Colloques en ligne

Marie-Aline Villard

Commentaire de la postface de Mouvements d’Henri Michaux : déplacement, (dés)apprentissage, écart

1Notre réflexion s’inspire de deux questions tirées de l’appel à contribution : « est-il impératif pour la pensée qu’elle soit résistante au mouvement ou qu’elle se dissolve dans celui-ci ? » et « dès lors que nous admettons le rôle du corps dans la compréhension du mouvement, qui est le véritable sujet du mouvement ? » Il nous semble qu’Henri Michaux éprouve et relate dans ce qu’il nomme ses « opérations-création1 » cette relation entre le mouvement et le sujet.

2Henri Michaux (1899-1984) était poète, peintre et essayiste, enclin à se laisser affecter par le mouvement, soucieux de le rendre et de le provoquer chez l’autre. Suivant son annonce dans le texte Danse : « C’est par le mouvement que l’homme voudrait appartenir au monde2 », il expérimente le lien entre le mouvement, le sujet et le monde d’une manière plus ou moins violente. Remarquons que les multiples œuvres de Michaux constituent la constellation de sa manière d’ « appartenir au monde », qu’il désirerait toujours en naissance (sans filiation), véritable (profonde sans pensée consciente) et essentielle (dépouillée).Le mouvement demeure fondamental chez Michaux au point qu’il le pense et le pratique pour parvenir à être de nouveau le « Protée par le mouvement3 » de son enfance. Le privilège accordé par Michaux à un mode kinesthésique d’accès au monde se cristallise dans le mode d’être du Protée connu pour sa dynamique de métamorphose.

3La postface de Mouvements4 relève du récit kinesthésique, puisque Michaux y décrit son expérience de création de signes à l’encre de chine traversée par le mouvement qui modifie sa corporéité. La postface est l’occasion de prendre la mesure de son souci de captation, de rendu mais aussi de transmission du mouvement. En effet, l’expérience est à « refaire en soi5 ». Le lecteur-spectateur des multiples signes peut reprendre pour lui-même l’énergie de la trace, à la manière de l’observateur d’une calligraphie chinoise qui la continue par l’exercice de son regard. Michaux annonce même le potentiel caractère désaliénant de la reprise du tracé :

qui, ayant suivi mes signes sera induit par mon exemple, à en faire lui-même selon son être et ses besoins, ira, ou je me trompe fort, à une fête, à un débrayage non encore connu, à une désincrustation, à une vie nouvelle ouverte, à une écriture inespérée, soulageante, où il pourra enfin s’exprimer loin des mots, des mots, des mots des autres6.

4Nous insisterons dans notre proposition davantage sur la captation et le rendu du mouvement, afin de mettre l’accent sur l’intérêt de Michaux pour l’action en tant qu’engendrement d’une expérience corporelle singulière:

Je ne sais pas trop ce que c’est, ces signes que j’ai faits. D’autres que moi en auraient mieux parlé, à bonne distance. J’en avais couvert douze cent pages, et n’y voyais que flots, quand René Bertelé s’en empara, et, tâtonnant et réfléchissant, y découvrit des sortes de séquences… et le livre qui est ici, plus son œuvre que la mienne7.

5Nous voyons comment Michaux se situe en amont de l’œuvre, au moment de sa prolifération. Résolument, il est proche en ceci des peintres d’action comme Georges Mathieu  ou Pollock, de par son désir de rendre le dynamisme non réflexif de la pensée en s’identifiant au principe d’action dans l’instant. En s’intéressant plus exclusivement à sa pensée et sa pratique du mouvement, l’on se rend compte qu’il le pratique pour lui-même, bénéficiant ainsi d’une certaine logique d’engendrement qui lui serait propre. En cela, sa pratique fait singulièrement écho avec celle des danseurs et pédagogues Rudolf Laban et Mary Wigman, contemporains de Michaux. Ils semblent se partager un lieu d’intensification du corps et de la langue à la recherche d’une coïncidence entre le moteur et le mobile du mouvement, dont le geste serait la manifestation.

6 Il nous semble intéressant de rapprocher leurs expériences du mouvement, puisqu’elles interrogent les moyens pour manifester le vivant, au travers des notions de rythme, de réceptivité, de dépense énergétique, de corporéité et de coïncidence entre le sujet et le mouvement. La danse demeure un paradigme très éclairant pour mieux comprendre la manière dont Michaux pense et pratique le mouvement et nous proposons d’en explorer ici les rapports.

Comment rendre visible la rêverie dynamique 

7Remarquons que l’apparition de « flots8 » de signes à l’encre est l’extension même des rêves vigiles de Michaux. Plus exactement, ils font l’objet de l’extériorisation tant redoutée. Il n’y voit en effet que « la récompense de la paresse », comme une élémentaire « répétition » de ses rêves éveillés :

La plus grande partie de ma vie […] j’animais une ou deux ou trois formes […] je lui donnais, dût-elle rester très pauvre par ailleurs, je lui infusais une inouïe mobilité, dont j’étais le double et le moteur, quoique immobile et fainéant. Je la mettais sous tension, pendant que moi j’étais le désespoir ou le dédain des gens actifs. Je n’aurais fait ici que répéter, tant mal que bien, sur papier, à l’encre de chine, quelques-unes des innombrables minutes de ma vie inutile…9

8On ne saurait dire qu’il aurait seulement comme il l’écrit, transcrit (comme un décalque) des images mentales animées, sans en interroger profondément l’activité de la corporéité dans la création des signes. Il précise être à la fois le « double et le moteur » de ses formes en mouvement imaginaires. En d’autres termes, il anime les figures en s’insérant dans leur propre mouvement. D’une part, il reproduit en lui leur mouvement pour les conduire et d’autre part il est acteur, c’est-à-dire l’agissant, qui produit et rend visible ce mouvement. Se dégage donc du « double et du moteur » à la fois une simultanéité d’être agi et agissant, qui lui permet de créer son champ de forces pour cette vie gestuelle imaginaire et intime.

9La recherche de la simultanéité d’être agi et agissant révèle une pensée du mouvement commune à Michaux et à Mary Wigman. Sa danse pure ne désirait « qu’exister [cherchant] l’autonomie maximale, l’autarcie de sa spécificité essentielle : l’acquisition d’un mouvement propre à un sujet10 », relevant ainsi d’une tout autre logique que celle du spectaculaire. De la sorte pour Michaux, la continuation des rêves vigiles en signes à l’encre donne la possibilité au corps de ne « pas le faire bouger sous la pression d’une volonté extérieure ou d’un désir d’expression11 », lui permettant ainsi de faire l’expérience continuée du bouger et de l’être mû.

10L’expérience du mouvement vécue lors des rêves vigiles permet à Michaux de ne pas rejouer un texte déjà écrit, mais d’en rendre la logique sensori-motrice d’agissant et d’agi. Ne s’agit-il pas précisément du « déplacement des activités créatrices12 » évoqué par Michaux? Ne pourrait-il pas être envisagé comme un déplacement de champ de forces animé de rythmes dans les différents registres du visible ? Pour mener ce voyage, les signes de Mouvements font l’objet d’une répétition, au sens d’une reprise d’animations déjà vécues : « Je n’aurais fait ici que répéter […] à l’encre de chine, quelques unes des innombrables minutes de ma vie inutile…13 ». Michaux laisserait donc se manifester des mouvements qui seraient déjà en lui. Mais comment comprendre le passage des signes à l’encre à partir d’expériences vigiles remémorées ?   

11Michaux n’explique pas comment il utilise ses formes visualisées pour composer ses signes à l’encre sur le papier. Il constate qu’il « ne sai[t] pas trop ce que c’est, ces signes que [qu’il a] faits14 » et qu’ils sont le résultat de ses rêveries dynamiques. Il évoque surtout la prégnance du rythme, donnant l’impression qu’il semble redécouvrir ces formes au moment même où il les fabrique, transi par leur rythme au moment de leur apparition : « J’étais possédé de mouvements, tout tendu par ces formes qui m’arrivaient à toute vitesse, et rythmées15 ». Sachons que pour Michaux, si la création existe, elle consiste d’abord à « se mettre dans un flux16 ». La création est une manière de se rendre disponible à un mouvement-écoulement, avec lequel il s’agit de coopérer pour bénéficier des forces et des retours de force. Michaux décrit l’acte de création abondant de signes comme une véritable hémorragie d’encre, il en aurait couvert « douze cents pages » et « certain jour près de cinq mille17 ». Il insiste particulièrement sur le caractère rythmique de leur apparition qui modifie son état, en usant notamment de la métaphore électrique du corps conducteur (« Je le tenais maintenant, piquant, électrique18 »)- métaphore révélant avant tout un corps catalyseur.

12En se rendant disponible à une traversée par le mouvement, Michaux s’ouvre au monde autrement, via le kinesthésique et expérimente ainsi corporellement le rythme, qui est à la fois reçu (« ces formes qui m’arrivaient à toute vitesse, et rythmées ») et maître de l’apparition des formes (« un rythme souvent commandait la page »). Le rythme apparaît « progressivement » avec l’envahissement du corps, il ne préexiste pas. Ainsi, le poète et peintre, comme l’écrit le philosophe Henri Maldiney « ne perçoit pas des objets, il est sensible à un certain rythme – singulier et universel – sous la forme duquel il vit sa rencontre avec les choses19 ». Le récit de Michaux expose cette rencontre avec le rythme qui n’existe pas avant la possession de mouvements (« j’étais possédé de mouvements »). Dans cette continuité, le théoricien et critique de danse américain John Martin précise que le rythme dans l’art « n’est pas une propriété de l’objet [et qu’] il dépend de la réceptivité du sujet20 ». Il confirme ainsi que le rythme n’est pas une chose à saisir devant nous, il surgirait plutôt dans la création, traduit par l’activité perceptive et corporelle – la traduction dépendant elle-même de la réceptivité du sujet.  C’est donc en termes de jaillissement que l’on peut penser avec Henri Maldiney et John Martin l’existence du rythme au sein du mouvement. Par conséquent, ce n’est pas le « quoi de son apparence », mais le « comment de son apparition » qui importe. Les images et les formes ont d’abord pour fonction d’apparaître et, comme nous le savons, c’est justement ici que Michaux puise son enthousiasme : « Mon plaisir est de faire venir, de faire apparaitre, puis faire disparaître21 ».

13Nous l’avons compris, ses rêveries vigiles ne sont pas des prévisualisations qui lui donnent des mouvements comme des textes à reprendre. Il les corporéise en expérimentant une nouvelle manière de fluer. Corporéiser revient à « coordonner le temps corporel et le temps psychique » par « la transformation de la perception en mode d’action22 ». Le phénomène de corporéisation se comprend à l’aune du rythme que l’on se donne, qui dans le cas de Michaux « commande la page ». Ceci rappelle ce qu’écrit Paul Valéry au sujet du corps pendant la création, qui « se donne un régime périodique plus ou moins simple, qui semble se conserver de soi seul », animé par « une élasticité supérieure qui récupérerait l’impulsion de chaque mouvement », « restituée aussitôt » suivant le mode d’action de la « toupie qui se tient sur sa pointe et qui réagit si vivement au moindre choc23 ». Michaux se donne à vivre le bénéfice d’un retour de choc (suivant le mode d’action de la toupie décrit ci-dessus) ce qui constitue précisément la rencontre de la corporéité avec le rythme que l’on se donne, pour s’éprouver en tant que sujet traversé par le mouvement. En se donnant à la fois ses propres chocs et une périodicité, il devient plus que le « double et moteur » de ces signes, il devient « tout autre », car les formes en mouvement lui « plaisaient plus à faire24 ».

14Dans les rêves vigiles, Michaux assouvissait son besoin de mouvements en étant immobile, alors que dans la postface il s’éprouve en tant que corps conducteur en mouvement, physiquement engagé. Il rejoue d’une manière visible son jeu cinétique imaginaire en éprouvant le passage de l’imaginaire à l’organique sans décalque, car il évolue dans un autre registre du visible. Nous pensons que la vie imaginaire préalable, à laquelle il fait appel pour justifier l’existence de ses signes, montre principalement la valeur poïétique du geste de tracer, capable d’exposer une écriture gestuelle imaginaire. Est-ce à dire que les signes de Mouvements ont réussi à rendre visible l’énergie même de l’exploration imaginaire des rêves vigiles ? Michaux en doute et dans Dessiner l’écoulement du temps, il écrira : « Je remplis des centaines de pages […], sans toutefois arriver à ceux que dans mon imagination j’avais si aisément pratiqués et réalisés durant des années25 ». Peut-être ne faut-il y voir que le sentiment d’altération de l’expérience intime rendue publique et le risque que cela pouvait représenter pour Michaux.

15Il nous semble toutefois, qu’il a réussi à énoncer et à rendre graphiquement ses explorations gestuelles imaginaires. En effet lors de la création des signes, il ne reste de cette vie gestuelle vigile qu’un rythme envahissant auquel il doit répondre. La création des signes devient une expérience de remémoration, qui s’actualise par la reconstitution d’un rythme, nous révélant que Michaux ne retient de ses gestes vigiles que leur dynamisme, leur tension et leur vitesse. L’action du rythme est selon Henri Maldiney « épuratrice », qui opère ici selon une extraction rythmique d’éléments et une érosion issue de la rencontre avec la corporéité. Il tire par conséquent de ses formes vigiles l’essentiel de leur existence motrice. Ainsi, la répétition des rêveries vigiles n’est pas la reproduction à l’identique de ces formes visualisées, mais la dépouille vivante de leur souvenir.

16 L’avènement des signes à l’encre est compréhensible par un type d’opération décrit par Mary Wigman, qui fait passer des visions vécues dans l’immobilité à des visions vécues dans la mobilité, nommées « vision / motion26 ». Mary Wigman cherchait obsessionnellement à « faire exister les images invisibles » et à « donner forme à ses visions », elle effectuait de nombreux détours prospectifs et remémoratifs comme le dépouillement, pour ne retenir que le caractère proprement tensionnel de ses images mentales. Ces « visions-motions » demeurent le résultat du dépouillement de la figure par l’abstraction rythmique, spatiale et tensionnelle et selon nous, ce même processus est à l’œuvre dans le passage entre la rêverie dynamique de Michaux et ses signes à l’encre sur le papier. Cette opération permet de ne pas se faire piéger par la fixité de l’image mentale, car en l’abstrayant, Michaux peut ainsi « rester en course27» et en rendre l’« abrégé dynamique fait de lances, non de formes28 ». Le geste de tracer entraîne Michaux à se réengager provisoirement dans ces visions, dont il a dégagé le caractère essentiel ; garantissant ainsi qu’il « n’ [a] rien à faire, [qu’il n’a] qu’à défaire  ». Il est clair que son récit révèle une dynamique, qui répond à l’activité mobilisatrice de la course du geste sur le papier, que nous allons désormais interroger, en nous demandant comment cette expérience du mouvement peut donner lieu à des transformations du sujet.

Transformation du sujet par l’expérience du mouvement : vitesse et répétition

17Comment le geste répétitif enclenche-t-il un état « libéré du Maître-cerveau, véritablement perdu dans les ténèbres de son ivresse29 ? » D’emblée, nous observons que lacréation des signes dessinés à l’encre résulte d’une série d’actes répétés : « Dans des centaines de pages, un à un, comme énuméré (quatre ou cinq par feuille, chacun à part dans une invisible niche, sans communiquer l’un avec l’autre)30 », faisant résider l’enjeu de la vitesse de création des signes dans l’urgence de la réponse. Michaux est « tout tendu par ces formes qui [lui] arrivaient à toute vitesse, et rythmées », commandé par un rythme qui semble décider à sa place de la progression des signes, ordonnant « parfois plusieurs pages à la file et plus il venait de signes (certain jour près de cinq mille), plus vivants ils étaient31 ». La vitesse imposée par les formes arrivants convertit le surgissement du rythme en passage d’un « chaos à un ordre32 », selon l’expression d’Henri Maldiney et s’observe chez Michaux par la manifestation énumérative des signes.

18Michaux met au point une pratique de « l’allégresse motrice33 » par la modification du tempo34, qui ne se définit pas selon nous sans la compréhension de la vitesse comme résonance corporelle. Nous pouvons percevoir que le travail de la répétition crée le « corps-foule » expérimenté par Mary Wigman et ainsi décrit par Isabelle Launay : « Le danseur vit une corporéité saturée de toutes ses tensions imperceptibles qu’il choisit de dénouer, de nourrir ou de détourner. Il se charge. ‘Il sature sa vie, son corps humain de forces’35». La répétition en série engage Michaux dans une pratique qui lui apprend paradoxalement à désapprendre. Adopter la répétition amène à défaire les processus réflexifs encombrant l’efficacité de la pratique de la corporéité. Mais en quoi cette écriture de signes en mouvement, en tant qu’« écriture directe », manifestant un état singulier, est-elle véritablement efficace « pour le dévidement / pour le soulagement des formes, / pour le désencombrement des images36 » ?

19À la suite d’autres neurophysiologistes, Alain Berthoz atteste que « les processus cérébraux les plus élaborés sont ancrés dans le corps agissant37 ». Dans le cas de la répétition comme abondance, la physiologie corporelle de celui qui s’y implique s’en trouve modifiée. Pour John Martin, la modification est entièrement due à l’expérience du rythme en elle-même, qui « augmente le pouls de la circulation sanguine et produit de cette façon une fausse stimulation […] bien connu de l’homme primitif qui s’en servait délibérément pour provoquer des états de transe et d’inconscience38, et pareillement pour les neurosciences la répétition gestuelle  crée un état hypnotique, car:

lorsqu’on a répété cent fois ce mouvement, on ne voit plus s’activer ces aires du cerveau qui ont correspondu à l’apprentissage conscient : le relais est pris par des structures sous-corticales, dans ce qu’on peut appeler une mémoire motrice du mouvement39

20En couvrant plusieurs centaines de pages de signes, Michaux répète des milliers de fois le même geste au dessus de sa feuille : faisant ainsi appel à sa mémoire motrice du mouvement et parvenant à mettre « en sommeil » ce qu’il appelle « la partie de la tête, la zone parlante et écrivante40 » jusqu’à se défaire du « Maître-cerveau41 ». La répétition gestuelle entraîne clairement le passage à un autre niveau de conscience. L’effectuation des gestes sans spéculation se lie avec une mémoire du corps enfouie. Rappelons que peindre et écrire pour Michaux, reste une manière de se « joindre d’une autre manière à ce monde qui s’endort si, avec quelques mouvements premiers, on ne collabore pas avec lui42 ».

21Force est de constater que le mouvement est vécu par Michaux sous la forme d’une collaboration avec les mouvements qui dorment dans l’autre partie de la tête, celle qui ne fabrique pas seulement des mots et qu’il use du geste répétitif pour empêcher toute spéculation consciente. Il expose le passage d’un geste conscient à un geste inconscient par le processus désinhibiteur de l’action répétée, au point que « les formes en ‘mouvement’ » éliminent « les formes en pensées43 ». Nous considérerons que la substitution des pensées au mouvement est due à un procédé de démobilisation induit par le geste. En tant que « sportif au lit 44», Michaux décrit ce procédé paradoxal d’apprentissage de l’involontaire, bien connu des sportifs de haut niveau qui relève autant de la visualisation que de l’effectuation. Par ailleurs, les mécanismes qui suivent la phase d’apprentissage et qui conduisent au mouvement automatique par la répétition sont plus complexes que les réflexes, et interrogent même la notion d’émergence de la conscience au sein de ces zones désactivées45.

22Le récit kinesthésique de Michaux très précis fait écho avec les théories actuelles sur le mouvement, puisqu’il conçoit la substitution de la pensée à l’action, en décrivant le passage de l’apprentissage conscient à l’apprentissage inconscient. Ainsi, ilapprend à ne pas vouloir, pour tirer profit du savoir du mouvement pour le mouvement, qui entraîne à adopter une attitude de réceptivité singulière, à la fois détachée et vigilante. L’expérience du mouvement dépasse ainsi largement le corps objet et porte la transformation du sujet, jusqu’à devenir vectrice d’un autre type d’existence basé sur le rythme d’apparition des formes: « Plus il y en avait, plus j’existais. Plus j’en voulais46 ».

23Selon ce qu’écrit Isabelle Launay à propos de Mary Wigman, Michaux expose de la sorte le retour à « l’expérience vécue », qui « peut devenir un véritable savoir » et cela sans qu’il « ne relève des mêmes circuits que ceux de la conscience47 ». Michaux perd la conscience de lui-même en tant qu’être séparé des objets qui l’entourent - sentiment semblant d’ailleurs indispensable à la perception même des rythmes : « Leur mouvement devenait mon mouvement48 ». Isabelle Launay rapporte que pour Rudolf Laban, le seul point de vue recevable « pour percevoir le mouvement doit intégrer le moment où ‘le danseur perd la conscience de son apparence extérieure’ », qu’il se perde « lui-même dans son propre mouvement ; son être entier [devenant] saut et cercle ; l’action [étant] intensément sentie et exécutée dans sa forme particulière49 ». En sachant que pour Rudolf Laban et Mary Wigman la danse n’existe qu’à partir de cette perte de conscience garantissant « la validité de l’expérience propre au mouvement par ‘l’extase’50 », Michaux ne donne-t-il pas à vivre ce point de départ nécessaire à la danse? La danse ne débuterait-elle que par cette même substitution de la pensée par des formes en mouvement ?

24En conséquence, la captation du mouvement comme perception de l’imperceptible n’a lieu qu’au moment où l’expérimentateur se perd lui-même, jusqu’à devenir la forme qui le traverse. Comme l’explique Isabelle Launay, cette perte d’apparence extérieure est une tentative pour :

oublier l’image et les habitudes dominantes ‘du’ corps, ‘le’ corps-outil au service de la beauté, le corps anatomique, mesurable, unifié et divisible en parties, le corps esthétique, sexué et socialisé. C’est oublier ces modèles et ces apparences pour rechercher un état de la corporéité comme matière vivante et existence remémorée51.

25Dans ce récit kinesthésique, Michaux semble opter pour une pensée et une pratique du mouvement relevant du corps dansant de la Modernité, en se créant une situation de mouvement qui lui permette de toucher à un état de la corporéité sans modèle extérieur. La tension est globale, engendrant une dépense kinesthésique intégrale et Michaux n’hésite pas à l’évoquer très précisément selon un lexique propre à la motricité: « J’envahissais mon corps (mes centres d’action, de détente)52 ». Il démontre ainsi sa compréhension de l’expérience du mouvement, qui existe selon une dynamique de tension/relâchement, comme recours au maintien de la tension musculaire dans sa continuité, sa progression ou sa rupture. De plus, il éprouve la dépense énergétique comme un gain de vie : « Plus il y en avait, plus j’existais. Plus j’en voulais » et « plus vivants ils étaient 53». Le corps agissant est précisément ce qui pour Michaux, garantit véritablement la manifestation du vivant.

L’impossible coïncidence : l’écart du geste ou le « corps cheval »

26Michaux spécifiait que l’homme voulait « appartenir au monde par le mouvement54 », cependant il ne peut s’y s’associer que par gestes. L’appartenance par le mouvement est une donnée immédiate et naturelle ; c’est une dépendance que connaît toute vie, mais l’association par les gestes relève quant à elle, de processus plus intimes, établissant un écart entre le mouvement naturel et les gestes. Michaux expérimente le « corps-foule » chargé et saturé de formes qu’il déplie, continue ou modifie par les chemins du geste qui fabriquent une corporéité – lieu provisoire d’une pensée sans mots où la pensée existe en termes de mouvement.

27Michaux expose dans toute sa complexité le nécessaire écart du geste, avec l’expression du « cheval au galop55 », qui renferme la tension entre le mouvement et le geste. Il parvient à un certain savoir kinesthésique en faisant l’expérience des dangers inhérents à la mobilité extatique. Le premier danger est celui d’une dissolution et le deuxième celui d’un conflit, conflit évoqué par Rudolf Laban et rapporté par Isabelle Launay :

L’extase trouvée à travers le mouvement créatif éveille intérieurement aux dangers de la mobilité, montrant comment l’esprit et le corps peuvent aussitôt se séparer et entrer en conflit l’un avec l’autre. […] Ces conflits sont [encore] internes à l’esprit et internes au corps56

28Michaux rencontre concrètement l’infini gestuel « effrayant et jubilatoire57 » de ses rêves vigiles, étant donné qu’il est face à une multiplicité de choix : ceux des « mille façons d’être en équilibre58 ». Cependant, « l’allégresse de la vie motrice59 » demande d’être conduite, sans quoi le travail de l’abstraction n’aurait pas lieu, ni celui du chemin du geste et de son adresse.

29Cette formulation : « je l’avais comme un cheval au galop avec lequel on ne fait qu’un60 » a retenu notre attention, puisqu’elle synthétise l’expérience du corps en activité de Michaux au moment du tracer. Paradoxalement, il tient son corps, il s’y fond tout en s’en différenciant. Les gestes de ce corps aux brides lâchées se veulent gestes involontaires, répondant à une mécanique rythmique et pulsative. Michaux est exactement ce qu’il écrit dans l’exergue de Vieillesse de Pollagoras, où il se demande pourquoi il est « toujours le cheval qu’il tient par la bride61 ». Dans l’exergue, le corps et le cheval ne font qu’un. L’image du cheval tenu comme son corps avec lequel on ne fait qu’un est ambivalente, car on ne sait plus où se situe le sujet agissant. C’est le verbe être qui fait le lien avec le cheval et dans la postface, c’est le verbe avoir. S’il dit avoir son corps comme un cheval au galop, s’il dit le tenir, n’est-ce pas parce qu’il y a des brides ? Ces brides sont certes lâchées, mais imaginer l’existence de brides renvoie à la volonté du sujet agissant qui peut moduler et retenir son tonus selon le but visé.

30Cette métaphore montre qu’il n’est pas dans l’impulsion corporelle incontrôlée. Nous mettons ainsi en évidence que le geste de tracer manifeste un choix parmi les infinis gestuels qui s’offrent à lui. Le geste de tracer rend visible le jaillissement du mouvement au sein du mouvement, c’est-à-dire qu’il prend de vitesse le mouvement – « le flux » dirait Michaux – dans lequel il s’est mis et dans lequel, en tant qu’être vivant, il est constamment. En le prenant de vitesse, il ouvre la voie au geste pour qu’il se manifeste, pour aussitôt repartir dans le mouvement et se relancer de nouveau. La plongée est justement la garantie d’un geste toujours imprévisible, car sans celle-ci le geste ne saurait éprouver ses résistances pour remonter à la surface, c’est-à-dire sa poussée vers et ainsi se manifester véritablement.   Michaux ne saurait laisser une énergie sauvage lui traverser le corps et avec la métaphore du cheval tenu, il montre qu’il désobéit à cette pulsion qui le traverse : il l’utilise pour s’éprouver, il la prend de vitesse et la dépasse. Il recherche une extase nécessaire pour trouver une zone oublieuse du corps, mais celle-ci ne peut opérer qu’avec retenue et désobéissance à une pulsion qui deviendrait incontrôlable et en cela incommunicable. Il ne se laisse pas entièrement contaminer rythmiquement, tout comme la danseuse moderne ne saurait conduire son extase selon « un relâchement anarchique du corps », étant donné que ce n’est qu’une fois le corps « aux aguets », qu’« elle est en mesure de choisir immédiatement le point où son corps dansant s’abandonne, parce qu’il sait choisirparmi les possibilités qui s’offrent à lui62 ».

31Michaux choisit le motif du cheval comme double fugitif, jouant sur son attitude motrice : on ne sait plus qui est agi et qui est agissant. Le sujet du mouvement chez Michaux est cheval, comme celui de la poétesse Albane Gellé :

Je, le cheval, l’animal vivant, le corps, le sauvage. Je, dans le cheval comme dedans l’écriture. Avec l’indomptable l’équilibre l’inconnu le jamais acquis. L’extrême attention au monde. Entre panique et jouissance. Ce qui en moi est cheval. Proie fuite solitude et troupeau. Ce qui en moi résiste, s’obstine, risque. Ce qui en moi s’en va, pour rejoindre63

32L’urgence de l’écriture et du dessin chez Michaux se rassemble dans ce corps-cheval protéiforme et en avant du sujet qui cherche sans cesse à coïncider. Albane Gellé conçoit le corps-cheval comme l’unité d’une fuite (« ce qui […] s’en va ») et d’un retour (« pour rejoindre »). L’expérience de ce double mouvement est fascinante, parce qu’elle s’exécute dans une seule et même corporéité, qui accepte à la fois le départ et le retour. Le sujet du mouvement ne demeure pas dans l’état extatique – dans « le sauvage » – mais se laisse porter le temps d’un suspens, dans l’élan procuré par la fuite hors de soi, fuite qui n’a de sens que parce qu’elle est un risque qui conçoit le retour, où l’on s’en va, pour mieux se joindre de nouveau.

33*

34Dans cette postface, Michaux décrit les dangers d’une mobilité extatique (fusion avec le mouvement-écoulement) comme un déconditionnement pourtant nécessaire à une perception de l’imperceptible, en révélant finalement l’écart nécessaire entre le sujet et le mouvement, sans lequel il n’y aurait pas de geste (ici celui de tracer) et pas de création. Michaux montre que le geste ne peut exister que dans l’écart entre le sujet et le mouvement. Après avoir extrait l’essentiel de l’existence motrice de ses formes visualisées, il s’érode dans sa rencontre corporelle avec le rythme et l’éprouve jusqu’à devenir tout entier mouvement, courant le risque de la dissolution ou du conflit. Il fait ainsi l’expérience du bouger et de l’être mû, qui s’unifie paradoxalement dans l’unité d’une fuite, sans cesse relancée. Il montre que pour capter et rendre le mouvement, la perte de soi est nécessaire, la plongée est obligatoire, tout l’enjeu résidant alors dans la négociation entre le sujet et le mouvement – jeu infini avec l’élan et le retour. Michaux rejette  la priorité d’une pensée qui organise la forme et l’effet et se met dans une situation corporelle extatique, pour que le mouvement se développe de lui-même. Il est clair que pour le poète et peintre, la dimension du mouvement est un processus intégrateur de vie et de corps et que son œuvre fait preuve d’un certain savoir kinesthésique.Au lieu d’apparaître comme unevaleur ajoutée, le mouvement devient la condition même de la création, ce qui nous conduit à imaginer que l’œuvre littéraire et artistique est possiblement fondée sur un partage de gestes.

35Marie-Aline Villard