Colloques en ligne

Jean-François Botrel

Ephemera & non livres en Espagne : statut & patrimonialisation

1Je suis hispaniste et, à propos de l’Espagne contemporaine, j’ai conçu et développé — il y a maintenant longtemps, au tout début des années 1970 — un projet inspiré par la sociologie escarpitienne sur la communication écrite et l’histoire historique de la littérature selon Lucien Febvre, limité — si l’on peut dire — à l’Espagne entre 1868 et 1914, qui prétendait à une révision des valeurs (littéraires) mais aussi des modalités d’acculturation écrite, à un questionnement des biens et des supports consacrés par le canon ou la recherche, résumable par la formulation suivante :

Pourquoi ne pas inclure dans le champ d’observation de l’histoire littéraire à la fois les petits poèmes qu’aux alentours de 1850, l’imprimeur Hernando publiait à des fins pédagogiques sur les carnets de papier à cigarettes et Fortunata y Jacinta1, avec, entre ces deux extrêmes, une multitude de formes plus ou moins embryonnaires ou achevées qu’on trouvera certes dans les livres mais également dans la presse, dans toutes sortes de brochures, dans les imprimés de colportage, les feuilles volantes, les aleluyas, et jusque sur les éventails ou les boîtes d’allumettes2 ?

2Une statistique bibliographique rétrospective m’avait alors permis d’établir que si entre 1868 et 1914 on avait enregistré en Espagne la publication de 95 000 titres « vénaux », ce chiffre devait être multiplié par 6 (de 95 000 à 475 000 dont 190 000 de moins de 20 pages) si on prenait en compte tous les objets imprimés, bien loin par conséquent des modestes valeurs traditionnellement associées à l’Espagne3. Autant dire que la réalisation de ce projet est inachevée et le restera me concernant, mais la pratique qui l’a accompagné me permet quelques considérations sur le sujet qui nous intéresse, limitées à la période des xixe et xxe siècles.

Les éphémères en Espagne : variété des formes & des fonds

3Je ne vais pas faire l’inventaire de tout ce que, au cours de ma carrière de chercheur et explorateur des marges, j’ai pu trouver, consulter — voir et toucher, cela est fondamental —, quelquefois acquérir, analyser ou exploiter. Au hasard de mes recherches, comme inventeur de sources — dépôts d’imprimés ou d’archives —, j’ai successivement rencontré, sans les avoir tous identifiés et encore moins nommés a priori, avec la seule conviction que la durée était nécessaire tout comme la combinaison de sources et d’objets, la presse sous tous ses aspects, puis les entregas (livraisons) , puis les imprimés de cordel (de colportage), les pliegos de aleluyas (feuilles d’images), des petites feuilles de propagande catholique (4 pages in-8°), une Navegación para el cielo (un exercice de papiroflexie destiné à l’autoédification), les almanachs populaires, des chromos de boîtes d’allumettes, les cartes postales, etc. Autant d’objets qui avec la presse et le livre, bien sûr, ont nourri l’ensemble de mes recherches et donné lieu à quelques publications : des listes4, des propositions d’ordre bibliologique5, quelques monographies6, mais aussi, dans le cadre de recherches transmédiatiques et/ou diachroniques, des réflexions théoriques sur la littérature et la culture du peuple7, le patrimoine matériel/immatériel8 et le processus d’acculturation écrite/imprimée des couches populaires9. La plupart de ces publications sont disponibles sur le web.

4À l’occasion de ces recherches, j’ai pu constater — apprendre à mes dépens quelquefois — que, pour ces imprimés non livres que je recherchais comme intuitivement, il n’y avait pas de gisement majeur, que les fonds qui en tenaient lieu étaient plutôt barcelonais que madrilènes10, qu’ils étaient spatialement dispersés, aléatoirement conservés (selon des logiques néanmoins identifiables), et rarement ou peu décrits ; bref : qu’il fallait inventer des filons aussi minces fussent-ils et les exploiter là où ils se trouvaient.

5Je les ai d’abord trouvés dans les archives publiques (Archivo Municipal de Madrid, Archivo Histórico Nacional), en faisant des recherches sur les aveugles nécessiteux de la Confrérie de Notre Dame de la Visitation, diffuseurs des imprimés (papeles) de moins de huit pages, parce qu’ils étaient annexés à des dossiers de police et, de ce fait, conservés de façon subsidiaire11; mais ils pouvaient aussi être entrés comme legs ou donation d’une imprimerie ou d’autres entreprises (comme à l’Arxiu Municipal de Barcelone, ou au Centro Etnográfico Joaquín Díaz d’Urueña, pour le fonds de l’imprimerie de M. R. de Llano, Rodas, 26, Madrid) ; ou encore figurer à titre de justificatifs, comme les imprimés administratifs conservés à l’Archivo de la Villa de Madrid. Je les ai aussi trouvés dans quelques musées où ils sont conservés également à la suite de donations de particuliers ou d’acquisitions (comme au Museo Municipal de Madrid). Pour les feuilles d’images (pliegos de aleluyas), on en trouve un fonds important aux Archives Municipales de Castellón de la Plana, sans oublier les cartes postales; dans des archives privées d’associations (comme l’Asociación de Escritores y Artistas Españoles), d’entreprises (comme la librairie catholique Gregorio del Amo) ; mais aussi à la bibliothèque de l’Institut National de Recherche Pédagogique (INRP), où est conservé l’Album de Felisa Alcalde12. Dans tous ces cas, aussi important que l’objet ou les objets eux-mêmes est leur environnement, ce qui fait qu’ils ont été conservés qui est, en général, une indication sur leur fonction ou leurs usages.

6Cette fonction ou ces usages ont pu changer de nature, quand ce sont des particuliers et/ou collectionneurs qui s’en sont saisis, avec des motivations et des finalités diverses. C’est le cas, par exemple, des collections du folkloriste catalan Joan Amades (1890-1959), de celle de Rafael Gayano Lluch concernant les pliegos de aleluyas, et de la collection de deux cents et quelques pliegos de cordel ou imprimés de colportage de 4 pages in-4° que Pío Baroja (1872-1956), pressentant qu’ils étaient en voie de disparition, a réunie. C’est cette collection qui a servi de base à l’ouvrage de référence de son neveu, l’anthropologue Julio Caro Baroja, intitulé Ensayo sobre la literatura de cordel (1969) et qu’il m’a été donné d’analyser dans une perspective relevant, cette fois, de la bibliographie matérielle. Mais quelle a pu être la motivation de Luis Estepa, collectionneur de marque-pages et de cartes publicitaires, celle de Juan González Castaño qui conserve dans sa maison de Mula (Murcia) plus de 15 000 non livres, ou celle de Mariano Pérez Bo qui a constitué une collection de plus de 2 400 boîtes d’allumettes13 et de tant d’autres connus ou encore inconnus ? Certaines de ces collections ont été acquises par la Biblioteca Nacional de España (BNE), comme la collection factice du bibliophile Usoz del Río14. D’autres, comme celles de José Lázaro Galdiano15, ou celles, si diverses et imposantes, du sculpteur catalan Frederic Marés (1893-1991), ont permis l’ouverture d’un musée qui leur est exclusivement dédié (plus de 50 000 objets de toute nature au Museu Marès de Barcelone16), tout comme à Urueña (un village de 60 habitants au plus profond de la Castille) celles de Joaquín Díaz, liée au Centro Etnográfico qui porte son nom17, ou encore celles de Jesús María Martínez qui ont servi de base à au moins deux expositions particulièrement novatrices18.

7Aujourd’hui en Espagne, l’essentiel de la conservation et de la patrimonialisation se fait à travers ce qu’on appelle le coleccionismo popular qui est certainement le phénomène le plus significatif : grâce à une initiative de commerçants et libraires spécialisés, ces collectionneurs « populaires » se trouvent aujourd’hui organisés en association, l’ASPAC (Asociación de Profesionales y Amigos del Coleccionismo), qui publie Paperàntic. Cuaderno de coleccionismo19. Il faut y ajouter le site Todocolección, créé en 1997, et d’autres sites plus spécialisés comme celui sur la vitolfilia ou collection de bagues (vítolas) et autres objets liés au cigare. Ce mouvement va de pair avec la publication de catalogues spécialisés20, parfois en lien avec des expositions, et de monographies souvent plus descriptives qu’interprétatives où l’intérêt dominant semble avoir été pour les documents où l’élément iconique est prédominant, comme les affiches21, les cartes postales22 et les chromos, notamment de footballeurs23 ou les images publicitaires24. Le travail de collecte de Jean Louis Guereña a permis d’inventer un « Enfer espagnol » (quelque chose qui n’existait pas à la BNE), soit une collection de plus de 200 opuscules érotiques, scatologiques ou pornographiques pour la période 1812-1939 qui a donné lieu à une publication tirée à 2 000 exemplaires par l’Association des libraires d’occasion25. J’ai pour ma part, en marge de la collecte cumulative de données concernant les historias de cordel, les pliegos de aleluyas, ou les almanachs, constitué au fil des ans une collection d’échantillons représentatifs des différents non livres tels qu’ils me sont apparus au hasard de la fréquentation des librairies d’occasion et des marchés aux puces : j’ai prévu de la léguer à la BNE qui depuis les origines (1711) est chargée de veiller au dépôt légal, et constitue par conséquent l’endroit où, en toute logique, l’on s’attend à trouver conservés ce genre d’imprimés non livres ou ephemera.

Vers une légitimation & une institutionnalisation

8La situation que j’ai connue entre 1970 et 1990 était celle de la plus grande dispersion et absence de cohérence dans le traitement des « imprimés mineurs » ou éphémères, avec, en filigrane, des critères plus ou moins croisés d’ordre bibliologique (présence d’un élément iconique majeur), chronologique (Ancien Régime / Nouveau Régime de l’imprimé), géographique (imprimés en rapport avec l’Amérique Hispanique), fonctionnel (imprimés liés à la musique) et pour conséquence que la plupart étaient conservés dans le magasin général, dans des boîtes, sous la cote V/C (Varios/Caja).

9Le moment charnière est certainement la promulgation de la loi de 1957 sur le Dépôt Légal qui a permis, sous un régime autoritaire de contrôle de l’imprimé — de tous les imprimés26 — qu’un certain nombre d’imprimés qualifiés de « mineurs » soient enfin plus systématiquement recueillis et conservés et, dans une certaine mesure, classés. Sous réserve de vérification auprès des responsables de la BNE, la situation actuelle est la suivante: pour les années 1958 à 2012 : les publicaciones menores sont conservées dans 904 boîtes classées thématiquement27, y compris l’entrée ephemera28! Elles ne représentent néanmoins qu’un infime pourcentage des publicaciones menores selon les statistiques officielles29.

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10Une nouvelle législation est en vigueur depuis 2011 : la BNE partage la responsabilité du dépôt légal et de la conservation avec les communautés autonomes (d’un imprimé édité en galicien à Madrid on doit, par exemple, remettre un exemplaire à la Xunta de Galicia), en tenant compte de l’édition numérique mais en dispensant de l’obligation de dépôt un nombre accru d’imprimés, dont la plupart des imprimés non livres30.

11S’agissant de la période antérieure à 1958, ce n’est qu’à partir de 1991 qu’a été initiée une démarche (toujours en cours, malgré les restrictions budgétaires) visant à la réunion, dans une section dite Ephemera, de documents pertinents existant à la BNE et bibliothéconomiquement traités avec une rigueur et une précision extrêmes. Enrichi par acquisitions31 mais surtout par donations, ce fonds comprend plus de 100 000 items au total. Le fait qu’il soit rattaché au Département des Estampes (Sala Goya) en a cependant déterminé les orientations, en privilégiant la dimension visuelle et esthétique32, perceptible dans le catalogue de l’exposition de 2003 consacrée à la collection d’ephemera de la BNE33, avec des contours et une taxinomie très dépendants des collectionneurs donateurs34. À la BNE, les ephemera existants au sens large où on peut les entendre sont donc encore à chercher un peu partout, mais facilement accessibles aux chercheurs. Pour valoriser l’existant, la BNE a par ailleurs publié trois remarquables ouvrages, dont celui intitulé Ephemera35.

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12Aujourd’hui, on le sait, les apports de la toile donnent une visibilité croissante à ces imprimés en facilitant leur localisation et en permettant, au-delà de la reconstitution de collections et de la confection de catalogues thématiques, la constitution de corpus complexes et de nouvelles façons de travailler36.

13À partir d’une réflexion initiée à la fin des années 1990 sur la notion de printed non book materials ou non livre, reprise et illustrée en France par Nicolas Petit37, et susceptible de faire sortir les ephemera du strict champ du coleccionismo, j’ai dans le cadre d’un projet de recherche mené au sein de l’université Carlos III de Madrid, portant sur les modalités spécifiquesd’incorporation de l’Espagne et des Espagnols à la culture de masse, à partir de la deuxième révolution du livre et des nouvelles formes de représentation du monde qu’elle contribue à engendrer,commencé à compléter et à systématiser l’inventaire et l’étude morphologique de tous les produits ou biens caractéristiques de la culture de masse, de tous ces sémiophores au sens où l’entend Pomian38 : journal, faire-part, carte postale ou boîte d’allumettes, dont les messages scripto-visuels, si infimes qu’ils paraissent, participent de l’organisation d’une vie sociale et urbaine plus policée. À l’occasion d’un séminaire puis d’un colloque (le XIV Litteræ consacré à « El impreso no-libro. Tipología y prácticas ») organisés en 2011 à l’université Carlos III, plusieurs chercheurs ont centré leur attention sur les imprimés résultant du pliage ou de la fragmentation d’une feuille ou se présentant comme des objets « volants » (sueltos), quel que soit leur support et la technologie employée. Outre des propositions de typologie pour le non livre de l’Ancien Régime de l’imprimé, reprises de façon encore plus systématique dans une thèse récemment soutenue par Silvia González-Sarrasa Hernáez39, et la reconstitution du cadre légal pour cette période par Fernando Bouza, nous avons pu entendre des interventions de José Bonifacio Bermejo sur les imprimés administratifs, de Jesús María Martínez sur les feuilles d’images, de Joaquín Díaz sur les images religieuses, d’Agustín Escolano sur l’imprimé non livre à l’école, de Rosario Ramos sur la publicité pour les produits de beauté, de Juan González Castaño sur la production et la morphologie des faire-part de décès, de Cecilio Alonso sur la littérature de trottoir, d’Antonio Rodríguez de las Heras sur le non livre numérique, en Espagne essentiellement, mais avec quelques incursions en Europe (la France et l’Allemagne, s’agissant des feuilles d’images), et bénéficier des commentaires d’une professionnelle du coleccionismo (Silvia de la Torre Ruiz) et d’une historienne de l’art (Jesusa Vega). Une liste d’objets susceptibles d’être pris en compte et qu’on trouve aussi parfois répertoriés et détaillés dans des catalogues ou publicités d’imprimeries, a été établie à cette occasion40.

Le jeu déterminant des usages

14Plus généralement, après une période d’incrédulité amusée de la part de mes collègues historiens du livre, j’ai observé à l’occasion de mes études sur la Navegación para el cielo (1996) ou sur le canon littéraire féminin d’après les boites d’allumettes (« Ardientes mujeres », 2013) que les arguments de type statistique commencent à être entendus41, et que l’on reconnaît le rôle acculturateur de ces imprimés pour le plus grand nombre, en même temps que commencent à être révisés les conditions de l’alphabétisation et de l’acculturation écrite, ainsi que les rapports aux messages imprimés et aux imprimés eux-mêmes, notamment avec la prise en compte de leur dimension iconique.

15De même est de mieux en mieux admise, sinon prise en compte, l’idée que ces imprimés non livres, en raison de leurs usages projetés et effectifs, ouvrent sur la vie ordinaire et secrète de l’homme en s’adressant à tous ses sens : avec la lecture de textes et d’images — de beaucoup d’images —, mais aussi l’oralisation des romances et des chansons imprimées, la manipulation des imprimés par découpage, pliage ou collage, les cartes parfumées et même l’ingestion de petits timbres de protection (18 x 16 mm), imprimés — on l’espère — à l’encre alimentaire, à prendre avant une épreuve comme un accouchement ou des examens universitaires. Autant d’occasionnels et d’éphémères par excellence, mais qui renvoient à des croyances durables.

16Considérer ces imprimés non livres sous le biais de la bibliographie matérielle et de l’énonciation éditoriale permet de déceler dans des objets apparemment anodins et ordinaires tout un arrière-plan et un au-delà d’intentions, de pratiques, d’usages42.

17Telle amende de la circulation peut ainsi prendre une importance insoupçonnée à partir du moment où un Prix Nobel, par ailleurs auteur d’un Dictionnaire secret, Camilo José Cela, s’en empare43 ; un simple jeu de cartes peut servir à la démonstration de savoirs insoupçonnés44 ; il faut s’attacher à observer la façon de conserver une simple feuille de chanson (le pliage auquel elle donne lieu pour pouvoir être transportée), ou les modalités de sa copie, par exemple, pour comprendre toute la valeur que peut représenter un si petit bout de papier ; un patrimoine matériel de si faible importance apparente peut renvoyer à patrimoine immatériel insoupçonné45. Le seul fait de poser son regard sur un objet non livre est un début de patrimonialisation.

18Quel nom donner à ceci ou à cela ? Éphémères, ephemera, publications mineures (publicaciones menores), bricoles (menudencias), papiers (papeles), petits imprimés, non livres, etc. ? Si l’on prend pour référence les définitions classiques des ephemera, comme celles rappelées par Rosario Ramos46, on s’aperçoit que le champ privilégié de fait pour leur conservation se trouve surdéterminée par la dimension esthétique, qui confère une valeur additionnelle sinon nouvelle à l’objet « éphémère ». Mais les ephemera , on le sait, n’ont pas tous vocation à être éphémères, et la vie quotidienne qu’ils sont censés accompagner ou rythmer ne peut être aisément ni uniformément définie. Il y a, me semble-t-il, nécessité de croiser des critères bibliologiques et des critères d’usage qui sont d’ailleurs divers et évolutifs : pourquoi garde-t-on un menu, par exemple, des cartes de vœux, des calendriers, des faire part de décès à partir du moment où l’usage d’en adresser se généralise dans la société rurale47 ? Même les boîtes d’allumettes (éphémères par excellence) finissent par être collectionnées dans des albums.

19À la réflexion, fondée sur ma pratique de chercheur et puisqu’il faut bien nommer ces objets, je préfère les appeler non livres parce que bien que négative, la dénomination s’appuie sur des critères plus objectifs ou neutres, en n’introduisant aucun jugement de valeur et en ne préjugeant pas de la durée ni des usages de l’objet.

20Ce qui apparaît de plus en plus clairement, au moins pour le xixe s., c’est que la multiplication des sémiophores invite à ne pas introduire de clivages génériques (ce qui est considéré comme éphémère, ce qui ne le serait pas), pour considérer l’ensemble des messages délivrés par le biais d’imprimés essentiellement, mais aussi d’écritures exposées, de graffiti ou de city texts48 dans l’espace public aussi bien que privé, notamment à travers les non livres. L’exemple de la chanson, qui passe aussi par une phase imprimée « éphémère », pourrait être utilisé pour montrer comment les conditions de production, de circulation et d’appropriation de la mélodie et des paroles ne font que peu de cas des clivages établis entre écrit et oral, livre et non livre, savant et populaire, etc.

21Il est souhaitable que les historiens du livre deviennent également des historiens du non livre — et de la culture écrite ou imprimée, évidemment. Même les historiens de la littérature commencent à s’intéresser au sujet et on remarquera que, pour la première fois, dans une histoire de la littérature espagnole, un chapitre a été consacré à la efímera literatura par Cecilio Alonso49, grand collectionneur devant l’Éternel, il est vrai. À Urueña, l’organisation d’un symposium sur « Religion et papier dans la vie quotidienne » et sur le projet PatrimEph a donné à Joaquín Díaz l’idée d’entreprendre, à partir de sa collection, la constitution d’une bibliothèque virtuelle d’imprimés non livres qui comporte déjà 134 catégories.

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22Longtemps et encore considéré comme un objet mineur et illégitime, le non livre plus ou moins éphémère est donc, en Espagne50, en phase de progressive légitimation, sans qu’on en ait sans doute perçu toutes les contraintes associées ni toute son importance pour la recherche, notamment dans le champ de l’histoire culturelle.

23Au-delà de la nécessité de les conserver et d’assurer leur patrimonialisation, dans un cadre où les limites du système de collecte à travers le Dépôt Légal donne une importance accrue aux collectionneurs privés (scripophiles, philuménistes et autres), il convient de considérer ces non livres ordinaires autant pour le phénomène industriel ou commercial qu’ils représentent que pour les usages qu’ils commandent ou suscitent, chez les collectionneurs sans doute, mais aussi chez tout sujet a priori certainement aussi ordinaire qu’eux.