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Maël Goarzin

Vies de Moïse et de Pythagore : la fonction de l’exemplum dans les biographies de l’Antiquité tardive

1Cet article propose d’analyser le choix et l’utilisation des figures de Moïse et de Pythagore par les biographes des premiers siècles de notre ère1. Pour comprendre les raisons de ce choix et le lien de l’auteur avec le sujet biographique ainsi qu’avec le lecteur, la notion de « posture littéraire » définie par J. Meizoz2 sera appliquée à deux biographies de Pythagore écrites par Porphyre et Jamblique, et deux biographies de Moïse écrites par Philon d’Alexandrie et Grégoire de Nysse3. Une posture littéraire, « c’est une façon de prendre la parole, d’énoncer un discours, d’assumer un texte »4. Plus encore, il s’agit de l’image de soi construite par l’auteur à travers le texte lui-même et à travers le contexte plus général d’écriture de ce texte5. Au-delà de la distinction entre discours et contexte extérieur au discours, la posture consiste en la position singulière de l’auteur6, que l’on peut associer à la fois à une œuvre et à une position sociale, institutionnelle et doctrinale7. Ainsi, le biographe apparaît à la fois comme celui qui écrit le récit de la vie de Pythagore ou de Moïse, et celui qui, en tant que professeur d’une école philosophique, ou en tant qu’évêque chrétien, enseigne à ses élèves la philosophie pythagoricienne ou conseille spirituellement l’un de ses fidèles, pour prendre l’exemple de Jamblique et de Grégoire de Nysse. La posture du biographe, propre à chaque auteur, permet ainsi de mieux comprendre certains de ses choix. J’ai qualifié les quatre textes étudiés de « biographies », c’est-à-dire de mise en récit de la vie d’une personne, par opposition à la vie réelle de cette personne, et par opposition à la vie idéale du sage, de celui qui vit de manière parfaitement vertueuse8. Ce qui m’intéresse ici, c’est avant tout la mise en récit de la vie d’un philosophe et d’un prophète par un tiers ainsi que les choix biographiques effectués par ce dernier, même si, pour les comprendre, il est nécessaire de s’intéresser aux deux autres dimensions du « biographique » défini par F. Cossutta9.

2Dans l’Antiquité tardive, les textes biographiques abondent. Et la plupart des biographies de cette période s’intéressent aux vies de personnages certes exceptionnels mais souvent proches du biographe, si ce n’est dans l’espace, du moins dans le temps. Dans le cadre d’une école philosophique ou d’une communauté religieuse, raconter la vie d’un ancien professeur ou d’un saint homme fait partie d’un processus de mémoire collective autour duquel l’école ou la communauté se forme et se renforce10. Mais les biographies de personnages distants de l’auteur sont également nombreuses. Dans le néoplatonisme, c’est le cas, par exemple, de Platon et de Pythagore. En contexte chrétien ou juif, cela concerne les personnages bibliques de l’Ancien Testament tels que Moïse, Abraham ou David. Je m’intéresse ici à ce deuxième type de biographies, à savoir la mise en récit de la vie de Moïse et de Pythagore par un biographe distant de plusieurs siècles. Et il s’agit précisément de questionner ce choix : l’objet d’étude ici n’est ni Moïse ni Pythagore, mais l’utilisation de ces figures par le biographe, dont la posture permet de mieux comprendre sa relation au sujet biographique et à son lecteur.

Justification du recours à la figure de Moïse et de Pythagore : le travail de légitimation de l’écriture biographique par l’auteur lui-même.

3À travers l’étude du péritexte des biographies (titres, préfaces et conclusions), la première partie de nos propos est consacrée à la dimension de la posture du biographe, construite par l’auteur autour du texte lui-même et à travers le contexte éditorial. La deuxième partie, par contraste, mettra en évidence une autre dimension de la posture de l’auteur, cette fois-ci replacée dans son contexte social, institutionnel et doctrinal.

Moïse

4Philon d’Alexandrie écrit sa biographie de Moïse au Ier siècle après JC : Peri tou biou môuseôs (Sur la vie de Moïse). Le titre indique clairement l’objet du livre : le récit de la vie de Moïse. Mais quel est l’objectif de cette biographie ? Philon l’annonce dans les premières lignes de la Vie de Moïse :

J’ai conçu le projet d’écrire la vie de Moïse, ... un homme en tout point excellent et parfait (ἀνδρὸς τὰ πάντα μεγίστου καὶ τελειοτάτου), ... dans le dessein de le faire connaître à ceux qui méritent de ne pas l’ignorer. Car si la célébrité des lois qu’il a laissées s’est répandue à travers le monde entier, et a atteint les confins de la terre, bien peu savent [qui] il était, lui, en vérité.11

5Philon écrit la vie de Moïse pour les païens ne connaissant ni le judaïsme ni la Bible, et s’adresse plus précisément aux païens de tradition hellénistique12 pour leur rendre accessible non pas le message de la religion juive, caractérisé par la transmission des Lois, mais la vie de Moïse lui-même13. Plus particulièrement, Philon s’intéresse à l’excellence, à la perfection de Moïse. En effet, il précise dans la suite du texte l’intérêt de l’écriture biographique : la biographie permet de « raconter la vie des hommes vertueux, pour qu’aucun bien de jadis ou de naguère ne fût livré au silence ni ne disparût, alors qu’il pouvait briller de tout son éclat »14. La visée de Philon est claire : présenter la figure d’un homme parfaitement vertueux, pour mettre en lumière la vertu, par opposition aux écrits grecs « consacrant leur zèle à faire un beau récit de mauvaises actions, afin de donner du lustre au vice »15. La critique philonienne des écrits païens révèle, par contraste, l’objectif principal du biographe racontant la vie de Moïse : non pas faire un beau récit (καλῶς ἀπαγγέλλειν), mais faire briller (λάμψαι) la vertu du prophète16.

6La deuxième biographie de Moïse est écrite par Grégoire de Nysse au IVe siècle après JC : Peri tou biou môuseôs tou nomothetou ê peri tên kat’ aretên teleiotêtos (Sur la vie de Moïse, législateur, ou sur la perfection en matière de vertu). Outre la qualité de législateur mise en évidence par Grégoire, le sous-titre exprime d’emblée la perspective du biographe : la biographie de Moïse est liée à la vie vertueuse. La préface et la conclusion de la lettre adressée par Grégoire à Césaire explicitent l’objectif de la biographie esquissé dans le titre de l’œuvre. En effet, la vie de Moïse est une réponse à la demande d’un moine, Césaire, concernant la vie parfaite. Si, pour Grégoire, la perfection est impossible à décrire, et impossible à réaliser en nos vies17, il existe cependant des modèles de vertu considérés comme exemplaires, de par le progrès perpétuel dont ils font preuve, et qui peuvent faire progresser le lecteur chrétien dans la voie de la vertu18.

7Comme Philon d’Alexandrie, Grégoire de Nysse justifie de manière générale le recours à la biographie, qui permet de présenter aux lecteurs contemporains un modèle à imiter :

La raison pour laquelle la vie de ces âmes saintes a été écrite en détail n’est-elle pas de diriger dans la voie du bien, par l’imitation de ceux qui ont bien vécu (διὰ τῆς τῶν προκατορθωκότων μιμήσεως), la vie de leurs successeurs.19

8Philon et Grégoire justifient donc de manière similaire l’écriture de la biographie de Moïse, et on voit apparaître, sous leur plume, l’image du lecteur idéal, appelé à imiter ce modèle.

Pythagore

9Comment Porphyre et Jamblique justifient-ils l’écriture des biographies de Pythagore ? La seule analyse du péritexte permet-elle, comme pour les biographies de Moïse, de comprendre pourquoi l’auteur s’intéresse au philosophe ?

10La Vie de Pythagore de Porphyre commence sans avant-propos ni préface par la naissance de Pythagore, et se poursuit jusqu’à la mort de ce dernier, sans que Porphyre ne justifie jamais de manière explicite son entreprise. Si l’analyse du contenu et des sources choisies par Porphyre démontre une attitude positive à l’égard de Pythagore20, aucun commentaire de l’auteur ne permet de comprendre d’emblée la raison de son entreprise et sa posture. Il est donc nécessaire de considérer le contexte plus général d’écriture, et tout d’abord le contexte éditorial. Nous savons en effet que la Vie de Pythagore est un fragment détaché du premier livre d’une Histoire de la philosophie, reprenant la vie et les doctrines des philosophes d’Homère à Platon21. L’objectif du récit n’est pas explicite car la section sur la vie de Pythagore est la seule qui nous soit parvenue en entier. Néanmoins, le contexte éditorial permet de comprendre en partie la posture de Porphyre et certains choix biographiques : l’Histoire de la philosophie se terminant par le récit de la vie et des doctrines de Platon, on peut penser que l’auteur est avant tout platonicien et que l’histoire des philosophes antérieurs à Platon doit être envisagée comme une préparation à sa philosophie22.

11La vie de Pythagore écrite par Jamblique fait également partie d’un projet de plus grande ampleur : c’est le premier livre d’une encyclopédie pythagoricienne dont l’objectif est de présenter le pythagorisme23. Plus précisément, son titre, Pythagoreios bios (Sur le mode de vie pythagoricien), indique explicitement l’objet de ce premier livre : un modèle de vie pythagoricien à suivre par le lecteur24, et présenté à partir du récit de la vie de Pythagore et de ses successeurs. Une nouvelle fois, remettre la biographie dans son contexte éditorial permet de comprendre l’objectif de l’ouvrage, avant tout protreptique. L’exhortation explicite à vivre en philosophe exprimée au deuxième livre de l’encyclopédie confirme cet objectif. La biographie de Pythagore et L’Exhortation à la philosophie peuvent ainsi être lues ensemble comme une introduction au mode de vie pythagoricien et une exhortation à pratiquer la philosophie25. Tout comme Porphyre, Jamblique conçoit en effet le pythagorisme comme une préparation à la philosophie platonicienne, et la biographie de Pythagore peut être lue dans cette perspective26. Les premières lignes du texte, une invocation aux dieux, rappellent en effet la dimension pédagogique de l’ouvrage, et justifient de manière implicite le récit de la vie de Pythagore :

Aussi bien la beauté de cette philosophie que sa grandeur dépassent par trop les capacités humaines, pour que l’on puisse l’embrasser d’un seul coup, mais c’est seulement si un dieu, dans sa bienveillance, l’enseigne progressivement, que l’on pourra en saisir quelque chose.27

12Après avoir pris les dieux comme guides (ἡγεμόνας)28, Jamblique se tourne vers la figure de Pythagore, précisant ainsi sa fonction et justifiant l’intérêt d’une biographie de Pythagore : « Après les dieux, nous ferons du fondateur et père de cette philosophie divine notre guide (ἡγεμόνα) »29.

13Jamblique présente Pythagore comme un guide vers lequel il faut se tourner pour saisir la philosophie pythagoricienne. Et tout au long de la biographie, le philosophe est présenté comme l’enseignant par excellence30. Il enseigne la doctrine pythagoricienne, mais aussi le mode de vie pythagoricien. En effet, comme la majorité des philosophies antiques, le pythagorisme n’est pas seulement un discours théorique, mais aussi et surtout une manière de vivre31. Le guide présenté dans la biographie conduit ainsi le lecteur vers la compréhension d’une doctrine d’une part, mais aussi vers un mode de vie idéal.

L’utilisation des figures de Moïse et de Pythagore comme exempla proposés à l’imitation par le biographe.

14Comme le suggère l’analyse du péritexte et du contexte éditorial des biographies étudiées, chaque biographe propose au lecteur un modèle à imiter. Que cet objectif soit explicite ou non, apparaît dès lors en arrière-fond la silhouette du lecteur idéal. J’aimerais insister ici sur le rôle d’exempla donné par le biographe aux figures de Moïse et Pythagore d’une part, et sur la construction d’un lecteur idéal par le biographe d’autre part, en faisant appel à la position sociale, doctrinale et institutionnelle de l’auteur.

Moïse

15Au milieu du premier livre de sa biographie, l’exhortation de Philon confirme cet appel à l’imitation (μιμεῖσθαι) d’un modèle (παράδειγμα), qu’il partage avec Grégoire de Nysse :

Telle une peinture bien faite, il se présente aux regards, lui-même et sa vie, œuvre de toute beauté et de forme divine ; et il se tient comme un modèle pour qui veut l’imiter. Heureux ceux qui en ont imprimé le cachet dans leurs âmes, ou qui se sont efforcés de l’imprimer. Que la pensée, en effet, porte de préférence la forme parfaite de la vertu ; ou du moins le ferme désir d’acquérir cette forme.32

16La métaphore de la peinture rappelle la figure rhétorique de l’ekphrasis et permet de souligner le travail du biographe : ce dernier présente au lecteur une description vivante et détaillée de Moïse, qui devient ainsi un modèle auquel tous ses lecteurs peuvent s’identifier. On retrouve la même idée chez Grégoire, qui conclut ainsi la préface de la Vie de Moïse33: « Quoi qu’il en soit, prenons Moïse pour modèle (ὑπόδειγμα) »34. Les deux auteurs explicitent donc clairement la fonction d’exemplum de la biographie. Mais quel est ce modèle et quelle est sa fonction pour le biographe ?

17Dès le récit de sa jeunesse, Philon présente Moïse comme un modèle de vertu : il sait modérer ses désirs et accorde plus d’importance à l’âme qu’au corps35, ce qui en fait le plus heureux des hommes36. Le lecteur hellénistique du texte peut ainsi reconnaître le modèle du sage grec, auquel il associe aisément Moïse. Ce parallèle devient alors un outil efficace de l’apologétique philonienne. Par la suite, l’excellence de Moïse est déclinée en quatre qualités : il est le meilleur des chefs, des législateurs, des prêtres et des prophètes37. Là encore, pour persuader le lecteur de la valeur de Moïse et du judaïsme, Philon fait référence à la philosophie grecque et compare Moïse au philosophe-roi de la République de Platon :

Moïse apparaîtra non seulement comme ayant manifesté surabondamment dans un même homme ces deux qualités de roi et de philosophe, mais encore trois autres, dont l’une concerne la législation, l’autre la charge de grand-prêtre, la dernière la prophétie.38

18De même, Grégoire présente avec Moïse un modèle de perfection en matière de vertu39. Ainsi, le prophète parvient à se détacher du monde sensible et des biens matériels pour se tourner vers la connaissance de Dieu et des choses célestes40. L’exégèse du récit biblique de l’histoire de Moïse se traduit ainsi par des conseils pratiques rappelant le genre de vie ascétique et contemplatif des premiers moines chrétiens41 : vivre de manière chaste et manger de manière frugale42, méditer dans le recueillement43, ne pas s’éloigner des sacrements de l’Église44, etc. En mettant en évidence un tel genre de vie, Grégoire se pose en directeur de conscience, guidant le moine Césaire et sa communauté45 sur le chemin d’une vie rude et austère46, mais menant à Dieu47.

19Philon d’Alexandrie et Grégoire de Nysse construisent ainsi, de manière plus ou moins explicite, une image du lecteur idéal, étroitement liée à l’exemplarité de Moïse et la posture du biographe : tandis que Grégoire exhorte Césaire à vivre de manière ascétique sur le chemin menant vers Dieu, Philon invite le lecteur hellénistique à prendre pour modèle la sagesse de Moïse et goûter ainsi au bonheur du prophète juif. L’absence d’exhortation à imiter le modèle au début de l’ouvrage de Philon48 et la prudence de celle-ci dans le passage cité plus haut49 peuvent s’expliquer par sa position sociale : celui-ci s’adresse à des lecteurs non-juifs et n’a donc aucune autorité hiérarchique sur ses lecteurs. Par opposition, l’appel de Grégoire de Nysse à imiter le modèle est plus direct50. Admirer la vie vertueuse de Moïse ne suffit pas, il faut l’appliquer dans sa propre vie :

Il est temps, homme généreux, de te tourner vers le modèle (πρὸς τὸ ὑπόδειγμα βλέπειν) et transportant ce que la contemplation spirituelle des événements historiques nous a montré, à ta propre vie (τὸν ἴδιον βίον), d’être reconnu par Dieu pour son ami et d’être tel en réalité.51

20L’image du lecteur idéal, définie par Grégoire de Nysse dans la préface52 et la conclusion53 de sa lettre, est construite notamment par les termes employés pour désigner Césaire : « homme de Dieu »54, le lecteur idéal saura tirer profit de la lecture de cette biographie pour se perfectionner dans la vie chrétienne et devenir ami de Dieu (philos theô)55. Ainsi, tandis que Philon s’adresse en apologète à des lecteurs non-juifs, dans le but de défendre et de faire connaître la religion juive, Grégoire se pose en directeur spirituel exhortant à l’imitation d’un genre de vie ascétique et contemplatif avec l’autorité d’un évêque.

Pythagore

21Le contexte éditorial des biographies de Pythagore a mis en évidence la dimension pédagogique des deux textes et permis de déceler, par l’implicite, leur fonction d’exemplum. L’étude de la position doctrinale et institutionnelle de l’auteur confirme cette hypothèse, et montre l’utilisation platonicienne de ce modèle ainsi que la construction d’un lecteur idéal par Porphyre et Jamblique.

22Précisons tout d’abord la position doctrinale des deux auteurs, et leur rapport au pythagorisme. En effet, à partir du IIe siècle de notre ère, le pythagorisme revient sur le devant de la scène56, par l’intermédiaire des moyens-platoniciens puis des néoplatoniciens, pour qui le pythagorisme est une excellente préparation à la philosophie platonicienne57. Le professeur de philosophie propose à ses élèves une véritable conversion philosophique, préparation éthique indispensable à la poursuite du cursus d’études néoplatonicien58. C’est dans ce contexte néoplatonicien de préparation morale à la philosophie qu’interviennent les rédactions de la vie de Pythagore par Porphyre et Jamblique, entre la fin du IIIe et le début du IVe siècle après JC.

23La position sociale de Porphyre et Jamblique permet également de mieux comprendre l’objectif de leur biographie : philosophes néoplatoniciens reconnus, ils enseignent la philosophie platonicienne dans le cadre d’une école philosophique59 et par l’intermédiaire d’ouvrages théoriques60. La place du biographe dans le champ littéraire et philosophique et son statut de professeur dans une école néoplatonicienne complètent ainsi sa posture d’auteur-enseignant, et précisent sa relation au lecteur-élève. Pour Jamblique comme pour Porphyre, la biographie de Pythagore, à travers l’exemplum qu’elle met en valeur, peut être considérée comme une exhortation à s’engager dans le mode de vie philosophique61. Mais quel est ce mode de vie, et en quoi celui-ci confirme-t-il la posture de nos deux auteurs ?

24Outre le modèle de l’enseignant62, commun au Pythagore de Jamblique et de Porphyre, et au-delà de la fonction de légitimation de la philosophie pythagoricienne63, nos deux auteurs présentent sous les traits de Pythagore un modèle de vie néoplatonicien auquel l’élève peut facilement s’identifier :

Il professait une philosophie dont le but était de délivrer et d’affranchir totalement de ces entraves et de ces liens l’intellect qui nous a été attribué et sans lequel on ne saurait apprendre ni percevoir absolument rien de sensé et de vrai. […] Il s’exerce progressivement aux êtres réellement existants, en conduisant méthodiquement les yeux de l’âme, à partir du corporel qui jamais ne demeure tant soit peu identique et permanent dans le même lieu, jusqu’à l’acquisition de sa nourriture. Par là, en introduisant les hommes à la contemplation des vraies réalités, il les rendait heureux.64

25Le détachement de l’âme avec ses liens corporels65, la conversion de l’âme des réalités sensibles vers les réalités intelligibles66 et le bonheur atteint par la contemplation des êtres véritables67 sont des thèmes centraux de la pensée néoplatonicienne associés ici par Porphyre à la figure de Pythagore. De même, dans l’extrait suivant, Jamblique définit la philosophie comme contemplation (theôria) des choses les plus belles, définition clairement platonicienne : « Mais la sorte la plus pure des hommes, c’est l’homme qui a choisi la contemplation des choses les plus belles, celui que l’on dénomme précisément le philosophe »68. Dans les deux cas, Porphyre et Jamblique utilisent donc la figure de Pythagore pour présenter et inviter le lecteur à adopter un genre de vie platonicien.

Conclusion

26Pourquoi écrire une vie de Pythagore ou de Moïse ? Nous sommes partis du péritexte et du contexte éditorial de chaque biographie pour y déceler la justification d’un tel choix de sujet biographique par l’auteur. Face aux résultats somme toute décevants de cette première analyse, la deuxième partie de l’étude s’est intéressée à la position sociale, institutionnelle et doctrinale du biographe. Cet élargissement a permis de répondre en partie à l’interrogation initiale. La posture du biographe mise en évidence au cours de l’étude est d’abord celle de l’auteur-enseignant, dans le cas de Porphyre et de Jamblique. Dans le cas de Grégoire de Nysse, c’est celui de l’évêque ou du directeur spirituel conseillant ses fidèles chrétiens. Et dans le cas de Philon d’Alexandrie, c’est l’apologète, qui veut faire connaître la religion juive aux lecteurs grecs. Ces différentes postures de l’auteur se traduisent dans la présentation d’un exemplum singulier, présenté par le biographe sous les traits de Pythagore et de Moïse. Le genre de vie idéal présenté varie non seulement en fonction de la posture de l’auteur, mais aussi de celle du lecteur idéal, appelé par l’auteur à choisir un mode de vie platonicien, chrétien, ou juif ; mais chaque fois le biographe fait figure de maître à penser.

27Pour conclure, l’étude des quatre biographies, choisies en raison de la distance séparant le biographe du sujet dont il raconte la vie, a mis en évidence une fonction précise de la biographie : la présentation d’un modèle de vertu d’une part, que ce soit le modèle de modération et de bonheur du sage grec, le modèle d’ascèse et de contemplation du moine chrétien ou le modèle ascensionnel du philosophe néoplatonicien ; l’exhortation du biographe à imiter ce modèle d’autre part. On retrouve ici une fonction commune à un certain nombre de biographies de l’Antiquité tardive, y compris lorsque l’auteur s’intéresse à un personnage contemporain69. Pourquoi, dans ce cas, s’intéresser à une figure éloignée dans le temps ? Si ce travail ne répond pas directement à la question posée au début de l’article70, il propose néanmoins une ébauche de réponse, et révèle surtout le caractère heuristique de la notion de posture dans la compréhension de la relation du biographe à son sujet biographique71.

28(Université de Lausanne – École Pratique des Hautes Études)