Colloques en ligne

Céline Barral

Posture implicite et polémiste masqué. Un usage contre-nature de la notion de posture ?

1Le polémiste semble être l’objet idéal des études de postures car il met en crise les frontières entre le privé et le public, la vie et l’œuvre, l’ethos et le logos. Le risque toutefois est que l’étude par la posture n’apporte guère à l’étude traditionnelle des figures de polémiste. Dans l’emphase de l’exposition de soi, dans le trop explicite et le trop public de cette écriture singulière, il reste moins qu’ailleurs à objectiver, à interpréter, à découvrir. C’est pourquoi en décelant dans l’œuvre de Kafka, et d’abord dans ses fictions, une posture polémique implicite, le récent Kafka en colère de Pascale Casanova (Seuil, 2011) opère un geste critique original. Le levier de ce geste est le rapprochement entre Kafka et Karl Kraus (1874-1936), fameux polémiste viennois, dont Kafka est ici considéré, avec une certaine prudence et sous la forme d’une hypothèse, comme un « équivalent structurel » pragois. La posture de polémiste de Karl Kraus est explicite, elle se construit dans ses pamphlets de jeunesse1, dans les textes de sa revue la Fackel2 (le Flambeau ou la Torche), dans le personnage et la persona du Nörgler (le râleur, l’ergoteur) des Derniers Jours de l’humanité, dans les procès engagés contre diverses personnalités viennoises, dans les lectures publiques très fréquentées qu’il donne dans les villes d’Europe. L’enjeu du rapprochement entre Kafka et Kraus est de faire de Kafka un auteur politique « en colère », et de ses textes fictionnels, relus comme des fables allégoriques, des « interventions »3 dans l’espace public. Mais comment s’opère ce glissement de l’explicite à l’implicite, et comment une « posture » peut-elle même se penser implicite ?

2En suivant l’hypothèse de Pascale Casanova, nous interrogeons ici un usage possible de la notion de « posture » dans le cadre du comparatisme ou de l’étude de champ à l’échelle de la « république mondiale des lettres ». Construire Kafka et Kraus en « équivalents structurels » semble imposer des étapes plus traditionnelles – repérage de lectures, d’influence, de citations, d’allusions, d’un « background knowledge » – dont nous questionnons la fonction. Le coup de force est de passer d’une logique de continuité et de contiguïté à une logique d’équivalence structurelle, de modélisation.

3Cette démarche, au croisement des études culturelles et de la sociologie de la littérature (ici l’étude de champ héritée de Pierre Bourdieu mais sous les coordonnées de la « littérature mondiale »4), permet l’émergence d’un concept opératoire, quoique paradoxal, celui de « posture implicite ». Au glissement de l’étude d’influence classique vers un modèle d’équivalence structurelle correspond le passage de l’analyse des allusions explicites de nature polémique (dans le Journal, les lettres, les notes journalières des cahiers in-octavo de Kafka) à l’idée d’une « posture polémique » implicite dans les fictions (romans et récits de Kafka).

4La force de l’hypothèse de la posture implicite tient à ses usages dans l’analyse littéraire, au plus près des textes. L’hypothèse offre aussi en retour à la notion de « posture » un champ d’application élargi. La construction de la notion de « posture implicite » trouve sa pierre d’angle dans l’écriture : ce que Pascale Casanova nomme l’écriture « ethnographique »5 ou l’écriture « blanche » dans les fictions de Kafka n’est pas indépendant de ce qui apparaît sous forme d’écriture explicitement polémique dans ses textes non fictionnels, notamment dans ses aphorismes. Cependant la « posture implicite » n’est-elle qu’un autre nom donné aux « prises de position » du système bourdieusien ?

Posture et position

5La proposition de Pascale Casanova résulte non d’un rapprochement des « caractères » mais d’une construction historicisée, qui articule des postures polémiques à des positions dans le(s) champ(s). Parlant de Kafka et de Kraus, elle écrit :

Et il m’apparaît que l’homologie de leurs positions pourrait être fondée sur cette « mauvaise humeur », qui serait à l’origine de leur volonté commune de construire une œuvre sur la critique des positions intellectualistes des théoriciens viennois et pragois – cachée ou partiellement voilée dans le cas de Kafka, explicite dans le cas de Kraus.6

6Rappelons que postures et positions peuvent être distinguées par une définition sommaire de la posture comme « façon d’occuper une position dans le champ »7. Quant aux « positions », elles ne doivent pas être simplement comprises en termes sociopolitiques mais elles consistent aussi en des « choix formels » dans un spectre de possibles envisagé à partir de l’état du champ8.

7La notion de posture s’ajoute ainsi à l’édifice bourdieusien et en augmente la difficulté, en redoublant l’hypothèse de l’homologie entre les deux structures qui fondent le système du champ littéraire (structure des positions et structure des prises de position9) d’une homologie possible entre des stratégies de représentation et de publicisation de soi comme auteur dans différents champs littéraires (à travers les siècles ou d’une nation à une autre).

8Pascale Casanova fait précéder l’analyse de la posture polémique prêtée à Kafka d’une reconfiguration du champ littéraire pragois, notamment dans ses rapports d’assujettissement aux champs viennois et berlinois. Le rapprochement de Kraus et de Kafka s’adosse à la similarité des positions reconnues entre eux, en tant que Juifs de culture allemande en conflit avec les positions assimilationnistes tout comme avec le sionisme. Les traits rhétoriques et de médiatisation attachés aux polémistes tendraient toutefois à rapprocher plutôt Kraus et Brod ou Kraus et le hongrois Karinthy, ou bien encore Kraus et Péguy, si l’on considère un polémiste qui appartenait à un tout autre espace littéraire10. Si nous voulons maintenir un usage strict de la notion de posture « comme manière d’occuper une position dans le champ », la situation s’en trouve singulièrement complexifiée dès lors que doit être considérée non pas une « république des lettres » appréhendée comme une structure fermée mais une « république mondiale des lettres » fondée à la fois sur la coprésence de différentes structures, leurs interactions et sur l’hypothèse d’une structure explicative et dynamique globale qui confronte le modernisme au paradigme herdérien11.

Lignage, posture polémique

9L’hypothèse de la république mondiale des lettres est un vecteur d’anamorphisme. La ressemblance des positions de Kafka et de Kraus dans leur champ respectif est déformée par le rapport entre leurs deux champs :

[…] à l’intersection de ces deux champs [le champ de la littérature moderne lié à l’appartenance à l’aire culturelle germanophone et le champ de la littérature populaire, des « petites nations », lié au nationalisme tchèque d’une part, à la judéité et au yiddishisme d’autre part], [Kafka] inventa une posture inédite, inconnue de lui, politiquement et surtout littérairement très novatrice, mettant en cause les clivages entre littérature et politique tels qu’ils étaient posés tacitement à Prague parmi les germanophones.12

10Le rapprochement entre Kafka et Karl Kraus répond à deux logiques distinctes. D’une part une logique de lignage et d’influence, d’autre part une logique de parallélisme et d’équivalence structurelle. La première logique fait de Kafka le « dernier des krausiens », et un lecteur et auditeur de l’auteur viennois, à travers la Fackel et les conférences données par Kraus à Prague. Kafka vient à la suite d’autres figures d’artistes et d’intellectuels contemporains de Kraus, influencés par sa vision de la morale, de la langue allemande et sa contestation de l’ornementalisme en art. Reprenant l’étude du milieu viennois par Allan Janik et Stephen Toulmin, qui avaient fait de Schönberg, Kokoschka et Wittgenstein des « krausiens », et de Kraus lui-même un « loosien »13, Pascale Casanova prête à Kafka la même « posture de radicalité critique » et considère que Kafka a « transposé [l]a posture critique et [l]a conviction esthétique anti-ornementale [de Kraus] » dans son domaine propre, celui de la fable allégorique. S’ajoute à cette transposition d’un champ du discours à un autre (du journalisme à la fable), une transposition d’un champ littéraire à un autre, tenant compte de la situation de dépendance de Prague par rapport à Vienne et à Berlin. Kafka apparaît alors dans le champ littéraire pragois au regard des modernistes esthètes de Prague comme Kraus dans le champ littéraire viennois au regard des écrivains du groupe Jung-Wien :

Depuis Die demolirte Literatur en 1896, on sait que les cibles privilégiées de Kraus dans le milieu littéraire viennois, au moins jusqu’à la guerre de 1914, étaient les écrivains du groupe du Jung-Wien. Si, comme je l’ai suggéré plus haut, on peut comprendre le groupe du Cercle de Prague comme un équivalent structurel, à vingt ans d’écart, du groupe du Jung-Wien, les critiques de Kafka à l’égard de ces écrivains peuvent être comprises exactement dans le même sens.14

11Ces deux logiques sont bien sûr enchevêtrées parce que la structure du champ pragois ne se comprend pas en dehors de sa dépendance à l’espace viennois. De plus, la question de l’assimilation, du rapport à la langue et à la culture allemandes, à la judéité ou « nation juive » et au sionisme est commune aux deux espaces (pragois et viennois). De cet enchevêtrement des deux champs, Pascale Casanova fait une « intersection », donnant à Kafka un « habitus clivé », aussi qualifié de « chiasme », l’obligeant lui,

[…] loin de Vienne, dans un univers beaucoup plus politisé, [à trouver] à sa posture critique et à son habitus subversif une solution esthétique différente de celle de Kraus, quoiqu’elle prît appui pour s’affirmer sur le précédent krausien. Autrement dit, du fait de la dépendance de Prague par rapport à Vienne et du très haut degré de politisation du champ pragois, de la centralité de la question nationale à Prague, Kafka ne put opter pour les mêmes formes de critique esthétique. Il conserverait la posture de Kraus, le modèle de sa radicalité intransigeante, l’austérité de sa langue, son style anti-ornemental et aphoristique, sans adopter ses convictions politiques.15

12Quelle sera cette solution kafkaïenne propre ? Ce sera le choix de la judéité à partir de 1911 et de la découverte du théâtre yiddish, l’adoption d’une conception herdérienne16 de la fonction de l’écrivain au regard de la nation – ici juive –, et l’invention d’un « style blanc », « a-stylistique », d’une « façon de ne pas écrire en allemand »17 au cœur de l’allemand ; enfin, l’invention de fictions allégoriques au sens politique, fondées sur le procédé de l’énonciateur masqué, du « narrateur menteur », afin d’inscrire dans le texte même les paradoxes de l’assimilation juive-allemande.

De l’allusif à l’implicite

13La présence explicite quoique ténue de Kraus et de la Fackel dans l’œuvre de Kafka se repère dans le détail de certains textes18 : une note du Journal signalant que Kafka a assisté à la lecture donnée par Kraus à Prague (26 mars 1911), des mentions dans les lettres à Max Brod puis à Robert Klopstock dans les dernières années19. Si la connaissance de Kraus et de son œuvre est de l’ordre du background knowledge d’un Pragois juif de culture allemande, la situation des différentes positions dans le champ littéraire est censée permettre de donner un sens plus précis, une orientation polémique à ces allusions.

Le régime de l’allusion

14La note du Journal est elliptique : « Auparavant conférence de Loos et de Kraus »20. Kafka ne dit rien de cette conférence mais fait suivre cette mention d’une critique du roman Die Jüdinnen [Les Juives, 1911]de Max Brod, qui, selon lui, échoue à représenter le « problème juif » :

Il manque aux Jüdinnen un milieu non juif composé de ces gens bien considérés qui permettent le contraste, et qui, dans d’autres récits, attirent l’élément juif au dehors et le poussent à marcher contre eux dans l’étonnement, le doute, l’envie, la terreur et qui enfin, enfin ! lui donnent confiance en lui-même, puisque ce n’est qu’en face d’eux qu’il peut se redresser de toute sa hauteur [...].21

15Une polémique oppose peu après Max Brod et Kraus, en juin-juillet 1911, autour de la revue Pan, relancée en 1910 par Alfred Kerr. Brod défend le poète Kerr contre le polémiste Kraus : « Une tête médiocre [...], dont le style n’évite que rarement les deux pôles de la littérature, le pathos et le calembour, ne devrait pas pouvoir oser toucher à un poète, un nouveau créateur, un réjouisseur. [...] »22 Kraus cite et tourne ces phrases en dérision dans « Der kleine Pan stinkt noch » (Fackel 324-325, 2 juin 1911), et critique en retour le mauvais style de l’auteur des Jüdinnen. En réponse, Brod publie dans Die Aktion, le 3 juillet 1911, « Ein mittelmäßiger Kopf. Betrachtungen über Essayismus und Polemik gegen Karl Kraus » [« Une tête médiocre. Considérations sur l’essayisme et polémique contre Karl Kraus »], où la personnalité mégalomane de Kraus, son antisémitisme de Juif et son œuvre exclusivement polémique sont dénoncés23 :

Qui connaît mon évolution de l’Indifférentisme à un optimisme singulier sait que je devais me détourner pour des raisons objectives de Kraus, et que ses jugements favorables à mon égard, que me rapportèrent ses amis et les miens, m’ont aussi peu décontenancé que l’entrée gratuite que m’envoyèrent les organisateurs de sa lecture à Prague [...].24

16Or cet abandon de « l’Indifférentisme » correspond au passage de Brod, et avec lui de nombreux jeunes écrivains juifs pragois, de l’esthétisme au sionisme25. Kraus répond qu’il y a malentendu : l’indifférentisme esthète n’était pas plus compatible avec ses positions que le sionisme ne le sera26. Dans l’enchaînement, au sein du Journal de Kafka, entre l’allusion à la lecture pragoise de Kraus et la critique de la représentation du « problème juif » dans Les Juives de Brod se lit ainsi la similarité des idées de Kraus et de Kafka, qui sera réaffirmée par ce dernier en juin 1921 dans une lettre à Brod bien connue, où Kafka définit la triple difficulté d’écrire pour la génération de Juifs allemands à laquelle il appartient (impossibilités – dites, faute de mieux, « de langage » – de ne pas écrire, d’écrire en allemand, d’écrire autrement). Ce qui manquait dans le roman de Brod, ce contraste entre judéité et milieu non juif, capable de révéler les tensions liées à l’assimilation, est au cœur de l’œuvre de Kraus. De lui, Kafka écrit dans cette lettre qu’« il est vraiment souverain dans ce petit monde de la littérature germano-juive ou plutôt c’est le principe qu’il soutient et auquel il se soumet dans un mouvement digne d’admiration, si bien qu’il se confond même avec ce principe et entraîne les autres dans cet échange »27. Kafka évoque au début de ce passage l’« opérette magique » de Kraus Literatur oder Man wird doch da sehn (1921), qui met en scène les jeunes écrivains juifs germanophones de Prague et leur opposition à la génération des pères, industrieux et désireux d’assimilation. Kraus y fait référence cavalièrement au complexe d’Œdipe freudien, que Kafka renomme le « complexe du père » et dont il souligne le déplacement dû aux coordonnées spécifiques de la judéité en milieu culturel allemand :

Davantage que la psychanalyse, ce qui me plaît dans cette affaire [dans Literatur...], c’est que le complexe du père, dont certains se nourrissent intellectuellement, ne touche pas le père innocent mais le judaïsme du père. La plupart de ceux qui commençaient à écrire en allemand voulaient se détacher du judaïsme, généralement avec l’accord flou des pères (ce flou était ce qu’il y avait de choquant), mais leurs postérieurs collaient encore au judaïsme du père, tandis que leurs antérieurs ne trouvaient pas de sol ferme.28

17C’est surtout l’usage du Mauscheln dans les satires de Kraus qui fait l’objet de l’attention de Kafka et conduit à son analyse de l’aporie linguistique pour les Juifs allemands. Le cliché attribuant aux « Juifs allemands » un allemand approximatif, dit Mauscheln, prend dans cette lettre la forme heureuse d’une stimulation de l’allemand, langue morte et littérature trop monolithique : Kafka y voit une

[…] liaison organique d’allemand de papier et de langue des gestes [...] et le résultat d’un délicat sens de la langue ayant reconnu qu’en allemand seuls les dialectes et, eux mis à part, seul le haut-allemand le plus personnel, vivent vraiment, alors que le reste, le niveau moyen de la langue, n’est que cendre, laquelle ne peut acquérir un semblant de vie que si des mains de juifs survivants se tordent.29

18Kafka reconnaît la sensibilité linguistique de Kraus et la justesse de son analyse du tournant historique qu’a représenté l’émancipation des Juifs à la fin du XIXe siècle. Il prolonge la critique de la littérature d’épigones que menait Kraus dans Literatur oder Man wird doch da sehn, « opérette magique en deux parties » écrite par Kraus en réponse au Spiegelmensch [L’Homme-miroir] (1920) de Franz Werfel. Werfel, écrivain pragois qui écrit en allemand, occupe une position d’auteur moderniste, symboliste, qui prétend faire jeu égal avec les écrivains de l’histoire littéraire allemande, en réécrivant Faust notamment. Dans Spiegelmensch, il dépeint Kraus comme un talentueux imitateur de sons, un « miroir acoustique », trop orgueilleux et atteint de « haine juive de soi »30. La pièce de Kraus ironise sur la position d’écrivain assimilé de Werfel, ses prétentions illégitimes sur la langue allemande et l’héritage de Goethe, son allemand ampoulé, symptôme d’une hyper-correction qui apparaît comme l’autre face du Mauscheln. La polémique est essentielle dans la prise de conscience que traduit la lettre de Kafka à Brod de l’aporie où se situe l’écrivain juif allemand.

La polémicité par l’implicite

19Le glissement du mode de l’explicite au mode polémique implicite s’opère dans la présence chez Kafka d’emprunts cryptés aux polémiques lancées par Kraus dans la Fackel. Un exemple en serait la reprise des jugements de Kraus, tels qu’exprimés dans la Fackel, contre le style ampoulé et ornemental de Hugo Salus. Gerald Stieg en a fait l’étude dans un article qui cherche chez Kafka le « reflet des polémiques krausiennes »31 à travers le vocabulaire culinaire. L’exemple sur lequel il s’arrête est un jugement exprimé par Kafka dans une lettre à Brod (12 octobre 1917) au sujet du texte de Thomas Mann « Palestrina ». De celui-ci, Kafka écrit qu’il est comme une « soupe merveilleuse » « qu’on aime mieux admirer qu’avaler, vu la quantité de cheveux salusiens [Salus’sche Locken] qui y flottent »32. Cette métaphore des « Saluslocken » est une déformation satirique de l’expression « Schillerlocken » par quoi sont désignées non seulement les outrances poétiques mais aussi un aliment. Salus est ici, montre Stieg, « une référence satirique », un « paradigme », le nom de l’ornement factice en poésie, et cela n’est possible que parce que dans la Fackel de Kraus, il est depuis longtemps la cible d’une critique qui use de métaphores culinaires. De ce détail qui trahit un esprit critique krausien à l’œuvre chez Kafka, Stieg conclut que le jugement de Kafka sur Thomas Mann est encore bien plus féroce que ce que dit explicitement le texte.

20Stieg montre aussi que l’influence de Kraus s’arrête là où lui-même prétend être en mesure de revenir à un allemand originel, au « mot ancien », de rendre sa pureté à la langue allemande. Kraus, qui critiquait la prétention de Werfel à hériter de Goethe, par son Faust, est renvoyé lui aussi à la fausseté de sa prétention à hériter de Goethe (en abominant Heine et la langue journalistique). C’est tout le rêve de l’assimilation que Kafka dénonce en demandant si la langue allemande peut être maternelle pour un écrivain juif. Si donc Kafka part d’une critique de l’ornement similaire à celle de Kraus, ce n’est pas pour prétendre revenir à l’origine du mot et à la pureté de la rime, à la forme de cratylisme vantée par Kraus dans Der Reim33 [La Rime] mais pour faire entendre l’étranger dans la langue allemande, et ce en adoptant un style a-stylistique. Pascale Casanova distingue aussi entre une critique éthique (Kraus) et une critique politique (Kafka). Mais ce qui chez Gerald Stieg reste pensé dans un cadre, même complexe (incluant l’implicite et l’inconscient), d’influence, est déclaré « structurel » par Pascale Casanova.

Les prises de position dans le champ : une théorie de la réfraction

21La posture polémique de Kafka est ultimement implicite parce qu’elle se déduit de la réfraction, dans des choix d’écriture, de prises de position spécifiques. Il s’agit de penser l’écriture polémique au-delà de ses frontières naturelles, aussi bien génériques (lettres, journal, articles essayistiques) que stylistiques (modalités axiologiques, allusions, citations, nomination...), en faisant l’hypothèse d’une posture polémique dans les fictions de Kafka.

22La lecture des fictions par l’implicite polémique que propose Pascale Casanova se veut résolument anti-biographique et choisit, contre les interprétations psychologisantes, mystiques ou existentielles, un déchiffrement allégorique resserré, tenant compte des coordonnées du débat politique et culturel de l’époque : allégorie restreinte donc34. La démarche a pour mérite de se méfier de l’énoncé, et de chercher à cerner ce que fait le texte, d’où une certaine contradiction entre posture implicite et posture explicite : à une posture explicite – de souffrance, d’irrésolution, de faiblesse, de retrait – s’oppose une posture implicite, pragmatique, de combattant. Gerald Stieg proposait déjà de lire Barnabas, le personnage du messager dans Le Château comme une représentation des impasses de l’assimilation, à partir du repérage de certains traits communs avec la représentation de Franz Werfel dans la Fackel de Kraus et dans sa pièce satirique Literatur oder man wird doch da sehn. Quant au personnage de Joséphine, du récit Joséphine la cantatrice ou le peuple des souris, il peut être lu comme une figuration cryptée de Kraus lui-même, ou bien de Werfel. Chez Pascale Casanova, un même postulat interprétatif et un même point de départ (l’influence de Kraus sur Kafka comme opérateur de posture polémique) conduisent à des déchiffrements autres de ces mêmes textes : le texte Joséphine la cantatrice est analysé comme une satire de Martin Buber35. Le mécanisme allégorique s’appuie alors sur l’analogie entre le sifflement faible de Joséphine, inaudible et usurpé au peuple, et la reprise et déformation mythologisante des contes et récits yiddish, « aménagés » par Buber pour un public occidental36. Reste que ces lectures se rejoignent dans leur ancrage politique et social : la « loi » kafkaïenne n’y est plus une loi morale, culturelle ou métaphysique, mais la loi de l’assimilation.

23Le passage de la posture polémique allusive à la posture polémique implicite n’est pas verrouillé, bien qu’il soit réglé. Le « narrateur-menteur » des fictions dotées d’un narrateur autodiégétique implique une posture énonciative très différente de celle du narrateur autobiographique du Journal ou des lettres (qui n’est pas non plus nécessairement un narrateur sincère), lieux de la posture polémique allusive. Dès lors, le passage de l’un à l’autre contraint à opérer un saut périlleux, à renoncer dans la fiction à toute preuve par le contexte, dans la mesure où les récits de Kafka résistent irréductiblement à toute lecture à clé. La notion de « narrateur-menteur » demeure une salutaire mise en garde contre toute extension de l’analyse de posture par l’explicite des textes non-fictionnels à l’ethos des narrateurs, aux personae des fictions.

24Une deuxième forme d’implicite dans les fictions est celle non plus du double fond des récits fictionnels mais de la portée polémique de l’écriture elle-même, dont Pascale Casanova fait une des manifestations de la posture krausienne. « [Kafka] conserverait la posture de Kraus, le modèle de sa radicalité intransigeante, l’austérité de sa langue, son style anti-ornemental et aphoristique […] »37. L’hypothèse invite à donner du sens au continuum allant des allusions polémiques dans les lettres ou le Journal à l’imitation décalée d’un style ethnographique dans les fictions, en passant par les aphorismes proprement dits. Il devient ainsi possible de parler d’« écriture aphoristique » au sujet non pas des aphorismes eux-mêmes mais de l’écriture fictionnelle38. Dans ce continuum de formes, quelle serait l’évolution de la « posture polémique », de l’explicite vers l’implicite ? Si le développement entre 1917 et 1921 d’une écriture aphoristique ne peut être analysé, comme on a cherché à le faire pour le choix du vers libre à tel moment de l’histoire littéraire française39, comme un marqueur de champ à soi seul, la tradition allemande de l’aphorisme étant très nourrie, ancienne, partagée par des écrivains de divers horizons40, l’objectivité de la « voix narrative », pour reprendre des termes blanchotiens est-elle davantage une « prise de position » au sens bourdieusien ? C’est ce que propose Pascale Casanova en faisant de cette écriture « blanche » une déformation de l’écriture ethnographique et de ce choix narratif une marque d’appartenance au paradigme herdérien, contre les positions modernistes qui auraient pour cadre l’autonomie littéraire.

25L’hypothèse d’un « Kafka en colère » n’est pas une hypothèse psychologique mais se fonde sur la notion de « posture implicite », qui elle-même implique un usage subtil de matériaux divers, lettres, Journal, cahiers, textes professionnels, non dans une démarche de documentation biographique ou de réflexion générique, mais en vue d’une extension de l’écriture polémique hors de ses bornes communément admises. Le repérage d’une posture implicite est évidemment chose périlleuse dès qu’il ne s’agit pas d’un implicite réglé ou de suggestion (comme dans l’ironie ou le présupposé). L’hypothèse d’une posture implicite est contre-nature si l’on tient à une distinction nette des textes publics et des textes privés, et si l’on espère qualifier une fois pour toute une posture, comme si celle-ci s’objectivait plus que toute autre forme, dans un heureux mariage de l’intention de l’auteur et de la représentation médiatique de son personnage social, ou plutôt comme si la posture était précisément la forme sous laquelle l’auteur (avec ses mensonges et ses ruses) s’objective. Mais l’hypothèse d’une « posture implicite » est salutaire pour introduire du jeu dans la notion de posture, montrer qu’il y demeure un conflit des interprétations, et non pas seulement des faits et des masques. Ainsi, deux œuvres aux « physionomies » très différentes (nul ne dirait de Kafka qu’il fut un polémiste) peuvent être rapprochées et se rendre instructives l’une envers l’autre. Parier sur la comparabilité des postures tout en travaillant l’implicite permet de défaire des familles trop évidentes de polémistes et de pamphlétaires, de « rhétoriques antilogiques » (Marc Angenot), pour croiser autrement les auteurs, à partir d’un important travail d’historicisation.

26(Paris 8–Paris 7)