Colloques en ligne

Agnès Rees

La notion de « vertu » dans La servitude volontaire

1Cette contribution tire son origine d’un simple constat lexicologique : la fréquence et la diversité des emplois du nom « vertu » dans le Discours de la Servitude volontaire1: nous y comptons neuf occurrences de « vertu » ou de ses dérivés (l’adverbe « vertueusement », p. 105), dont on verra qu’elles exploitent la polysémie de la notion.

2Cette présence assez massive du mot « vertu » dans le Discours de la Servitude volontaire reflète la place centrale de cette notion dans la réflexion morale, mais aussi politique – et, on le verra, linguistique – de la Renaissance. La critique seiziémiste a consacré plusieurs études, parfois récentes, à cette question : on citera à titre d’exemple l’ouvrage d’Ullrich Langer, Vertu du discours, discours de la vertu (1999), le recueil d’articles sur La vertu de prudence entre Moyen-Âge et âge classique (2012), ou encore les travaux récents sur La Vertu dans la littérature française de la Renaissance (2010), dirigés par Pascale Chiron et Lidia Radi2.

3La complexité des emplois de « vertu » au seizième siècle tient d’abord au fait que cette notion revêt alors une grande diversité de sens. On peut regrouper ces différentes acceptions, dans un premier temps, sous deux ou trois grandes orientations sémantiques3. Conformément à son étymon latin (virtus), vertu prend tantôt le sens de « disposition, qualité [morale] distinctive de l’homme », tantôt le sens plus restreint de « puissance, force physique » ; rappelons qu’en latin, virtus a la même racine que vir (l’homme, l’individu de sexe masculin). Enfin, vertu peut revêtir le sens plus concret, plus physique, d’« efficacité » ou de « principe actif ». On verra que les emplois du mot vertu dans le Discours de la Servitude volontaire exploitent largement cette polysémie.

4Nous souhaitons donc montrer comment cette notion informe le texte de La Boétie dans son contenu et dans sa forme : elle alimente, d’une part, la critique du pouvoir du tyran et du phénomène de la servitude volontaire, en proposant une réflexion sur les « vertus » – ou le manque de « vertus » – et sur les « vices » des tyrans et de ceux qui les servent ; d’autre part, elle fonde le discours épidictique et polémique qui caractérise le Discours de la Servitude volontaire, en nourrissant, au-delà d’une critique des pratiques perverties et abusives du pouvoir, la dénonciation de ceux-là mêmes qui s’y soumettent en se laissant aveugler par les artifices du tyran.

5Nous tenterons donc une définition politique et morale, mais aussi rhétorique de la notion de « vertu » dans le Discours de la Servitude volontaire, en montrant qu’elle constitue un point de rencontre du discours sur les vices et les vertus du pouvoir et de l’obéissance, et d’une réflexion plus large sur une pratique « vertueuse » de la langue et plus spécifiquement du langage du pouvoir.

Approche lexicologique : la notion de « vertu » dans le Discours de la Servitude volontaire

6Le recensement des occurrences du mot vertu dans le Discours de la Servitude volontaire témoigne de la relative fréquence de ce mot, mais surtout de la diversité de ses emplois.

Sens moral : qualité de l’âme

7Le sens moral est celui que la langue française moderne a le plus souvent retenu : vertu désigne alors une qualité humaine qui se définit de manière assez générale comme une inclination ou une prédisposition vers le bien. C’est le sens qui apparaît au début et à la fin du texte : au début du Discours de la Servitude volontaire, l’auteur présente comme une disposition « naturelle » de l’homme, un effet de « l’amitié », le fait d’aimer la vertu :

Nostre nature est ainsi que les communs devoirs de l’amitié emportent une bonne partie du cours de nostre vie ; il est raisonnable d’aimer la vertu, d’estimer les beaus faicts, de reconnoistre le bien d’ou l’on l’a receu, et diminuer souvent de nostre aise pour augmenter l’honneur et avantage de celui qu’on aime et qui le merite. (p. 80)

8Il explique ainsi l’abandon transitoire des libertés et des prérogatives d’un peuple à l’autorité d’un seul, capable de conduire et de défendre le pays en temps de guerre ou de crise.

9Il faut attendre la fin du texte et la péroraison du discours pour retrouver un emploi similaire du mot vertu, avec l’exhortation finale à « lev[er] les yeux vers le ciel » et à conformer ses actions au sens de « l’honneur » ou à l’« amour de la vertu » (p. 127). La notion est là encore employée dans une acception morale large, au moment où le propos prend la forme d’une injonction à portée universelle, étendue à l’ensemble des chrétiens – même si elle s’adresse peut-être plus spécifiquement à ceux qui détiennent le pouvoir4.

Force [de caractère], courage

10Toujours dans le domaine moral, mais dans une acception plus restreinte, la notion de « vertu » peut aussi désigner la « force d’âme », la « vaillance » ou encore le « courage » : qualités traditionnellement considérées comme viriles, martiales, et qui rappellent le sens premier de virtus : qualité propre du vir, du mâle. La Boétie recourt à cet emploi au début du texte, pour stigmatiser l’inertie de ceux qui n’osent plus lutter contre leur liberté et acceptent ainsi la domination illégitime d’un seul. La notion de « vertu » construit alors une relation d’antonymie avec la « lascheté » :

les hardis pour acquerir le bien qu’ils demandent ne craignent point le dangier, les advisés ne refusent point la peine ; les lasches et engourdis ne scavent ni endurer le mal ni recouvrer le bien, ils s’arrestent en cela de les souhaitter, et la vertu d’y pretendre leur est ostée par leur lascheté […]. (p. 86)

11On retrouve un emploi proche de cette acception dans un passage qui évoque le courage des héros grecs et latins qui luttèrent en leur temps contre la tyrannie :

Harmode Aristogiton Thrasybule, Brute le vieus Valere et Dion comme ils l’ont vertueusement pensé, l’executerent heureusement :en tel cas quasi jamais a bon vouloir ne defaut la fortune. Brute le jeune et Casse osterent bien heureusement la servitude : mais en ramenant la liberté ils moururent non pas miserablement (car quel blaspheme seroit ce de dire qu’il y ait eu rien de miserable en ces gens la ni en leur mort ni en leur vie ?) mais certes au grand dommage, perpetuel malheur, et entiere ruine de la republicque, laquelle fut, comme il semble, enterrée avec eus. (p. 105)

12Les noms cités par La Boétie renvoient à des exemples historiques empruntés pour la plupart aux Vies de Plutarque. L’adverbe « vertueusement » modifie dans un sens positif les intentions attribuées à ces personnages : construit en chiasme avec « heureusement », il suggère un enchaînement vertueux d’intentions et d’actions générées par le courage et la constance de quelques individus opposés au pouvoir d’un seul. L’action guidée par une telle « vertu » peut alors être secondée par la « fortune », même si les exemples de Brutus et de Cassius montrent, à l’inverse, que la « vertu » de quelques-uns, si elle n’est pas suivie par la multitude peut s’avérer insuffisante à rétablir durablement la liberté5.

13Ainsi infléchie par la notion ambivalente de « fortune », l’idée de « vertu » n’est donc pas sans rappeler, paradoxalement, la virtù machiavélienne : si elle désigne d’abord un ensemble de qualités morales – la constance, le courage, la volonté d’affranchir le peuple du pouvoir du tyran – que La Boétie fait prévaloir, elle reste susceptible d’échouer si elle ne s’assure pas le concours de la « fortune », donc si elle n’associe pas à ces qualités morales des vertus plus contingentes et plus politiques, à commencer par la prudence, le discernement et la sagesse pratique6. Chez La Boétie, cependant, la définition de la « vertu » est moins prescriptive que réflexive : elle participe non d’un traité politique sur le meilleur moyen de gouverner et de maintenir le pouvoir, mais d’un questionnement plus général sur la nature de l’humain dans ses rapports avec le pouvoir.

Sens physique : force, efficience

14Le sens du mot « vertu » peut aussi s’étendre au-delà du domaine moral et s’appliquer à des objets non animés : toujours associée à l’idée de « force », la notion de « vertu » désigne alors l’action efficiente, le pouvoir spécifique d’un corps ou d’une entité abstraite. Elle perd alors sa connotation axiologique pour désigner de façon neutre une propriété physique, comme dans le petit apologue du papillon qui découvre la « vertu » du feu en se brûlant les ailes (p. 125-126), ou plus généralement le pouvoir d’un corps (ou d’une chose) sur un autre corps ou sur un individu. C’est dans ce dernier sens que le mot « vertu » peut être associé à la force de la « coutume »7 :

mais certes la coustume qui a en toutes choses grand pouvoir sur nous, n’a en aucun endroit si grand vertu qu’en cecy, de nous enseigner a servir, et comme l’on dit de Mitridat qui se fit ordinaire a boire le poison, pour nous apprendre a avaler et ne trouver point amer le venin de la servitude. (p. 96)

15Le sens de vertu est ici souligné par l’exemplum de Mithridate : celui-ci illustre de manière tragique le pouvoir de l’accoutumance, explicitement ramené à la force de l’habitude qui fait accepter aux peuples leur propre servitude. Nulle connotation positive, donc, dans cet emploi du mot « vertu » : si le sens même du mot est neutre, cette occurrence, ramenée aux autres emplois du mot « vertu », construit une opposition implicite entre la force de la coutume, d’une part, et d’autre part la « lascheté », le manque de force, de constance et donc de « vertu » des hommes qui s’y assujettissent.

Sens philosophique : puissance, virtualité

16Cette définition complexe de la notion de « vertu » dans le Discours de la Servitude volontaire doit enfin être complétée par un dernier sens de ce mot, que La Boétie exploite également et que nous qualifierons de « philosophique », même s’il rejoint à la fois le domaine moral et le domaine physique. Cette acception, héritée de l’Ethique à Nicomaque d’Aristote et reformulée par Cicéron, fait de la vertu une disposition naturelle de l’être, une qualité « en puissance »de celui-ci, en somme une virtualité qui se réalise dans la manière d’être (hexis ou, en latin, habitus) de chaque individu, c’est-à-dire dans ses dispositions et ses mœurs. Pour Aristote déjà, l’habitus peut rendre l’âme « naturellement meilleure ou pire »8. Ce discours moral fonde, chez La Boétie, la tension entre « coutume » et « vertu » qui constitue l’un des grands axes théoriques du Discours de la Servitude volontaire. Cette approche philosophique et morale de la vertu y est illustrée tout particulièrement par les deux passages qui exploitent la métaphore horticole ou arboricole. L’« ame » des peuples assujettis y est comparée aux « semences » ou aux « herbes » qui prennent une forme différente selon leur nature et les soins qu’elles ont reçus :

Les herbes ont chacune leur propriété, leur naturel et singularité ; mais toutesfois le gel, le temps, le terroir ou la main du jardinier y adjoustent ou diminuent beaucoup de leur vertu : la plante qu’on a veu en un endroit, on est ailleurs empesché de la reconnoistre. (p. 97)

17La « vertu » évoquée dans ce passage renvoie, au sens propre, à la puissance générative, qui constitue l’un des sens possibles du mot « vertu » au Moyen Âge et à la Renaissance (« vertu semenciale »)9 ; au sens figuré, elle renvoie aux qualités virtuelles de l’esprit humain, susceptible de suivre son inclination naturelle vers le bien ou de laisser dépérir celle-ci. C’est l’idée qu’explicitait la même métaphore végétale, dans le passage qui précède de peu celui que nous venons de citer :

[…] pour ceste heure je ne penserai point faillir en disant cela qu’il y a en nostre ame quelque naturelle semence de raison, laquelle entretenue par bon conseil et coustume florit en vertu, et au contraire souvent ne pouvant durer contre les vices survenus estouffée s’avorte. (p. 89)

18L’opposition entre « vertus » et « vices » et l’introduction de la « coutume » souligne cette fois clairement le sens moral de cette métaphore : de même que les semences naturelles produisent tantôt des fleurs tantôt des plantes mortes et flétries, de même « l’ame » peut laisser se développer ses vertus naturelles ou les laisser étouffer sous les « vices » entretenus par la coutume et la force de la servitude. La « vertu » ainsi définie apparaît toujours susceptible de se retourner en son contraire, le vice.

19La multiplicité des occurrences du mot « vertu », les jeux de dérivation, d’opposition et d’antonymie qui l’accompagnent, soulignent ainsi l’ambivalence des emplois de ce mot dans le Discours de la Servitude volontaire. Ils mettent autant en évidence les dispositions natives (« naïves ») des hommes vers la vertu que la faiblesse des peuples assujettis, dénaturés par la coutume et par leur inclination à la servitude.

Approche morale et politique : le discours de la vertu

20Nous nous intéresserons donc au discours de la vertu que développe La Boétie, et à la manière dont il informe le discours sur le pouvoir et sur l’obéissance.

Vices et vertus : l’enracinement moral du discours

21La notion de « vertu », ou plus précisément l’opposition entre « vices » et « vertus », constituent en effet un élément structurant du Discours de la Servitude volontaire : elles fondent le discours critique sur le pouvoir et l’obéissance en le ramenant à une réflexion sur la nature de l’humain. Les images végétales que nous venons de mentionner désignent le vice comme le résultat d’une nature « etouffée » et « avort[ée] » (p. 89), voire comme un abâtardissement de la nature première de l’homme, de son inclination virtuelle vers le bien.

22Or, le mot vice est pourvu dans le Discours de la Servitude volontaire d’un sens précis : il ne désigne pas seulement le contraire de la « vertu », mais plus spécifiquement l’absence du désir de liberté et, plus exactement, le phénomène de la servitude volontaire.

Mais o bon dieu, que peut estre cela ? comment dirons nous que cela s’appelle ? quel malheur est celui la ? quel vice ou plustost quel malheureux vice voir un nombre infini de personnes, non pas obeir, mais servir ; non pas estre gouvernés, mais tirannisés […]. (p. 80-81)

Doncques quel monstre de vice est cecy, qui ne merite pas ancore le tiltre de couardise, qui ne trouve point de nom asses vilain, que la nature desadvoue avoir fait, et la langue refuse de nommer ? (p. 82)

23La répétition du mot « vice » et la modalisation affective et appréciative qui l’accompagnent (« malheureux vice », « monstre de vice ») traduisent l’investissement graduel de l’énonciateur dans la dénonciation de cet « innommable » qu’est la servitude volontaire. Ramenée à l’opposition structurelle entre « vice »et « vertu », cette dénonciation est ainsi déplacée sur un plan moral : la tyrannie et son corollaire, la servitude volontaire, ne constituent pas seulement une aberration politique, mais une « dénaturation » des vertus naturelles, premières, de l’humain. L’évocation du « monstre » renforce le motif de la dénaturation, que développeront d’autres passages du Discours de la Servitude volontaire :

Quel mal encontre a été cela, qui a peu tant denaturer l’homme, seul né, de vrai pour vivre franchement, et lui faire perdre la souvenance de son premier estre […] (p. 93)10

 La nature de l’homme est bien d’estre franc et de le vouloir estre : mais aussi sa nature est telle que naturellement il tient le pli que la nourriture lui donne. (p. 102)

24L’opposition entre « vices » et « vertus » contribue ainsi à un enracinement moral du discours sur la tyrannie et sur la servitude volontaire.

Vices et vertus des puissants : le discours épidictique

25La notion de « vertu » infléchit ainsi la représentation du pouvoir tyrannique dans le Discours de la Servitude volontaire. Plus précisément, elle est au cœur du discours épidictique qui constitue en partie le texte de La Boétie. Comme le rappelle U. Langer, la rhétorique épidictique repose depuis l’Antiquité sur « l’alliance profonde du projet littéraire et du projet moral » : la question des vices et des vertus y est donc centrale, puisqu’elle détermine l’orientation globale – éloge ou blâme – et le contenu même du discours sur les puissants11. Fort d’un contexte social et politique qui encourage l’éloge du prince, d’une part, et d’une connaissance plus approfondie de la philosophie morale aristotélicienne et cicéronienne, d’autre part, le discours épidictique de la Renaissance tend à constituer le prince idéal comme l’incarnation des quatre « vertus cardinales » définies comme telles depuis l’Antiquité : la force (fortitudo : force physique et morale, constance), la justice (justitia : sens de l’équité, respect des lois), la prudence (prudentia : sagesse pratique, intelligence, prévoyance) et enfin la tempérance (temperantia : maîtrise de soi, capacité de réguler ses propres passions)12.

26La prudence constitue traditionnellement la première de ces quatre vertus, celle qui fonde les autres et les relie entre elles. Cependant, à la faveur du développement de la culture de cour et de l’engouement pour le genre des « Institutions » des princes, le discours moral de la Renaissance tend à bousculer cette hiérarchie au profit de la tempérance : définie comme maîtrise de soi, capacité de tempérer ses pulsions, mais aussi comme conscience de sa propre faillibilité, cette vertu apparaît désormais comme le fondement de la prudence et la condition première de l’exercice et du maintien du pouvoir13.

27L’objet du Discours de la Servitude volontaire n’est certes pas de développer une théorie des vertus et cette distinction entre les vertus cardinales n’y apparaît pas explicitement. Pourtant, le discours épidictique y repose très largement sur la question de la tempérance des puissants, ou plus précisément sur l’idée d’une intempérance fondamentale et structurelle du tyran, qui nourrit la dénonciation de toute forme de pouvoir illégitime. Définie comme une absence de maîtrise de soi et une incapacité de réguler ses appétits et ses passions, l’intempérance constitue le vice spécifique d’un pouvoir déséquilibré et incontrôlé. Sa représentation dans le Discours de la Servitude volontaire passe notamment par la caractérisation monstrueuse du tyran, présenté comme une figure de l’excès et de la difformité. La Boétie privilégie tantôt la représentation gigantale du tyran, figuration traditionnelle de l’intempérance politique, comme dans le célèbre portrait du tyran dont le corps difforme est constitué de la somme des membres de chacun de ses sujets (p. 87)14 ; tantôt il développe, autour de certains exempla historiques, un système métaphorique qui conduit à caractériser le tyran comme une bête féroce ou un monstre sanguinaire, conformément à un autre lieu du discours de blâme contre les puissants : Tibère se caractérise par sa « cruauté » sanguinaire, Néron est désigné comme un « vilain monstre » et une « beste sauvage », César est qualifié de « sauvage tiran » (p. 110-111).

28Quelles que soient les traditions dont elles s’inspirent, ces représentations ont en commun d’associer le pouvoir tyrannique à l’image d’un corps malade, monstrueux ou déformé par les excès. Elles mettent ainsi en avant l’idée de dénaturation sur laquelle repose l’exercice tyrannique du pouvoir. C’est ce qui distingue, selon Emmanuel Buron, la tyrannie du pouvoir légitime : le pouvoir devient tyrannique dès lors que le désir de domination l’emporte sur la volonté de gouverner équitablement le peuple, et que les passions individuelles du tyran l’emportent sur le sens du bien commun, conduisant ainsi à une confiscation du pouvoir par un seul individu, au détriment des institutions qui devaient le réguler : le Sénat à l’époque des Romains, le Parlement à l’époque de La Boétie15. L’intempérance se manifeste ainsi à l’échelle de l’individu – le tyran est celui qui se laisse gouverner par ses appétits au détriment de la raison – comme à l’échelle de la « nation » tout entière, lorsque le gouvernement d’un seul ne tolère plus aucun contre-pouvoir susceptible d’en contrôler les excès.

29Là encore, quelques passages du Discours de la Servitude volontaire dessinent par contraste l’idéal d’un exercice vertueux du pouvoir, respectueux de la nature des hommes qui le constituent et des institutions qui garantissent l’équilibre d’un bon gouvernement : c’est notamment le cas de la République de Venise, objet par excellence du discours d’éloge politique :

Qui verroit les Venitiens une poignée de gens vivans si librement, que le plus meschant d’entr’eulx ne voudroit pas estre le Roy de tous, ainsi nés et nourris qu’ils ne reconnoissent point d’autre ambition, sinon a qui mieulx advisera, et plus soigneusement prendra garde a entretenir la liberté… (p. 97)

30Chez La Boétie comme chez plusieurs de ses contemporains, en effet, Venise devient l’exemple d’un exercice vertueux du pouvoir, et acquiert le statut d’un véritable « mythe » politique16. Elle constitue ainsi, sur le plan rhétorique, un exemplum d’une grande efficacité argumentative, qui met en évidence les manques et les « vices » de tout exercice illégitime du pouvoir.

Les vices des peuples assujettis : le discours polémique

31Si l’opposition entre vices et vertus fonde ainsi l’approche morale du pouvoir tyrannique dans le Discours de la Servitude volontaire, elle est surtout au cœur du renversement paradoxal qu’opère le texte de La Boétie : le véritable objet de la dénonciation, on le sait, n’est pas tant le tyran que les peuples mêmes qui lui sont soumis, présentés comme les artisans de leur propre servitude. Le discours de la vertu contribue ainsi à la portée polémique du texte : il participe à la fois d’un discours paradoxal, contrepoint au discours traditionnel sur le pouvoir, et d’une dénonciation parfois virulente des peuples assujettis17.

32De fait, les occurrences des mots « vices » et « vertus » dans le Discours de la Servitude volontaire sont presque toujours associées aux peuples plutôt qu’aux tyrans. C’est l’abandon par le peuple de ses vertus premières, « naïves », qui rend possible un exercice vicié du pouvoir. Les vices attribués aux tyrans apparaissent ainsi comme une émanation de ceux qui caractérisent en premier lieu les sujets mêmes du tyran, à commencer par l’intempérance. E. Buron souligne dans son article la représentation très négative du peuple dans le Discours de la Servitude volontaire18: apostrophé, désigné de manière dédaigneuse – « le populaire » (p. 110) voire injurieuse – la « canaille » (p. 110), le « gros populas »19 –, le peuple y est représenté comme un corps dérégulé, tout entier soumis à la quête du plaisir et d’une satisfaction immédiate de ses bas appétits :

[…] tousjours le populaire a eu cela : il est au plaisir qu’il ne peut honnestement recevoir, tout ouvert et dissolu : et au tort et à la douleur qu’il peut honnestement souffrir, insensible. (p. 110)

33Les comparaisons animales, dont on a vu qu’elles pouvaient ponctuellement désigner des figures de tyrans, permettent aussi d’associer les peuples entiers à des « bestes », qu’il s’agisse de les identifier à des animaux piégés par un appât (p. 109) ou d’en dénoncer la lâcheté, l’inappétence pour la liberté, par opposition au refus instinctif de la servitude chez les animaux (p. 91-92). Les images animalières soulignent ainsi l’intempérance et l’absence de prudence des peuples assujettis, tout en construisant leur image en miroir avec celle des tyrans, soumis au même régime métaphorique. L’intempérance du pouvoir tyrannique apparaît dès lors comme le reflet, voire le résultat de celle de ses sujets. C’est ce que montrent plusieurs exempla historiques, qui font de cet abandon du peuple à la seule recherche du plaisir la condition du pouvoir du tyran : les « jeus » et les « festins » d’un Néron, les « banquets » et les « prodigalités » d’un César ont abusé la méfiance de leurs sujets et endormi chez eux tout désir de liberté.

34L’opposition entre « vices »et « vertus »rend ainsi possible le renversement de perspective qu’opère le Discours de la Servitude volontaire, en faisant du pouvoir tyrannique la conséquence directe de l’abandon par tout un peuple de ses « vertus » naturelles. En renonçant à la tempérance et à la prudence, les hommes se laissent prendre au piège d’un pouvoir trompeur, qui les entretient dans une ignorance d’eux-mêmes.

35C’est cette duplicité du pouvoir tyrannique que je propose à présent d’examiner, en montrant comment la question de la « vertu » ressortit finalement, dans le Discours de la Servitude volontaire, à une interrogation sur le langage du pouvoir.

Approche rhétorique : défense (et illustration ?) d’une pratique vertueuse de la langue

« Vices » et « vertus » du langage

36Avant d’envisager ce dernier point, il faut d’abord revenir sur un emploi particulier des mots « vice » et « vertu », et prendre en considération la portée linguistique et rhétorique de ces deux notions. Depuis Quintilien, la tradition rhétorique oppose en effet les « vertus » (uirtutes) et les « vices » (uitia)du discours20. Quintilien distingue trois principales qualités de l’élocution : « la correction, la clarté et l’ornement » et considère comme autant de « vices » les défauts qui leurs sont associés. La distinction entre « vices » et « vertus » de la langue devient dès le Moyen Âge un lieu commun des traités de seconde rhétorique. Elle est ensuite reprise, développée et parfois réinterprétée dans les textes théoriques et les arts poétiques de la Renaissance, qui tendent à faire de la « clarté » la vertu principale et première du discours, dont découlent toutes les autres qualités. Le De copia verborum ac rerum d’Érasme, au début du XVIe siècle, fait ainsi l’éloge d’une langue abondante et ornée, tout en subordonnant celle-ci à l’impératif de clarté : la beauté des mots (les uerba) doit être en adéquation avec le contenu du discours (les res). Un usage excessif des figures et des ornements ne saurait produire qu’un discours obscur et vain, inutilement enflé.

37En France, les auteurs de la Pléiade, dont La Boétie fait l’éloge à la fin du Discours de la Servitude volontaire pour avoir « avanc[é] tant bien nostre langue » (p. 115), érigent à leur tour la « clarté » comme une condition essentielle du renouvellement et de l’enrichissement de la langue française : il s’agit de débarrasser celle-ci des tournures héritées du latin et de recréer une langue littéraire fondée sur les ressources propres à la langue française, tout en illustrant l’expressivité de celle-ci et son aptitude à exprimer les contenus les plus nobles et les plus élevés. Jacques Peletier du Mans, en 1555, considère ainsi que « la première et la plus digne vertu du poème est la Clarté » tandis que « l’obscurité se comptera pour le premier Vice »21. Or, ce discours sur la « vertu » de la langue française littéraire est souvent illustré par des images organiques et végétales héritées des rhéteurs anciens (Quintilien notamment), mais qui ne sont pas sans rappeler celles qu’utilise La Boétie à propos des « vertus » des hommes. Du Bellay, dans La Deffence, et illustration de la langue françoyse (1549) figure ainsi la langue comme une plante qui doit être entretenue avec soin, par l’imitation non servile des Anciens, pour laisser épanouir ses « vertus »22 ; quant à Peletier, il associe les « vertus » du discours à un pré couvert de fleurs ou à un verger de bons arbres fruitiers, et les « vices » à des « plants stériles ».

38Au-delà de cette similitude métaphorique entre l’approche rhétorique des uns (Du Vellay, Peletier) et l’approche politique et morale de l’autre (La Boétie), on peut ainsi s’interroger sur la place de la langue dans la réflexion sur les vertus que développe le Discours de la Servitude volontaire.

La rhétorique du tyran : une pratique vicieuse de la langue

39De même qu’il n’explicite pas son discours moral sur les « vertus » et les « vices » des tyrans et des peuples, La Boétie ne développe pas de théorie linguistique ou rhétorique dans le Discours de la Servitude volontaire. Sa conception de la langue se dégage toutefois de l’importance qu’il accorde à la question du langage des puissants. Le lien qu’il établit entre le pouvoir d’un seul et le phénomène de la servitude volontaire le conduit en effet à s’interroger sur les séductions langagières des tyrans, qui s’assurent de la bienveillance et de la fascination du peuple à leur égard par une pratique mensongère et opaque du discours. Les diverses figures de tyrans qui illustrent le propos de La Boétie se rejoignent en effet dans une même pratique dénaturée, vicieuse de la langue, qui abuse les peuples assujettis en flattant leurs plus bas instincts. Selon U. Langer, « la flatterie est proprement un discours tyrannique » dans la mesure où elle se donne pour but le profit personnel de celui qui la profère, et non celui de l’individu qu’elle prend pour objet, encore moins le bien commun d’une collectivité23.

40La Boétie consacre ainsi une série d’exempla historiques (p. 108-113) aux moyens par lesquels les tyrans endorment les peuples et à la duplicité du langage du pouvoir. La force de la dénonciation repose précisément sur la mise en évidence d’une inadéquation profonde entre les signes envoyés aux peuples et la réalité du pouvoir, autrement dit entre les res et les uerba. Les ornements dont se parent « les premiers Rois d’Egipte » (p. 112) pour impressionner leurs sujets, les miracles prétendument réalisés par Pyrrhus ou par Vespasien – requalifiés de « contes » et de « mensonges » par La Boétie –, ou encore la « venimeuse douceur » de César, « qui envers le peuple Romain sucra la servitude » (p. 111), ont en commun d’asseoir le pouvoir du tyran sur une illusion, un langage mensonger qui n’a d’autre but que celui de tromper et d’abuser le peuple. Qu’il soit verbal ou non verbal, le langage du tyran se caractérise précisément par une rhétorique de l’enflure, du mensonge, qui masque les ambitions réelles du tyran et détourne la vertu de l’éloquence au profit d’un seul individu. Aussi la représentation de ce langage dans le Discours de la Servitude volontaire repose-t-elle sur une altération des attributs traditionnels de l’éloquence : la « douceur » de l’orateur est qualifiée de « venimeuse », le miel de l’éloquence se transforme dans la bouche de César en un « sucre » empoisonné, et le « feu » qui anime l’orateur devient l’image d’un miroitement trompeur qui éblouit les sujets du tyran en projetant une fallacieuse « clarté » :

ces miserables voient reluire les tresors du tiran, et regardent tous esbahis les raions de sa braveté, et, allechés de ceste clarté, ils s’approchent, et ne voient pas qu’ils se mettent dans la flamme qui ne peut faillir de les consommer. (p. 125-126)

41L’image finale du papillon qui découvre la « vertu » destructrice du feu condense enfin l’opposition entre un usage vertueux de l’éloquence, respectueux de la nature de ses auditeurs, et son détournement au seul profit du tyran. Le peuple apparaît là encore comme le responsable de son propre asservissement, puisqu’il se laisse aveugler par ce langage qui flatte ses passions et finit par le détruire en l’entretenant dans son intempérance.

Le Discours de la Servitude volontaire,
illustration d’une langue « vertueuse » ?

42La représentation du langage des tyrans représente ainsi le pendant « vicieux » d’une pratique vertueuse de la langue et de l’éloquence. Bien qu’elle soit moins présente que le langage des tyrans, celle-ci trouve également à s’illustrer dans les exempla que le Discours de la Servitude volontaire consacre aux quelques personnages capables de concevoir et d’exprimer le désir de liberté, identifiables à ceux qu’il appelle les « mieulx nés ».

43En effet, de même que le pouvoir du tyran est d’abord affaire de langage, de même l’opposition à la tyrannie mobilise une autre forme d’éloquence, à l’opposé des séductions mensongères sur lesquelles reposent les pratiques illégitimes du pouvoir. Cette prise de parole se caractérise par sa clarté, sa transparence et son efficacité.On peut notamment citer l’anecdote de Caton d’Utique (p. 101), qui se proposa dans sa jeunesse de poignarder le dictateur Sylla : ce passage offre l’exemple d’une prise de parole qui constitue en elle-même un acte de bravoure, d’une parole en parfaite adéquation avec le courage du jeune Romain. L’énergie de la parole vertueuse s’oppose ainsi à la dissimulation et à la duplicité du tyran24 :

Voilà certe une parolle vraiement appartenante à Caton ; c’estoit un commencement de ce personnage digne de sa mort, et neantmoins qu’on ne die ni son nom ni son païs, qu’on conte seulement le fait tel qu’il est, la chose même parlera […] (p. 101)

44Un autre exemple de ce langage vertueux est donné par la figure d’Hippocrate, qui refusa les faveurs du « Grand Roy » des Perses. Là encore, la parole sincère et libre (« franche ») de l’homme vertueux s’oppose aux paroles flatteuses et enjôleuses du tyran : sa lettre, qui « tesmoignera pour jamais de son bon cœur et de sa noble nature » (p. 106), illustre un idéal de transparence et de clarté du langage, reflétant parfaitement l’ethos vertueux de l’énonciateur. Le discours d’opposition au pouvoir relève donc aussi d’une rhétorique de la subjectivité éthique : il s’agit de s’exprimer en conformité non seulement avec ses actes, mais avec sa propre nature.

45Ces exemples d’éloquence vertueuse semblent ainsi fonctionner, à l’échelle du discours, comme des relais de l’instance énonciatrice principale : considéré dans son ensemble, le texte de La Boétie manifeste en effet son attachement à une pratique vertueuse du discours, caractérisée par la recherche de clarté de la langue et par l’usage modéré des ornements. Les exempla du texte constituent ainsi un moyen traditionnel de l’amplification rhétorique, mais ils participent aussi de l’efficacité argumentative du discours et de la force persuasive de celui-ci : en illustrant les propos de l’énonciateur par des figures concrètes empruntées à l’histoire ou au mythe, ils rendent le discours plus « évident », plus efficace, tout en fonctionnant comme une incitation à la prise de conscience de la servitude volontaire et à l’action contre celle-ci25. La même analyse vaut pour les figures de rhétorique proprement dites, comparaisons et métaphores notamment : loin de se restreindre à leur fonction purement ornementale, elles renforcent aussi l’efficacité argumentative du texte dans la mesure où elles contribuent à construire l’image gigantale du tyran, la figure bestiale du peuple, ou à illustrer par des images organiques et végétales le discours moral sur les vices et les vertus. Le Discours de la Servitude volontaire se construit donc lui-même en opposition au discours flatteur et inutilement orné des tyrans.

46Enfin, l’expression de la subjectivité, particulièrement marquéedans les grandes articulations du discours (exorde, péroraison, adresses aux peuples assujettis) témoigne d’une forte implication énonciative et affective du locuteur : elle favorise ainsi la construction d’un ethos de sincérité dont la langue du Discours de la Servitude volontaire se veut le reflet.

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48L’importance de la notion de « vertu » dans le Discours de la Servitude volontaire est ainsi liée autant au discours moral et politique sur les vertus qu’à un idéal de vertu du discours. D’une part, elle permet de déplacer sur le plan moral la critique politique du pouvoir tyrannique : en mettant l’accent sur l’intempérance fondamentale du pouvoir tyrannique, elle établit le lien entre vertu individuelle et vertu politique, et surtout elle est au cœur du renversement qui fait des peuples eux-mêmes les artisans de leur propre servitude. Elle souligne ainsi la portée épidictique et polémique du Discours de la Servitude volontaire. D’autre part, elle établit un lien étroit entre les pratiques du pouvoir et la rhétorique des puissants. Elle sous-tend ainsi l’idée qu’une pratique vertueuse du pouvoir est indissociable d’une langue elle-même vertueuse, qui seule permet d’éviter l’aveuglement des peuples et qui conditionne la recherche du bien commun. Enfin, elle infléchit l’écriture de La Boétie, en inscrivant un modèle d’éloquence vertueuse à l’horizon de son Discours.