’ailleurs en ce sens que le substantif éphémère apparaît en français en 1690, pour rester usité jusqu’à nos jours : terme de zoologie, donc. Son emploi dans l’histoire des supports et des idées – le plus souvent au pluriel – est donc récent, et procède d’un emprunt à l’anglais ephemera, apparu il y a plus d’un demi-siècle chez les historiens de l’imprimé britanniques pour caractériser les documents qui nous intéressent.

5Le terme ephemera est consacré par l’ouvrage de John Lewis paru en 1962, Printed ephemera1. Abordés par le biais de l’histoire de la typographie et des industries graphiques, les éphémères ne sont pas étudiés sur le seul plan technique, mais aussi dans la perspective plus globale d’une histoire sociale, comme en témoigne cet autre livre de John Lewis, Collecting printed ephemera (1976) où il affirme : « Tous ces imprimés jetables étaient un miroir beaucoup plus fidèle de leur temps que les produits des imprimeurs de livres.2 » Cet aspect est aussi souligné par Maurice Rickards, qui définit en 1977 les éphémères comme « les papiers passagers du quotidien […], indispensables au moment de leur usage, bons pour la poubelle juste après » et souligne leur importance documentaire et mémorielle : « En plus et au-delà de son but immédiat, l’éphémère révèle un fragment d’histoire sociale, un reflet de l’esprit de son temps.3 » On pourrait de ce point de vue ajouter que l’éphémère est une mémoire d’autant plus précieuse qu’elle est involontaire – im-prévue au sens littéral du terme.

6L’autre grand aspect des recherches britanniques concerne la définition des éphémères. Tâche évidemment ardue lorsqu’il s’agit de délimiter et de classifier une production à la fois massive, labile, inégalement conservée, fondamentalement hétérogène, et difficile à unifier autrement que par la double propriété négative de n’être ni un livre, ni un périodique. Le défi a pourtant été relevé en 1971 par John E. Pemberton, qui donne une très large extension à la catégorie des éphémères puisqu’il les présente comme des « documents dont la production est liée à un événement particulier ou à une question d’actualité, et qui ne sont pas destinés à survivre aux circonstances de leur message4 ». S’intéressant en 1981 à l’organisation matérielle des collections d’éphémères, Alan Clinton propose de son côté une approche qui érige la labilité de ces documents en trait définitoire : les éphémères deviennent alors « une catégorie de documents imprimés ou reproduits qui échappent aux canaux normaux de publication, de vente et de contrôle bibliographique5 », et en particulier aux opérations de catalogage des bibliothèques. Ce travail de typologie a pu trouver un aboutissement avec la publication en 2000 de l’Encyclopedia of Ephemera conduite par Maurice Rickards et éditée par Michael Twyman6. Cette vaste encyclopédie inclut des documents très divers :

[…] des manuscrits et des imprimés, des archives du passé et du présent (à la fois humbles et prestigieuses), des éléments conçus pour être jetés (tickets de bus) et pour être conservés (cartes de cigarettes), ainsi que des documents d’une importance considérable (au moins pour la personne concernée) en passant par les plus triviaux7.

7Pour compléter cet aperçu de la tradition anglo-saxonne de recherche sur les éphémères, il faut mentionner les relais institutionnels qui ont permis de structurer ce champ d’étude, à commencer par The Ephemera Society of Great Britain, fondée en 1975, et suivie par des organismes analogues aux États-Unis (1980), en Australie (1986) et au Canada (1988). Des deux côtés de l’Atlantique, d’importantes collections d’éphémères ont également permis la constitution de fonds publics propres à l’investigation de corpus : parmi les plus anciennes et les plus importantes, mentionnons celle de John Johnson, aujourd’hui à la Bodleian Library d’Oxford (présentée par Julie Anne Lambert), ainsi que la collection Bella Landauer à la New York Historical Society. Sur le plan académique, l’étude des éphémères est promue au Royaume-Uni par le Centre for Ephemera Studies fondé en 1993 et rattaché au Département de Typography and Graphic Communication de l'Université de Reading. Une telle institution universitaire reste sans équivalent dans l’aire francophone.

La tradition française des « vieux papiers »

8Si le terme d’ephemera fait consensus dans le domaine anglophone, son équivalent français semble s’être imposé beaucoup plus récemment. Il apparaît en 1997 dans le titre du livre de Nicolas Petit sur l’Ancien Régime, aux côtés de l’occasionnel et du non-livre ; en 2002, la Revue de la Bibliothèque nationale de France consacre un numéro spécial à L’Éphémère ; en 2004, le terme passe au pluriel pour entrer dans le titre des actes du colloque organisé à Chambéry : Éphémères et curiosités : un patrimoine de circonstances. Il arrive même que le terme ephemera soit directement employé, comme en 2012 dans le titre de l’ouvrage dirigé par Philippe Martin et consacré aux Ephemera catholiques8, ou comme dans l’exposition Ephemera. Les imprimés de tous les jours organisée au Musée de l’imprimerie de Lyon en 2001, dont le catalogue permet de faire dialoguer les approches anglo-saxonne et française, en particulier grâce à la reprise du texte de Marius Audin sur « Le Bilboquet »9. Si ce mot n’a pas fait fortune, il a pour lui la relative précision d’un terme de typographie qui désignait les travaux demandant peu de temps à composer.

9Il faut dire que face à la tradition anglo-saxonne regroupée depuis plus d’un demi-siècle sous la bannière des ephemera définis comme « the minor transient documents of everyday life » (Maurice Rickards), il existe une tradition française d’étude et de valorisation des éphémères, qui emprunte un vocabulaire et des modalités différents. Cette approche française s’inscrit dans la filiation des ouvrages fondateurs de John Grand-Carteret (Vieux papiers, vieilles images, 1896) ou de Marius Audin (Histoire de l’imprimerie par l’image : bibelots et bilboquets, Tome 4, 1929) ; elle est axée à la fois sur l’aspect matériel (voir l’expression « vieux papier ») et sur la pratique des collectionneurs (avec le travail de l’association Le Vieux Papier depuis 1900, présentée ici par son président Thierry Depaulis). Et des collections privées aux fonds publics, la frontière est souvent poreuse, comme en témoignent les nombreuses donations recueillies par les institutions publiques, et qui influent sur les procédures mêmes de documentation et de catalogage.

10La question de la terminologie dessine ainsi des enjeux déterminants pour les éphémères. Si ephemera dit bien le caractère passager des documents qui nous intéressent, ce mot ne résout pas la question du support, par exemple. C’est toute la différence avec la dénomination de « vieux papiers », consacrée par l’ouvrage fondateur de John Grand-Carteret, qui unifie ainsi un ensemble très hétérogène par le biais d’un seul matériau, le papier :

Vieux papiers, vieilles images, ce titre leur convient bien, à ces imprimés – cartons, feuilles volantes ou brochages, – qui ne sont, pour la plupart, que la menue monnaie du papier noirci, mais qui tiennent une place considérable dans l’histoire des transactions humaines10.

11Quant à l’adjectif vieux, il dessine un autre rapport au temps que celui induit par le terme d’ephemera : tandis que l’éphémère s’inscrit dans le temps court d’une actualité dont il conservera d’autant mieux la trace qu’il en est le produit, le vieux papier est rapporté au temps long de la conservation – mais une conservation d’autant plus paradoxale qu’elle n’est pas programmée et dépend d’une légitimation a posteriori.

12En adoptant ainsi le terme d’« éphémères », nous avons conscience d’entériner un usage qui ne doit pas cacher combien la terminologie en la matière peut s’avérer problématique. C’est par exemple toute l’étendue de la notion qui est affectée pour peu que l’on parle d’imprimés éphémères (qui reste la catégorie la plus étudiée, mais en excluant des moyens de reproduction non-typographiques comme la photocopie, la polycopie ou la ronéotypie), d’écrits éphémères (ce qui ouvre la porte aux manuscrits tels que les correspondances, les brouillons ou les notes) ou de documents éphémères (ce qui permet d’envisager le champ immense des sites Web). Les éphémères risquent donc bien de constituer un objet fuyant – à tout le moins, un objet résistant.

Étudier les éphémères : par où commencer & où s’arrêter ?

13La délimitation des éphémères pose des difficultés que le sommaire de cette publication a dû trancher de manière opératoire, en prenant le parti d’ouvrir l’éventail des cas pour mieux explorer les limites du champ, même si les éphémères imprimés et numériques en constituent sans doute le cœur. Seront ainsi étudiés certains journaux à la durée de vie très brève (comme les journaux lycéens présentés par Olivier Belin) ou à la présentation très changeante (comme les revues d’avant-garde évoquées par Julien Schuh), qui rendent poreuses les frontières entre éphémère et périodique. Avec la correspondance de Clemenceau, Sylvie Brodziak interroge une autre limite, celle où se rejoignent éphémères et écrits du for privé, qui forment un ensemble déjà bien étudié par ailleurs. S’éloignant davantage encore du support écrit, certains dispositifs éphémères peuvent s’avérer particulièrement significatifs dans la perspective de l’histoire politique ou de l’histoire de l’art : nous pensons ici aux décors ou aux pavillons d’exposition comme ceux qu’évoquent François Pernot ou Alexandra Gompertz, aux graffitis des prisonniers de Pise étudiés par Lorenzo Carletti, ou encore aux motifs satiriques dont Fabrice Erre analyse la diffusion dans la France du xixe siècle. Ce type d’objets pourrait du reste être mis en perspective avec la montée d’une « esthétique de l’éphémère » dans l’art contemporain (selon le titre du livre Christine Buci-Glucksman paru en 2003), esthétique dont ont récemment rendu compte des revues comme Figures de l’art (« L’art de l’éphémère », n° 12, 2006) ou Hybrid, qui a consacré son premier numéro en juillet 2014 aux « Patrimoines éphémères ».

14En ressaisissant un large faisceau de cas d’étude, les travaux que nous rassemblons ici permettent de dresser un premier état des connaissances sur les éphémères, état des lieux qui montre la vitalité de ce champ d’étude, tout en mettant à jour un certain nombre de problèmes, qui constituent autant de perspectives de recherche.

151. Le problème de la nomination, dont les variantes d’un pays ou d’un acteur à l’autre modifient la perception des éphémères (ephemera en Grande-Bretagne, éphémères pour les chercheurs français, non libro pour le domaine espagnol, Flügschriften en Allemagne, quand les collectionneurs préfèrent l’expression « vieux papiers »).

162. La question de la définition des éphémères, non seulement en compréhension (avec une difficulté à les caractériser positivement, nous y reviendrons) mais aussi en extension (les listes plates ou les thesaurus existants, quel que soit leur degré d’exhaustivité et de complexité, donnent le vertige).

173. L’énigme que constituent souvent l’identification et les motivations des acteurs de la patrimonialisation des éphémères. De vraies personnalités émergent de l’histoire des quelques fonds d’éphémères caractéristiques qui sont retracés ici : pensons au conservateur Georges Duplessis, qui a acquis la collection Deloynes à la fin du xixe siècle pour la BnF, ou encore à GuyDebord (étudié par Emmanuel Guy) et Filippo Tommaso Marinetti (dans l’article d’Alexia Kalantzis), archivant consciencieusement les éphémères au moment même où ils les fabriquaient et les diffusaient. De fait, l’histoire même de ces collections comprend souvent des lacunes à combler.

184. Le choix épineux du mode de conservation des éphémères, dont certaines procédures (mise en boîte, reliure, restauration, collage, découpage, ventilation, dématérialisation) peuvent modifier radicalement le rapport à l’objet, avec des effets à craindre de décontextualisation, d’indifférenciation, de neutralisation de leurs modes singuliers de consommation et de manipulation.

195. La difficulté que constituent le repérage et le signalement des éphémères. Les chercheurs britanniques disposent désormais, grâce à Michael Twyman et à son équipe de Reading, d’un Répertoire de fonds d’éphémères conservés sur leur territoire, ainsi que d’un Thesaurus étonnant, tant dans sa conception que dansson mode de consultation. En France, nous manquons non seulement d’une vue d’ensemble des fonds d’éphémères, mais aussi d’un vocabulaire commun pour nommer ces imprimés, les classer, et par conséquent les cataloguer et les annoncer efficacement. Nicolas Petit rappelle à ce sujet en introduction à L’Éphémère, l’occasionnel et le non-livre qu’Alan Clinton a même pu affirmer dans Printed ephemera (Londres, 1981) que

pour les bibliothécaires, les éphémères étaient en partie définis par le fait qu’ils tendent à résister aux traitements habituels, en matière d’acquisition, de classement et de conservation, et qu’ils peuvent ne pas justifier un catalogage individuel complet11.

206. Les réticences enfin des disciplines de lettres et sciences humaines à s’approprier les éphémères, en dépit des perspectives de recherches dont ils sont porteurs, dans des disciplines qui ont plutôt la culture du livre, du périodique, de l’archive, de l’auteur, de l’œuvre…

21Parmi ces différentes pistes de recherches, ce sont les deux dernières qui se sont avérées prioritaires et que nous approfondissons dans ces actes. En premier lieu, en deçà de toute approche scientifique, nous avons une familiarité évidente avec les éphémères, du fait de l’expérience quotidienne que nous en faisons dans notre environnement Cette approche immédiate des éphémères ne suppose pas de savoir les définir ou les classer pour s’entendre intuitivement et implicitement sur leur reconnaissance. Mais l’un des enseignements de ces actes est qu’au-delà de la démarche empirique – qui a été la nôtre dans un premier temps, en balayant une série de cas sans a priori, quitte à devoir en écarter certains ensuite –, les éphémères sont passibles d’une caractérisation d’ensemble. Autrement dit, ils ne sont pas seulement reconnaissables à leur aspect matériel ou à leur ancrage dans l’actualité et le circonstanciel ; ils le sont aussi à des fonctions, des usages et des trajectoires, que nos disciplines de lettres et sciences humaines peuvent contribuer à analyser.

Vers une caractérisation des éphémères

22La variété des éphémères paraît, à bien des égards, déconcertante. Il est vrai que cette profusion d’exemples possibles est favorisée par les emplois du terme même d’éphémère dans la langue française. Utilisé en tant que substantif (à l’exemple de l’usage du terme ephemera en anglais), éphémères appelle une définition en extension (quels ensembles d’objets englobe-t-il ?) et en compréhension (quel en est le principe organisateur, la base notionnelle ?) : il s’agit de délimiter un champ notionnel et de rendre compte de ses propriétés. Mais en français, éphémère est surtout employé en tant qu’adjectif (ambiguïté qu’on ne retrouve pas en anglais, qui a par exemple transient). Il renvoie alors à une qualité qui peut s’appliquer à des objets très divers. Cet emploi tend à la profusion, voire à la prolifération : car au fond, tout peut devenir éphémère – et tout l’est effectivement, pour peu qu’on soit un adepte d’Héraclite (panta rhei) ou de l’Ecclésiaste (vanitas vanitatum). Sans être insensible à ces options philosophiques, il faut reconnaître que dans ce cas, l’objet d’étude s’évanouit : tout simplement parce qu’il n’est plus un objet, mais une qualité universellement applicable.

23Dès lors, puisqu’éphémères il y a, comment passer d’une caractérisation négative (un objet qui n’est ni un livre ni un périodique, qui échappe aux classifications et aux systématisations, qui défie les opérations de collecte, de catalogage, de conservation) à une caractérisation plus positive ? Il ne s'agit pas, bien entendu, de tomber dans le piège ou l’utopie d’une vision essentialiste des éphémères, mais plutôt de chercher quels sont les traits qui leur donnent cet « air de famille » dont parle Wittgenstein.

24À ce titre, il est possible de faire émerger quelques qualités communes aux éphémères, qui sont moins des propriétés intangibles que des lignes de force souvent ambiguës et réversibles.

25L’éphémère semble d’abord caractérisé par sa fragilité. Fragilité du support papier, à l’évidence, pour les imprimés, surtout quand il est l’objet de manipulations diverses et de circulations massives (voir la déperdition de documents comme les emballages, les étiquettes, les prospectus…). Cette fragilité n’est pas l’apanage du papier, du reste : elle touche aussi, d’une certaine manière, les supports numériques, pour des raisons techniques de changement de format et d’obsolescence rapide des codes ou des pages (sur le Web), comme l’explique dans son article Sophie Derrot. Et pourtant, cette fragilité peut aller de pair avec une résistance parfois surprenante, comme celle de la Navigación para el cielo, ce papel manipulable et pliable étudié par Jean-François Botrel, ou bien des nombreux travaux de ville qui ont pu parvenir jusqu’à nous, malgré les déperditions.

26Autre caractéristique : la labilité. L’éphémère est une forme à la fois changeante et diffractée ; il est sujet à l’évanescence (d'où, sans doute, la passion que l'on peut mettre à vouloir le conserver), il n’a pas de forme caractéristique (comme l'attestent la diversité des typologies et la multiplicité des objets qui entrent dans cette catégorie) ou alors cette forme peut changer à travers des processus d’appropriation extrêmement différents. L'éphémère apparaît ainsi comme un document que ses usagers peuvent aussi bien jeter, recycler (voir les papiers que l'on a pu retrouver dans des plats de reliures anciennes), que fétichiser, découper, monter, détourner : les collectionneurs, les conservateurs, mais aussi les membres de certaines avant-gardes (futurisme, surréalisme, situationnisme) n'en usent pas autrement. De telles opérations de transformation ne sont certes pas impossibles avec le livre, mais celui-ci forme une unité matérielle et/ou intellectuelle qui inspire davantage de respect que les éphémères. Toujours est-il que cette capacité à varier selon les usages et à glisser entre ce que Michel de Certeau appelait les « arts de faire » est par exemple visible avec les revues artisanales ou clandestines, dont la circulation est difficile à appréhender et la périodicité très irrégulière voire erratique. De même, que devient un tweet lâché sur le Web ? Souvent il disparaît, poussé par d'autres, mais certains peuvent demeurer ou ressusciter au gré des escarmouches politiques et/ou sentimentales... De ce point de vue, là aussi, il ne faut pas oublier que la labilité peut aller de pair avec une forme de stabilité et de durabilité : il n’est pas rare qu’une série d’éphémères puisse, à travers les années voire les siècles, décliner un même motif textuel ou iconographique, comme l’attestent par exemple le réemploi de bois gravés ou les matrices culturelles étudiées par Jean-François Botrel.

27On peut également insister sur la légèreté des éphémères, qui va sans doute de pair avec les caractéristiques précédentes. L’éphémère fait partie de l’artillerie légère de la communication culturelle, publicitaire, commerciale ou politique (tracts, brochures, affiches, étiquettes...). Bien évidemment, cette légèreté est avant tout celle de l’usage et de la maniabilité des documents en question ; elle n'exclut pas, et peut même impliquer une lourde machinerie institutionnelle (parti, société, église, état, administration...), économique et technologique (dans l'industrie graphique au premier chef). Et cette légèreté ne doit pas faire oublier combien les éphémères, pris dans leur ensemble, font masse : en ce sens, « l’éphémère est lourd », voire envahissant, pour reprendre une formule de Karine Douplitzky citée par Julien Hage12.

28L’éphémère soulève aussi la question de sa publicité (au sens étymologique du terme). Il circule dans l’espace public, ou du moins à l'intérieur d'un espace public, d'une communauté (si restreinte soit-elle, celle du groupe d’avant-garde, du lycée, des fidèles, des militants…) où il joue un rôle de diffusion des informations, de cohésion, de défouloir, etc. C’est un critère qui peut conduire à éliminer les documents privés du champ des éphémères, tout en permettant d'y inclure des documents imprimés aussi bien que manuscrits, des exemplaires uniques aussi bien que produits en série, dès lors qu'ils interviennent dans un espace social. Mais là encore, cette publicité porte à son envers l’éventualité d’une appropriation qui peut faire de l’éphémère un objet intime, personnel, corporel presque : il n’est que d’évoquer ici l’usage de certaines images pieuses en tant que talismans ou scapulaires.

29Enfin l’éphémère est marqué par une certaine indignité ou illégitimité : c’est un objet a priori sans valeur, un objet mineur, qui n’est pas digne d’être conservé aux yeux de ceux qui le produisent comme de ceux qui le consomment. C'est évidemment un point qu'il faut nuancer dans le cas des pratiques artistiques et avant-gardistes qui le prennent consciemment en charge comme objet de création et de collection ; encore peut-on se demander si ce n'est précisément pas l'indignité présupposée des éphémères qui conduit les surréalistes ou les situationnistes à les utiliser comme outils de subversion. Cette indignité explique les deux temps qui constituent la vie de l’éphémère : d'un côté le temps bref de son usage et de son actualité, qui vouent l'éphémère à la péremption ; de l'autre le temps long de sa collecte et de sa transformation en archive, sachant que ce second temps n’est pas programmé, qu’il n’est jamais assuré mais relève d’une prospection volontariste comme d’une revalorisation a posteriori. En ce sens, il n’y a pas d’aberration à parler d'éphémères pour des documents passagers qui ont traversé les époques ; ou alors une aberration au sens étymologique du terme – un écart, une diversion, une trajectoire imprévisible qui peut s'avérer fructueuse pour les chercheurs, et qui définit le processus même de patrimonialisation, avec ses aléas, ses partis pris ou ses impensés. Autrement dit, un éphémère n’est tel que parce qu’il est archivé, patrimonialisé, valorisé, à rebours de son origine ; tout simplement parce qu’à l’origine, au moment de l’émission et de la circulation de tels documents, il n’y a pas d’éphémères en tant que catégorie constituée et consciente, mais une multitude de supports voués à des contextes et à des fonctions très différents, et qui tirent précisément leur efficace du fait qu’ils se coulent dans le silence des usages : étiquettes, emballages, tracts, timbres, tickets…

Effets & usages à long terme des éphémères

30Il y a donc une temporalité particulière de l’éphémère, qui ne se réduit pas à de l’éphémère. Pour en rendre compte, on peut emprunter à la médiologie de Régis Debray le distinguo entre communication (circulation des messages dans l’espace) et transmission (circulation des messages dans le temps). À première vue, les éphémères, se caractérisent originellement comme un médium de communication et non de transmission des idées : il s’agit pour eux de frapper ici et maintenant, non de porter une mémoire à travers des générations. Mais sans doute faut-il aller plus loin et se demander dans quelle mesure les éphémères peuvent effectivement transmettre et (trans)former une culture : c’est par exemple à un tel processus que renvoient le cas de la Bibliothèque bleue étudié par Lise Andriès, ou bien les supports transmédiatiques qui, comme le montre Jean-François Botrel à travers l’exemple de l’Angélus de Millet, peuvent diffuser à grande échelle certains stéréotypes ou référents culturels. En ce sens, l’éphémère constitue peut-être l’envers d’une transmission plus visible et institutionnalisée : il est l’un des propagateurs d’une culture que l’on peut qualifier de masse ou populaire, mais en ayant conscience qu’elle interagit sans cesse avec la culture dite savante ; il contribue à forger et à déployer un matériel mythique et légendaire qui entre dans la constitution de nos imaginaires collectifs, ou du moins du patrimoine ordinaire, modeste et quotidien d’une communauté ; il est érigé en archive par le biais d’une médiation dont les acteurs sont les collectionneurs, les conservateurs, les chercheurs, les associations, les institutions et les manifestations scientifiques.

31C’est ainsi que, si l’on accepte la notion de médiasphère (à savoir un âge et un système culturels où « une mentalité collective s’équilibre et se stabilise autour d’une technologie de mémoire dominante13 »), on pourrait caractériser les éphémères comme des médiums constituant à la fois l’envers et le complément d’un support de mémoire dominant, légitime et valorisé : le codex de bois et de cire vs le volumen de papyrus ; les ephemera produits en masse par l’industrie graphique vs le livre ou le périodique imprimés (en ce sens, l’appellation de non livre prendrait tout son sens, plutôt qu’éphémères) ; les pages Web volatiles (pop-ups, sites commerciaux ou d’actualité, twitts et statuts Facebook…) vs les sites institutionnels qui peuvent s’autoarchiver. Autant de parallèles où se dessine une polarisation axiologique entre le majeur et le mineur, le lourd et le léger, déterminante pour définir le statut des éphémères.

Les éphémères au cœur des rapports ambigus entre taxinomie & axiologie

32Ainsi, évoquer les éphémères comme un objet d’étude légitime, c’est proposer de s’interroger sur les systèmes de valeur qui régissent la constitution de notre patrimoine, qui conditionnent la construction de notre histoire, et plus concrètement pour nous chercheurs, qui orientent l’établissement de nos corpus. À ce titre, un des apports épistémologiques des éphémères serait peut-être d’aiguiser notre conscience des variations en diachronie mais aussi de la relativité en synchronie des normes, des canons, des hiérarchies qui organisent les champs du savoir. Dans le champ littéraire, par exemple, l’étude de certains éphémères qui ont ainsi conquis leur « dignité » (libelles, brochures, pièces fugitives, catalogues, Bibliothèque bleue) a pu apporter une contribution décisive à la révision d’oppositions axiologiques telles que genres majeurs / mineurs, ou culture savante / populaire, à partir de notions plus dynamiques, comme celles d’interaction, de dérivation, de circulation, de transferts, d’appropriations : démarche engagée de longue date par Roger Chartier, par exemple, lorsque pour assouplir voire abolir ces clivages obsolètes, il pense le paysage culturel en relation avec les dynamiques du corps social. L’espace de production et de réception des éphémères peut être ainsi replacé au cœur même de la vie littéraire, leur insignifiance rétrospective – aux yeux, encore, d’une certaine histoire de la littérature – devant être réévaluée au regard non seulement du goût du public pour ces écrits mais aussi de leur intérêt critique en termes de liberté formelle et de capacité d’invention, ne serait-ce que dans le registre de la satire et de la parodie.

33Cette question des systèmes de valeur se pose autant dans une perspective épistémologique que dans le cadre d’une réflexion sur l’accueil et le classement des éphémères dans nos collections patrimoniales. Nathalie Heinich a très bien décrit, dans La Fabrique du patrimoine, le phénomène de « glissement inévitable de la catégorisation à l’évaluation ou en d’autres termes, du jugement d’observateur au jugement d’évaluateur ». « D’une part en effet, ajoute-t-elle, les types sont, dans notre société, implicitement hiérarchisés […]. D’autre part, le “patrimoine” est en lui-même une catégorie valorisée »14. Si un nombre considérable d’éphémères en France est conservé sans être classé, c’est aussi bien pour des raisons d’ordre pratique (le manque de temps, de personnel, etc.) que d’ordre axiologique. Ainsi, dans sa préface à L’Ephémère, l’occasionnel, et le non livre de Nicolas Petit, Annie Parent-Charon rend d’emblée hommage à « l’insatiable curiosité » de ce conservateur qui

l’a conduit à explorer le fonds non classé légué par les bibliothécaires de l’abbaye [de Sainte-Geneviève] qui établissaient une hiérarchie entre les documents, distinguant les volumes reliés, cotés, rangés en rayons et catalogués, les opuscules regroupés en liasses et cotés – on y retrouve les canards – et ce fonds abandonné où s’entassaient les brochures reçues15.

34Entreprendre de classer les éphémères, c’est donc en premier lieu passer outre cette hiérarchie a priori entre le livre et le non-livre. La question qui se pose immédiatement après étant : comment intégrer les éphémères à des catalogues généraux ? Si on reprend par exemple les entrées du catalogue général de la BnF (type de document, auteur, titre, lieu et date de publication, description matérielle), on mesure la difficulté d’établir la notice de bon nombre d’éphémères. Car ce ne sont pas seulement l’auteur, le lieu ou la date d’émission qui font souvent défaut pour les identifier. Ce qui manque en premier lieu, c’est une typologie commune pour les catégoriser.

35Les typologies varient tout d’abord d’un pays à l’autre, comme en témoignent les études que Dominique Lerch et Jean-François Botrel consacrent l’un à l’Allemagne et à l’Italie, l’autre à l’Espagne. Mais cette variation existe aussi d’une institution à l’autre, avec des procédures de collecte et de signalement qui diffèrent entre les bibliothèques (qu’il s’agisse de l’archivage des éphémères imprimés de la John Johnson Collection de l’Oxford Library, évoquée par Julie Anne Lambert, ou bien de l’archivage des éphémères sur le web à la Bibliothèque nationale de France, présenté par Sophie Derrot), les musées (sont ainsi analysés les cas du Musée des civilisations de l’Europe et de la Méditerranée par Bénédicte Rolland-Villemot, et du Musée de Montmartre par Nicholas-Henry Zmelty) et les archives (les contributions de Violaine Challéat-Fonck, Denise Ogilvie, Émeline Rotolo et Philippe Nieto s’intéressent ainsi à la place des éphémères dans les Archives nationales).

36Comment, dès lors, établir une typologie à la fois exhaustive et raisonnée de ce champ proliférant et complexe de l’imprimé? C’est la question à laquelle Michael Twyman a cherché à répondre avec le Thesaurus, quand bon nombre d’établissements patrimoniaux fonctionnent avec des listes plates réalisées en interne, pour les besoins spécifiques de leur collection.

37C’est la démarche endogène qui a été par exemple adoptée par Nicolas Petit, qui a lui-même réfléchi au sommaire de son livre et donc à un classement des éphémères à partir des documents conservés à la bibliothèque Sainte-Geneviève, plus précisément à partir d’analyses de cas qu’il s’efforce de mettre en relation, par analogie ou par distinction, avec d’autres exemples de la collection. Ces exemples sont classés en dix catégories (Ancêtres, Occasionnels et pièces de circonstances, Colportage et littérature populaire, Almanachs et calendriers, Travaux de ville, Prospectus de diffusion, Littérature grise, Livrets typographiques, Aléas d’imprimerie, Paratexte), elles-mêmes subdivisées en sous-catégories (par exemple, pour « Colportage et littérature populaire » : Plaquette gothique, Livret de pèlerinage, Prodiges et faits divers, Croix de par Dieu, Abécédaire, Bibliothèque bleue, Miroir du pécheur, Placard synoptique). Notons que Nicolas Petit ajoute à ce premier effort taxinomique un index proposant un autre mode de consultation possible de son livre : par matières (où il liste essentiellement des catégories d’éphémères) ; auteurs / titres ; illustrateurs / graveurs / marchands d’estampes ; dates / provenances ; imprimeur / libraire. Ces entrées de l’index rejoignent celles de n’importe quel catalogue général de Bibliothèque. Car à y regarder de plus près, on s’aperçoit que Nicolas Petit a choisi de mettre essentiellement en avant des exemples d’éphémères remarquables et bien renseignés, et qui de fait, s’intègrent parfaitement au catalogue général de la Bibliothèque Sainte Geneviève, où l’on peut accéder aisément à ces documents par différentes voies possibles. Mais combien d’éphémères plus obscurs, mal ou non renseignés, gisent dans les fonds patrimoniaux, point aveugle du catalogage et par voie de conséquence des usagers, et donc aussi, de l’historiographie ?

Usages épistémologiques des éphémères

38Deux priorités se sont ainsi dégagées de notre réflexion. Il s’agit d’une part d’examiner comment améliorer la visibilité des éphémères dans les fonds patrimoniaux, en fournissant un effort de terminologie et de typologie. D’autre part, l’enjeu est d’observer comment nos disciplines de lettres et de sciences humaines s’emparent de cet objet d’étude en dépit de ses difficultés. Une partie des articles s’interroge ainsi sur la façon dont les éphémères peuvent perturber nos pratiques, heurter de front certaines de nos catégories tout en nous invitant à les réévaluer ; et en retour, ces chercheurs se demandent quels questionnements théoriques propres à chacune de leurs disciplines pourraient aider à la connaissance d’un tel objet : telle est la démarche d’historiens comme Vincent Chambarlhac (sur les brochures politiques de la Bibliothèque Marxiste de Paris), Romain Thomas (à partir des corpus néerlandais du xviie siècle) et Julien Hage (sur le statut de l’éphémère en tant qu’archive), d’historiens de l’art comme Bertrand Tillier (sur l’éphémère imprimé et illustré au xixe siècle) et Laurent Bihl (sur le cas du caricaturiste Adolphe Willette), ainsi que d’un historien du livre – ou plutôt du non-livre – comme Antonio Castillo Gómez, pour qui les éphémères remettent en cause le « fétichisme livresque ».

39On pourrait trouver un autre exemple de cette interrogation épistémologique dans la façon dont les études littéraires théorisent aujourd’hui les genres, offrant par là une voie d’entrée opérationnelle dans l’étude des éphémères. Expliquons-nous rapidement : en mettant le lecteur au centre de son dispositif d’analyse, la critique littéraire a déplacé son point de vue sur les genres, passant de la question de leur identité et de leur fonction, à celle de leur réception. Si l’on considère les éphémères à travers ce prisme de la réception, qui par ailleurs a infléchi les approches contemporaines, pas seulement en lettres, mais en sciences humaines, l’attention se porte alors autant vers les compétences lexicales et encyclopédiques mobilisées par la reconnaissance des éphémères que vers leur catégorisation elle-même. L’attention se décentre également des objets, qui nous ont occupés dans un premier temps, vers leurs usages : et ce sont bien des expériences que nous avons en effet partagées dans nos activités de conservateurs et de chercheurs.

40Les différentes démarches que nous adoptons ici, à la fois historique, comparatiste, taxinomique et épistémologique, se devaient d’être adoptées conjointement, comme le suggère en introduction à son étude Nicolas Petit, à qui nous laisserons le dernier mot en guise d’hommage :

On pourrait penser que ces objets sont difficiles à cerner intellectuellement parce qu’ils sont mal conservés, et fussent-ils conservés, difficiles à cataloguer, donc difficiles d’accès. Mais cette proposition gagne sans doute à être renversée : les éphémères sont mal conservés par les institutions parce qu’ils sont mal pensés16.

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