Colloques en ligne

Anaïs Goudmand

Ethos et posture du feuilletoniste :interventions d’auteur dans Les Mystères de Paris

1La question de l’ethos se pose avec une acuité particulière dans le cas des feuilletonistes : l’irruption du littéraire dans le dispositif journalistique modifie en profondeur la position sociale des écrivains, qui doivent apprendre à se situer par rapport à ce nouveau support médiatique, ce qui se traduit par la fréquence des interventions d’auteur dans les œuvres. Le roman-feuilleton marque la montée en puissance d’un des acteurs de l’interaction qui caractérise la communication littéraire : le « public », entité collective difficile à saisir, mais dotée d’un pouvoir croissant sur les textes. Avec le roman-feuilleton, les œuvres sont données à lire en cours de rédaction, les lecteurs peuvent dès lors, grâce à la plateforme du journal, en infléchir le contenu, et les feuilletonistes sont immédiatement tributaires de leur succès auprès du public. J’étudierai l’ethos du feuilletoniste dans sa double acception, discursive et institutionnelle, dans le sens où, suivant Ruth Amossy, « on ne peut pas couper l’ethos discursif de la position institutionnelle du locuteur, ni dissocier totalement l’interlocution de l’interaction sociale comme échange symbolique […].»1

2On pourrait dire que le retentissement sans précédent des Mystères de Paris a tenu en grande partie dans la capacité d’Eugène Sue à modifier son ethos en fonction de l’image construite par ses lecteurs, phénomène qui a poussé Anne-Marie Thiesse à étudier « l’effet produit par l’image sociale de l’œuvre sur l’œuvre elle-même »2. La biographie de Sue est prise entre deux pôles antithétiques, puisqu’il débute sa carrière dans le milieu légitimiste parisien, et termine sa vie en exil, après avoir siégé à l’extrême-gauche de l’Assemblée. Anne-Marie Thiesse a montré l’insuffisance du modèle de la « prise de conscience » de l’intellectuel, invoqué par de nombreux biographes et notre auteur lui-même pour expliquer ce parcours apparemment paradoxal. À sa suite, j’analyserai ici les interventions d’auteur dans Les Mystères de Paris et je montrerai en quoi l’évolution de l’ethos du feuilletoniste en cours de rédaction est informée par l’invention progressive d’une position inédite au sein du champ, d’une posture qui se construit dans une négociation plus ou moins directe avec des lecteurs issus d’horizons sociaux variés. Selon Ruth Amossy, « un continuum s’établit, avec les ruptures de niveau qui s’imposent, entre le locuteur du discours, l’image préalable du locuteur liée à son nom, et la position dans le champ du sujet empirique, du locuteur comme être dans le monde. »3 Dans le cas d’Eugène Sue, il semble que l’imaginaire social soit allé à l’encontre de la construction discursive mise en place par l’auteur et de sa position institutionnelle, contribuant à la modification de l’ethos au cours de la rédaction, et, de façon simultanée, à la renégociation de la posture du feuilletoniste. Autrement dit : Eugène Sue a adapté son ethos à l’image que son public lui a renvoyée de lui-même, et c’est au sein de cette interaction qu’a pu émerger une posture nouvelle du feuilletoniste, qui a participé à l’invention de la figure de l’auteur « populaire ». La malléabilité de la posture d’Eugène Sue, dans sa dimension non-discursive, est ainsi le résultat des contraintes discursives du roman-feuilleton. L’ethos du feuilletoniste est un véritable « work in progress », jamais figé, et surtout hétéronome du fait de l’insertion de l’œuvre dans le marché des biens symboliques : la perspective interactionnelle est donc la seule qui permette d’envisager l’œuvre de Sue de façon pertinente.

Le feuilleton ou l’écriture salariée : l’exigence du divertissement

3Le parcours qui mène Eugène Sue au roman-feuilleton s’explique par sa position sociale : descendant d’une lignée de médecins, il dilapide rapidement l’héritage familial en menant un train de vie de dandy, notamment à travers ses relations au sein du Jockey Club, fréquenté par les grandes familles aristocratiques. Ses premiers romans, composés dans l’esprit des romans gothiques anglais alors à la mode, lui ouvrent les portes des salons légitimistes. L’écriture constitue donc pour Eugène Sue, dans les premiers temps de sa carrière, la carte de visite qui lui permet de s’assurer une position dans des cercles auxquels sa naissance ne le destinait pas. Mais cette première stratégie échoue : s’il en adopte les codes avec le zèle des parvenus, il ne peut faire oublier ses origines bourgeoises qui empêchent sa pleine intégration dans le milieu auquel il aspire ; et surtout il est ruiné en 1836, deux ans à peine après son entrée au Jockey Club. À partir de cette date, l’écriture devient une nécessité, et il se lance dans le roman-feuilleton afin de retrouver un niveau financier lui permettant de conserver ses fréquentations, mais son statut d’écrivain salarié, qui le rapproche des organes de presse détenus par la bourgeoisie, précipite son déclassement. En 1842, alors que sa situation financière s’est améliorée, il entame la publication des Mystères de Paris.

4Avant de m’intéresser précisément au cas des Mystères de Paris, je voudrais rappeler l’état du champ dans les années 1840. Sous la Monarchie de Juillet, le champ littéraire connaît d’importantes mutations4 qui modifient en profondeur le système de production des œuvres, le cas le plus emblématique étant celui de la publication des romans en feuilletons dans les colonnes des journaux. Lorsqu’Émile de Girardin lance le journal La Presse en 1836, il ne s’agit plus seulement d’un instrument politique, mais bien d’une entreprise à proprement parler : les revenus de l’« annonce » (équivalent de l’actuelle publicité) lui permettent de réduire de moitié le coût de l’abonnement ; et afin de garantir aux annonceurs un retour sur investissement satisfaisant, et donc un nombre d’abonnés important, Girardin compte sur les séductions du roman. Ainsi, entre 1836 et 1845, la plupart des journaux qui appliquent la formule initiée par La Presse voient leur tirage doubler, notamment grâce au succès du roman-feuilleton, qui contribue pour une large part à l’élargissement du lectorat. L’avènement de la bourgeoisie industrielle et capitaliste a donc des conséquences immédiates sur la position sociale des auteurs : le système de mécénat, dans lequel l’écrivain était pensionné, cède progressivement sous le développement de l’écriture salariée. Dans le modèle de l’Ancien Régime, la production des œuvres se fondait sur une relation individuelle entre un auteur et son mécène, et l’inégalité financière était compensée par une forme de parité culturelle qui donnait aux écrivains l’illusion de la liberté, puisque leur goût ne différait guère de celui de leurs maîtres. Le régime d’auctorialité se trouve bouleversé par la publication périodique : l’auteur doit se conformer au goût du public pour que son œuvre continue d’être publiée, donc pour continuer de toucher un salaire, et doit négocier avec de nouvelles catégories de lecteurs.

5Au départ, Les Mystères de Paris sont une œuvre de commande destinée au public bourgeois et petit-bourgeois du Journal des débats, qui prône des opinions conservatrices. Le sujet suggéré par son ami Goubaux, qui l’incite à mettre en scène le peuple, et non plus la seule bonne société, va à l’encontre de ses ambitions mondaines : « Mon cher ami, je n’aime pas ce qui est sale et qui sent mauvais »5. Le programme initialement prévu par l’auteur s’insérait pleinement dans la ligne éditoriale et se conformait avec la représentation stéréotypée des classes populaires dans le discours dominant :

Nous allons essayer de mettre sous les yeux du lecteur quelques épisodes de la vie d’autres barbares aussi en dehors de la civilisation que les sauvages peuplades si bien peintes par Cooper. Seulement les barbares dont nous parlons sont au milieu de nous ; nous pouvons les coudoyer en nous aventurant dans les repaires où ils vivent, où ils se rassemblent pour concerter le meurtre, le vol, pour se partager enfin les dépouilles de leurs victimes. […] En écrivant ces passages dont nous sommes presque effrayé, nous n’avons pu échapper à une sorte de serrement de cœur... nous n’oserions dire de douloureuse anxiété... de peur de prétention ridicule. En songeant que peut-être nos lecteurs éprouveraient le même ressentiment, nous nous sommes demandé s’il fallait nous arrêter ou persévérer dans la voie où nous nous engagions, si de pareils tableaux devaient être mis sous les yeux du lecteur. Nous sommes presque resté dans le doute; sans l’impérieuse exigence de la narration, nous regretterions d’avoir placé en un si horrible lieu l’exposition du récit qu’on va lire. Pourtant nous comptons un peu sur l’espèce de curiosité craintive qu’excitent parfois les spectacles terribles.6

6Dès les premières pages du roman se développe un discours métatextuel dans lequel l’auteur cherche à justifier son projet. La situation énonciative est sans ambiguïté : le narrateur est une représentation de l’auteur, Eugène Sue cherche à pleinement s’identifier avec le « je » qui s’exprime dans ses interventions. Le lecteur type auquel Sue s’adresse est aisément identifiable : il cherche à appâter les petits-bourgeois en mal de sensations fortes, en leur promettant un nouveau type d’exotisme, en leur offrant un tableau haut en couleurs de la barbarie au cœur même de la ville qu’ils habitent, ce qui leur permet de s’encanailler sans quitter le confort de leur fauteuil. Dans cette introduction, on observe une stratégie évidemment publicitaire, Sue joue sur l’émotion du lecteur, sur l’attrait pour l’effroi et l’horreur, bref, sur le sensationnalisme, avec une forme d’hypocrisie qui va dans le sens de ce que son lecteur supposé attend de lui : son projet est moralement contestable, mais il lui est dicté par des impératifs qui le dépassent (« l’impérieuse exigence de la narration »7). L’intertexte du roman noir et du roman d’aventure est ici flagrant, ne serait-ce que dans la référence à Cooper, mais avec une innovation, puisque les « barbares » en question sont les classes dangereuses parisiennes. L’effet rhétorique produit par la métalepse initiale est celui d’une communauté rassurante entre l’auteur et ses lecteurs invités à contempler une redoutable altérité : la fiction est le prisme qui permet d’abolir la distance avec les classes populaires tout en la confirmant. L’auteur adapte son discours aux attentes du public, les accusations d’attentat à la morale pourraient mettre en péril la continuation de son œuvre, il prépare donc le terrain pour les scènes à venir, qui pourraient choquer le goût des lecteurs du Journal des débats. Il n’est donc pas question pour l’auteur, au début du roman, de remettre en cause les préjugés de son lectorat sur les classes dangereuses, puisque ces préjugés sont également les siens. Cependant, une frontière est déjà franchie : Sue rompt avec la convention de bienséance qui exclut les classes populaires de l’espace romanesque. Parmi les premiers personnages qui apparaissent, le Chourineur est un assassin repenti et Fleur-de-Marie une prostituée. D’où les précautions oratoires avant même l’entrée en scène des protagonistes. Le héros, le prince Rodolphe de Gerolstein, cherche à enquêter sur les conditions de vie des plus pauvres en se mêlant à eux, déguisé en ouvrier, et à récompenser les plus méritants d’entre eux. Mais ce projet n’a pas encore de véritable dimension politique, il demeure cantonné à l’intérieur de la fiction et ne prétend pas contaminer le réel.

Un ethos socialiste et philanthropique

7Cependant, dès la parution des premiers feuilletons des Mystères, l’intention auctoriale se trouve débordée par une frange du lectorat qui fait d’Eugène Sue le défenseur de la cause populaire, et qui impose une lecture qu’on pourrait qualifier de contre-sens car elle franchit un pas entre le spectacle de la misère que l’auteur donne à voir et l’indignation politique attribuée à l’auteur, alors même qu’il n’en fait nullement état, ne serait-ce que parce que Le Journal des débats est l’organe quasi officiel de la pensée conservatrice. Le premier épisode paraît le 19 juin 1842, et dès le 25 juin, on trouve ces lignes imprégnées de critique sociale dans La Phalange :

S’il ne s’agissait que d’effets littéraires à produire, si l’auteur n’avait cherché et atteint qu’un attrait de curiosité, nous serions les premiers à regretter qu’il eût ainsi dépensé ses remarquables talents à des peintures dégoûtantes. Mais il n’en est rien. M. Sue vient d’aborder la critique la plus incisive de la société avec une profondeur, une sagacité, une énergie dignes de toute gloire, et s’il n’a annoncé que des contrastes, c’est uniquement parce qu’il est de certaines gens qu’il faut en quelque sorte enseigner par surprise.8

8Le socialiste Désiré Laverdant prend ici à revers l’ethos discursif mis en place par Eugène Sue, qui subordonnait le tableau des horreurs de la pauvreté à l’impératif de divertissement, et n’assignait aucune fonction documentaire ou exemplaire à son récit. Le journaliste propose ici une lecture réaliste de la fiction :

Diront-ils que ces histoires, si saisissantes par leur vérité dans le récit de M. Eugène Sue, sont de pures inventions ? […] Oh ! Félicitons M. Eugène Sue d’avoir signalé avec tant de vigueur ces faits épouvantables, car ces faits existent, ces martyres sont subis autour de nous, chaque jour, à toute heure.9

9L’ambiguïté générique du roman-feuilleton, récit littéraire inséré dans un journal, a ainsi entrainé une dissociation entre l’idée préalable que le public s’est fait du locuteur et l’image de soi que l’auteur a construite de lui-même : tandis que Sue se situait explicitement dans la tradition d’un modèle littéraire établi (le roman d’aventure), ses lecteurs socialistes ont assimilé ces pages à un discours de critique sociale. C’est cette lecture qui l’emportera car elle permet à Sue de répondre à divers problèmes de positionnement dans le champ.

10Les Mystères de Paris se font dès lors l’écho des préoccupations philanthropiques d’une bourgeoisie inquiète de la paupérisation, dont témoignent les premières enquêtes sociales. Ainsi que l’a montré Louis Chevalier, Les Mystères, roman des classes dangereuses, devient en cours de rédaction le roman des classes laborieuses, sous l’influence des disciples de Fourier ou de Proudhon qui se chargent de l’éducation politique du romancier10. Sue entretient une correspondance avec des philanthropes, bourgeois intéressés par la question sociale ou encore membres d’associations de charité, qui l’encouragent à poursuivre son « œuvre morale ». L’ampleur de cette correspondance pousse Le Journal des débats à ouvrir, à partir de mars 1843, une rubrique qui devient une sorte de tribune des philanthropes, où sont publiés les suggestions et les débats inspirés par les différents épisodes du feuilleton. Cette tribune s’ouvre progressivement aux avis divergents, et devient notamment un des premiers, et des seuls, espaces ouverts à la parole ouvrière dans la presse bourgeoise. La fiction contamine alors la réalité, et réciproquement : les personnages charitables du roman sont donnés à lire comme des exemples à suivre pour les riches, suivant le programme formulé par la grisette Rigolette, émue par le spectacle de la misère du brave artisan Morel :

Si les riches savaient ! Si les riches savaient ! […] Le malheur est qu’ils ne savent pas... Le malheur est qu’il y a par exemple, beaucoup d’agents pour découvrir les gueux qui ont commis des crimes, et qu’il n’y a pas beaucoup d’agents pour découvrir les honnêtes ouvriers accablés de famille qui sont dans la dernière des misères et qui, faute d’un peu de secours donné à point, se laissent quelquefois tenter. C’est bon de punir le mal, ça serait peut-être meilleur de l’empêcher.11

11La mobilisation des différents espaces de la page du journal (appendice, note, rubrique des lecteurs), l’usage vindicatif de la première personne, la tonalité pamphlétaire des digressions, rapprochent ainsi la pratique de l’écriture romanesque de celle de l’écriture journalistique. L’auteur lui-même se prend au jeu, et adopte dans sa posture les comportements qu’il prête dans son œuvre au Prince Rodolphe. Il se met à explorer les zones les plus misérables de Paris, déguisé en ouvrier, à l’image de son protagoniste, et se ruine en répondant positivement aux sollicitations financières de ses lecteurs les plus misérables, qui l’assimilent dans leurs lettres au Prince Rodolphe. La notion d’identification peut ici nous permettre de comprendre l’articulation entre l’ethos et la posture de l’écrivain : allant à l'encontre de codes romanesques qu’ils ne maîtrisaient pas, certains lecteurs ont considéré que pour créer un personnage aussi noble et bon que le Prince Rodolphe, il fallait que l'auteur fût lui-même noble et bon. Et Eugène Sue, pour qui le personnage du Prince Rodolphe était précisément l’occasion d’apporter la preuve fictionnelle de la viabilité du système politique et social qu’il proposait pour le monde réel, s’est empressé d’adopter une posture correspondant aux projections de ses lecteurs. Mais Sue se trouve rapidement confronté aux limites d’un tel fonctionnement puisque ses ressources n’ont bien entendu rien à voir avec celles de son héros, qui sont inépuisables, et il sollicite son réseau mondain pour répondre à la demande. Dans un premier temps, la charité est ainsi proposée par l’auteur comme solution à la pauvreté populaire ; le roman-feuilleton est alors doté d’une valeur informative, et l’auteur se fait le relais des différentes initiatives qui lui sont communiquées en ce sens :

Sous la présidence d’un des hommes les plus éminents, les plus honorables de ce temps-ci, le comte de Portalis, et sous l’intelligente direction d’un véritable philanthrope au cœur généreux, à l’esprit pratique et éclairé, M. Allier, une société vient d’être fondée dans le but de venir au secours des jeunes gens pauvres et honnêtes du département de la Seine, et de les employer dans des colonies agricoles. […] Nous sommes très fier, très heureux de nous être rencontré dans un même milieu d’idées, de vœux et d’espérances avec les fondateurs de cette nouvelle œuvre de patronage ; car nous sommes un des missionnaires les plus obscurs, mais les plus convaincus de ces deux grandes vérités : qu’il est du devoir de la société de PREVENIR LE MAL et d’encourager, de récompenser LE BIEN autant qu’il est en elle.12

12L’influence du journalisme politique sur le roman-feuilleton apparaît ici clairement. Il s’agit bien de réformisme social, dans la mesure où l’un des buts avoués de la philanthropie est bien de contenir une révolte populaire qui ne s’est pas encore manifestée en dépit des affres subies, et qui pourrait bien menacer l’ordre bourgeois :

N’est-il pas enfin noble, consolant, de songer que ce n’est pas la force, que ce n’est pas la terreur, mais le bon sens moral qui seul contient ce redoutable océan populaire dont le débordement pourrait engloutir la société tout entière, se jouant de ses lois, de sa puissance, comme la mer en furie se joue des digues et des remparts ! Ne sympathise-t-on pas alors de toutes les forces de son âme et de son esprit avec ces généreuses intelligences qui demandent un peu de place au soleil pour tant d’infortune, tant de courage, tant de résignation !13

13Au fil du roman, sous l’influence de la documentation qui lui est adressée par ses lecteurs, l’idéal socialiste d’Eugène Sue se consolide et se systématise, et celui-ci ne se contente plus d’en appeler au patronage individuel des plus riches, mais formule des propositions de réformes publiques et étatiques : il suggère, entre autres, la mise en place d’un système d’observatoire de la vertu qui récompenserait les pauvres méritants, ou encore l’instauration d’une « Banque des Pauvres », qui prêterait de l’argent aux ouvriers dotés d’un certificat de bonne conduite, afin de subsister lors des périodes de chômage. À chaque problème social soulevé par ses lecteurs, l’auteur propose une solution dans la fiction, avec l’assurance que lui fournit le succès auprès des lecteurs :

Un jour aussi, peut-être, la société saura que le mal est une maladie accidentelle et non pas organique ; que les crimes sont presque toujours des faits de subversion d’instincts, de penchants toujours bons dans leur essence, mais faussés, mais maléficiés par l’ignorance, l’égoïsme ou l’incurie des gouvernants, et que la santé de l’âme comme celle du corps, est invinciblement subordonnée aux lois d’une hygiène salubre et préservatrice. [...] Les sinistres régions de la misère et de l’ignorance sont peuplées d’êtres morbides, aux cœurs flétris. Assainissez ces cloaques, répandez-y l’instruction, l’attrait du travail, d’équitables salaires, de justes récompenses, et aussitôt ces visages maladifs, ces âmes étiolées, renaîtront au bien qui est la santé, la vie de l’âme.14

14Dans un régime où la valeur aléthique de la fiction n'est pas mise en cause, le lien entre posture et ethos apparaît comme quasiment indissociable : plus que jamais, les interventions d’auteur au sein du roman ont valeur performative. On peut décomposer trois mouvements : dans un premier temps, l’auteur cherche à prouver le bien-fondé de ses idées en les mettant en scène à travers des situations romanesques, parfois explicitées par des interventions directes de sa part ; dans un deuxième temps, il adopte lui-même les comportements de ses personnages pour inspirer ses contemporains ; dans un troisième temps, il aspire à l’application de ses idées à l’ensemble de la société, en espérant que la tribune que lui ouvre le journal pourra lui donner une influence politique réelle. Ainsi, les nombreuses digressions qui parcourent le roman ne laissent ainsi aucun doute sur la volonté de l’auteur de construire, avec l’aide de ses lecteurs, un système politique dont l’application fictionnelle a valeur de modèle, chacune de ses démonstrations étant appuyée par la lecture d’enquêtes, citées en notes de bas de page, qui fournissent les données démographiques ou économiques nécessaires à l’élaboration de réformes viables : Les Mystères de Paris sont emblématiques des phénomènes de « défictionnalisation » du roman-feuilleton observés par Judith Lyon-Caen15.

L’évolution de la posture d’Eugène Sue et l’invention de la figure de l’auteur « populaire »

15La querelle du roman-feuilleton, qui fait rage dès 1839 jusque sur les bancs de l’Assemblée Nationale peut précisément se lire comme la réaction des sphères journalistique et politique à la menace représentée par la montée irrésistible de cet espace culturel démocratique. Se dessinent dans les textes constitutifs de la querelle du roman-feuilleton les oppositions qui structurent de nos jours encore le débat culturel : la séparation des productions littéraires en deux sous-champs, celui de la grande production et celui de la production restreinte, si elle n’est pas pleinement effective dans les faits, l’est cependant dans les discours. Les contempteurs du roman-feuilleton se posent en effet en défenseurs de la culture de l’élite, et répliquent à la « marchandisation », à l’« industrialisation » de l’espace littéraire en défendant la sacralisation des lettres. Ce mouvement, qui conduira à l’autonomisation du champ littéraire analysée par Bourdieu dans Les Règles de l’art, trouve ses racines, on le voit, dans une forme de légitimisme culturel très marqué : l’œuvre littéraire se voit accorder une valeur artistique inversement proportionnelle à sa valeur commerciale et à son pouvoir de communication, et les effets littéraires du roman-feuilleton, qui apparaissent comme des stéréotypes narratifs, se voient nier toute prétention artistique. L’industrialisme est mis sur le même plan que l’« égalistarisme » ou le « démocratisme », avec les effets de nivellement par le bas et d’indifférenciation que cela supposerait, ce qui met en péril la position des élites qui tirent précisément leur légitimité de la distinction culturelle :

Il faut bien se résigner aux habitudes nouvelles, à l’invasion de la démocratie littéraire comme à l’avènement de toutes les autres démocraties […]. Ce sera de moins en moins un trait distinctif que d’écrire et de faire imprimer. Avec nos mœurs électorales, industrielles, tout le monde une fois au moins dans sa vie, aura eu sa page, son discours, son prospectus, son toast, sera auteur. De là à faire un feuilleton, il n’y a qu’un pas. Pourquoi pas moi aussi ? se dit chacun.16

16Ce débat, qui prend une ampleur nationale, a des répercussions très marquées sur l’ethos des feuilletonistes, qui cherchent à répondre aux accusations dont ils sont l’objet : les interventions d’auteur des Mystères de Paris sont informées par l’intériorisation des critères de valorisation du littéraire de l’élite culturelle, Eugène Sue ne cherche pas à défendre la valeur esthétique de son œuvre, et déplace le discours de légitimation sur la valeur éthique, comme le montre ce passage dans lequel l’auteur justifie auprès des « lecteurs timorés » une scène se déroulant dans ce « lieu terrible » qu’est la prison pour femmes de Saint-Lazare :

Nous n’avons pas reculé devant les tableaux les plus hideusement vrais, pensant que, comme le feu, la vérité morale purifie tout. Notre parole a trop peu de valeur, notre opinion trop peu d’autorité, pour que nous prétendions enseigner ou réformer. Notre unique espoir est d’appeler l’attention des penseurs et des gens de bien sur de grandes misères sociales, dont on peut déplorer, mais non contester, la réalité. [...] Cet ouvrage, que nous reconnaissons sans difficulté pour un livre mauvais au point de vue de l’art, mais que nous maintenons n’être pas un mauvais livre au point de vue moral, cet ouvrage, disons-nous, n’aurait-il eu dans sa carrière éphémère que le dernier résultat dont nous avons parlé (certaines personnes ont été convaincues de la nécessité de la charité), que nous serions très fier, très honoré de notre œuvre.17

17L’ouverture des colonnes du journal au roman entraîne un discrédit auprès des catégories lettrées mais informe dans le même temps les contenus du roman dans une direction plus politique. Le journal permet aux écrivains de s’adresser à la masse des lecteurs, la fiction devient un moyen de déchiffrer le monde, de l’expliquer, et le roman-feuilleton, avec Eugène Sue, remplit une fonction tribunicienne qui devient le cœur du projet des Mystères de Paris. Écrivains et hommes politiques se trouvent en concurrence dans une mission de sacerdoce laïc, et les colonnes du journal sont utilisées par les romanciers pour prendre position dans le débat politique et social :

À l’une des dernières séances législatives, un pétitionnaire, frappé, dit-il, de la misère et des souffrances des classes pauvres, a proposé entre autres moyens d’y remédier, la fondation de maisons d’invalides destinées aux travailleurs. Ce projet, sans doute défectueux dans sa forme, mais qui renfermait du moins une haute idée philanthropique du plus sérieux examen, en cela qu’elle se rattache à l’immense question de l’organisation du travail, ce projet, disons-nous, a été accueilli par une hilarité générale et prolongée.18

18C’est ainsi que la posture du feuilletoniste se déplace progressivement vers la figure de l’auteur « populaire » qui éclaire le peuple tout en informant les classes supérieures de la société de la misère des plus démunis.

19La construction d’une posture d’auteur « populaire », figure quasiment messianique, semble obéir à une stratégie adaptative de l’auteur, qui, exclu des salons mondains, trouve une reconnaissance sociale dans d’autres sphères : l’auteur a recours dans son discours à la persuasion afin d’établir institutionnellement sa posture d’auteur populaire et de la légitimer. Cette alliance éminemment romantique entre le Poète et le Peuple est également autorisée, de façon plus singulière, par l’appropriation des Mystères par des lecteurs issus du prolétariat, auxquels ils ne se destinaient pas originairement, et qui se sont reconnus dans une représentation pourtant mélodramatique des conditions de vie dans les bas-fonds parisiens. C’est que d’une part, les conditions d’accès au journal se sont simplifiées, favorisant l’accès des classes dominées à des objets culturels conçus par et pour les classes dominantes, et que d’autre part Les Mystères constituent la seule véritable représentation valorisante des classes populaires, ce qui favorise le processus de reconnaissance. Les Mystères de Paris ont donc permis une forme de prise de conscience de classe du prolétariat, quand bien même elle s’est formulée dans le langage et les codes de la classe dominante, et dans l’appropriation d’une image élaborée en-dehors du peuple. La fiction est perçue comme une consolation, les lecteurs accordent à l’auteur le pouvoir d’améliorer leur sort, et prêtent au texte un impact sur la réalité. De nombreux documents attestent l’importance de l’idée selon laquelle l’auteur des Mystères apporte lui-même des solutions pour changer le quotidien des ouvriers. La Ruche populaire, revue qui se présente comme rédigée et publiée par des ouvriers, se place ainsi sous le patronage d’Eugène Sue, qui en cite des extraits dans une lettre au rédacteur du Journal des Débats, publiée à la suite du dernier feuilleton paru dans le journal. Son but est d’informer les riches des conditions de vie misérables qui sont les leurs afin de favoriser le développement de la charité : « Le rôle que M. Eugène Sue fait remplir à Rodolphe dans Les Mystères de Paris nous ayant inspiré l’idée de nous enquérir des familles honnêtes et malheureuses, […] nous faisons à l’humanité des personnes riches un pieux appel. »19

20Dans la perspective de Sue, le dialogue ouvert avec les ouvriers de bonne volonté permet d’instaurer les réformes qui éviteront les débordements révolutionnaires. Le feuilletoniste tisse ainsi des liens dans le milieu ouvrier, qui sont évoqués dans une note du chapitre consacré à la Banque des Pauvres, garantissant ainsi l’authenticité de son discours sur le peuple : « Notre projet, sur lequel, nous avons consulté plusieurs ouvriers aussi honorables qu’éclairés, est bien imparfait sans doute, mais nous le livrons aux réflexions des personnes qui s’intéressent aux classes ouvrières […]. »20

21Exclu par l’élite du champ artistique, Eugène Sue a donc construit une légitimité nouvelle en reprenant à son compte la mission sociale que ses lecteurs ont décelée dans son œuvre, en dépit de son intention première. Louis Chevalier a montré la passivité de Sue face aux contraintes collectives qui l’ont mené à infléchir son projet initial21, mais on pourrait également qualifier Les Mystères de Paris d’œuvre ouverte : l’ethos du feuilletoniste se façonne en effet dans un échange entre l’auteur et son lectorat, et au sein de ce dialogue émerge une forme de contre-pouvoir aux instances politiques en place, ce qui permet à la bourgeoisie philanthrope et aux ouvriers réformistes d’exprimer, à travers la voix d’Eugène Sue, l’inquiétude liée à la paupérisation de la société, sous l’influence d’un socialisme encore balbutiant. L’illusion réaliste et la valeur aléthique prêtée à la fiction sont renforcées par la publication du roman dans le journal, qui interdit l’autoréférentialité du littéraire, et instaure une tension entre le monde romanesque et le monde réel, la frontière entre les deux devenant parfois poreuse. Tout au long du texte, la présence du narrateur se fait ainsi de plus en plus insistante et vindicative, la fiction est entraînée par le tropisme journalistique. L’ethos d’auteur dans le cas des Mystères de Paris est un cas exceptionnel, sinon inédit : l’image du feuilletoniste construite dans le discours s’est adaptée à l’ethos construit par le public, qui relevait à l’origine du contre-sens, ce qui a ainsi influencé l’évolution de la posture d’Eugène Sue. Ceci a été possible car il n’existait pas de stéréotype fixé de l’auteur de roman-feuilleton, le genre ne s’étant pas encore véritablement stabilisé. C’est donc bien – et je rejoins ici les conclusions d’Anne-Marie Thiesse – la figure de l’intellectuel engagé22 qui se dessine ici, avec toutes les ambiguïtés qu’elle suppose, au-delà des différences de contenu idéologique : la maîtrise du logos que suppose sa position sociale, alliée à l’ouverture de l’espace journalistique, permet à l’homme de lettres d’occuper une fonction de médiation entre les différentes strates de la société, et d’intervenir dans le débat public, au-delà du seul univers fictif dont il est le créateur.

22(École des hautes études en sciences sociales-Université de Lausanne)