Colloques en ligne

Jean Vignes

Poésie en musique : des Amours de Ronsard au « supplément musical »

1Résumé : L’accomplissement du « supplément musical » des Amours va de pair avec une thématisation, dans le recueil, de l’union de la poésie et de la musique ; on verra que sa mise en œuvre prolonge les très nombreuses réussites musicales inspirées au xvie siècle par les œuvres d’Horace, de Pétrarque et de Marot ; on tentera enfin de répondre aux nombreuses questions que posent la réalisation concrète du « supplément » et le fait qu’il demeure, au moins en apparence, une expérience sans lendemain.


*

2« Je te veux bien aussi advertir de hautement prononcer tes vers en ta chambre, quand tu les feras, ou plus tost les chanter, quelque voix que puisses avoir, car cela est bien une des principales parties que tu dois le plus curieusement [= soigneusement] observer1 » : tel est le conseil de Ronsard à l’apprenti poète pour lequel il rédige en 1565 son Abbrégé de l’Art poetique françois. Il avait précisé un peu plus haut :

A mon imitation, tu feras tes vers masculins & fœminins tant qu’il te sera possible, pour estre plus propres à la Musique et accors des instrumens, en faveur desquels il semble que la Poësie soit née : car la Poësie sans les instrumens, ou sans la grace d’une seule, ou plusieurs voix, n’est nullement agreable, non plus que les instrumens sans estre animez de la melodie d’une plaisante voix. Si de fortune tu as composé les deux premiers vers masculins, tu feras les deux autres fœminins, & paracheveras de mesme mesure le reste de ton Elegie ou chanson, afin que les Musiciens les puissent plus facilement accorder2.

3Alors que notre époque l’oublie parfois, ces préconisations nous le rappellent : la poésie de Ronsard a vocation à être chantée plutôt que lue, et les choix formels du poète sont déterminés par son désir de musique. Dans le cas des Amours, l’existence du « supplément musical » adjoint à l’édition de 1552 et parfois à celle de 1553 doit nous interroger : quel est son statut ? Comment l’existence de ce « supplément » éclaire-t-elle la poésie elle-même ?

4L’objectif de ce travail sera donc de faire le point sur la vocation musicale des Amours et de partager mes propres réflexions sur cet objet artistique complexe et insolite que la tradition critique a pris l’habitude d’appeler le « supplément musical des Amours » (intitulé apparu semble-t-il au xxe siècle, et dont il faut souligner par conséquent le caractère apocryphe).

5Commençons par une définition : on nomme « supplément musical » un livret de 32 feuillets de musique adjoint au recueil des Amours en 1552 (parfois aussi en 1553) ; il regroupe dix partitions à quatre voix inspirées à quatre compositeurs contemporains par des textes des Amours et accessoirement des Odes, ainsi que quatre tables répertoriant près de 180 sonnets qui peuvent se chanter sur quatre de ces airs. Ce dispositif complexe de timbres, qui permet donc au lecteur de chanter la plupart des pièces du recueil poétique, fait partie intégrante de l’œuvre : même achevé d’imprimer (le 30 septembre 1552), même privilège (qui précise que le livre est vendu « avec sa musique mise en la fin d’iceluy », p. 239), pas de page titre séparée ; le mot de supplément paraît donc légèrement impropre : pratiquement tous les exemplaires connus de l’édition originale de 1552 sont reliés avec le « supplément » ; autant dire qu’il est inséparable de l’œuvre en 1552, comme le sera le commentaire de Muret en 1553.

6Il s’agit là, comme la critique l’a souvent souligné, d’une innovation très remarquable, et d’une réalisation décisive pour accomplir l’union de la poésie et de la musique ardemment désirée par les humanistes en général et par Ronsard en particulier.

7Je voudrais montrer que l’accomplissement de ce projet va de pair avec une thématisation, dans les Amours, de l’union de la poésie et de la musique ; puis que sa mise en œuvre prolonge les très nombreuses réussites musicales inspirées au xvie siècle par les œuvres d’Horace, de Pétrarque et de Marot ; enfin je tenterai de répondre aux nombreuses questions que posent la réalisation concrète du supplément et le fait qu’il demeure, au moins en apparence, une expérience sans lendemain.

L’union de la poésie & de la musique thématisée

8On l’oublie parfois, l’hommage à la musique vocale et instrumentale est un thème récurrent des Amours. La sensibilité de Ronsard à la musique et la vocation musicale de sa poésie, affirmée dès la préface des premières Odes3, affectent en effet le contenu du recueil. Comme je l’ai montré ailleurs plus en détail4, les protagonistes de la relation amoureuse sont eux-mêmes présentés comme des musiciens, dont la communion s’établit – entre autres – par la musique. Je résume cette première démonstration.

Portrait de l’artiste en jeune musicien

9Comme dans ses Odes, le poète amoureux se peint lui-même sous les traits d’un musicien. Il se représente plusieurs fois en train de composer avec un instrument à la main, testant immédiatement ses vers en les chantant (s. 98, v. 3-4). Il lui arrive même de présenter la composition musicale comme antérieure à l’écriture poétique (s. 27, v. 1-4). Au sonnet 193, il apostrophe son valet comme le faisait Horace :

Depan du croc ma lyre chanteresse :
Je veux charmer si je puis, la poison,
Dont un bel œil sorcela ma raison […]
Donne moi l’encre et le papier aussi […]5.

10Ailleurs il se peint même en interprète de ses vers, et c’est à cette performance musicale qu’il attribue son succès :

De tes beaus rais chastement alumé
Je fu poëte : & si ma vois recrée,
Et si ma lyre aucunement agrée,
Ton œil en soit, non Parnas[s]e, estimé. (s. 170, v. 5-8)

11Certes, à défaut, de témoignage extérieur qui nous confirmerait l’existence d’un tel récital, on peut douter que cette représentation corresponde à la réalité, mais le lecteur qui découvre Ronsard en 1552 n’est pas supposé le savoir ; il peut s’imaginer un Ronsard auteur-compositeur-interprète, comme l’avait été, par exemple, Mellin de Saint-Gelais6.

Portrait de la dame en jeune musicienne

12Cassandre elle-même est peinte en musicienne. Le poète s’extasie à plusieurs reprises sur sa voix ; Cassandre, selon François Roudaut, serait même « avant tout caractérisée par sa voix7 », or cette voix porte moins une parole qu’un « chant mélodieux » (s. 32) ; en Cassandre, c’est la chanteuse qui séduit ; Ronsard en décline les effets magiques, comparés à ceux d’une Sirène (s. 16, v. 8), ou d’Orphée : il évoque ce « chant qui peut les plus durs émouvoir / Et dont l’accent dans les âmes demeure » (s. 55, v. 11-12). Le sonnet 137 est une sorte de blason de la bouche, qui magnifie pour finir

[…] le charme d’une vois,
Qui tous ravis fait sauteler les bois,
Planer les mons, et montaigner les plaines.

13Au sonnet 107, Cassandre semble se produire devant un public d’une centaine de jeunes filles éblouies par son chant, dont la magie fait éclore le printemps au milieu du froid hivernal :

Je vi ma Nymfe entre cent damoiselles,
Comme un Croissant par les menus flambeaux,
Et de ses yeux plus que les astres beaux
Faire obscurcir la beauté des plus belles.
[…]
Le ciel ravy, que son chant esmouvoit,
Roses, et lis, et ghirlandes pleuvoit
Tout au rond d’elle au millieu de la place :
Si qu’en despit de l'hyver froydureus,
Par la vertu de ses yeux amoureus,
Un beau printans s’esclouït de sa face. (s. 107)

14La puissance magique de la musique sur l’âme humaine atteint son paroxysme quand l’artiste marie de beaux vers, une belle voix et un accompagnement instrumental ; c’est ce que suggère le magnifique portrait de Cassandre chantant les vers de Ronsard en s’accompagnant d’un luth :

Dous fut le traict, qu’Amour hors de sa trousse,
Pour me tuer me tira doucement,
Quand je fu pris au dous commencement
D'une douceur si doucettement douce.
Dous est son ris, et sa vois qui me poulse
L'ame du corps, pour errer lentement,
Devant son chant marié gentement
Avec mes vers animés de son pouce.
(s. 38)

La Poésie amoureuse de la Musique

15Si Ronsard souligne tant les qualités de musicienne de sa Dame, c’est qu’il prétend être tombé amoureux d’elle en l’entendant chanter et jouer du luth et/ou en la voyant danser. Le recueil célèbre ainsi l’histoire d’un Poète-musicien épris d’une musicienne danseuse. La lecture allégorique est tentante : la Poésie est amoureuse de la Musique et de la Danse. C’est leur union que célèbre le recueil. Ronsard construit de véritables scènes pour accréditer cette fiction, dont on ne peut exclure qu’elle se nourrisse d’un souvenir authentique quand on sait à quel point la musique est réellement présente dans la vie quotidienne de la cour à l’époque. Quatre sonnets au moins convergent pour donner à entendre l’ambiance musicale de l’innamoramento, du moins les circonstances musicales qui le favorisent. Le sonnet 108 est le plus précis :

Ne plus ne moins, que Juppiter est aise,
Quand de son luth quelque Muse l’apaise,
Ainsi je suis de ses chansons épris,
Lorsqu’à son luth ses dois elle embesoigne,
Et qu’elle dit le branle de Bourgoigne,
Qu’elle disoit, le jour que je fus pris. (s. 108, v. 9-14)

16On sait que le branle est une danse très prisée au xvie siècle – une danse de groupe. Les danseurs font une ronde ou une chaîne (selon le type de branle) et l’on danse « en branlant dung pie sur lautre » selon Michel Toulouze8. L’Orchesographie de Toinot Arbeau (Langres, 1588) précise que le branle de Bourgogne est le plus vif et rapide de tous, la danse des jeunes : « Les anciens dansent gravement les branles doubles et simples. Les jeunes mariés dansent les branles gais. Et les plus jeunes dansent légèrement les branles de Bourgogne […] chacun selon son âge et la disposition de sa dextérité ».

17Cassandre séduit donc Ronsard en disant le branle, c’est-à-dire en chantant une chanson à danser9, particulièrement enlevée, puis en dansant elle-même, alors qu’un autre musicien interprète la danse au luth :

Ce ne sont qu’haims, qu’amorces, et qu’apas
De son bel œil qui m’aleche en sa nasse,
Soit qu’elle rie ou soit qu’elle compasse
Au son du luth le nombre de ses pas. (s. 130)

18Le sonnet 164 développe plus longuement ce motif de l’innamoramento lié à la danse au son des instruments, en exploitant des allégories empruntées au Roman de la Rose, mais aussi en citant une chanson bien connue des lecteurs :

Hà, Belacueil, que ta doulce parolle
Vint traistrement ma jeunesse offenser
Quand au premier tu l'amenas dancer,
Dans le verger, l'amoureuse carolle.
Amour adonq me mit à son escolle,
Ayant pour maistre un peu sage penser,
Qui des le jour me mena commencer
Le chapelet de la danse plus folle.
Depuis cinq ans dedans ce beau verger,
Je voys balant avecque faulx danger,
Soubz la chanson d'Allegez moy Madame
Le tabourin se nommoit fol plaisir,
La fluste erreur, le rebec vain desir,
Et les cinq pas la perte de mon ame.

19Ronsard fait ici allusion à une célèbre chanson, probablement d’origine populaire, mais dont subsistent plusieurs versions polyphoniques savantes, dont la plus célèbre, à six voix, est parfois attribuée au grand Josquin Desprez : « Allégez-moi douce plaisant brunette10 ». Le succès de cette chanson avait déjà inspiré les poètes : Jean Molinet d’abord11, puis Clément Marot, qui la cite dans la chanson XVIII de L’Adolescence clementine12 et plus tard dans une de ses épigrammes pour Anne d’Alençon13.

20Que la naissance de l’amour soit liée à cette chanson nous renvoie au sonnet 14, où elle était déjà évoquée, en même temps que la date supposée de l’innamoramento :

Je vi tes yeux dessous telle planete
Qu’autre plaisir ne me peut contenter
Si non le jour, si non la nuit, chanter,
Allege moi, douce plaisant brunette
[…]14.
L’an est passé, le vintuniesme jour
Du mois d’Avril, que je vins au sejour
De la prison, où les Amours me pleurent […].

21Muret commente cette allusion comme une imitation de la manière de Pétrarque, qui « n’a pas dedaigné de mesler parmi ses vers […] des chansons italiennes de Cino, de Dante, de Cavalcante […]15. » Mais l’écho entre les sonnets 14 et 16416 tend aussi à renforcer l’impression (vraie ou fausse) qu’un souvenir musical réel a pu inspirer cette poésie et que l’amour partagé des vieilles chansons et de la danse nourrit en profondeur la poétique des Amours. Voilà donc un recueil où la musique tient une place décisive, non seulement dans le profil des protagonistes mais dans l’histoire d’amour elle-même. Ces choix thématiques répondent à la vocation musicale des sonnets, composés en vue de la mise en musique, et qui ont effectivement séduit les compositeurs. Avant de le montrer, éclairons la démarche de Ronsard par l’examen de quelques notables précédents.

L’union de la poésie & de la musique réalisée avant Ronsard pour trois de ses plus illustres devanciers

22On présente souvent, et à juste titre, le « supplément musical » comme une nouveauté absolue dans l’histoire de la poésie et de la musique françaises. Pour bien apprécier cette innovation, il faut toutefois ne pas sous-estimer ses liens étroits avec au moins trois expériences antérieures de mises en musique de poèmes célèbres. J’évoquerai rapidement celles qui concernent Horace, Pétrarque et Marot, et leurs analogies avec le « supplément ».

Horace

23En premier lieu, la fascination des humanistes pour l’œuvre du poète latin Horace s’est concrétisée à la Renaissance par d’innombrables éditions et commentaires érudits, mais aussi par plusieurs mises en musique de ses odes, considérées par beaucoup comme le chef d’œuvre et le modèle par excellence du lyrisme à l’antique. Les humanistes supposaient que les Carmina avaient été composés pour être chantés, et en l’absence de musique antique conservée, plusieurs compositeurs s’appliquèrent au xvie siècle à en inventer, soit pour telle ou telle ode spécifique, soit pour l’ensemble du recueil. Dans une perspective pédagogique notamment, il pouvait être commode de posséder des airs qui aident les élèves à mémoriser les textes. Les réalisations les plus accomplies en ce sens sont les Melopoiae de Petrus Tritonius (Augsbourg, 150717) puis les Harmoniae poeticae de Paul Hofhaimer (Nuremberg, 153918), dont je présenterai en quelques mots le dispositif, très proche de celui du « supplément musical ». Comme on sait, les cent-trois odes d’Horace se répartissent en dix-neuf types formels (en fonction des schémas strophiques utilisés, par exemple : strophe alcaïque, sapphique, asclépiade A ou B, etc.). Tritonius puis Hofhaimer réalisent une partition à quatre voix pour la première occurrence de chacun des dix-neuf types. Libre aux interprètes de chanter sur un air donné les autres odes exploitant le même schéma strophique. Par exemple, la musique de l’ode II du livre I en strophe sapphique peut servir de timbre pour chanter aussi l’ode X qui épouse la même forme. L’œuvre de Hofhaimer, achevée à sa mort en 1537, est publiée posthume en 1539. On peut noter que Ronsard voyage justement en Allemagne en 1540 en compagnie de l’humaniste Lazare de Baïf. Ont-ils entendu chanter Horace dans ce contexte ? Il est permis de l’imaginer. On retiendra aussi que la musique de Tritonius sur les odes d’Horace est republiée à Francfort en 1551, au moment même où Ronsard compose ses Amours. Ainsi, dans les années qui précèdent la conception du recueil qui nous intéresse, deux compositeurs humanistes ont inventé en Allemagne, pour illustrer l’œuvre du plus grand poète lyrique latin, une collection de timbres qui préfigure le dispositif du « supplément musical ».

Pétrarque

24Comme en témoigne l’une de ses lettres, Pétrarque jouait lui-même du luth ; dans son testament, il lègue son instrument à son ami musicien Tommaso Bombassi19 ; et la musicologue Florence Malhomme assure qu’« il chante lui-même ses rime en s’accompagnant au luth20 ». De plus, la première moitié du xvie siècle connaît, principalement en Italie, une large floraison de mises en musiques partielles des Rime. Dès le xve siècle, plusieurs manuscrits conservent des frottole à quatre voix composées sur des vers de Pétrarque. Dans les premières années du xvie siècle, qui voient les débuts de l’imprimerie musicale à Venise, Ottaviano Petrucci imprime les premiers livres de musique pour luth, qui sont des transcriptions monodiques de ces frottole pour superius (les autres voix sont réduites en tablature de luth21). Georgie Durosoir22 ne recense pas moins de huit recueils illustrant entre 1520 et 1551 la mode du « pétrarquisme musical », inaugurée par le recueil Musica nova de meser Bernardo Pisano sopra le canzoni del Petrarca (Fossombrone, Petrucci, 1520), œuvre comparable au « supplément musical » par ses proportions : quatorze pièces, dont sept de Pétrarque, cinq chansons et deux madrigaux, traités sur le mode strophique (la même musique pour chaque strophe). La vogue se développe surtout à Venise dans les années 1540, exactement au moment où se développent parallèlement la mode du madrigal et le pétrarquisme français. Il Primo libro di madrigali d’Archadelt a quattro voci (Venise, Gardane, 1539… véritable best seller de la musique de la Renaissance, réédité cinquante-huit fois si l’on en croit Françoise Ferrand23, notamment en France), Il Primo libro di madrigali de diversi eccellentissimi autori (Venise, Gardane, 1542) sont suivis des Madrigali a cinque voci de Cyprien de Rore (Venise, Scotto, 1542), puis de la Musica di Cipriano Rore sopra le stanze del Petrarca in laude della Madonna (Venise, Gardane, 1548), et des Madrigali a tre voci de diversi eccellentissimi autori (id., 1551). Ronsard a peut-être connu aussi Il primo libro de la musica di Matteo Rampollini sopra di alcune canzoni del divin poeta M. Francesco Petrarca, publié posthume à Lyon chez Jacques Moderne (sans date24). On peut rappeler enfin que les vingt-sept fameux madrigaux d’Adrien Willaert sur les vers de Pétrarque (publiés seulement en 1559 dans sa Musica Nova) sont composés autour de 1540. En somme, comme le note Luigi Collarille, le Canzoniere de Pétrarque devient l’une des principales sources du lyrisme musical des années 1540 en Italie : « La presenza di liriche di Petrarca caratterizza comunque la maggior parte dei libri di madrigali prodotti a partire dagli anni’4025 », si bien que « la fortune définitive du madrigal est ainsi marquée du nom de Pétrarque26. » On constate en effet que la grande majorité des compositeurs italiens du xvie siècle ont puisé la grande majorité des textes de leurs madrigaux dans le Canzoniere. Au total, comme le montrent les décomptes proposés par Françoise Ferrand27, ce sont plus de quatre cents pièces musicales qui sont composées par des dizaines de musiciens du xvie siècle sur la poésie de Pétrarque, et dans l’Europe entière, et c’est aussi ce qui va se produire, dans les mêmes proportions, pour Ronsard. On pourrait ajouter que la poésie de Bembo, autre modèle des Amours de Ronsard, connaît aussi de nombreuses mises en musique à la même époque.

25Dans ce contexte, Ronsard perçoit d’abord Pétrarque comme l’auteur de textes à chanter, ce que nous appelons un parolier, voire comme un chanteur. En témoigne la fameuse « Ode de Pierre de Ronsart A Jacques Peletier, Des beautez qu’il voudroit en s’Amie », le premier texte publié par Ronsard, éminemment programmatique. On sait que Pétrarque y est déjà nommé. Voyons en quels termes et dans quel contexte. Ronsard y décrit la femme de ses rêves :

L’esprit naif, et naïve la grace :
La main lascive, ou qu’elle embrasse
L’amy en son giron couché,
Ou que son Luc en soit touché,
Et une voix qui mesme son Luc passe.
Qu’el’ seust par cueur tout cela qu’a chanté
Petrarcque en Amours tant venté28.

26Ainsi, dans l’imaginaire du jeune Ronsard, Pétrarque a « chanté » ses Amours, et ses vers, sus par cœur, sont chantés par la femme idéale accompagnée d’un luth. On reconnaît la première formulation du dispositif que reproduit la fiction des Amours, et que le « supplément musical » permet à chaque lectrice de réaliser, à ceci près que Ronsard va prendre la place de Pétrarque : « son chant marié gentement / Avec mes vers animés de son pouce. » (s. 38).

Marot

27Nouvel Horace, nouveau Pétrarque, Ronsard ne se veut-il pas aussi, non moins ardemment, le nouveau « prince des poètes français », donc le nouveau Marot ? On ne s’attardera pas à rappeler ici l’immense succès populaire des chansons de Clément Marot29. On sait que la préface des Odes de 1550 excluait de la condamnation en bloc de toute la poésie française antérieure un seul poète, « Clement Marot (seulle lumiere en ses ans de la vulgaire poësie)30 » et mentionnait une seule de ses œuvres, sa traduction en vers du « Psautier ». Ronsard saluait là une incontestable réussite poétique, et un grand succès de librairie, prolongé et amplifié, à la date où il écrit, par un succès musical sans précédent : sans parler des mises en musique anonymes du Psautier de Genève31, les meilleurs compositeurs français se sont presque tous intéressés aux Psaumes de Marot entre 1545 et 1551 et en ont proposé des versions polyphoniques concurrentes, destinées à la prière domestique, dans ces mêmes années où Ronsard s’impose sur le Parnasse français en composant ses Odes et ses Amours. Ont ainsi paru successivement 50 psaumes mis en musique par Certon publiés en 1545 et 1555 ; 82 psaumes mis en musique par Janequin en 1549 et 1559 ; puis Goudimel a publié dès 1551 un Premier livre contenant huit pseaumes de David traduictz par Clément Marot32. Certon, Janequin, Goudimel : on aura reconnu les noms des musiciens qui vont travailler en 1552 à harmoniser les sonnets des Amours de Ronsard. C’est dire que, mis à part l’ami Muret, musicien amateur33, tous les compositeurs sollicités pour réaliser le « supplément musical » ont contribué, peu avant et encore après, avec plus de constance, au succès musical du psautier de Marot34. Il ne fait guère de doute que le projet du « supplément », et par conséquent la rédaction même des Amours de 1552, écrites en vue de cette mise en musique comme on le verra, soient liés au désir de Ronsard d’employer les musiciens du psautier de Marot à la promotion de sa propre poésie et à sa « stratégie de conquête de la cour35 ».

28Pour résumer, l’idée de mettre en musique des poésies pétrarquistes vient d’Italie, celle de composer des timbres pour plusieurs pièces de même forme vient des mises en musique humanistes d’Horace publiées en Allemagne, et le choix des musiciens est un hommage à Marot. Pour le redire autrement, la réalisation du « supplément musical » consacre ainsi le triple projet d’être à la fois le nouvel Horace (certaines odes de Ronsard y sont mises en musique à quatre voix), le nouveau Pétrarque (les sonnets et chansons des Amours sont mis en musique), et le nouveau Marot (ils le sont par les meilleurs musiciens du psautier).

Le supplément musical en huit questions

À qui revient l’initiative du « supplément musical » ? Ronsard est-il partie prenante ?

29C’est Ambroise de La Porte, fils aîné de la veuve éditrice, âgé de vingt-cinq ans, qui revendique l’initiative dans un bref Avertissement aux lecteurs en tête du supplément36.

30Mais Ronsard ne saurait être étranger au projet (bien qu’il n’en dise mot). D’une part, La Porte écrit avoir élaboré le supplément « suyvant son entreprise avec le vouloir que j’ay de luy satisfaire ». D’autre part, on observe que Ronsard lui garde son amitié et lui rend publiquement hommage dans les mois qui suivent (deux poèmes de 1553 et 1554 lui seront dédiés37). Surtout, l’on sait ou l’on va voir que la technique très particulière de composition des sonnets adoptée par Ronsard n’a de sens que dans la perspective d’une mise en musique qu’il s’agit de faciliter. La Porte est conscient de cette innovation technique et de sa difficulté ; il la met en valeur : « pour ton plaisir & entier contentement il a daigné prendre la peine de les mesurer sur la lyre (ce que nous n’avions encores apperceu avoir esté faict de tous ceux qui se sont exercités en tel genre d’escrire). » La Porte établit donc un lien entre les choix d’écriture de Ronsard et la composition du « supplément » qui les prolonge. C’est parce que Ronsard a travaillé en amont pour permettre un système de timbres que La Porte a pu réaliser le « supplément ».

31Enfin un troisième homme est probablement partie prenante, c’est Muret, qui pourrait être lui aussi l’initiateur, ou la cheville ouvrière38 : son intérêt pour la musique et son activité de compositeur dans les mois qui précèdent l’élaboration du « supplément » sont bien établies : il avait mis en musique l’ode XXIV du livre II des Odes, « Ma petite colombelle », première œuvre imprimée dès le 5 juillet 1552 par Nicolas du Chemin dans le Dixiesme Livre, contenant xxvj. chansons nouvelles à quatre parties en un volume, composées de plusieurs autheurs39. Le fait qu’il remanie soigneusement sa propre contribution au supplément musical (et seulement celle-là) lors de la réédition de 1553 est certainement la meilleure preuve de son rôle décisif dans la publication40.

Comment est élaborée la collection de timbres ?

32Ronsard est indéniablement à l’origine du processus. Pour le bien comprendre, il faut évoquer le principe de base et la contrainte inédite qui régissent la composition des Amours et qui prouve, sans aucun doute, leur vocation musicale. Pour ce faire, on peut partir de l’observation du poème de la Continuation des Amours intitulé : « Vers de neuf à dix Syllabes. Imitation de Bion Poete Grec » (p. 374 de l’éd. Gendre). Ces vers seraient appelés aujourd’hui des ennéasyllabes. Mais selon la prononciation de l’époque et les usages de la chanson, ils comptent neuf syllabes avec une rime masculine, dix avec une rime féminine. Puisque la syllabe finale atone (terminée par un e que nous appelons muet ou caduc) doit être prononcée, un vers à rime féminine compte toujours une syllabe de plus que son homologue à rime masculine.

Au clair de la lune (6)
Mon ami Pierrot (5)
Prête-moi ta plume (6)
Pour écrire un mot (5).

33C’est pourquoi La Deffence et illustration de la langue françoyse nomme les décasyllabes les vers « de x à xi41 ». La disposition des rimes masculines et féminines a donc une incidence directe sur la mesure des vers : il faut les disposer régulièrement de strophe en strophe pour pouvoir les chanter sur le même air, comme les couplets d’une chanson42.

34Si d’autre part, on veut chanter deux sonnets sur le même air, c’est-à-dire que la musique d’un sonnet permette d’en chanter un autre (lui serve de timbre), il faut aussi que leurs rimes adoptent exactement la même disposition. Telles sont manifestement les motivations de Ronsard quand il compose les Amours. C’est parce qu’il veut entendre chanter ses sonnets qu’il mesure ses vers « à la lyre » (c’est-à-dire qu’il veille à la disposition régulière des rimes masculines et féminines) et c’est parce qu’il songe au principe des timbres qu’il s’astreint à limiter le nombre de schémas de rimes possibles dans les tercets, contrainte inédite qui limite le nombre de timbres nécessaires43.

35Le souci de la mise en musique est donc sensible dans l’écriture ; il se révèle encore dans les choix syntaxiques de Ronsard, et dans le souci de concordance dont ils témoignent. André Gendre a souligné la tendance de Ronsard à favoriser l’unité syntaxique de la strophe : le point est rare en dehors des fins de strophes, et les enjambements strophiques sont inexistants au niveau des quatrains (on a toujours une ponctuation forte aux vers 4 et 8). Ce choix est lié à la vocation musicale des sonnets : il permettra au compositeur de placer un silence en fin de quatrain, et aux chanteurs de respirer. La fidélité à cette contrainte de sonnet en sonnet favorisera l’usage de timbres.

36Comme l’a bien montré Paul Laumonier, les sonnets qui seront mis en musique se répartissent inégalement en quatre types, correspondant chacun à une disposition spécifique des rimes des tercets. Pour chaque type sera élaboré un seul timbre. Au tableau suivant qui répertorie les quatre types identifiés par Laumonier, j’ajoute trois autres types présents dans les Amours de 1552 (V) ou de 1553 (V, VI, VII), mais négligés dans le « supplément musical ».

Type

Schéma et genre des rimes44

Incipit du timbre

Musicien

1552

1553

I

aBBa aBBa CCd EEd

(marotique féminin)

Qui voudra voyr, s. 1

+ Las je me plains, s. 34

Janequin

(Muret)

94 s.

15 s.

II

AbbA AbbA ccD eeD

(marotique masculin)

Nature ornant, s. 2

+ Bien qu’à grand tort, s. 7

Janequin

(Certon)

60

11

III

aBBa aBBa CCd EdE

(Peletier féminin)

J’espere et crain, s. 12

Certon

17

3

IV

AbbA AbbA ccD eDe

(Peletier masculin)

Quant j’aperçoi, s. 66

Goudimel

5

4

V

AbbA AbbA CCd EEd

(marotique imparfait)

s. 53, 69, 100, 129, 167, 195, 219, 221 ; 39, 40, 52, 98,

non

8

4

VI

AbbA AbbA CCd EdE

(Peletier imparfait)

s. 96, 215

non

0

2

VII

Sonnets d’alexandrins

s. 77, 79

non

0

2

Comment rendre compte des sonnets imparfaitement alternés (types V & VI) ?

37L’alternance paraît négligée dans seulement 14 sonnets des Amours (8 sonnets en 1552, 6 en 1553). Mais à vrai dire, elle n’est pas totalement négligée, si bien que l’irrégularité est très relative : il s’agit seulement des vers 8-9, soit de l’articulation du huitain et du sizain. On peut parler d’« alternance imparfaite » selon la terminologie que j’ai proposée ailleurs45. Pour une raison que j’ignore, tous ces sonnets imparfaits présentent une attaque masculine (AbCdE). Les rimes des vers 8-9 sont donc toujours masculines. En 1552, tous les sonnets en question sont marotiques (type V) ; parmi les six sonnets imparfaits ajoutés en 1553, seuls deux font exception (les s. 96 et 215, schéma de Peletier, type VI).

38Ainsi, en 1552, l’ensemble des sonnets des Amours se répartit en fait en cinq (seulement cinq) schémas possibles, dont seulement quatre font l’objet d’une mise en musique. Dans les Amours de 1552, il n’y a donc pas quatre types de sonnets réguliers et huit sonnets irréguliers, mais cinq types distincts, sans aucune exception. Aux quatre types identifiés par Laumonier, il faut simplement en ajouter un cinquième, que j’appelle marotique imparfait à début masculin. Ce type V (avec huit occurrences) est même plus répandu que le type IV (cinq occurrences). Pour une raison qu’à vrai dire nous ignorons, ce cinquième type n’a pas fait l’objet d’une mise en musique. Comme l’ont noté Laumonier et bien d’autres, rien ne s’y opposait techniquement46, et Antoine de Bertrand, par exemple, mettra en musique en 1578 « Je parangonne à ta jeune beauté » (s. 129). Mais soit que ce type V ait été jugé a priori moins accompli, soit qu’il ait été négligé accidentellement, l’alternance complète (y compris aux vers 8-9) sera désormais considérée comme plus propice à la mise en musique et Ronsard la préconisera explicitement en 1565 dans son Abrégé de l’Art poétique françois. C’est probablement lié au fait que les différents timbres publiés dans le supplément permettent de chanter tous les sonnets où l’alternance est parfaitement observée et seulement ceux-là.

Comment est structuré le supplément ?

39Quatre musiciens ont été sollicités pour offrir chacun une, deux, trois ou quatre pièces inspirées par le recueil de 1552, contenant les Amours et le Cinquième livre des Odes. Ces pièces sont classées par compositeur, dans un ordre que je ne m’explique pas : deux pièces de Certon, quatre de Goudimel, une de Muret, trois de Janequin.

40Certon : « J’espère et crains » (sonnet 12) +14 inc. fmmffmmf/mmfmfm : Peletier à début féminin
Certon : « Bien qu’à grand tort » (sonnet 7) mffmmffm/ffmffm : Marot à début masculin
Goudimel : « Errant par les champs de la grace » (strophe et antistrophe de l’Ode à Michel de L’Hospital, Lm III, 118-163, ode pindarique de 816 vers)
Goudimel : « En qui respandit le ciel » (épode de l’Ode à Michel de L’Hospital)
Goudimel : « Quand j’aperçoy » (sonnet 66) + 4 inc. mffmmffm/ffmfmf : Peletier à début masc.
Goudimel : « Qui renforcera ma voix » (Hymne triumphal sur le Trespas de Marguerite de Valois = ode du livre V ; Lm III, 54-78, poème de 480 vers dont seul le premier douzain est transcrit).
Muret : « Las je me plains » (sonnet 34) fmmffmmf/mmfmmf : Marot à début fém.
Janequin : « Qui voudra voir » (sonnet 1) + 96 inc. fmmffmmf/mmfmmf : Marot à début fém.
Janequin : « Nature ornant » (sonnet 2) + 60 inc. mffmmffm/ffmffm : Marot à début masc.
Janequin : « Petite Nymphe folastre » (chanson 211 en rimes plates, v. 1-8)

41Nous pouvons les reclasser en fonction de la nature des textes mis en musique. En distinguant d’une part les Amours et les Odes, d’autre part les timbres et les mises en musique valant pour une seule pièce, il est facile de constituer trois groupes de pièces musicales :

421) Quatre timbres pour les types I à IV
Janequin : « Qui voudra voir » (sonnet 1) + 96 inc. fmmffmmf/mmfmmf : Marot à début féminin
Janequin : « Nature ornant » (sonnet 2) + 60 inc. mffmmffm/ffmffm : Marot à début masculin
Certon : « J’espère et crains » (sonnet 12) +14 inc. fmmffmmf/mmfmfm : Peletier à début fém.
Goudimel : « Quand j’aperçoy » (sonnet 66) + 4 inc. mffmmffm/ffmfmf : Peletier à début masc.

43On note que Muret ne fournit aucun timbre, tâche qui semble réservée aux musiciens professionnels, à moins que lui-même ne soit sceptique sur la valeur musicale de cette pratique (on y reviendra).

442) Trois mises en musique de pièces isolées des Amours (dont rien n’indique qu’elles soient supposées servir de timbre pour d’autres pièces) :

45Certon : « Bien qu’à grand tort » (sonnet 7) mffmmffm/ffmffm : Marot à début masc.
Muret : « Las je me plains » (sonnet 34) fmmffmmf/mmfmmf : Marot à début fém.
Janequin : « Petite Nymphe folastre » (chanson 211 en rimes plates, v. 1-8)

463) Trois mises en musique de pièces isolées du Cinquième Livre des Odes, dues au seul Goudimel47 :

47Goudimel : « Errant par les champs de la grace » (strophe et antistrophe de l’Ode à Michel de L’Hospital, Lm III, 118-163, ode pindarique de 816 vers)
Goudimel : « En qui respandit le ciel » (épode de l’Ode à Michel de L’Hospital)
Goudimel : « Qui renforcera ma voix » (Hymne triumphal sur le Trespas de Marguerite de Valois ; Lm III, 54-78, poème de 480 vers dont seul le premier douzain est transcrit).

Comment ont été choisis les six sonnets mis en musique ?

48Pour Janequin, c’est facile, il s’agit du premier sonnet illustrant le type I (s. 1) et du premier sonnet illustrant le type II (s. 2). On l’a vu, c’est ainsi qu’avait procédé Hofhaimer quand il avait composé 19 timbres pour les odes d’Horace. Notons par parenthèse que l’on a confié à Janequin, le grand compositeur du règne de François Ier, le rôle majeur dans le recueil : il met en musique les deux premiers sonnets des Amours et, à travers eux, par le jeu des timbres, environ les quatre cinquièmes des sonnets.

49De même Goudimel met en musique le premier sonnet illustrant le type IV (s. 66). Dans ces trois cas, on reconnaît l’usage qui prévalait en Allemagne pour les mises en musique d’Horace : on mettait toujours en musique la première ode illustrant un modèle strophique donné, cette ode pouvant servir de timbre aux autres odes bâties sur le même modèle.

50Les choix de Certon (si tant est qu’il ait choisi lui-même les sonnets qu’il met en musique) sont moins évidents. Il met en musique la deuxième occurrence du type II (s. 7) parce que la première était prise par Janequin. S’agit-il d’un timbre alternatif pour ce type II ? Rien ne l’indique expressément. Puis il harmonise la troisième occurrence du type III (s. 12), qui servira de timbre, alors que la première (s. 4) et le seconde (s. 8) ne sont pas mises en musique. Comment comprendre ce choix ? Soit Ronsard a changé tardivement l’ordre des sonnets48, soit cette petite anomalie pourrait indiquer une préférence esthétique de Certon (ou du maître d’œuvre qui distribue les rôles) : émettons l’hypothèse que les antithèses pétrarquisantes du sonnet 12 (« J’espere & crain ») ont davantage séduit le musicien de Marot que l’érudition ostentatoire des sonnets 4 et 8.

51Quant à Muret, pourquoi choisit-il le sonnet 34 pour proposer une seconde illustration musicale du type I ? A-t-il apprécié l’audacieux rejet initial (« Las je me plain de mile et mile et mile / Soupirs […] ») ou l’évocation du portrait de Cassandre49 ? L’examen de la partition ou l’écoute de la musique montre surtout qu’il a remarqué les trois occurrences successives du verbe plaindre (v. 1, 5, 9) qu’il met en valeur par des répétitions (au superius) et des ornementations savantes (monnayages, madrigalismes, notamment pour la voix de tenor). Dès lors, il faut souligner que la musique qu’il compose n’est pas du tout appropriée pour servir de timbre à d’autres sonnets, et le « supplément » n’indique d’ailleurs pas que d’autres sonnets que le 34 « se chantent sur la musique de » Muret.

Comment est réalisée la mise en musique des sonnets ?

52Toutes les pièces du « supplément » sont mises en musique à quatre voix : deux voix aiguës, superius et contratenor, deux plus graves, tenor et bassus. C’est l’effectif le plus courant pour la « chanson parisienne » de l’époque.

53La structure musicale de la partition est la même pour tous les sonnets : les deux quatrains de chaque sonnet sont chantés sur le même air (AA), et la partition reproduit parallèlement le texte des deux quatrains sous les mêmes portées. Après un silence, le sizain fait l’objet d’une musique spécifique (B). On reconnaît donc schéma musical AAB (parfois appelé forme bar). C’est une forme traditionnelle très ancienne, qui inspirait déjà la lyrique grecque, notamment l’ode pindarique : strophe et antistrophe de même forme et de même air (AA) étaient suivies d’une épode de forme et d’air différents (B). Ce schéma était encore fréquent dans le chant courtois médiéval, il semble présider à l’invention de la forme sonnet en Sicile, et on le retrouvera beaucoup plus tard dans le blues (AAB song form). On perçoit ici une sorte de continuité structurelle entre les odes pindariques et les sonnets de Ronsard : même si les formes strophiques sont bien différentes, le schéma musical est comparable.

54Cela dit, le traitement musical du sizain varie selon les sonnets mis en musique. On peut distinguer dans le « supplément » trois types de traitement musical.

55 - « Qui voudra voir » est la seule pièce à faire l’objet d’une structure AABB : Janequin y traite le sizain comme un double tercet : le second tercet se chante comme le premier.
- Les autres sonnets traitent le sizain en composition continue (la musique se renouvelle d’un tercet à l’autre) : c’est le cas pour « Nature ornant » de Janequin, comme pour les sonnets de Certon et de Muret, qui répètent en outre soit le dernier, soit les deux derniers vers.
- Goudimel propose une solution moyenne en reprenant dans le 2e tercet des phrases mélodiques proches de celles du premier, mais toutefois légèrement différentes.

56Pour conclure sur ce point, les expériences poétiques successives de Ronsard répondent donc à une même visée, fondée sur la même idée, d’origine très ancienne, des formes de la musique chantée. De même qu’on peut chanter sur le même air de Goudimel les 24 strophes et les 24 antistrophes de l’Ode à Michel de L’Hospital, avec un effet litanique, de même on peut chanter sur le même air, non seulement les deux premiers quatrains parallèles de « Qui voudra voir », mais les quatrains des 96 sonnets de même schéma formel, quelles qu’en soient les « paroles », la structure syntaxique, la tonalité triste ou joyeuse… Cette conception, fondée sur le goût de la répétition, est à l’opposé de celle, peut-être plus moderne, qui préside à la même époque au progrès du madrigal. Le madrigal est presque toujours en composition continue (durchkomponiert), c’est-à-dire qu’à chaque nouvelle phrase correspond une nouvelle musique spécialement composée pour elle, pour en mettre en valeur, de façon unique, la spécificité sonore et sémantique, la valeur affective. Cette différence fondamentale explique-t-elle que le supplément musical reste une expérience apparemment sans lendemain ?

Une expérience sans lendemain ?

57A la fin de son bref Advertissement au Lecteur, Ambroise de La Porte promet « à l’advenir de continuer ceste maniere de faire (en ce qui s’imprimera de la composition dudict Ronsard) si je congnoy qu’elle te soit aggreable. » (f. A r° du « supplément »). Or nous savons qu’il n’en sera rien. Aucune autre œuvre de Ronsard ne sera plus assortie d’un supplément musical. Qui plus est, tout se passe comme si l’expérience était suivie d’une sorte de silence gêné. Ronsard n’y fera jamais allusion. Muret n’en dit pas un mot dans son Commentaire de 1553, pas même à propos du sonnet 34 qu’il a mis en musique (et il est difficile d’attribuer ce silence à un sursaut de modestie de sa part) ! Comme l’observe Daniele Maira, la nouvelle édition commentée par Muret « privilégie la partie poétique et oublie le rapport poésie-musique50 ». De fait, même si certains exemplaires des Amours de 1553 sont encore accompagnés du « supplément », spécialement réimprimé en 155351, on constate qu’il a été réimprimé presque à l’identique sans prendre la peine d’intégrer les nouveaux sonnets dans les listes des quatre types. On constate aussi que Ronsard se sent moins lié en 1553 par la contrainte des quatre types qu’il privilégiait en 1552. Non seulement il continue de produire des sonnets de type V (pour lequel il doit bien savoir qu’il n’existe aucun timbre) en nombre égal ou supérieur à ceux des types III et IV, mais, laissant libre cours à son goût de la variété, il élargit sa palette rythmique en composant deux sonnets à la manière de Peletier alternés imparfaitement AbbA AbbA CCd EdE (notre type VI, s. 96 et 215) et même deux sonnets en alexandrins, l’un marotique (s. 77), l’autre à la mode de Peletier (s. 79). Enfin, Daniel Maira a montré que la réimpression à l’identique des Amours imprimée en 1554 ou 1555 et antidatée « 1553 » n’est plus assortie du « supplément musical »52. Tous ces indices suggèrent que dès 1553, Ronsard se désintéresse du « supplément musical », ou du moins qu’il n’entend pas poursuivre dans cette voie.

58Comment comprendre ce qui peut sembler un abandon, voire un désaveu ?

59Deux premières explications, non négligeables, ont été données par Laumonier dans son édition : « La Porte ne put remplir sa promesse ; d’abord parce que les chanteurs trouvaient leur commodité, et le libraire son intérêt, dans l’impression séparée des différentes parties du chant [comprenons : des quatre voix superius, contratenor, tenor et bassus, que le « supplément musical » réunissait au contraire sur une double page, comme le faisaient déjà certains manuscrits53] ; ensuite et surtout parce que les fameux Adrien Le Roy et Robert Ballard, imprimeurs du roi, obtinrent en février 1553 (nouveau style) le privilège exclusif de l’édition musicale à Paris », ce qui interdisait de facto à Nicolas du Chemin de continuer à imprimer de la musique sur les nouvelles poésies de Ronsard, et à La Porte de la diffuser. On a pu évoquer aussi le départ de Muret qui quitte précipitamment Paris durant l’été 1553, sous le coup d’une mystérieuse inculpation.

60Ces explications, pour indéniables qu’elles soient, ne suffisent pas tout à fait. On pourrait imaginer par exemple que Le Roy et Ballard impriment à leur tour des réalisations équivalentes au « supplément » de 1552, ce qu’ils ne font pas. Peut-être faut-il chercher des causes plus profondes, qui sont d’ordre esthétique.

61Si les mélomanes du xvie siècle semblent muets quant à l’intérêt du « supplément musical », les musicologues du siècle dernier ont souvent exprimé leur scepticisme quant à la valeur du système des timbres pour magnifier la poésie de Ronsard54. Charles van der Borren y a vu « une façon singulièrement barbare de traiter la musique55. » Suter, qui s’est livré à une analyse plus précise, estime que « l’application à tous les sonnets de même facture des musiques de Certon, Goudimel et Janequin conduit le plus souvent à des résultats médiocres56 », si bien que pour lui, c’est « une façon singulièrement barbare de traiter la poésie57. » Il fait observer par exemple que la musique de Janequin pour « Qui voudra voyr » prévoit une cadence parfaite et une pause entre les deux tercets, mais que d’autres sonnets du type I présentent au contraire un enjambement entre les tercets58. Georgie Durosoir montre comment l’ornementation musicale d’un sonnet donné risque d’être peu pertinente pour un autre sonnet :

en illustrant si fortement « Cent fois je meurs », dans le sonnet J’espere et crains, Certon sacrifie à ce bref épisode tous les vers des autres sonnets du troisième type situés à cet emplacement […]. De même, les illustrations mélodiques conçues par Goudimel pour « Quand j’aperçois » risquent de n’avoir plus aucune opportunité sur les mots placés aux mêmes endroits dans les autres sonnets. […] Chaque sonnet n’est-il pas pour le musicien un objet unique dont il veut prendre en compte le maximum de données formelles, syntaxiques, mais surtout narratives, descriptives, expressives ? Objet de poésie unique, le sonnet va devenir dans ses mains un objet unique de musique59.

62En somme, on peut craindre une sorte de malentendu entre La Porte, qui commande à trois musiciens un simple système de timbres, et ces compositeurs, qui préfèrent traiter chaque sonnet comme un objet spécifique, dont la musique illustrera le texte. Pour ne donner qu’un exemple, la musique de Janequin pour « Nature ornant » comporte au superius une gamme descendante sur le vers « Du ciel à peine elle était descendue » (répétée deux fois). Le musicien figure donc musicalement le signifié ; c’est ce que la musicologie moderne appelle un figuralisme. Mais ce choix, qui ferait le prix d’un madrigal en composition continue, n’a plus guère de sens dans l’élaboration d’une musique strophique, a fortiori dans la composition d’un timbre.

63Si cette critique a été avancée par plus d’un musicologue pour justifier ce qu’ils considèrent volontiers comme une erreur esthétique, une faute de goût en somme, il faut pourtant souligner à quel point ce grief peut paraître anachronique : comme l’a rappelé notamment Gilbert Gadoffre, durant tout le xvie siècle, on compose des dizaines de milliers de pages de chansons strophiques, des dizaines de milliers de pages de « chansons nouvelles » ou de noëls fondés sur des timbres, sans que jamais cette pratique courante fasse l’objet de réserves esthétiques. De plus, comme l’a suggéré François Lesure60, un figuralisme devenu non pertinent sur de nouvelles paroles perd du même coup sa valeur de figuralisme mais n’en devient pas pour autant inesthétique ou désagréable à l’oreille (il peut seulement paraître un ornement musical gratuit).

64Une autre hypothèse est que les chansons polyphoniques du « supplément »ne répondaient qu’imparfaitement aux attentes humanistes en manière d’union de la poésie et de la musique. Pour que le chant pût exercer sur l’auditeur les effets escomptés par la théorie néo-platonicienne, encore fallait-il que la musique n’entrave pas l’intelligence des textes. Or ces premières polyphonies inspirées par la poésie de Ronsard, utilisant encore la technique du contrepoint imitatif, pouvaient être perçues comme relevant du brouhaha que dénonçait déjà Érasme61. L’année même de la parution du « supplément », dans son dialogue Solitaire second ou Prose de la Musique, « l’essai le plus complet sur la musique sorti des mains d’un poète de la Pléiade62 », Pontus de Tyard s’en prenait justement au chant polyphonique, pour prôner la monodie accompagnée, qui met davantage en valeur les textes : « Celui qui sait proprement accommoder une voix seule me semble mieux atteindre à la fin aspirée : vu que la Musique figurée le plus souvent ne rapporte aux oreilles autre chose qu’un grand bruit, duquel vous ne sentez aucune vive efficace63 ». L’union véritable de la poésie et de la musique ne pouvait selon lui s’accomplir que par une mise en cause voire un rejet radical de la polyphonie, et plus particulièrement de la technique du contre-point imitatif64, si goûtée des musiciens de la génération de Marot et de Janequin. Comme l’écrit François Rouget, « il fallait transformer les styles musicaux pour mieux prendre en compte la valeur intrinsèque du poème65 ». C’est dans cette voie que s’orientera l’avant-garde poétique et musicale des années 1560-1570.

Comment le supplément semble néanmoins faire école ?

65Malgré l’abandon par Ronsard et ses éditeurs du système de timbres qui avait présidé en 1552 à la conception du « supplément musical »66, on peut néanmoins considérer cette expérience comme un succès au moins partiel, et ce à maints égards.

66Rappelons d’abord le témoignage de Guillaume Colletet dans sa Vie de Ronsard au xviie siècle :

comme il avoit ajusté ses vers de telle sorte qu’ils pouvoient estre chantez, les plus excellens musiciens comme Orlande67, Certon, Goudimel, Jannequin et plusieurs autres prirent à tasche de faire imprimer la plupart de ses sonnets et de ses odes avecque des notes d’une musique harmonieuse : ce qui pleut de telle sorte à toute la Cour qu’elle ne resonnoit plus rien autre chose, et ce qui ravit tellement Ronsard qu’il ne feignit [= hésita] point d’insérer à la fin de ses premieres poésies ceste excellente tablature de musique68.

67Témoignage certes tardif, et entaché de confusions, mais qui suggère une réception suffisamment favorable pour avoir durablement marqué les esprits.

68D’autre part, il faut souligner après Paul Laumonier le rôle joué par le « supplément » dans la généralisation de l’alternance et des schémas de tercets privilégiés par Ronsard :

On voit quelle est pour notre histoire littéraire l’importance de cette collaboration de Ronsard avec les musiciens […]. En France, le sonnet ne devint vraiment un genre à forme fixe qu’à partir des Amours de Ronsard. [Il] acheva de se fixer dans le sizain et dans l’ensemble, suivant les quatre types de rythme qui se trouvèrent consacrés par l’autorité de Ronsard et les préférences de ses musiciens69.

69Pour n’en donner qu’un exemple, j’ai montré ailleurs comment Louise Labé avait pu être conduite, probablement sous l’influence des Amours et de leur « supplément », à adopter les schémas ronsardiens en même temps que l’alternance70.

70On peut penser aussi que le « supplément » a contribué de façon décisive à imposer en France l’idée du sonnet comme genre musical. En témoigne en 1555 le Débat de Folie et d’Amour de Louise Labé, où le sonnet est mentionné dans une liste de genres musicaux :

Diray je que la Musique n’a esté inventee que par Amour ? […] Les hommes en usent ou pour adoucir leurs desirs enflammez, ou pour donner plaisir : pour lequel diversifier tous les jours ils inventent nouveaus et divers instrumens de Luts, Lyres, Citres, Doucines, Violons, Espinettes, Flutes, Cornets : chantent tous les jours diverses chansons : et viendront à inventer madrigalles71, sonnets, pavanes, passemeses72, gaillardes, et tout en commemoracion d’Amour73.

71Enfin, on peut considérer comme un prolongement de l’expérience de 1552 la multiplication des mises en musique de Ronsard dans les années suivantes74. Tout se passe comme si le « supplément » avait contribué à attirer sur la poésie amoureuse de Ronsard l’attention de très nombreux compositeurs75. Le nom de Ronsard figurera ainsi au titre de plusieurs recueils musicaux, dont certains lui seront exclusivement consacrés, notamment durant les années 1570 ; des recueils où chaque pièce fera désormais l’objet d’une ornementation musicale spécifique, et souvent magnifique :

72Pierre Cléreau, Premier livre d’Odes de Ronsard mis en musique à troys parties (1566, pièces de 1559)
Nicolas de La Grotte, Chansons de Pierre de Ronsard, Ph. Desportes et autres… (1569, nbr. rééd.)
Philippe de Monte, Sonnets de P. de Ronsard mis en musique à 5, 6 et 7 parties (Louvain, 1575)
Jean de Castro, Chansons, odes et sonetz de P. de Ronsard (1576)
Guillaume Boni, Sonetz de Pierre de Ronsard mis en musique à IIII parties (1576)
Fabrice Marin Caietain, Airs mis en musique à quatre parties… sur les Poësies de P. de Ronsard et autres excelens Poëtes de nostre temps (1576)
Antoine de Bertrand, Premier et Second livre des Amours de P. de Ronsard, mis en musique à IIII parties (1576-1578)
Jean de Maletty, Les Amours de P. de Ronsard, mises en musique à quatre parties (1578)
François Régnard, Poësies de Ronsard et autres Poëtes mis en musique à Quatre & Cinq parties (1579).


***

73Pour conclure, il apparaît que Ronsard a encouragé tour à tour en 1552 et en 1553 deux types de réception bien différents, mais nullement exclusifs, de ses Amours. Une réception musicale avec le « supplément », peut-être destiné notamment76 au public féminin de l’époque, comme le suggère en tête du livre un distique grec de Dorat77. D’autre part une réception plus soucieuse de la dimension savante du texte, avec le Commentaire de Muret, « chef d’œuvre de la pédagogie pour adultes » comme l’écrit G. Gadoffre78. L’une et l’autre étaient complémentaires et se rejoignaient pour conforter l’image d’un poète-musicien humaniste, nouvel Orphée.

74L’édition du Livre de Poche, réalisée il y a plus de vingt ans par André Gendre, privilégie sans hésiter la seconde piste. Elle ne consacre que quatre lignes au « supplément » et à la vocation musicale de la poésie (p. 69). Cela ne doit pourtant pas nous empêcher de prendre en compte dans notre analyse cette dimension essentielle de la poésie amoureuse de Ronsard, consacrée au xvie siècle par le travail de nombreux compositeurs, confirmée par l’Abbrégé de l’art poetique françois, et soulignée encore par les Sonets pour Helene :

Direz, chantant mes vers, en vous émerveillant,
Ronsard me celebroit du temps que j’estois belle.

75.