Colloques en ligne

Jean Vignes et Nathalie Dauvois

Introduction

1Tout vibrant encore de l’ardeur érotique, poétique et musicale des Amours de 1552, le recueil de Ronsard, tel qu’il est enrichi en 1553, accomplit et parachève le projet initial, mais non sans l’infléchir assez sensiblement. C’est de ce recueil de 1553, soigneusement édité par André Gendre pour le Livre de Poche en 1993, qu’il sera question dans ces pages. Conçues dans la perspective de l’agrégation de lettres 2016, elles constituent les actes de la journée d’étude que nous avons organisée le 4 décembre 2015 à l’Université Paris Diderot avec le soutien des équipes CERILAC (EA 4410, Paris Diderot) et FIRL « Formes et Idées de la Renaissance aux Lumières » (EA 174, Paris 3 Sorbonne Nouvelle). Nous remercions la soprano Esther Labourdette et le luthiste Miguel Henry qui ont agrémenté cette journée en y interprétant magnifiquement de larges extraits du « supplément musical » des Amours et en partageant généreusement avec tous nos auditeurs leur savoir sur les pratiques musicales de la Renaissance. Nous exprimons aussi toute notre gratitude amicale à notre collègue Raphaël Cappellen (Université Paris Diderot), qui a très aimablement partagé avec nous la tâche de relire ces travaux avant leur mise en ligne.

2Après le discours exigeant des Odes, qui suivait de peu les déclarations d’intention de La Deffence, pareillement aristocratiques, revendiquant si hautement leur « docte érudition », vient le temps de la conquête du public de la cour, des femmes et du monde. Cela passe par le choix du sujet amoureux, par la recherche d’une langue à la fois sensible et savante, d’une parole forte et vive, belle et émouvante mais aussi et d’abord par le choix de la mise en musique. Le « petit sonnet pétrarquisé », d’abord raillé par Ronsard dans la préface des Odes, revient en grâce aux yeux du poète, mais sous une forme renouvelée, plus contrainte, qui pourra plus aisément servir de support à la musique vocale. De 1550 (où il moque la mode du sonnet) à 1552 (où il y contribue à son tour), il y a peut-être moins une palinodie qu’un approfondissement ; Ronsard nuance sa pensée et l’illustre : un sonnet simplement lu, dit ou déclamé sans accompagnement musical, reste un objet esthétique assez pauvre, aux ambitions limitées (par rapport à l’ampleur et à la complexité d’une longue ode accompagnée d’une lyre) ; en revanche un sonnet chanté à quatre voix, magnifié par le déploiement des harmonies de la polyphonie, comme le sont à l’époque les madrigaux et les chansons de Pétrarque, répond à l’ambition de réussir en français le mariage de Poésie et de Musique.

3On peut toutefois se demander si cette réhabilitation de la forme sonnet par la grâce de la musique ne conduit pas finalement Ronsard à prendre goût au sonnet pour lui-même ; car en 1553, les contraintes rigoureuses et les cinq « types » de schémas rimiques auxquels Ronsard s’était jusqu’alors limité en vue de la mise en musique, finissent par s’assouplir. Ronsard compose plusieurs sonnets pour lesquels aucun timbre n’est prévu dans le « supplément » et nul ne prend la peine d’ajouter les incipits des nouveaux sonnets dans la liste des pièces à chanter sur chacun des timbres de 1552. Ce sont là des indices concordants et significatifs : tout se passe comme si le sonnet était désormais cultivé pour lui-même, sans que sa mise en musique s’impose encore comme un horizon indispensable.

4Du reste, en 1553, le commentaire de Muret propose un autre type de mise en valeur de la poétique ronsardienne, soulignant notamment l’enrichissement de la langue et l’héritage antique, sans pour autant renier le programme antérieur, et sans rien perdre de l’élan donné ; il affiche seulement la compatibilité du premier programme et du second, de l’érudition et de la séduction, de la beauté et de l’émotion, selon le principe horatien :

Non satis est pulchra esse poemata dulcia sunto (Ars poetica, v. 99)
(Il ne suffit pas que les poèmes soient beaux, il faut qu’ils soient émouvants)1

5Il s’agit bien encore et toujours, mais sans privilège accordé désormais pour ce faire à la musique, de réconcilier furor et labor, écriture lettrée et poétique des effets apte à initier chacun au pouvoir d’une haute poésie, d’une poésie qui sait rendre modernes les anciens et singulier, propre, ce qui est commun, ici l’amour, la topique amoureuse pétrarquiste. Telle est en effet d’emblée la seconde gageure de ce texte, s’emparer de Pétrarque, de la façon même dont il a su inventer une subjectivité moderne, pour se l’approprier, la réinventer selon un autre des principes de l’art poétique d’Horace :

Publica materies priuati iuris erit, si
Non […] uerbo uerbum curabis reddere fidus
interpres nec desilies imitator in artum
(Ars, 131-134)

(Tu t’approprieras une matière à disposition de tous
Si tu ne t’efforces pas en fidèle traducteur d’en rendre compte mot à mot
ni ne t’enfermes en imitant dans un cadre trop étroit)

6S’approprier une culture, des formes, des expressions et des représentations à la disposition de tous, i.e. des modèles déjà canoniques, les faire siens, c’est refuser d’être leur fidus interpres, leur imitateur fidèle, et au contraire les transformer pour en faire les vecteurs d’une singularité, d’une sensibilité particulières2, c’est adapter des éléments choisis à une œuvre nouvelle3. On pourrait ici citer Montaigne, qui saura si bien nommer et promouvoir cette libre appropriation des modèles :

Et qu’il oublie hardiment, s’il veut, d’où il les tient, mais qu’il se les sçache approprier. […] Les abeilles pillotent deçà delà les fleurs, mais elles en font apres le miel, qui est tout leur ; ce n’est plus thin ny marjolaine : ainsi les pieces empruntées d’autruy, il les transformera et confondera, pour en faire un ouvrage tout sien […]4.

7Si le sujet amoureux impose, autour des années 1550, la reprise de la topique pétrarquiste, il suppose aussi la rivalité avec Pétrarque et l’invention d’une œuvre propre. Delie, L’Olive, Les Erreurs amoureuses et Les Amours appartiennent certes à la même descendance des fils, filles, neveux des Rime de Pétrarque et Bembo, mais constituent aussi autant d’œuvres fondatrices d’une singularité et d’un style.

8Telle est la leçon de l’ensemble des contributions ici présentées. Jean Vignes montre à quel point Les Amours, tout en s’inscrivant avec leur « supplément musical » dans la lignée de la mise en musique des Carmina d’Horace et des Rime de Pétrarque, inventent un nouveau rapport, amoureux, de la poésie à la musique, à la fois thématisé dans les sonnets et incarné par les partitions polyphoniques jointes au recueil, innovation sans précédent dans l’édition poétique française. Jean-Charles Monferran, pour sa part, montre à travers quelques exemples éloquents que l’imitation en français par Ronsard de termes ou d’expressions empruntés à Pétrarque, loin d’être un calque, porte sa marque. Charlotte Bourquin et Nathalie Dauvois le vérifient à leur tour à partir de l’exemple de Virgile, Ronsard rivalisant avec lui dans l’expression la plus vive et la plus efficace et lui empruntant les ressorts et moyens du discours pathétique. La contribution de Caroline Trotot porte sur le « petit monde des inventions ronsardiennes » et analyse à travers le cas de la métaphore cette création d’un univers lexical et figural singulier vecteur de l’énergie si particulière des Amours ronsardiennes. Le choix du sujet amoureux détermine chez Ronsard une nouvelle écriture, nous apprend de son côté Emmanuel Buron, une écriture de l’irrationnel qui, par le déplacement et l’usage spécifique d’un vocabulaire et de topoi philosophiques et moraux, redonne une dignité littéraire au sujet amoureux, qui bouleverse et perturbe raison et linéarité discursive, renouvelant le langage poétique lui-même et obligeant le lecteur à bouleverser ses propres habitudes de lecture, à lire autrement.


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9Les Amours de 1552-1553 se caractérisent donc avant tout peut-être par l’invention d’une langue des émotions propres à une œuvre dont la variété même d’inspirations, de styles, de ressources converge dans cette illustration du pouvoir conjoint, dans l’ici et maintenant de ce recueil, de l’amour et de la poésie, dans cette poétique des effets, préconisée par Du Bellay5 et incarnée par Ronsard avec une énergie singulière qui nous semble lui être propre6.