Colloques en ligne

Adrien Cavallaro

Fantaisie des « peintures idiotes ». La génération surréaliste au défi de la beauté moderne

[Aragon] s’est si bien souvenu de l’Alchimie du verbe, hier matin, devant la Samaritaine ! Il faut l’entendre sur l’esthétique commerciale. Son éloquence a la couleur de celle de Mouvement […] avec je ne sais quoi de très enfantin : la voix, sans doute, et puis1…?

1On sait quelle fortune les formules rimbaldiennes rencontrent depuis plus d’un siècle auprès des écrivains et des critiques, qui les brandissent avec plus ou moins de discernement. Il suffit de citer la plus fameuse, « il faut être absolument moderne », pour qu’aussitôt d’autres surgissent, « l’amour est à réinventer », « posséder la vérité dans une âme et un corps », ou encore « la main à plume vaut la main à charrue », dont Breton se souvient avec émotion dans les Entretiens qu’il accorde à André Parinaud en 19512. Dans cet immense réservoir de notre modernité, le goût des « peintures idiotes », détaillé dans le second des « délires » d’Une saison en enfer, est devenu la bannière archétypique d’une prédilection moderne pour les arts populaires3. Privée de la suite de l’énumération, la formule a fini par la synthétiser (et c’est en ce sens qu’elle sera ici employée), au risque d’en occulter des enjeux pourtant essentiels, comme le partage ambigu entre les arts visuels et verbaux, ou la disposition syntaxique hétéroclite de l’ensemble. Or, c’est en lui restituant une coloration fantaisiste,discutée dans le texte rimbaldien, qu’il devient possible d’envisager son inscription dans une histoire littéraire qui vers la fin de la Première Guerre la constitue en topos de la modernité, et d’une modernité qui transgresse les frontières de la littérature pour embrasser toutes les formes d’expression artistique. En d’autres termes, il convient de l’arracher au hors‑temps du slogan pour étudier un moment décisif de son appropriation par ce qu’on appellera, par commodité, la jeune génération surréaliste, réduite à son binôme Aragon‑Breton.

2Dans deux textes exemplaires, composés tous deux en 1917 (Breton a vingt et un ans, Aragon tout juste vingt), ces deux derniers se saisissent de la formule rimbaldienne pour définir la beauté et le goût modernes d’alors4. Sous leur plume, le topos se cristallise et devient à la fois le réceptacle de goûts partagés par les happy few d’un champ littéraire en reconstruction, et la clé de voûte d’un scénario de la modernité où Aragon comme Breton s’insèrent naturellement, dans le sillage de Rimbaud, mais aussi d’Apollinaire. Le premier, dans Alcide ou De l’esthétique du saugrenu5, propose un dialogue entre un double fictionnel, Alcide, et une « jeune fille stupide et bien élevée », dans le cadre d’une promenade parisienne. Dévoilé seulement en 1964 dans l’« Avant‑lire » du Libertinage, le texte fut montré à Apollinaire fin 1917. Dans trois longues tirades à valeur manifestaire, Alcide se livre à une défense exaltée de la beauté moderne sous ses aspects les plus divers, de la Samaritaine aux objets Second Empire et aux baraques foraines, face à une interlocutrice fantoche aux goûts jugés rétrogrades. Breton, quant à lui, s’interroge sur les fondements du « goût moderne », dans un passage important de l’étude sur Apollinaire qu’il recueille dans Les Pas perdus, rédigée à la demande de celui‑ci en 1917. Dans ce moment de formation esthétique, oscillant entre volonté d’affirmation et recherche de légitimité, les affinités électives des deux écrivains les conduisent à chercher des filiations à travers des entreprises théoriques qui s’approprient une fantaisie post‑romantique teintée de nihilisme, sous l’étendard des « peintures idiotes ». Or, dans les deux textes, une écriture de l’histoire encore latente crée une tradition de la modernité en bousculant l’échelle des valeurs admises : solidaire de la visée définitoire affichée par les auteurs, elle est avant tout signe d’une configuration temporelle particulière du présent et de son articulation à un passé proche qui témoigne de la puissante conscience historique à l’œuvre chez les deux jeunes écrivains. La saisie d’un goût moderne, par nature contingent, va ainsi de pair avec la quête d’une essence de la modernité qui élit chez Rimbaud une formulation emblématique et un commencement mythique, et trouve en un cortège de figures choisies ses ascendants. Cette quête est donc tout à la fois contemporaine et rétrospective, dans l’établissement souverain d’une filiation qui est autant un hommage aux prestigieux aînés qu’un geste de démarcation, encore hésitant. Les diverses marques de reconnaissance ne sauraient en effet masquer les inflexions que subissent les modèles, par le biais d’une fantaisie repensée.

Les « peintures idiotes » rimbaldiennes : récusation d’une fantaisie personnelle ?

3Les manifestations de la fantaisie rimbaldienne dans le corpus versifié et dans la correspondance de 1870 et de 1871 ont bien été mises en évidence par Yves Vadé6. Sans reprendre le détail de cette analyse, on rappellera ici que trois caractéristiques se dégagent des contextes où le terme est employé : la liberté de l’imagination, des effets de réécriture et un mélange de registres, lyrique et ludique (dans des poèmes comme Ma Bohême, sous‑titré (Fantaisie), ou Le Cœur supplicié, annoncé au destinataire de la première lettre dite « du voyant », Georges Izambard, comme « de la fantaisie7 »), cependant que les diverses mentions que Rimbaud fait du terme orientent ses textes vers une « contre‑fantaisie subversive et engagée8 » liée à l’actualité (qu’illustrerait par exemple Les Mains de Jeanne‑Marie).  

4Si dans les poèmes de 1872 la question de la fantaisie ne semble plus pertinente, elle se pose à nouveau dans Une saison en enfer, et tout particulièrement dans ce récit rétrospectif d’une crise poétique qu’est « Alchimie du verbe ». « Kamtschatka sémantique », la notion comporte trois strates, étudiées par Bernard Vouilloux9, et dont chacune ouvre à une approche de la section sous l’éclairage (partiel) de la fantaisie post‑romantique française. Un versant esthétique, parce que la fantaisie est l’expression d’une imagination créatrice qui entretient « un rapport privilégié avec le visuel10 » ; c’est là un point essentiel pour appréhender l’énumération des « peintures idiotes ». Un versant éthique d’autre part, se rapportant aux manifestations d’un « goût singulier », d’un « caprice11 ». Un certain nombre de traits stylistiques et thématiques enfin, symptômes d’un enchevêtrement caractéristique des pôles esthétiques et éthiques, « accès insolite aux choses », « rapprochement de faits d’ordres différents visant à ne présenter des choses qu’une enveloppe superficielle ou un fragment insignifiant », ou encore morcellement du texte12.

5Récit de crise, « l’histoire d’une de mes folies13 » retrace le parcours d’une imagination créatrice en libertéque le lecteur est invité à suivre jusque sur la crête qui sépare raison et folie. Ce parcours est autant poétique qu’existentiel : la pathologie décrite mêle ainsi pôle esthétique et pôle éthique de la fantaisie post‑romantique. Du côté esthétique en effet, le narrateur offre un ensemble de propositions théoriques et poétiques, fictivement reniées, sous une forme anthologique, elle, bien réelle14 ; le paragraphe des « peintures idiotes », qui concerne pour partie les arts visuels, en participe activement. Du côté éthique, éloignement des normes sociales (« La morale est la faiblesse de la cervelle15 ») et caprices du goût personnel (« […] je […] trouvais dérisoires les célébrités de la peinture et de la poésie moderne16 ») sont ressaisis sur le mode d’une distanciation critique du narrateur par rapport à un passé récent. Source d’une poésie neuve, le goût des « peintures idiotes », affirme le narrateur, « s’est passé17 », comme la menace des « sophismes de la folie18 ».

6Néanmoins, les vertus de ces caprices sont retravaillées à un autre niveau dans le reste du second « délire ». Toute l’anthologie constituée dans la section est en effet fondée sur des jeux de réécriture d’une partie des vers de 1872 à travers lesquels le narrateur, sous le masque d’une ironie particulièrement élaborée, se livre à diverses expérimentations métriques19 ; l’intertextualité, un des caractères majeurs de la fantaisie post‑romantique, devient alors autotextualité, mémoire de sa propre production. D’autre part, l’assurance de la prose analytique, qui se veut avant tout distanciée, est progressivement sapée par l’enthousiasme poétique qui la contamine, jusqu’à l’insertion d’un poème en prose, peu après Qu’il vienne, qu’il vienne… (« “Général, s’il reste un vieux canon sur tes remparts en ruines20 […]” ») : ce brouillage des frontières génériques n’est pas sans liens avec la pratique fantaisiste, ici mise à profit pour aboutir à la construction d’un sujet « lyrico‑mythique21 ». Il est ainsi possible de voir dans le dispositif mis en place l’expression d’une volonté de dépassement critique, ambivalente, d’une expérience toute personnelle de la fantaisie. Son reniement apparent sert aussi une stratégie d’autopromotion paradoxale, qui consiste à dénigrer en surface la production de 1872 pour mieux la mettre en valeur aux yeux de ceux, peu nombreux, qui pouvaient apprécier ses qualités au temps du Parnasse conservateur, celui qui exclura Mallarmé du dernier recueil collectif.

7La fameuse énumération des « peintures idiotes », que les surréalistes se réapproprient peu avant la fin de la Première Guerre, est au principe de cette stratégie. Ses différentes composantes, visuelles, verbales, musicales, sont redistribuées et développées pour partie dans la suite de la section ; mais on en trouve la trace, par‑delà le corpus versifié de 1872, dans toute la production du poète, en vers comme en prose22 :

J’aimais les peintures idiotes, dessus de portes, décors, toiles de saltimbanques, enseignes, enluminures populaires ; la littérature démodée, latin d’église, livres érotiques sans orthographe, romans de nos aïeules, contes de fées, petits livres de l’enfance, opéras vieux, refrains niais, rythmes naïfs23.

8Il s’agit là, pour reprendre le mot d’Aragon, d’un bric‑à‑brac à la fois formel, thématique, spatial et temporel, explicitant la double condamnation picturale et poétique prononcée au deuxième paragraphe, avec le rejet des « célébrités de la peinture et de la poésie moderne24 ». Le narrateur met l’accent sur le caractère commun (« idiotes », « populaires »), désuet (« démodé ») et naïf (au sens premier : « d’une simplicité naturelle, sans apprêt25 ») d’éléments énumérés sous l’angle le plus général (grâce notamment à l’emploi de l’article défini). Yann Frémy préfère à leur propos parler de « conjonction de singularités sauvages26 », plutôt que d’énumération, ce qui se justifie, formellement, pour la première partie du paragraphe, dans l’alternance chaotique de membres brefs et de membres longs, et le heurt des dentales [t] et[d] (très sensible pour les quatre premiers membres : peintures idiotes, dessus de portes, décors, toiles de saltimbanques) : c’est une forme de discordance qui est alors travaillée. Néanmoins, l’enchantement qui gagne comme malgré lui le narrateur au fil de la section agit déjà dans la seconde partie du paragraphe, si l’on considère les proximités rythmiques appuyées des trois derniers membres :

opéras vieux (4)/, refrains niais (3)/, rythmes naïfs (4 ou 3, selon le traitement du [e]).

9Il semble que dans cette seconde partie, au moment où le narrateur évoque des rythmes et des refrains obsédants, la prose tende à une égalisation des segments, comme si l’une des voix de l’« opéra fabuleux » rappelait irrésistiblement au narrateur qui entend l’éloigner le souvenir de certaines expérimentations formelles de 1872, celles qui concernent le mètre bref (« Âge d’or », « Chanson de la plus haute tour »par exemple). Cette action souterraine d’une mémoire, sinon du vers, du moins de rythmes très marqués, montre que le paragraphe des « peintures idiotes » condense, à l’orée de la section, toutes les tensions qui la traversent, entre rupture souhaitée, en apparence, sans équivoque, et envoûtement invincible des charmes récusés. Les trois derniers éléments forment en tout état de cause une clausule qui contraste nettement avec le seuil, et qui doit conduire à nuancer une interprétation du paragraphe en termes de disparate farouche. L’aspect hétéroclite de celui‑ci tient en partie à cette dualité thématique (arts visuels d’un côté, verbaux de l’autre), redoublée rythmiquement ; en soulevant le voile des apparences, il semble que la disparate incline déjà vers une forme de mise en ordre qui ne correspond pas elle‑même exactement à ce que proclame le narrateur, parce que la langue de la Saison est fondamentalement duplice ; la formule du narrateur de « Nuit de l’enfer », « je suis caché, et je ne le suis pas27 », peut caractériser cette oscillation fondamentale de la prose qui se joue même de ce qu’affirme le sujet. Pour mesurer ce qui séparera les jeunes surréalistes du père reconnu, il est important de comprendre la complexité formelle de l’énumération : chez eux, la disparate ne sera pas prise dans une dialectique de l’ordre et du désordre, sans qu’un tel écart fasse obstacle à une reprise du paragraphe. Car en vertu de leur généralité, tous ces éléments sont susceptibles d’accueillir une multitude de formes particulières, d’où le caractère aisé d’une réappropriation, et le succès de la formule initiale : le bric‑à‑brac est ainsi doté d’une force propositionnelle pour les générations à venir.

10Replacé dans cette perspective dialectique, l’effet de disparate opère sur trois autres plans, qui sont corrélés. Thématiquement, le clivage entre éléments visuels et verbaux ne fait pas obstacle, à un niveau inférieur, à des renvois entre les sous‑ensembles qui subvertissent le partage ; la singularité des éléments n’est pas exclusive de liens très étroits qui consacrent la cohérence d’un imaginaire de l’écart culturel. Il est ainsi possible de reconfigurer à loisir ces éléments en franchissant la frontière du clivage : les « décors » peuvent caractériser les « enseignes », comme ils peuvent apparaître à l’arrière‑fond des « opéras vieux » ; les « enluminures populaires » peuvent orner les « petits livres de l’enfance », livres qui eux‑mêmes peuvent renvoyer aux romans prisés du poète de sept ans28, ou aux bibles des premiers communiants dans lesquelles se glisse

Quelque enluminure où les Josephs et les Marthes
Tirent la langue avec un excessif amour29.

11Quant à la peinture d’enseignes, elle est associée au xixe siècle dans l’imaginaire collectif à des univers licencieux30 : un tel goût n’est pas sans rapport avec celui des « livres érotiques sans orthographe ». D’autres rapprochements pourraient être esquissés, mais il importe surtout de constater à quel point cette circulation thématique nuance la volonté de partage critique de l’instance narratrice ainsi que l’apparente singularité absolue de chacun des éléments. C’est surtout un effet de disparate qui est recherché par le narrateur, mais les goûts énumérés forment un ensemble dont la cohérence ne peut être négligée.

12Divers espaces sont d’autre part brassés dans le paragraphe : foire, qu’évoquent les « toiles de saltimbanques », église, ou encore intérieurs d’anciens temps aux « dessus de portes » désuets. Aragon en particulier s’en souviendra, actualisant dans l’espace de la ville moderne une culture naïve qui dans le texte rimbaldien n’est pas explicitement située.

13L’« infraculture31 » naguère goûtée implique enfin une appréhension neuve du temps : opposée à un « moderne » qui n’est qu’un contemporain raillé sans ménagement, elle disjoint l’exigence de nouveauté de l’univers poétique et social de la modernité. Ce « moderne » que le narrateur trouve « dérisoire » correspond à la production contemporaine, coupable d’académisme (les griefs sous‑jacents sont les mêmes que ceux de la lettre du 15 mai 1871 à Paul Demeny, seconde lettre dite « du voyant ») ; inversement, le « démodé32 » devient source d’innovations poétiques (métriques et thématiques, dans la poésie de 1872, et dans les variations proposées en 1873) et surtout porteur d’une force des origines, d’une naïveté essentielle qui n’ont rien d’une valorisation nostalgique du passé : les ferments du primitivisme des premières années du xxe siècle sont ici reconnaissables33. L’ignorance devient une vertu, et à cet égard, le recours à l’adjectif « idiotes » est lui aussi frappé d’une certaine ambivalence. S’il marque la réprobation, il n’est pas dénué d’une valeur affective semblable à celle qui investit le substantif « idiots », dans « Les Poètes de sept ans »:

Pitié ! Ces enfants seuls étaient ses familiers
Qui, chétifs, fronts nus, œil déteignant sur la joue […]
Sous des habits puant la foire et tout vieillots,
Conversaient avec la douceur des idiots34 !

14Le rapprochement semble d’autant plus indiqué que l’affection du poète de sept ans pour les petits ouvriers participe aussi d’une attirance pour le « vieillot », c’est‑à‑dire le « démodé ». On aurait cependant tort d’oublier que le substantif apparaît dans un tout autre contexte dès la première page de la Saison, et avec une valeur bien différente, dans les hoquets de « l’affreux rire de l’idiot35 ». Autre manifestation de la tension qui traverse le récit, l’attraction le dispute donc à la répulsion dans la formule d’« Alchimie du verbe ».

15Ce qui importe ainsi, dans la perspective d’un éclairage fantaisiste de l’énumération, c’est que l’ensemble procède par oppositions et par renversements : au grand goût français est opposée la singularité d’un goût, à la fois comme unicité et comme étrangeté : c’est un geste d’infraction qui promeut une relativité des valeurs esthétiques, et dont la charge polémique installe le poète dans une situation de marginalité sur le champ littéraire ; c’est également une opération de démantèlement logique, que traduit l’aspect hétéroclite de l’énumération (avec les nuances qui semblent devoir s’imposer), thématiquement et poétiquement. Ce dernier point a de toute évidence frappé les jeunes surréalistes.

16Il serait toutefois inexact de faire du texte rimbaldien le pionnier de ce goût ; s’il l’est, c’est a posteriori, à travers l’hommage surréaliste qui consacre une vertu fondatrice de l’ordre du mythe. Les écrivains dits fantaisistes du xixe siècle pratiquaient déjà cette valorisation de formes désuètes, lorgnant vers un passé légendaire dédaigné des pratiques académiques36. Plus généralement, une telle mise à l’honneur des « peintures idiotes » s’enracine dans l’âge de la réclame37 : un Champfleury, avant Rimbaud, avait écrit en 1869 une Histoire de l’imagerie populaire. D’autre part, la modernité de l’hétéroclite, dans un contexte certes bien différent, est romanesque avant d’être poétique. Le magasin d’antiquités de La Peau de chagrin en fournit un modèle matriciel, depuis le début des années 1830, et dont les échos se font entendre au moins jusque chez Apollinaire. Comment expliquer, dès lors, que la référence aux « peintures idiotes » soit devenue, vers le milieu des années 1910, un des catalyseurs de la modernité (de la modernité de l’époque, au sens aragonien) ? Pourquoi lui reconnaître un statut fondateur et emblématique, au point d’en éclipser d’autres formulations ?

17Il est assez étonnant qu’Apollinaire n’y fasse jamais référence, alors même que le motif du bazar folklorique est présent tout au long de son œuvre poétique et de son œuvre en prose38. On la trouve entre autres exemples dans un conte de 1911 comme « Le Départ de l’ombre », recueilli dans Le Poète assassiné (1916), avec la description de la boutique de David Bakar, et jusque dans l’évocation des boutiques des marchands de couleurs de Montparnasse, dans La Femme assise. Mais dans ces pages, c’est plutôt la référence au magasin d’antiquités balzacien qui prédomine. Rien n’indique explicitement, en outre, que le poète d’Alcools ait eu une prédilection particulière pour Rimbaud : rares sont chez lui les mentions du poète ardennais, et il est bien malaisé d’identifier d’hypothétiques références à son œuvre, en dehors des textes critiques. Lorsque dans sa conférence sur « La Phalange nouvelle », prononcée le 25 avril 1908, il distingue les poètes qui occupent alors le champ littéraire, il les place sous l’égide d’une tradition relayée par Verlaine et Mallarmé, et n’évoque pas même le nom de Rimbaud39. S’il y fait référence, dans un article du 15 février 1916 sur « la technique des mots en liberté », intitulé « Nos amis les futuristes », c’est pour dire, avec une certaine désinvolture, que celle‑ci est « sortie de Rimbaud, de Mallarmé, des symbolistes en général et du style télégraphique en particulier40 ». Dans une large mesure pourtant, Apollinaire partage les goûts rimbaldiens d’« Alchimie du verbe », et l’on pourrait sans mal, dans certains textes, déceler des convergences. Ainsi, dans « Zone », l’attrait pour « les prospectus les catalogues les affiches qui/chantent tout haut », ou encore pour « les inscriptions des enseignes et des murailles41 » ; ou dans certains contes de L’Hérésiarque et Cie, comme l’« Histoire d’une famille vertueuse, d’une hotte et d’un calcul », dans laquelle deux longues énumérations décrivent le contenu de la hotte de Pertinax Restif :

Je trouvai : des timbres‑poste oblitérés, des enveloppes de lettres, des boîtes d’allumettes, des billets de faveur pour divers théâtres, une cuiller de métal, sans valeur, du tulle illusion froissé, des morceaux de balayeuses, des rubans fanés […], un vieux corset sur lequel s’était collée une tranche de citron, un œil de verre, une lettre froissée que je mis à part. […]
*
Je continuai de fouiller les ordures. Je trouvai encore : un peigne édenté, quelques rubans de décorations tenant à des boutons de culotte, un abat‑jour déchiré mais charmant, une pipe, quelques flacons à parfumerie, des fioles de pharmacie, une éponge, un paquet de cartes transparentes, non obscènes, […], et enfin une bague étrange que j’achetai au chiffonnier42.

18Foisonnement énumératif produisant un effet de disparate très prononcé, désuétude d’un certain nombre d’objets de peu de valeur, singularité d’un goût : les affinités entre les deux poètes sont ici repérables, mais rien n’autorise à parler d’influence de l’un sur l’autre, encore moins à établir un rapport d’intertextualité certain. C’est que dans les premières années du xxe siècle, la référence à l’énumération des « peintures idiotes » ne s’impose pas plus à Apollinaire qu’à d’autres ; « Alchimie du verbe » n’est pas un texte qui ait encore particulièrement attiré l’attention. Il revient à Paul Morand de cristalliser ce qui va devenir le topos des « peintures idiotes », en 1917 seulement, dans une des nouvelles de Tendres stocks admirée du jeune Breton, « Clarisse43 ».

19Or, les tentatives de définition de la « beauté moderne » par les jeunes surréalistes intègrent, au même moment, la référence rimbaldienne, dans un projet d’ordre à la fois esthétique et historiographique. Ils dégagent une filiation de la modernité, « désignation d’une antécédence », « mise en rapport lacunaire de deux points du temps44 », et construisent un scénario dont nous sommes encore dans une large mesure tributaires.

Les « peintures idiotes » d’Aragon et Breton, entre Rimbaud et Apollinaire

20Avant d’examiner le cœur théorique des essais de définition de la beauté moderne, on peut être tenté de considérer Alcide et « Guillaume Apollinaire » comme des essais d’investigation du champ littéraire, dans la continuité de ce qu’il est convenu d’appeler le modernisme, et dont la figure principale est à l’époque Apollinaire45. Il n’est guère étonnant, sous ce rapport, que les deux textes érigent en valeurs principales la surprise, l’inattendu ou l’imprévu, si l’on songe à la fameuse proclamation de la conférence du 26 novembre 1917 sur « L’Esprit nouveau » : « La surprise est le grand ressort du nouveau46. » Aragon rappellera à ce propos dans l’« Introduction à 1930 » que « les considérations d’Apollinaire sur la surprise […] rendirent alors admirablement comptedu moderne leur contemporain47 », c’est‑à‑dire de la modernité des années 1917‑1920.

21Plusieurs déclarations des deux jeunes écrivains s’inscrivent clairement dans ce sillage. Chez Aragon, la première phrase d’Alcide s’achève par cette affirmation : « le beau, c’est l’inattendu48 », et un peu plus loin : « Nous sommes las des équations que nous savons résoudre ; pour nous plaire, il faut nous surprendre49. » C’est faire porter sans équivoque l’ombre d’Apollinaire sur le discours du personnage. L’idée est également reprise par Breton : « Apollinaire prend à cœur de toujours combler ce Vœu d’imprévu qui signale le goût moderne50. »

22Mais tout autant que la reconnaissance d’un maître, ou plutôt, et la nuance est importante, d’un exemple, ce qui est significatif, c’est surtout la reconnaissance d’une filiation qui l’insère dans une tradition de la modernité, par le rapprochement de plusieurs figures dont la première serait celle de Rimbaud. Il faut bien avoir à l’esprit qu’au cours des années 1910, et contrairement à la décennie précédente, l’astre du « passant considérable » brille d’un éclat déjà singulier. Des publications de première importance ont jeté sur son œuvre un éclairage nouveau : pour n’en citer que quelques‑unes, nouvelle édition des Œuvres au Mercure de France en novembre 1912, préfacée par Claudel qui qualifie Rimbaud de « mystique à l’état sauvage » ; publication de lettres inédites, notamment celle du 15 mai 1871 à Paul Demeny, dans la N.R.F. du 1er octobre 1912 ; deux études de Jacques Rivière dans les livraisons des 1er juillet et 1er août 1914 de la N.R.F., tronquées en raison de leur longueur, et qui devaient servir de préface à un recueil de « lettres et d’ébauches inédites de Rimbaud que les éditions de la [revue] se propos[aient] de publier prochainement51 ». Dans la partie coupée de la livraison d’août 1914, mais alors rédigée, Rivière commente longuement l’« Alchimie du verbe », notamment à la lumière de ces nouveaux documents, lettre à Demeny et brouillons d’Une saison en enfer, publiés également dans le numéro d’août 1914. C’est dire que la lecture du parcours rimbaldien change d’orientation à la veille de la guerre et que les jeunes surréalistes, loin d’être les premiers à se saisir du poète ardennais, s’inscrivent dans un contexte de lecture de l’œuvre qui commence à être renouvelé en profondeur. Il faut enfin préciser qu’à la définition de ce contexte participent activement les derniers avatars du « mythe » catholique, dont la prospérité en ces années de guerre peut seulement être ici rappelée, et qu’Aragon synthétise dans son « Projet d’histoire littéraire contemporaine » par cette formule : « Rimbaud aux mains de Claudel52 ».

23Chacun des textes s’emploie ainsi à mêler impératifs rimbaldiens et apollinariens. Dans Alcide, le mot d’ordre de « L’Esprit nouveau » conduit à l’éloge du « lyrisme de ces peintures idiotes lavées des pluies et prometteuses de merveilles qui ornent les baraques foraines53 » ; une telle phrase unit habilement les deux aînés, puisque ce terme de lyrisme, Apollinaire l’avait fait sien54, à tel point que dans les Entretiens de 1951, Breton aura cette belle formule pour définir le poète : « le lyrisme en personne55 ». Le mouvement de retour au naïf, en établissant une convergence de fait entre inspiration rimbaldienne et apollinarienne, est donc aussi une entreprise de quête des fondements de la « beauté moderne ».

24Quant à Breton, dans un passage digressif consacré au « goût moderne56 », il effectue un geste similaire, à travers la constitution d’un cortège de figures privilégiées, réelles ou fictives, un personnage de Jarry, le Lafcadio de Gide, Jacques Vaché, Charlot, le Chevalier X de Derain, et Rimbaud, par l’entremise de la Clarisse de Morand, passage conclu par la double référence à la vie de Rimbaud et à l’œuvre d’Apollinaire, figures de proue de cette galerie. Comme dans le discours d’Alcide, le goût moderne (dont la poésie n’est qu’une composante) a pour pivot les « peintures » rimbaldiennes, horizon d’une filiation.

25Or, si cette construction obéit à des considérations d’ordre stratégique, celles‑ci ne rendent que partiellement compte de l’ambition des deux textes. Sans doute, se réclamer d’Apollinaire à l’heure où celui‑ci fait figure de chef de file de la littérature d’avant‑garde (dans une position pourtant assez inconfortable) offre à la jeune génération une situation marquée dans l’espace du champ littéraire57. Mais la sociologie du champ simplifie ici des choix qui ne se rapportent pas seulement à une admiration mêlée d’ambitions de prise de pouvoir sur fond de parricide concerté, ainsi que le suggère Anna Boschetti. Le « recours à l’historisation », pour reprendre les termes dont elle use à propos de la conférence donnée par Breton à l’Ateneo de Barcelone le 17 novembre 1922, n’est pas seulement une « stratégie de légitimation caractéristique des prises de pouvoir58 ». Ce serait placer exclusivement sous le joug de motivations extralittéraires une entreprise qui ne peut être réduite, sans de fâcheuses approximations, à une lecture de surface du passé pour donner libre cours à des ambitions présentes. Une telle interprétation conduirait à ne voir dans le jeu intertextuel à l’œuvre dans Alcide et dans l’étude sur Apollinaire, et tout particulièrement dans la bannière des « peintures idiotes », qu’un chapelet de références de circonstance, alors qu’elles recèlent une puissance de configuration temporelle d’une tout autre ampleur.

26Il semble tout au contraire que, loin d’être une proclamation de surface, ornementale, la référence aux « peintures idiotes » prend la valeur d’un bazar idéal‑typique de la modernité, actualisable formellement et thématiquement à satiété au gré des époques. Dans l’« Introduction à 1930 », Aragon recourt plusieurs fois, sans référence à Rimbaud, à la métaphore du « bazar » ou du « bric‑à‑brac » pour désigner l’ensemble des objets qui définissent ce qui, à un moment de l’histoire, est moderne, « point névralgique de la conscience d’une époque59 ». C’est que la modernité a pris les traits d’une disparate de brocante, d’un ensemble hétéroclite dont l’énumération rimbaldienne forme comme le réceptacle emblématique, et le modèle structurant. En d’autres termes, il convient de considérer la référence à « Alchimie du verbe » sous au moins deux angles : celui du microcosme thématique d’une part, dont les échos sont encore perceptibles en 1917 ; celui du macrocosme structurel d’autre part, cette disparate multidimensionnelle dont la reprise doit être envisagée sur un plan théorique, en montrant comment se constitue, dans un même mouvement, sur un plan historiographique, une tradition de la modernité qu’investissent Aragon et Breton en repensant le lien entre l’art et la vie.

Bazars modernes

27L’étendard des « peintures idiotes » place en premier lieu beauté et goût modernes sous le signe de la disparate matérielle et de la fascination pour les objets dédaignés des critères de jugement dominants. Aragon comme Breton distinguent des manifestations du goût moderne qui reprennent, en les développant et en les actualisant, certains éléments de l’énumération rimbaldienne, en même temps que sa structure hétéroclite ; autrement dit, ils la retravaillent tant thématiquement que formellement pour forger une théorie qui se réclame d’une tradition : brocante d’objets et de lieux, élus de fantaisie, et qui exercent un « ensorcellement60 » sur le sujet, comme le dit Alcide. De ce point de vue, les deux textes de jeunesse semblent gros des théorisations surréalistes à venir.

28Alcide exalte ainsi, dans le texte d’Aragon, les « objets lamentables » : « vous êtes les pauvres essais de réalisation de l’inexpressible idéal des âmes populaires, toujours enfantines61 », et se fait fort de défendre « tout ce que l’on dit être de mauvais goût : pendules à sujets, fauteuils Voltaire, candélabres rococo, coffrets Second Empire, sièges Louis‑Philippe, articles de Paris62 ». Auparavant, il avait fait la louange fervente de l’atmosphère des foires parisiennes, des baraques foraines et du « lyrisme de [leurs] peintures idiotes lavées des pluies et prometteuses de merveilles63 ». C’est bien le caractère vieillot, au sens rimbaldien, désuet, populaire, naïf, de ces éléments mobiliers et visuels qui touche Alcide, en dandy64 dont l’ethos mêle sens prononcé de la dérision et goûts paradoxaux, à rebours65 des codes esthétiques et moraux défendus par la jeune fille « stupide et bien élevée ».

29Chez Breton, le bazar est lui aussi constitué, à travers une longue citation de Morand mentionnant lui‑même le passage d’« Alchimie du verbe » :

Petits objets inimaginables, sans âge, jamais rêvés, musée d’enfant sauvage, curiosités d’asiles d’aliénés, collection de consul anémié par les tropiques… jouets mécaniques cassés, lait brûlé, orgues à vapeur, odeur de prêtres, corsets de soie noire à ramages et ces bouquets en perles de couleur faits de toutes les fleurs citées dans Shakespeare…
Et je pense soudain aux délires d’
Une saison en enfer :
« J’aimais les peintures idiotes, dessus de portes, décors, toiles de saltimbanques, enseignes… »
Plus que l’objet, elle en aime l’imitation… Elle aime cette paraphrase du vrai, la religion moderne du trompe‑l’œil, et cette moquerie latente du faux… Se travestir est une de ses joies. Elle maquille ses étoffes, teint ses tapis, décolore ses cheveux, peint ses chats. Elle a autour d’elle mille objets destinés à des usages autres que ceux qu’on leur suppose
66.

30La démarche citationnelle est en soi significative, puisqu’elle indique que le topos est en voie de cristallisation. Elle offre de plus à Breton une caution et s’il la choisit, c’est parce que la référence rimbaldienne est habilement développée par Morand, qui retient surtout l’aspect hétéroclite de sa syntaxe, le désordre apparent de la juxtaposition, et le naïf qui ouvre au monde de l’enfance. Certains caractères de la fantaisie du milieu du xixe siècle sont à cette occasion actualisés : poétique, avec l’essai de réécriture sous forme d’une amplification de la citation ; esthétique, par le mélange des registres ludique et lyrique (un lyrisme de l’enchantement), ainsi que l’affleurement de la question de l’art populaire ; éthique enfin, puisque Clarisse apparaît ici en excentrique67 du xxe siècle.

31Ces trois caractéristiques sont largement partagées dans le texte d’Aragon, dans son foisonnement de références (Jarry surgit par exemple à la fin du texte, avec « l’Ubu de tous les Soudans68 »), la poétisation progressive du discours (que contamine, à partir de la citation rimbaldienne, la modalité exclamative), une prédilection pour le style énumératif, et la revendication pleinement assumée d’une marginalité. Mais il faut remarquer que chez Breton, via Morand, comme chez Aragon, les éléments énumérés sont particularisés : les formes générales du paragraphe rimbaldien accueillent des objets qui n’ont plus qu’occasionnellement trait au partage des arts visuels et verbaux, comme si elles devenaient structurantes, sortes de hotte de Pertinax Restif propres à contenir les talismans modernes.

32Ce bric‑à‑brac des « peintures idiotes » requiert donc de son spectateur, mais également du lecteur, un regard neuf mettant pleinement à contribution l’imagination créatrice, et qui fait de la beauté moderne une expérience de décentrement indissociablement éthique et esthétique, reprenant un caractère fondamental de la fantaisie post‑romantique.

33Les deux textes louent à cet égard un éthos de l’écart volontaire, polémique, que les fantaisistes du xixe siècle ont en partage, sensible dans la question du rire qu’Aragon et Breton abordent différemment. Le personnage du premier fait du « saugrenu », d’ascendance fantaisiste, la clé de voûte du texte :

Le saugrenu, c’est l’inattendu burlesque, c’est le véritable lyrisme moderne. Pour être vraiment lyrique, il faut exalter les choses mêmes que les hommes méprisent, celles‑là dont ils rient, mais sans les déformer, partant de ce rire qui bafoue pour en faire un rire qui magnifie69.

34Contrairement à ce que laisse présager le titre du manifeste, la défense et illustration du saugrenu est plus qu’une esthétique, puisqu’elle exige une attitude devant les choses où se fondent codes esthétiques et éthiques, et fait d’Alcide un excentrique, amateur complaisant du renversement de toutes les valeurs. Sa défense fait d’Alcide un excentrique, amateur complaisant du renversement de toutes les valeurs. Dans le droit fil du rire fin de siècle70, le saugrenu provoque un rire moderne qui est manifestation d’un choc émotionnel, poétique, quelque chose comme une « aigrette de vent aux tempes » avant l’heure, et dans le même temps dénonciation empreinte de nihilisme de tous les spectacles de la vie par un processus de dégradation burlesque, un « rire terrible qui vide l’âme comme une coque de sa noix et qui secoue le corps comme une volupté trop forte pour ne laisser après soi que l’amertume de l’ivresse dissipée71 » ; comme chez le narrateur d’« Alchimie du verbe », émotion lyrique et dérision critique se retrouvent dans un même mouvement, avec cette différence que le saugrenu, valorisé, a remplacé « l’expression bouffonne et égarée au possible72 » que le texte rimbaldien semblait railler. Nul aphorisme baudelairien, nulle expérience méditative n’est possible : le fumisme fin de siècle est passé par là. Une phrase parmi d’autres peut illustrer ce mouvement de dégradation : « Et que pouvons‑nous aimer hors le saugrenu quand l’amour l’est lui‑même qui débute par de sentimentales rêveries au clair de lune et finit en contorsions cubiculaires et en plates querelles de ménage73 ? »

35Également empreint de nihilisme, cet entremêlement des registres est tout aussi sensible chez Breton, mais à un autre niveau. Les comportements valorisés ont tous un lien privilégié avec le théâtre et un comique de l’insolite, proche du saugrenu : sans entrer dans les détails, c’est le sens de cette « Inutilité théâtrale » dont la formulation vient de Vaché qui la liait à ce qu’il appelait l’« umour74 », et qui a pour corollaire les « Réactions affectives paradoxales75 ». Les termes en sont choisis : il s’agit de répondre à des sollicitations par un comportement contraire aux attentes, à côté de l’opinion, soit au sens propre, un paradoxe. Le narrateur de la Saison se révélait lui aussi adepte du paradoxe, à travers ses prises de distance successives, et le caractère insaisissable d’une âme mobile : à côté des valeurs dominantes, puis à côté du sujet de naguère, c'est‑à‑dire toujours en marge. Par là, Breton montre qu’il a retenu du paragraphe des « peintures » une autre leçon, plus profonde, que celle qui touche au goût du naïf, et que la surprise apollinarienne vient consolider.La valeur poétique de ces réactions tient donc à un comportement insolite qui, en faisant vaciller les valeurs et le sens, fait aussi vaciller les critères d’appréciation textuels.

36En effet, l’expérience de décentrement que font valoir les textes de Breton et d’Aragon est aussi perceptible dans l’instabilité générique qui les frappe, comme dans l’incertitude dont ils recouvrent le statut des personnages. Le choix d’Aragon, celui d’un dialogue fictif entre deux personnages d’importance inégale, rapporté par un narrateur ironique, est l’expression d’une volonté de distanciation critique, dont procédait déjà le texte rimbaldien. Malgré son évidente proximité avec l’auteur, Alcide reste un personnage de fiction, complaisamment moqué dès la première ligne, puisqu’il est présenté comme un « grand critique d’art qui n’avait pas vingt ans » : critique d’art d’une espèce sans doute nouvelle, mais critique d’art, et inexpérimenté de surcroît76. Le lecteur est dès lors invité à ne pas donner sa pleine adhésion aux caprices et à l’emphase du promeneur. Qu’Aragon ait transposé le système77 dans un conte ultérieur, « La Demoiselle aux principes », montre assez que le discours théorique est chez lui indissociable d’une fictionnalisation à vocation critique, qui trouvera bientôt dans Anicet une expression romanesque.

37En apparence, le choix générique de Breton, dicté il est vrai par les circonstances, semble moins audacieux : c’est une étude de l’œuvre d’Apollinaire, qui se veut dans le même mouvement « exploration [d’une] âme78 » ; la voix du théoricien est bien celle de l’auteur, quand il ne cite pas ses prédécesseurs. Pourtant, en repensant en profondeur les liens entre vie et poésie, la seconde se traduisant dans l’expression de la première, il opère un décentrement d’une autre nature que celui d’Aragon. S’il ne parle pas de « beauté moderne » mais de « goût moderne », pour lequel la poésie, tel « tour littéraire chanceux79 » par exemple, n’a pas plus de valeur qu’un comportement, c’est parce désormais, il n’y a plus lieu de distinguer entre éthique et esthétique. Au cours de l’étude, Breton goûte autant les vers d’Apollinaire que son comportement fantaisiste, lorsque, « boulevard de Montmorency, [il] attend […] de Jean Royère des crayons de couleur et des bonbons hollandais80 ». Les prémisses de ses vues ultérieures peuvent se lire dans le passage, en quelques lignes, de la citation des « peintures idiotes » à la mention de Rimbaud bonisseur à Stockholm, anecdote mythique que la plupart des biographes du poète avaient jusqu’alors transmise81 :

L’imprévu qui nous sollicite ressort tantôt des situations : Rimbaud bonisseur à Stockholm, tantôt d’un tour littéraire chanceux. Apollinaire en combina souvent :
Je me promenais dans la campagne avec une charmante cheminée tenant sa chienne en laisse82.

38L’exemple rapproche d’une part les deux figures principales du premier scénario surréaliste de la modernité, Apollinaire et Rimbaud, mis désormais sur un pied d’égalité (situation qui durera peu, il est vrai, tant les jeunes écrivains condamneront par la suite le patriotisme d’Apollinaire durant la guerre) ; d’autre part il transpose subtilement dans le domaine de la vie l’aspiration récusée dans les premières lignes d’« Alchimie du verbe », puisque la thématique de l’épisode choisi est parmi les principales de la fameuse énumération (l’univers du saltimbanque, qui s’applique en l’occurrence au cirque où Rimbaud aurait officié) : c’est un coup de force théorique, qui poétise également l’anecdote pseudo‑biographique. La cohabitation de personnages fictifs et réels dans la galerie du « goût moderne » est à envisager dans cette perspective ; en occultant les frontières traditionnelles entre la fiction et le réel, la valorisation de l’attitude entraîne l’exigence de critères d’appréciation paradoxaux, moraux et esthétiques. Or, que l’anecdote rimbaldienne soit mythique ne fait que conforter Breton dans sa volonté d’entremêler, jusqu’à les fondre ensemble, vie et poésie. Dans la conférence de l’Ateneo, une remarque sur l’émotion provoquée par Jarry « succombant sous le poids du type qu’il a créé », « image d’Épinal83 » chère à l’auteur, va dans le même sens : Jarry doit être Ubu parce que sa vie reconstituée est celle d’un personnage de fiction. Lorsqu’il projette de rédiger un article sur le même Jarry, début 1918, Breton explique à Rachilde que « c’est surtout sur la composition de sa légende84 » qu’il entend l’interroger. En d’autres termes, la charge poétique et émotionnelle de l’anecdote mythique prend la même valeur que la mention de l’œuvre, et il importe tout autant que Rimbaud surgisse dans le passage en narrateur de la Saison et en bonisseur à Stockholm : ce sont des termes identiques que l’alternative entre œuvre d’Apollinaire et vie mythique de Rimbaud met en rapport. À une époque où le mythe n’en finissait pas de prospérer, ce dernier offrait de ce point de vue les possibilités les plus riches.

39Cette théorisation de la beauté et du goût modernes, reprenant et réorientant le bazar de l’énumération rimbaldienne, par la voie d’une contamination de la surprise apollinarienne, est enfin solidaire d’une autre entreprise. Aragon et Breton s’assimilent en effet la réflexion sur le temps que font surgir les « peintures idiotes », ajoutant ainsi au bazar matériel du goût moderne un bazar temporel, foyer d’une interrogation sur les liens qui unissent le contemporain et le passé. L’entreprise définitionnelle, en faisant sourdre diverses strates mémorielles, populaires et esthétiques, aboutit à une construction originale de l’histoire littéraire, en prise sur le présent.

40Là où Rimbaud opérait une distinction radicale entre un moderne‑contemporain dérisoire et un « démodé » paradoxalement porteur de nouveauté, les surréalistes conjoignent deux dimensions temporelles également accordées au « goût moderne ». Breton, en porte‑parole de son époque, décrit un attrait à la fois pour « un héros de Jarry [qui] vous révolvérisait de sa place le bouton de sonnette », le « portrait par André Derain du Chevalier X85 », et les « peintures idiotes » décrites par Morand, autrement dit, le contemporain et le naïf. Pourtant, l’horizon de la filiation, qui passe par des pratiques citationnelles, consiste moins à remonter le cours de la modernité qu’à réunir une communauté imaginaire dans un présent idéal, dont les deux pôles seraient Rimbaud et Apollinaire. Cette pléiade des figures invoquées, dans une disparate qui mêle à dessein personnages fictifs et personnages réels, et au sein de laquelle une tel partage n’a plus même de consistance, est à l’histoire de la modernité ce que le bazar matériel de Clarisse est au goût moderne. En une série de paragraphes brefs, éclatés, elle juxtapose des références littéraires, cinématographiques, picturales, que peuvent métaphoriser les « verres de couleur » mentionnés à l’orée du passage. Le procédé rimbaldien semble alors constituer la charpente de la digression entière.

41La perspective est plus linéaire chez Aragon, dont le plaidoyer pour la beauté moderne se déroule suivant un schéma de régression embrassant une multitude de strates temporelles. Plusieurs exemples se succèdent, du plus contemporain jusqu’à l’exemple achronique, avec la Samaritaine en premier lieu, qui « est assez l’exemple de la beauté moderne », les baraques foraines ensuite, dont les décors portent l’empreinte du xixe siècle, surtout pour une imagination gorgée de souvenirs littéraires comme celle d’Aragon, les meubles du xixe siècle, et enfin les « sculptures nègres86 ». La promenade d’Alcide et de la jeune fille est donc, aussi, un voyage vers le naïf des origines87.

42Or, cette mention des « sculptures nègres » renvoie également à l’actualité artistique la plus immédiate88. Par leur exaltation, Aragon retrouve Apollinaire, fameux amateur qu’il n’avait jamais vraiment quitté, puisque ce schéma narratif de la promenade esthétique insolite est fréquent chez le poète d’Alcools, qui le développe sur un mode comique dans un conte en particulier de L’Hérésiarque et Cie, « Le Guide », première partie de « L’Amphion faux messie ou histoires et aventures du baron d’Ormesan89 ». De même, l’éloge poétique de la mode dont la Samaritaine est le haut lieu reprend, outre la description canonique du grand magasin foisonnant d’Octave Mouret, un motif qu’Apollinaire avait développé dans un chapitre important du Poète assassiné :

Cette année, dit Tristouse, la mode est bizarre et familière, elle est simple et pleine de fantaisie. Toutes les matières des différents règnes de la nature peuvent maintenant entrer dans la composition d’un costume de femme. J’ai vu une robe charmante, faite de bouchons de liège. […] La porcelaine, le grès et la faïence ont brusquement apparu dans l’art vestimentaire. […] Je ne parle pas des robes peintes à l’huile, des lainages hauts en couleurs, des robes bizarrement tachées d’encre. […] La mode devient pratique et ne méprise plus rien, elle ennoblit tout. Elle fait pour les matières ce que les romantiques ont fait pour les mots90

43Dans le même registre, Aragon s’ingénie à reprendre un schéma actanciel rimbaldien dont il envoie malicieusement le signal au lecteur qui saura le reconnaître, selon une pratique chez lui constante dès la fin des années 1910, et tout particulièrement lorsqu’il s’agit de dialoguer avec Rimbaud. Une référence au premier des « délires » fait ainsi un peu plus puissamment résonner la voix rimbaldienne derrière celle d’Alcide : « “Chère âme”, dit [celui‑ci] (ce qui dénotait chez lui un violent agacement91) […] ». Or, dans « Délires I », l’Époux infernal apostrophe ironiquement la Vierge folle en ces termes : « “[…] Puis il faut que j’en aide d’autres : c’est mon devoir. Quoique ce ne soit guère ragoûtant…, chère âme92…” » Dans sa défense de la modernité des « peintures idiotes », Alcide se retrouve face à la jeune fille dans la situation de l’Époux infernal devant la Vierge folle : il entreprend sa réforme esthétique et morale. Comme lui, mais inclinant irrésistiblement vers une forme de crime contre la logique, le Denis de « La Demoiselle aux principes » fera de sa cruauté avec Céline, un charme. Tout l’éventail de la réécriture (citations, reprise de schémas narratifs, voire de schémas actanciels) est ainsi déployé pour mettre en branle une mémoire littéraire indissociable de cette mémoire populaire activée par la définition du bric‑à‑brac moderne.


***

44En choisissant de placer au cœur de leur réflexion sur la beauté et le goût modernes de la fin des années 1910 la référence aux « peintures idiotes », Aragon et Breton ne rendent pas seulement hommage à un aîné déjà illustre. De Rimbaud, ils retiennent une forme ouverte et actualisable, qu’ils amplifient : la disparate énumérative, propre à accueillir les objets et les acteurs les plus divers, qui reçoivent de leur réunion une « actualité sentimentale93 » toute moderne ; le souci d’innovation formelle, paradoxalement présenté dans « Alchimie du verbe », a disparu, et c’est le paragraphe des « peintures » lui‑même qui est devenu matrice formelle de la modernité. Sous leur plume, l’éthique de la singularité et de l’écart volontaire, d’ascendance fantaisiste, critiquée par le narrateur de la Saison, devient une valeur positive, repensée à travers l’éloge de la surprise apollinarienne. Non plus solitaire, mais collective, cette éthique porte en germe chez Breton l’importance capitale accordée à l’attitude de l’artiste : historiquement, elle marque pour les jeunes écrivains le passage de l’ère du maître, symboliste (et qui est toujours celle d’Apollinaire au moment de « La Phalange nouvelle », en 1908), à celle de l’exemple, surréaliste. Nul maître à suivre chez Breton, mais un rêve d’insertion au sein d’une communauté d’âmes choisies et admirées pour l’existence qu’elles mènent ou ont menée, et l’admiration exclut alors l’imitation. L’éthique d’autre part, comportement capricieux chez les écrivains fantaisistes comme, encore, chez le Rimbaud des « peintures », retrouve une composante morale qui sera saluée dans « La Confession dédaigneuse94 ».

45Mais l’élection du bazar rimbaldien est aussi le chapitre fondateur d’une fable de la modernité, élaborée dans la contestation des valeurs admises et la reconnaissance d’une filiation qui tient, avec Rimbaud et Apollinaire, ses jalons majeurs. Organiser la rencontre de ces deux figures, c’est court‑circuiter l’histoire linéaire, positiviste au sens le plus plat, en créant un lien qu’Apollinaire n’a lui-même jamais établi. Mais c’est aussi repenser le temps et la transmission littéraires, selon un vœu que formulera Breton un peu plus tard : « la signification propre d’une œuvre n’est‑elle pas, non celle qu’on croit lui donner, mais celle qu’elle est susceptible de prendre par rapport à ce qui l’entoure95 ? » Sous ce rapport, Alcide et « Guillaume Apollinaire » inaugurent une réflexion sur la modernité dans laquelle Rimbaud, sous de multiples avatars, occupe durant les années 1920 une place centrale. Chez Aragon, notamment par l’exploitation des vertus fictionnelles du mythe, dans Anicet ou le Panorama, roman (192196). Chez Breton, au cœur de nombreux textes théoriques, mais également sous une forme plus inattendue, dans Nadja (1927), lorsque Rimbaud devient lui‑même objet de brocante au marché aux puces de Saint‑Ouen : en décrivant la découverte d’« un exemplaire très frais des Œuvres complètes de Rimbaud, perdu dans un très mince étalage de chiffons, de photographies jaunies du siècle dernier, de livres sans valeur et de cuillers en fer97 », le narrateur bretonien n’actualise‑t‑il pas la réflexion sur les « peintures idiotes » entamée dix ans plus tôt ? La figure rimbaldienne elle‑même, alors, se transmue en objet privilégié du bazar de cette fin des années 1920.