Colloques en ligne

Alexia Kalantzis

Les éphémères futuristes : le fonds de la librairie Pontremoli à Milan

1La « libreria antiquaria Pontremoli », située à Milan dans le suggestif quartier des Navigli, a été fondée en 1988 par Lucia Di Maio et Giovanni M. Milani. Elle est spécialisée dans la littérature des xixe et xxe siècles, et plus particulièrement des avant-gardes, et propose des œuvres variées : éditions originales, livres d’artistes, manuscrits, lettres autographes, revues littéraires et éphémères. La librairie se consacre également à une activité éditoriale. Elle publie des revues, des bibliographies et des catalogues. Parmi les nombreux écrits futuristes de la librairie, le fonds qui nous intéresse provient de l’importante collection privée de Sergio Cereda, qui a été rachetée dans son ensemble, exception faite de cartes postales sans inscriptions. La collection, riche d’environ 3 000 documents, regroupe des éditions originales, des manuscrits, les archives du poète Giovanni Gerbino1 et du graphiste Ernesto Thayaht2, et surtout de nombreux éphémères (environ 500), manifestes, revues, cartes postales, affiches, tracts, billets, invitations, publicités, etc. S. Cereda fait partie des grands collectionneurs d’œuvres futuristes en Italie, avec Sergio Reggi, Pablo Echaurren et Giovanni Lista. Ses prédécesseurs ont débuté leur collection dans les années 1970 puis 1980, au moment où le mouvement futuriste commence à être revalorisé3. S. Cereda lui, a commencé sa collection dans les années 1990, et il a beaucoup puisé dans les archives privées de G. Lista, grand critique du mouvement futuriste, avec des documents qui provenaient en grande partie des héritiers des écrivains futuristes. Dans son introduction au catalogue de la collection futuriste de la librairie daté de 2008, Giampiero Mughini souligne la différence de conservation des collections privées entre l’Italie et la France :

E raro che nel panorama collezionistico italiano una grande collezione venga identificata e venduta pezzo per pezzo. Al contrario di quello che succede in Francia, dove le grandi collezioni vengono celebrate da cataloghi sontuosi che valgono infinitamente piu’ di un manuale universitario […]. E un delitto che alcune grandi collezioni italiane si siano dileguate senza lasciare traccia […].

Il est rare que dans le paysage collectionniste italien une grande collection soit identifiée et vendue pièce par pièce. À l’inverse de ce qui se passe en France où les grandes collections sont célébrées par de somptueux catalogues qui valent infiniment plus qu’un catalogue universitaire […]. C’est un crime que certaines grandes collections italiennes se soient évanouies sans laisser de traces4.

2Si les éphémères futuristes constituent un objet d’étude relativement important, dans le milieu des critiques collectionneurs en tout cas5, la catégorie ephemera, dans le domaine littéraire et artistique, est peu étudiée en Italie, et l’on renvoie la plupart du temps à une bibliographie anglaise6.

3Peu valorisés dans les bibliothèques, les éphémères semblent surtout relever du domaine du collectionnisme. En dehors du fonds de la librairie Pontremoli, beaucoup d’éphémères futuristes se trouvent également à la fondation Echaurren-Salaris à Rome. Pablo Echaurren et Claudia Salaris, deux collectionneurs et critiques du futurisme, ont créé en 2010, à partir de leur importante collection d’écrits futuristes, une fondation destinée à valoriser et financer les études sur le futurisme. Outre les ouvrages et manuscrits, la collection comprend également des revues, des manifestes, des feuilles volantes, des photographies, des lettres, des cartes postales et des dessins. La fondation prévoit la publication d’un inventaire raisonné de la collection, ainsi qu’une numérisation. Les fondations et librairies privées semblent ainsi prendre le relais des bibliothèques pour la mise en valeur du patrimoine des éphémères. De plus, en ce qui concerne le futurisme, collectionner et étudier ne font qu’un :

Finora ho usato il verbo collezionare. Epperò di nessun altro reame culturale com’è del futurismo il verbo collezionare equivale al verbo studiare. Lo aveva detto una volta Eugenio Montale, che se vuoi capire fino in fondo il futurismo devi trovare i suoi testi nella versione editoriale originale. Li devi « guardare », tastare ; assaporarne fino in fondo l’inventività grafica e tipografica.7

Jusque là j’ai utilisé le verbe collectionner. Et pourtant, pour le futurisme plus que pour tout autre règne culturel, le verbe collectionner équivaut au verbe étudier. Eugenio Montale avait dit une fois que si tu veux comprendre jusqu’au bout le futurisme, tu dois trouver ses textes dans la version éditoriale originale. Tu dois les « regarder », les tâter, goûter jusqu’au bout leur inventivité graphique et typographique.

4Le lien est donc très fort entre les libraires, les chercheurs et les collectionneurs, eux-mêmes souvent chercheurs. La collection des éphémères de la librairie Pontremoli est présentée à travers un catalogue très détaillé et illustré, véritable outil de travail sur lequel nous nous appuyons pour analyser le fonds8. Or les éphémères, loin d’être en marge des œuvres futuristes à proprement parler, appartiennent pleinement à la production de ce mouvement qui vise à une rénovation culturelle totale et touche tout type de support. Après avoir montré l’importance des éphémères dans l’esthétique futuriste, nous nous attarderons plus spécifiquement sur la collection Sergio Cereda.

Le futurisme : une poétique du support au service de l’événement

5Dans sa volonté de rénovation-révolution culturelle, le futurisme s’attaque également au livre. En quête de modernité, Marinetti déclare la guerre au livre traditionnel, comme on peut le lire dans L’immaginazione senza fili e le parole in libertà (1913):

J’entreprends une révolution typographique dirigée surtout contre la conception idiote et nauséeuse du livre de vers passéiste, avec son papier à la main genre seizième siècle orné de galères, de minerves, d’apollons, de grandes initiales et de parafes, de légumes mythologiques, de rubans de missel, d’épigraphes et de chiffres romains. Le livre doit être l’expression futuriste de notre pensée futuriste. Mieux encore : ma révolution est dirigée en outre contre ce qu’on appelle harmonie typographique de la page, qui est contraire au flux et reflux du style qui se déploie dans la page. […] Nouvelle conception de la page typographiquement picturale9.

6Cela passe à la fois par la révolution typographique que l’on connaît, et par le refus même du livre au profit des éphémères qui correspondent davantage aux théories de la modernité, de la rapidité et du caractère éphémère justement de la dynamique vitale :

Il libro, mezzo assolutamente passatista da conservare e comunicare il pensiero, era da molto tempo destinato a scomparire. […] Le  necessità della propaganda ci costringeranno a pubblicare un libro di tanto in tanto. Ma preferiamo esprimerci mediante  il cinematografo, le grandi tavole di parole in libertà e i mobili avvisi luminosi10.

Le livre, moyen absolument dépassé de conserver et communiquer la pensée, était depuis longtemps destiné à disparaître. […] Les nécessités de la propagande nous obligeront à publier un livre de temps en temps. Mais nous préférons nous exprimer à travers le cinéma, les grandes tables des paroles en liberté et les affiches lumineuses.

7La culture livresque s’oppose au vitalisme prôné par le futurisme, et le livre traditionnel ou l’article de revue sont ainsi remplacés par des manifestes, des feuilles volantes, des affiches, des panneaux industriels, des couvertures de revues, des publicités, des cartes, des lettres, autant de documents que nous retrouvons dans la collection Cereda.

8De plus, tous ces éphémères témoignent de la dynamique du mouvement, fondé sur l’action et la collectivité. Loredana Rea parle d’une révolution de la communication (rivoluzione della communicazione11). L’esthétique futuriste associe étroitement l’art et la vie, d’où l’importance des manifestations et du collectif au détriment des œuvres elles-mêmes. Il faut selon Marinetti sortir du champ clos de la littérature pour opérer une réelle révolution culturelle, et rénover non seulement le contenu artistique, mais aussi les supports, la matière, l’esprit, les valeurs et l’art de vivre. Le futurisme touche ainsi tous les aspects de la vie moderne, comme le montre la diversité des manifestes qui concernent aussi bien l’art que la cuisine ou la mode féminine12. Cette conception de l’« arte-vita » définie par Marinetti13 trouve son accomplissement dans l’événement, qui, loin d’être en marge de l’esthétique futuriste, en constitue le noyau, d’où l’importance des éphémères. Modèle absolu de l’éphémère, les célèbres soirées futuristes appartiennent pleinement à l’esthétique futuriste, en rénovant radicalement à la fois le langage, les comportements artistiques, la sociabilité et les supports de communication14. L’analyse des éphémères du fonds Cereda permet ainsi d’envisager le mouvement dans la richesse et la diversité de ses manifestations.

Le futurisme à travers le fonds Sergio Cereda

9Le fonds de la librairie milanaise est riche et varié, mais l’on peut tenter d’esquisser une catégorisation des éphémères futuristes qu’il regroupe. Tout d’abord, beaucoup de documents relèvent de l’événementiel et montrent l’importance de la communication futuriste et les nombreux événements qui tournent autour du mouvement. On trouve ainsi des billets d’entrée pour des spectacles, des programmes de théâtre, des affiches, des invitations pour des spectacles ou des soirées, des annonces de congrès ou de réunions. Il faut rappeler que le futurisme était un mouvement global qui touchait aussi bien le théâtre, la littérature, la peinture, que le cinéma, la musique ou la danse. De plus, les soirées futuristes constituaient un enjeu important pour la visibilité et le sens du mouvement, par leur rôle provocateur et par la mise en scène d’une collectivité. Paradoxalement, certains programmes, affiches ou billets rappellent l’esthétique du livre, avec des caractères noirs sur fond beige et des bordures très travaillées. D’autres, plus modernes, présentent une esthétique plus sobre et des couleurs plus vives, orange ou rouge, dans la lignée de la revue futuriste Lacerba. Les éphémères apparaissent ainsi comme un espace privilégié d’expérimentation graphique.

10Dans la lignée de la sociabilité futuriste, on trouve évidemment tout ce qui concerne les échanges et la correspondance, avec des enveloppes à en-tête, des cartes postales, des billets de visite. Les en-têtes des enveloppes ou des cartes postales notamment montrent bien comment s’organise le mouvement futuriste autour de Marinetti : elles mentionnent en effet, en rouge : « Movimento futurista diretto da F.T. Marinetti » (« Mouvement futuriste dirigé par F.T. Marinetti »). L’en-tête s’inscrit d’ailleurs dans la continuité de l’esthétique futuriste, puisqu’il reprend le style typographique des manifestes. Sur certaines lettres figure également la devise de Marinetti, « manciare non marcire » (« marcher ne pas pourrir »). Son utilisation sur les lettres privées montre que le futurisme établit un système de communication global, avec ses propres codes. Les autres groupes reprennent la plupart du temps ce même en-tête, en précisant par exemple « gruppo toscano ». Le futurisme revêt ainsi un caractère publicitaire marqué, partie intégrante d’une esthétique qui se met constamment en scène à travers des tracts, des réclames, des annonces ou des brochures. Les volantini notamment, ou tracts, sont très utilisés par Marinetti. On cite souvent l’épisode du lancer de tracts du haut de la tour de l’Horloge de la place Saint-Marc à Venise en 1910. De même, en 1909, le Manifeste du Futurisme se présente déjà sous la forme d’un tract recto-verso. P. Echaurren livre une analyse intéressante de cette forme d’éphémère :

In effetti questo è stato il secolo della radio, del telefono, della televisione, del computer, dell’accelerazione di ogni forma di scambio, eppure il volantino, quel piccolo pezzetto di carta stampato alla bell’e meglio, resta forse una delle tesminonianze più significative dei segni storico-sociali che hanno attraversato il novecento. Destinato a vita volatile, spazzato via dal vento, passato di mano in mano, trascinato dagli eventi, trascinatore di eventi, il piu’ delle volte gettato via, distrattamente o con rabbia, il volantino ha sempre trovato il modo, obliquo, di sopravivere al proprio effimero destino. Conservato per caso tra le mille carabattole di un fondo di cassetto, usato come segnalibro, o raccolto da qualche perverso collezionista riesce comunque ad attraversare la Storia, a raccontarci le storie, e a portare fino a noi la memoria di idee, conflitti, utopie, deliri i più diversi tra loro. Nell’era in cui la propagazione di dati e notizie elabora sistemi nuovi e sofisticati, l’uso del volantino non viene meno ma anzi si fa via via sempre più massiccio, indice di un bisogno di trasmissione orizzontale, seminale del messaggio, che si contrappone e che comunque convive con quella verticale, dominante, appannaggio escusivo dei gruppi di potere.15

En effet ce siècle a été celui de la radio, du téléphone, de la télévision, de l’ordinateur, de l’accélération de toutes les formes d’échange, et cependant le tract, ce petit morceau de papier imprimé à la va vite, reste peut-être l’un des témoignages les plus significatifs des signes historico-sociaux qui ont traversé le xxe siècle. Destiné à une vie éphémère, emporté par le vent, passé de main en main, entraîné par les événements, provocateur d’événements, la plupart du temps jeté, distraitement ou avec rage, le tract a toujours trouvé le moyen, oblique, de survivre à son éphémère destin. Conservé par hasard au milieu des mille choses insignifiantes d’un fond de tiroir, utilisé comme marque-page, ramassé par quelque collectionneur pervers, il réussit de toute façon à traverser l’histoire, à nous raconter les histoires, et à porter jusqu’à nous la mémoire des idées, des conflits, des utopies, des délires les plus divers. À l’ère où la propagation des données et des informations élabore des systèmes nouveaux et sophistiqués, l’utilisation du tract ne disparaît pas, mais au contraire se fait de plus en plus massive, indice d’un besoin de transmission horizontale, séminale du message, qui se superpose et qui cohabite avec celle verticale, dominante, apanage exclusif des groupes de pouvoir.

11Le futurisme inspire également des publicités à part entière, et dont certaines figurent dans le fonds Cereda, comme un dépliant pour les pastilles énergétiques Fostan qui date des années 1930 et qui est très marqué par l’esthétique futuriste, ou une publicité pour l’atelier graphique Baroni, là aussi largement issue de l’esthétique futuriste.

12Enfin, le fonds contient quelques revues pour lesquelles il faut souligner le lien avec les éphémères. On peut établir deux liens entre les revues, ou petites revues comme on les appelait à l’époque, et les éphémères. D’une part, les revues contiennent des éphémères, avec des feuilles volantes qui se détachent, des affiches, des bulletins d’adhésion, des fascicules dont la couverture se détache. Le fonds contient ainsi quelques pièces issues des revues, comme des couvertures par exemple, des actes de souscription, ou des extraits. Mais la revue peut également être considérée elle-même comme un éphémère. Ancrée dans l’actualité, publiée souvent artisanalement sur du papier de mauvaise qualité, tirée à peu de numéros, parfois à un seul, les caractéristiques que l’on dégage de la petite revue fin-de-siècle, et plus tardivement de certaines revues futuristes, rejoignent dans une certaine mesure celle des éphémères. Nous pouvons citer l’exemple de la revue I giovannissimi futuristi, ou d’une revue dont le premier numéro semble unique, abc, et qui est imprimée sur du papier économique. On voit ainsi se dessiner une différence entre les revues-livres comme Poesia, qui sont par ailleurs répertoriées dans un autre catalogue, et les revues qui relèvent davantage du domaine des éphémères.


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13L’analyse du fonds Cereda de la librairie Pontremoli permet ainsi une approche fertile du mouvement futuriste, en nous transportant au cœur même de cette esthétique fondée sur le collectif et l’éphémère. On comprend alors pourquoi en Italie la figure du collectionneur domine les études sur le futurisme. Dans beaucoup d’essais, et surtout dans les catalogues consacrés au futurisme, cette figure du collectionneur est mise en scène et devient, sous la plume de P. Echaurren, D. Cammarota ou G. Mughini, presque mythique16.