Colloques en ligne

Juliette Morice

 Mouvement de l’âme et mouvement cosmique : L’éthique des voyages chez Sénèque

1Il est assez fréquent, s’agissant de la notion de « tranquillité de l’âme », de rapprocher épicurisme, stoïcisme et pyrrhonisme, et de considérer comme relativement consensuel ce point de la doctrine éthique faisant de l’ataraxie – absence de trouble, calme, stabilité – la définition même de l’idéal de sagesse antique. Ces différentes écoles philosophiques accorderaient une même importance, in fine, à la recherche d’une tranquillité conçue comme libération (que l’on conçoive cette libération comme une libération des passions, de la douleur ou des opinions). Cet « air de famille » ou cette apparente convergence doctrinale ne va pourtant pas de soi. Si l’ataraxie définie par les épicuriens, par exemple, semble effectivement pouvoir se concevoir privativement comme repos de l’âme et absence de trouble, une telle définition paraît beaucoup plus problématique en régime stoïcien : l’entrecroisement des dimensions microcosmique et macrocosmique, le lien d’immanence unissant l’âme humaine et l’âme du monde, l’éthique et la physique, tout cela semble compromettre une telle définition de l’idéal de sagesse comme pure « absence de mouvement ».

2Je voudrais tenter, pour le montrer, de démêler la signification de ce que Sénèque a appelé le « mouvement de l’âme », en m’interrogeant plus précisément sur la complexité de ce que j’appellerais son « éthique des voyages ». Il y a lieu de s’étonner, sans doute un peu naïvement, du fait que la physique sénéquéenne définisse l’âme humaine par sa nature mouvante et motrice, tout en affirmant dans le même temps que la vie bonne repose sur la recherche d’une « tranquillité de l’âme ». Le problème est le suivant : comment est-il possible de viser, pour ce qui regarde la vie morale, une forme de tranquillité, de calme, sinon d’impassibilité, quand l’âme humaine est par ailleurs définie comme ayant la même origine que les corps célestes, c’est-à-dire comme étant une partie de ce souffle divin qu’est le pneuma et dont la nature est précisément d’être en perpétuel mouvement ? Comment penser le bonheur véritable comme tranquillitas si (1) le monde est défini par le mouvement qui l’anime et si (2) l’âme est faite du même corps que le monde, en tant qu’elle est une partie du monde ? Comment ce qui est, du point de vue physique, une partie du mouvant, pourrait-il aspirer, pour ce qui regarde l’éthique, à l’absence de mouvement ?

3Avant d’entrer dans l’analyse précise des discours sénéquéens sur le voyage, qui mettent au jour cette difficulté, je voudrais revenir brièvement sur la définition stoïcienne de la notion de « mouvement de l’âme ».

Voyage et mouvement de l’âme 

4Il est bon de rappeler que le concept stoïcien de « mouvement de l’âme » n’a rien de métaphorique – d’autant moins que l’âme est dans le système stoïcien une réalité corporelle1. L’âme n’est autre que le nom que l’on donne à cette réalité qui procure aux animaux la capacité de se mouvoir. Ainsi décrite physiologiquement, elle est ce qui se meut et ce qui meut : elle est automotrice et se trouve à l’origine de ces mouvements d’impulsion et de répulsion (hormê et aphormê) que l’on peut d’abord concevoir très concrètement comme des mouvements de serrement et de pincement du cœur et de dilatation du souffle psychique2. Aussi la nature pneumatique de l’âme peut-elle être déduite d’une observation élémentaire du mouvement de l’animal vivant et respirant. L’âme est un souffle, un pneuma, composé d’air et de feu, souffle qui disparaît quand disparaît la vie3.

5Il convient de s’attarder ici non pas seulement sur les aspects physiologiques et physiques de la description des mouvements de l’âme, mais sur les conséquences que cette conception pneumatique et dynamique entraîne pour ce qui regarde la vie morale – et notamment pour ce qui regarde l’éthique sénéquéenne des voyages.

6S’agissant de la question des voyages, on peut noter que Sénèque fait deux usages qui peuvent sembler opposés de cette notion de « mouvement naturel de l’âme » ; ou plutôt : la même définition de l’âme comme naturellement pneumatique sert deux argumentations distinctes. Dans un certain nombre de textes, l’auteur semble s’attacher à décrire le dérèglement pathologique de ce mouvement naturel, notamment lorsqu’il est question de condamner l’inquiétude du stultus qui ne cesse de voyager de place en place pour tenter vainement de se débarrasser de son mal comme on se débarrasserait d’un fardeau. Mais dans d’autres textes, Sénèque se sert de la même définition pour dire que l’âme participe au mouvement macrocosmique de l’ « âme du monde » et montrer ainsi que les voyages – notamment les voyages d’exil – en tant que simples « changements de lieu », ne sont pas un mal en soi et ne doivent donc pas affliger celui qui les subit.

7Il pourrait sembler qu’il y a moins ici contradiction que réciprocité : en effet, si le voyage est un indifférent – en tant qu’il n’est rien de plus qu’une simple loci commutatio, alors il n’est pas un mal et c’est pourquoi l’exil ne doit pas faire souffrir celui auquel un tel déplacement est imposé ; mais, réciproquement, le voyage ne peut être un bien, ce qui signifie que les voyages entrepris animi causa – voyages thérapeutiques, voyages d’agrément, ou exils volontaires – sont synonymes de vanité (puisqu’ils reposent sur le vain espoir que le changement de lieu changera l’âme). Aussi pourrait-on prétendre résoudre cette difficulté en arguant du fait que ces deux usages de la notion s’inscrivent dans des discours ou des genres différents : en effet, la diatribe sénéquéenne contre la vanité du désir de voyager se retrouve essentiellement dans les Lettres à Lucilius ou le De tranquillitate animi, textes dont la vocation est d’exhorter à la sagesse celui dont l’âme est soumise aux passions, tandis que le second discours – développé pour l’essentiel dans la Consolation à ma mère Helvia – relève du genre consolatoire et vise à apaiser la douleur de l’exil. Cependant ni la différence de contexte ni la différence de genre n’épuisent pas selon moi la difficulté et l’ambiguïté de cette notion.  

8Qu’en est-il du premier usage de la notion de « mouvement de l’âme » ? Sénèque, dans le De tranquillitate animi, définit l’âme humaine comme étant par nature encline au mouvement. Cette inquiétude naturelle de l’âme est ce qui conduit les hommes à rechercher indéfiniment le mouvement des voyages et le changement que les déplacements procurent. Or l’auteur souligne le caractère proprement pathologique d’une telle recherche, qui procède d’un dérèglement de la tendance naturelle qu’a l’âme à se mouvoir : les hommes pensent guérir leurs maux en voyageant, sans voir que les voyages les rendent plus malades encore. Les déplacements locaux soulagent l’âme pour peu de temps, et seulement en apparence, selon la métaphore de la démangeaison. Ainsi Sénèque décrit-il les causes et les symptômes de la « maladie du voyage » :

L’âme humaine est en effet, par instinct, active et portée au mouvement [natura enim humanus animus agilis et pronus ad motus]. Toute occasion de s’exciter et de sortir de soi lui est agréable, d’autant plus agréable que le caractère est mal en point et aime à se frotter à quelque chose qui l’occupe. Certains ulcères provoquent la main qui les envenimera et se font gratter avec délice […] Et n’est-ce pas le propre de la maladie que de ne rien supporter longtemps et de prendre le changement pour un remède ? De là ces voyages que l’on entreprend sans but, ces allées et venues de rivage en rivage et cette mobilité toujours ennemie de l’état présent, qui tour à tour essaie de la mer et de la terre […] Les déplacement succèdent aux déplacements, un spectacle en remplace un autre. […] Comme dit Lucrèce4 : Ainsi chacun se fuit toujours5

9Le désir de voyager procède de l’illusion selon laquelle le mouvement extérieur pourrait prodiguer une quiétude intérieure. Mais les voyages sont comme les frottements que l’on inflige aux ulcères, frottements qui soulagent dans l’instant, mais aggravent et ne font qu’ajouter du mal au mal – le changement appelant infiniment le changement.

10Parler de « mouvement naturel de l’âme » revient ici à montrer que l’âme a par nature soif de changement et de nouveauté. L’âme inquiète se déplacera incessamment de place en place, prenant à tort le changement pour un remède, confondant son état et son lieu. Et Sénèque de citer cette réplique de Socrate, qui, à celui qui demandait pourquoi ses voyages ne l’avaient pas guéri de son mal, répondit qu’il avait voyagé avec lui-même :  

Tu crois qu’il n’est arrivé qu’à toi, et tu t’étonnes comme d’une chose étrange, d’avoir fait un si long voyage et tant varié les itinéraires sans dissiper la lourde tristesse de ton cœur ? C’est d’âme qu’il te faut changer, non de climat. […]. À quelqu’un qui formulait la même plainte Socrate répliqua : « Pourquoi es-tu surpris de ne profiter en rien de tes longues courses ? C’est toi que tu emportes partout. Elle pèse sur toi, cette même cause qui t’a chassé au loin »6.

11Autrement dit, l’illusion du stultus consiste à croire que la translation géographique et le changement de paysage changeront ou guériront l’âme malade, c’est-à-dire à croire qu’une action mécanique extérieure pourrait modifier l’âme de l’intérieur. Or, si les voyages récréent peu de temps l’âme malade par la nouveauté, Sénèque répète à Lucilius que le véritable mouvement – celui qui sera l’occasion d’une guérison morale – doit être intérieur.

12Dès lors ce genre de voyages doit-il être conçu paradoxalement comme une expérience de l’immobilité, dans la mesure où le voyageur s’emmène toujours avec lui-même, où il se tient toujours compagnie, et n’observe aucun autre changement que celui du dépaysement extérieur. Cette expérience paradoxale de l’immobilité morale dans la dispersion géographique, Sénèque la nomme « errance » :

Tant que tu ignoreras ce qu’il faut fuir ou rechercher, ce qui est nécessaire ou superflu, ce qui est juste et ce qui ne l’est pas, ce qui est moral, tu ne « voyageras » pas, tu ne seras qu’un errant. […] car tu voyages avec tes passions, ton mal te suit. […] Ce n’est pas un paysage, c’est un régime sage qu’il faut au malade7.

13Non seulement le voyage ne guérit pas, mais il aggrave l’âme malade en ce que le voyage nourrit indéfiniment, par l’insatisfaction qu’il implique, le désir de voyager. Sénèque insiste sur la circularité du désir de se mouvoir, lorsqu’il affirme que « l’esprit à l’humeur déjà changeante est assailli de plus belle par le mal dont il est précisément affligé » et que « l’agitation accroît son besoin de bouger et son instabilité8 ». Dans la lettre 28, l’auteur va jusqu’à définir le voyage comme un « mouvement contraire », adressant la remarque suivante à Lucilius :

Tout ce que tu fais se retourne contre toi ; tu te fais du mal rien qu’en bougeant : et le mouvement même t’est contraire : tu remues un malade [et motu ipso noces tibi ; aegrum enim concutis]9.

14Aussi le désir de voyager doit-il être compté au nombre des passions (pathè) ou « troubles de l’âme ». Si ces voyages semblent procéder d’un désir naturel de se mouvoir, ils sont en fait le symptôme d’un dérèglement de ce désir, c’est-à-dire de troublesqui « ne sont pas produits par une force naturellement existante10 », mais, sont contraires à la nature (le pathos étant, selon la définition de Zénon, « un mouvement de l’âme qui s’écarte de la droite raison et qui est contraire à la nature11 »). Ce désir de voyager porte toujours en lui un excès néfaste, dans la mesure où, comme passion ou comme trouble de l’âme, il implique une défaillance de la droite raison qui « enlève toute stabilité à l’âme en l’échauffant, en la troublant, l’excitant12 ».

Exil et mouvement cosmique

15Cependant, le discours de Sénèque n’est pas aussi univoque, dans la mesure où il semble qu’existe aussi la possibilité d’un bon usage du déplacement géographique. On peut ainsi lire dans la lettre 28 :

Mais aussi, quand tu te seras délivré du mal, tout déplacement ne te sera plus qu’agréable. On aura beau te reléguer aux extrémités de la terre : quel que soit le recoin du monde barbare où l’on t’aura logé, tu trouveras à ta résidence, dans tous les cas, un air hospitalier13.

16Qu’est-ce à dire ? Tout se passe comme si l’on ne pouvait se mouvoir pour se guérir mais que l’âme, une fois guérie de la maladie du voyage, ne souffrait plus, et pouvait même jouir du voyage. C’est que le changement de lieu pris en lui-même n’est pas un mal. Comme Sénèque le dit dans la Consolation à Helvia, texte qu’il écrivit pour adoucir la douleur que son exil en Corse avait causé à sa mère, le voyage n’est rien d’autre qu’un changement de lieu, c’est-à-dire un indifférent : sa valeur dépendra donc de l’état de l’âme du voyageur.

17Un second usage de la notion de « mouvement de l’âme » semble donc apparaître sous la plume de Sénèque. Après avoir montré que l’exil n’est qu’un changement de lieu, l’auteur ajoute en effet un argument a fortiori : non seulement le voyage est un indifférent (et il n’y a pas lieu, dès lors, de s’en affliger), mais encore, ajoute-t-il, le mouvement du voyage répond à une inclination naturelle de l’âme humaine, définie comme étant par nature mobilis et inquieta :

L’âme humaine est en effet mobile et remuante par essence [agilis est et pronus ad motus] : elle ne demeure jamais en place ; elle se dissémine, elle disperse sa pensée sur mille objet connus ou inconnus, toujours flottante, incapable de repos, et passionnément avide de nouveauté14.

18Il semble ainsi que d’une même définition de l’âme comme « agilis et pronus ad motus », Sénèque, dans deux contextes différents, tire deux arguments différents. Apparemment rien de nouveau dans ce point de doctrine que reprend la Consolation à Helvia : l’âme est mobile par nature, avide de nouveauté et de changement. Cependant, ce qui fait difficulté, c’est qu’ici l’argument vaut en faveur des voyages, et non plus contre eux. Si l’âme est avide de mouvement, c’est qu’elle est corporelle et constituée du même pneuma divin que l’univers qui se meut. Or pourquoi s’affliger de cela ? Sénèque en appelle ainsi au lien d’immanence unissant le mouvement de l’âme et le mouvement cosmique :

Il n’y a pas lieu de s’en étonner si l’on considère son origine. Elle n’est point faite de cette pesante matière qui constitue les corps terrestres : elle émane de l’esprit céleste. Or, la nature des objets célestes est d’être perpétuellement en mouvement, de fuir et de voler dans l’espace avec une vertigineuse rapidité. Lève les yeux au firmament : aucun des astres qui l’illuminent n’est fixe. Le soleil se déplace sans arrêt, passe insensiblement d’une position à une autre et, quoique participant à la révolution de l’univers, n’en tourne pas moins en sens contraire du mouvement général du ciel ; il traverse successivement tous les signes du zodiaque sans s’attarder jamais nulle part : sa course, sa translation sont ininterrompues. Tous les astres roulent sans repos et sont en migration continuelle : suivant l’inéluctable loi qu’a instituée la nature, ils avancent incessamment15

19Comme les corps célestes, l’âme ne demeure jamais en place, elle est sans repos et en mouvement continu, ce besoin de mouvement inhérent à l’âme humaine étant lié au fait qu’elle est une partie de l’ « âme du monde », origine immanente du mouvement de l’univers. Mieux : la dimension macrocosmique de l’âme s’explique et s’observe grâce au fait qu’il existe un lien de participation de l’âme microcosmique à l’univers : « [le monde] est un être animé, comme il est clair à partir de notre propre âme qui en est un fragment16 ». Ce lien est précisément ce qui fournit un fondement physique au principe éthique qui enjoint aux hommes de se conformer, en tant que parties du tout, à la nature universelle, en perfectionnant leur rationalité. Aussi l’argument de Sénèque est-il le suivant :

Allez soutenir après cela que l’âme humaine, formée de la même substance que ces êtres divins, s’accommode mal des déplacements et des voyages, quand la divinité doit à cette perpétuelle et prodigieuse mobilité son plaisir ou même sa conservation17.  

20Si l’âme appartient aux corps célestes dont la nature est d’être perpétuellement en mouvement, comment ne serait-elle pas faite elle-même pour ce mouvement qui détermine l’univers et constitue le plaisir divin ? Comment ne serait-elle pas faite pour voyager ? Cependant l’on voit que le rapprochement des textes de la Consolation, des Lettres et du De tranquillitate ne va pas sans poser problème.  

Mouvement de l’âme et tranquillité de l’âme

21On peut considérer qu’il y a ici deux difficultés majeures, que l’on formulera ainsi :

22(1) Tout d’abord, comme je l’ai dit, on ne comprend pas bien comment d’une même définition Sénèque peut tirer deux arguments différents. Or cette différence, qui pourrait être une différence de point de vue, peut recevoir au moins deux explications : on pourrait d’abord la justifier en montrant que le discours de la Consolation à Helvia relève précisément du genre de la consolation, genre qui conduit facilement à considérer, par un retournement paradoxal de l’argumentation, que ce qui apparaissait comme un mal est non seulement un indifférent, mais, a fortiori, un indifférent préférable. Dans ce cas l’argumentation sénéquéenne obéirait davantage à des motifs rhétoriques. La seconde façon d’expliquer cette divergence de point de vue consisterait à dire que dans le premier cas, c’est le « voyage-errance » du stultus qui est visé, c’est-à-dire le voyage de celui qui n’est pas ou pas encore sage, qui ressent le besoin de bouger et de se divertir sans cesse, produisant par ses déplacements un mouvement contraire en lui, tandis que dans le second cas, Sénèque aurait en vue le « voyage-exil » du sage, sage qui prouve sa capacité à supporter la douleur de l’exil en faisant participer le changement de lieu qui lui est imposé au vaste mouvement macrocosmique (attitude qui constitue la définition même du cosmopolitisme comme compréhension de l’indifférence du lieu). Aussi, s’agissant du premier, Sénèque affirme dans la lettre 2 « nusquam est, qui ubique est » : « c’est n’être nulle part que d’être partout18 ». Autrement dit, celui qui change sans cesse de lieu ne trouve pas son lieu propre ; à l’inverse, le sage cosmopolite est précisément celui qui est partout chez lui, parce que n’importe où chez lui :

Parcourons la terre entière nous n’y trouverons pas un lieu d’exil : il n’est pas sous la voûte des cieux un coin où l’homme ne soit chez lui. De partout son regard franchit la même distance pour s’élever au firmament ; l’intervalle est toujours égal entre l’humanité et le dieu19.

23(2) La seconde difficulté est celle que j’évoquais en introduction : si l’âme est naturellement mouvante et ne souffre pas de l’exil pour cette raison même, alors comment penser que son lieu naturel puisse être cet état de « tranquillité » et de calme fermeté ? C’est ainsi que certains commentateurs se sont avisés qu’il y avait là tout simplement un sophisme, sophisme dû au fait que l’usage de cet argument serait lié à la rhétorique de la consolation. Autrement dit, Sénèque ne penserait pas vraiment ce qu’il dit, et ne le pourrait pas, soutenant par ailleurs la doctrine de la tranquillité de l’âme. Ainsi, pour Charles Favez, qui écrivit au début du xxe siècle une thèse sur la Consolation à Helvia, l’argumentation de Sénèque en VI, 6-8 ne serait « guère mieux qu’un sophisme20 ». Ce dernier va jusqu’à écrire que l’ « on a vraiment peine à croire que des arguments de cette espèce aient jamais satisfait un exilé », ajoutant qu’il s’agissait simplement de développer un lieu commun et que cet ajout était dû à une forme de « tyrannie de la tradition dans le genre consolatoire21 ». Et d’ajouter la remarque suivante : « notons, pour prouver encore mieux l’inanité de cet argument, qu’ailleurs Sénèque blâme ce penchant de l’homme à changer toujours de lieu et y voit comme une maladie morale22 ».

24On ne peut certes pas nier l’élément rhétorique de lalittérature d’exil – et l’on retrouvera les mêmes topoï chez Plutarque23, ou chez Musonius Rufus24 (pour ne citer qu’eux). Cependant une telle lecture demeure problématique et insuffisante. Il semble que l’on puisse, plutôt que de conclure immédiatement qu’il y aurait ici un sophisme, sinon une contradiction dans l’argumentation de Sénèque, se demander si cette difficulté ne doit pas inciter plutôt le lecteur à s’interroger exactement sur ce que Sénèque entend par « tranquillité de l’âme ». Il semble que la tranquillité sénéquéenne, de manière certes un peu contre-intuitive, ne se définit pas comme absence de mouvement, mais doit plus précisément être conçue comme ce mouvement de l’âme continu et régulier participant au mouvement des corps célestes. Il faut remarquer que dans le dialogue De la tranquillité de l’âme, Sénèque dit à Sérénus :

Nous allons donc chercher comment il est possible à l’âme de se mouvoir d’une allure toujours égale et aisée, en se souriant à elle-même, en se plaisant à son propre spectacle et en prolongeant indéfiniment cette agréable sensation, sans se départir jamais de son calme, s’exalter ni se déprimer. Cet état sera la tranquillité25.

25La tranquillité n’apparaît aucunement ici comme une forme d’immobilité de l’âme, mais semble s’apparenter au contraire à une inquiétude positive, à un mouvement constant et égal associé à une sensation agréable, d’intensité modérée et continue. L’équilibre de l’âme serait lié non pas à l’absence de mouvement mais à cette tension continue et régulière. Aussi ce mouvement égal et agréable doit-il être opposé au mouvement dont souffre Sérénus, qui définit son malaise comme le ballottement produit par le mal de mer, ballottement irrégulier provoquant la nausée. À l’inverse, la tranquillité se définit comme un mouvement agréable qui ne rend pas nauséeux, dans la mesure où, au lieu de suivre le mouvement irrégulier de l’agitation des passions, il épouse le mouvement régulier et équilibré du cosmos.

26Il apparaît donc que la distinction entre inquiétude et tranquillité de l’âme n’épuise pas la distinction entre mouvement et immobilité, mais correspond plutôt à une distinction entre deux types de mouvements : un mouvement déséquilibré et irrégulier, qui rend nauséeux, et un mouvement régulier et constant, qui procure au contraire une forme de plaisir. Le « mouvement » de la tranquillité semblera donc pouvoir recevoir deux déterminations :

27(1) Tout d’abord il apparaît comme un mouvement relatif, et pour cette raison même agréable. Participant au mouvement des astres, le mouvement de l’âme tranquille ne peut être ressenti comme un malaise, mais jouit d’une forme d’immobilité relative, dans la mesure où ce qui se meut à l’intérieur de ce qui se meut, d’un point de vue relatif, ne se meut pas : autrement dit, si la partie du monde qu’est l’âme est faite du même souffle divin que le tout qu’est le cosmos, et si cette partie se meut dans le tout qui se meut, alors il apparaît que l’état de tranquillité provient de la relativité du mouvement de l’âme, qui ne peut se penser en dehors du mouvement cosmique.

28(2) En second lieu, on notera que Sénèque décrit ce mouvement relatif comme un mouvement agréable et plaisant. Pour le dire autrement, ce qui définit ce mouvement, c’est une forme d’auto-affection. Dans la Consolation à Helvia, il est dit en effet que « la divinité doit à cette perpétuelle et prodigieuse mobilité son plaisir ou même sa conservation26 ». Aussi lit-on dans De la tranquillité de l’âme que la tranquillité est l’état dans lequel l’âme est satisfaite d’elle-même et se plait à son propre spectacle. Sénèque se réfère, pour définir la notion, à Démocrite et à la notion grecque d’euthymia :

L’objet de tes aspirations est d’ailleurs une grande et noble chose, et bien près d’être divine : puisque c’est la stabilité. Les Grecs nomment cet équilibre de l’âme euthymia et il existe sur ce sujet un très bel ouvrage de Démocrite. Moi, je l’appelle « tranquillité » […]27.

29La tranquillitas semble s’apparenter ainsi à une forme de joie constante et réglée. Je pense donc qu’on ne peut seulement conclure, en lisant les propos que Sénèque tient sur l’exil et sur la nature mouvante de l’âme, qu’il y aurait là un sophisme et que l’auteur se contredirait en présentant le voyage tantôt comme le symptôme d’une âme malade en quête de divertissement, tantôt comme le fait d’une âme heureuse participant au mouvement cosmique. Le point est, semble-t-il, que le calme ou la bonne assiette de l’âme, en paix avec elle-même, ne signifie pas simplement l’immobilité, mais la relativité du mouvement et la conscience de la participation ou de l’immanence du microcosme au macrocosme.

30Du mouvement cosmique au mouvement de l’âme, de la physique à l’éthique, il y a donc passage, et non solution de continuité. S’agissant de cette notion de « passage », Victor Goldschmidt a bien montré, dans Le système stoïcien et l’idée de temps28, qu’il n’y a pas de saut ou d’artifice, et que dans l’univers stoïcien le passage se fait toujours du plein au plein et du même au même, cette homogénéité étant elle-même liée à une exigence éthique, l’exigence de bonheur. En concevant la tranquillité de l’âme comme une forme de mouvement, Sénèque ne fait rien d’autre, philosophiquement, que respecter le précepte stoïcien de la conformité à la nature : car si la nature de l’âme est d’être en mouvement, il va de soi que son bonheur ne peut se trouver dans un mouvement contraire qui aurait pour but d’arrêter ou de contraindre ce mouvement naturel pour aboutir au repos. Évidemment, cette exigence éthique implique une forme d’abolition de la distinction que l’on trouvait dans les philosophies platoniciennes et aristotéliciennes entre un ciel supérieur et un monde terrestre inférieur, ainsi qu’entre la vie théorétique et la vie pratique. La continuité entre le psychologique et le cosmologique, ainsi qu’entre la vie morale et la vie contemplative, l’immanence de l’âme humaine au monde, qui intègre le mouvement de la partie dans le mouvement du tout, semble engager une définition originale du concept même de mouvement, qui n’est plus le passage de la puissance à l’acte et qui ne se pense pas dans son rapport au repos, dans la mesure où il est entièrement acte29. Ainsi V. Goldschmidt note-t-il que « le mouvement, dans la physique stoïcienne, n’est pas le passage de la puissance à l’acte, mais est “acte, entièrement” ; ce n’est pas une “chose imparfaite”, mais un acte “qui se renouvelle à chaque instant, non pas afin de passer à l’acte (puisqu’il l’est déjà) mais pour produire autre chose qui le suit” »30.

31Dès lors la question pourrait devenir la suivante : si la réalité du monde est homogène, comment rendre compte des difficultés philosophiques qu’il y a à penser chez Sénèque une notion de « mouvement de l’âme » univoque ? Sans doute cette difficulté d’interprétation tend à montrer, comme l’avait noté Émile Bréhier31, que l’originalité du stoïcisme, dans la philosophie antique, est d’être une « théorie des valeurs ». La théorie des valeurs ne s’introduit pas dans le stoïcisme en tant que théorie élémentaire et première, mais elle naît à l’occasion d’une difficulté suscitée justement par la notion de choses indifférentes32, comme le sont les voyages. Si ces textes résistent dans une certaine mesure à l’intelligibilité, c’est sans doute que l’on oublie que les distinctions qui s’y opèrent ne doivent pas être mesurées à l’aune d’une ontologie, mais bien plutôt à l’aune d’une axiologie. Ainsi, si la notion de mouvement de l’âme semble difficile à définir, c’est moins dans la mesure où elle recouvrirait des réalités différentes ou que l’auteur se contredirait, que parce qu’elle revêt des valeurs différentes. Or cette théorie des valeurs est aussi selon moi la raison pour laquelle la tranquillité stoïcienne – comme mouvement relatif reposant sur l’immanence de l’âme au monde – est atteinte par l’étude de la doctrine.

32Juliette Morice

33(Université Paris I, CHSPM, E.A. 1451)