Colloques en ligne

Jean-Pierre Martin

Ces émotions à fleur de peau, sans nom pour les designer

1Lorsque j’ai commencé à réfléchir sur la honte — avec l’intuition qu’elle était, plus que d’autres émotions, un alcool fort de l’écriture —, j’étais animé par l’ambition d’entreprendre une sorte d’anthropologie littéraire des émotions. La colère m’apparaissait d’emblée, presque au même titre que la honte, comme un affect majeur — d’ailleurs, dans la tradition indienne, honte et colère sont intimement liées —, et je ne voulais pas me limiter aux passions tristes : je pensais en particulier à l’éblouissement, au ravissement, à la joie. Je pensais aussi à la trahison, qui semble sortir du cadre de ce qu’on appelle communément les émotions. C’est dire si ma définition du mot « émotion » était peu conceptuelle, si elle mêlait passion, sentiment, ou sensation.

2Or il m’est apparu assez vite que les mots ne rendaient pas compte de la complexité et surtout du caractère composite des émotions ; que si un psychologue, un anthropologue ou un sociologue ne pouvait se pencher avec trop d’attention sur l’insuffisance du langage, à moins d’entraver sa recherche par des considérations lexicales, un littéraire, lui, était en droit, ou même devait s’interroger sur le cloisonnement des termes qui, imposant à notre inconscient un répertoire ou une taxinomie, nous interdit de penser le vague des émotions. C’est pourquoi j’intitulai mon livre « le livre des hontes1 » et non « de la honte » : il me fallait signifier une pluralité (honte de l’origine chez Memmi ou Cohen, honte sociale chez Ernaux ou ontologique chez T. E. Lawrence, honte proche du sentiment de culpabilité chez Conrad, etc.), voire un nuancier (les petits hontes, l’embarras, la gêne, la timidité…). Et lorsqu’on me demandait pourquoi j’avais exploré la honte plutôt que la culpabilité ou l’humiliation, je répondais que la littérature, comme les situations affectives qu’elle tente de suggérer, fait assez peu cas de ces distinctions, et citais volontiers une phrase de Julien Gracq : « tous les mots qui commandent à des catégories sont des pièges2 ».

3Les littéraires savent en effet non seulement que « le langage est par lui-même l’investigation3 » (Quignard), mais aussi que nommer, c’est faire exister, et que dire, c’est classer. Après la disparition de Charcot, on a noté une diminution brutale des malades atteints de la « grande hystérie » à la Salpêtrière. Lorsque Darwin compare l’expression des émotions chez les hommes et les animaux, ce rapprochement est passionnant, mais le naturaliste ne se pose pas la question de la médiation langagière. On ne saurait le lui reprocher. En revanche, telle est, je crois, la question propre au littéraire.

4De ce fait, il me paraît souhaitable, plutôt que d’aligner la littérature sur un discours et un savoir préexistant (psychologique ou sociologique), de l’envisager comme une tentative de penser dans une forme telle qu’elle exprimerait ce qu’on ne peut dire dans le langage des sciences humaines, comme une manière d’exprimer le reste, le laissé pour compte, comme un désir de ne pas se laisser enfermer et dans le code des expressions qui en prédéterminent la cartographie. Chaque émotion répertoriée est un mot gigogne, mais aussi un mot couperet, globalisant, autoritaire, qui cache d’autres mots — ainsi la colère, qui renvoie à des affects assez distincts tels que la rage, la fureur, l’indignation, l’emportement, le hors de soi, etc. Il me semblait donc que la taxinomie des émotions simplifiait la vie émotive un peu à la façon dont la nomenclature des maladies mentales (nomenclature que nous étions censés retenir au cours de la licence de philosophie, dans le cadre d’un certificat de psychologie) réduisait la diversité des pathologies.

5Pour décrire les émotions, nous disposons d’un stock de mots grâce auquel nous croyons les reconnaître. Elles circuleraient d’un corps à un autre, se mimeraient et se répèteraient telles des copies conformes. Mais qu’en est-il d’une émotion à laquelle aucun de ces mots ne semble correspondre ? d’une émotion inattendue, surprenante, indéfinissable, précaire, qui ne correspond à rien de connu ? Il y a peut-être des universaux émotionnels, mais c’est l’individuation des émotions, leur singularité, qui aimante cette « maîtresse des nuances » qu’est la littérature. C’est aussi leur mixité, leur mélange, leur caractère hybride : lorsque Tolstoï décrit l’émotion amoureuse d’Anna Karénine, il ne manque pas de l’associer à la joie, à la frayeur et à la honte, ou encore à d’autres tonalités affectives encore plus contrastées. C’est enfin leur physique : l’affect, étymologiquement, est à la fois une disposition de l’âme et une physique.

6Un tel souci n’est pas nouveau. Voyez Mlle de Scudéry. Elle voulut cartographier le nuancier du cœur amoureux, dessiner son anatomie, décrire « toutes les jalousies, toutes les inquiétudes, toutes les impatiences, toutes les joies, tous les dégoûts, tous les murmures, tous les désespoirs, toutes les espérances, toutes les révoltes et tous ces sentiments tumultueux qui ne sont jamais si bien connus que de ceux qui les sentent ou qui les ont sentis4. » Tenter de représenter le spectre des tonalités émotionnelles dans leur diversité, soit, l’entreprise est louable. Mais la force de la littérature à l’âge de l’individuation, c’est d’aller plus loin encore, c’est de viser des qualités d’émotion innommables, des motilités volatiles, multiformes, mélangées, qui échapperaient au discours, où la joie, la crainte, la surprise, l’émerveillement, la peur, l’enthousiasme, la honte, la colère seraient quasiment indécidables ; c’est encore de faire droit à la singularité, à l’étrangeté de l’affect, à son ambivalence, à sa réversibilité, à sa fugacité, à son sfumato ; c’est enfin de privilégier une physique des émotions, un langage du corps, un sujet tout à la fois émotionnel, passionnel et corporel, tels que Diderot et Rousseau, à l’opposé du corps-machine de Descartes, l’ont réhabilité, à la fois dans le récit (par exemple, les scènes d’évanouissement, les « petits mouvements convulsifs », le cri, la douleur dans La Religieuse de Diderot, ou encore les répercussions physiques des émotions passées, ressenties au présent par le sujet qui les revit dans Les Confessions) et dans la théorie : « Chaque passion a son action propre. Cette action s’exécute par des mouvements du corps. […] De la liaison des passions avec les organes naissent la voix ou les cris5. »

7Au traitement ostentatoire de l’émotion (traitement tantôt essentialiste, qui en désigne l’espèce et l’épingle comme un papillon, tantôt romantique, qui l’absolutise et la sublime) s’oppose un vécu intraitable de l’émotion qui cherche ses mots. Une telle antinomie entre langage et émotion, des programmes esthétiques visent à la dénier, en confortant la croyance littéraire dans une langue de l’émotion. Lorsque Céline déclare : « Au commencement était l’émotion6 », on peut se demander quel commencement est en jeu. Il s’agit bien sûr ici de produire de l’émotion, de la communiquer au système nerveux du lecteur (le parlé, dit-il, est « le seul mode d’expression possible pour l’émotion7 »), mais cette émotion sans prédicat tend à confondre sous un même mot l’émotion ressentie et le « rendu émotif ». Les effets émotifs de la langue littéraire, même lorsqu’elle prétend mimer la spontanéité et le jaillissement du parlé par des phrases de rappel ou des tournures familières, c’est encore de la rhétorique, jusque dans le refus manifeste dont elle est l’objet, et jusque dans la façon propre à Duras de laisser la phrase « dans un état pantelant8 » ; ou encore de ne pas exprimer les sentiments ou les émotions, mais leur déplacement, leur symptôme (cri, fatigue, désarroi, gaucherie soudaine, absence au monde) : « Michael Richardson se dirigea vers elle dans une émotion si intense qu’on prenait peur à l’idée qu’il aurait pu être éconduit » ; « la femme entrouvrit les lèvres pour ne rien prononcer9 ».

8Au risque de confondre le pathétique et l’émotionnel, ou encore une émotion fulgurante et un état émotif qui perdure, n’oublions pas le rapport antithétique entre l’émotion et le langage pour la traduire, en même temps qu’un écart essentiel entre l’émotion telle qu’elle se dit et l’émotion telle quelle se ressent. On pense à John Cage cité par Barthes : « J’ai découvert que ceux qui n’insistent que très peu de temps sur leurs émotions savent bien mieux que les autres ce qu’est une émotion10. » Ou bien à cette phrase de Molé visant Chateaubriand, à propos des effusions de surface : « Il m’a paru qu’il séduisait les femmes au même titre que ses lecteurs, par cette même faculté de s’émouvoir sans rien ressentir, de revêtir tous les types, d’emprunter tous les langages11… » Ou encore, pour ce qui est de l’impuissance des mots, à Michaux : « En rêve, on n’écrit pas. Le mystique en transe n’écrit pas. Ravi, on n’écrit pas12 » ; « Mais écrire, écrire : tuer quoi13. » Le défi de la littérature tient en particulier à ce pouvoir ou plutôt à cet impouvoir qu’elle révèle face à une violence émotionnelle, un phénomène abrupt – grâce, effroi, sidération, illumination sous le feu d’une musique, d’une lecture, d’une voix ou d’un corps.

1. Proust, l’émoi et le zut

9Bien des lois perturbatrices entravent chez Proust le pouvoir du sujet émotif à se livrer en toute liberté au rapport de soi à soi : l’asynchronie des émotions comme le télescopage d’émotions différentes. Ce qui ne ruine pas d’avance le projet solitaire de relater un « moment de vérité », un passage émotif - même si ce projet est dans la vie constamment entravé par la prose du monde. Proust s’évertue à exprimer une vérité inatteignable de l’affect. Ce qui lui importe au fond, c’est la possibilité de « réduire à son essence le plaisir infini d’être ému » (l’expression est de Valéry14) :

Et voyant sur l’eau et à la face du mur un pâle sourire répondre au sourire du ciel, je m’écriai dans mon enthousiasme en brandissant mon parapluie refermé : « Zut, zut, zut, zut. » Mais en même temps je sentis que mon devoir eût été de ne pas m’en tenir à ces mots opaques et de tâcher de voir plus clair dans mon ravissement.
Et c’est en ce moment-là encore — grâce à un paysan qui passait, l’air déjà d’être d’assez mauvaise humeur, qui le fut davantage quand il faillit recevoir mon parapluie dans la figure, et qui répondit sans chaleur à mes « beau temps, n’est-ce pas, il fait bon marcher » – que j’appris que les mêmes émotions ne se produisent pas simultanément, dans un ordre préétabli, chez tous les hommes15.

10Le « zut », interjection policée, voire distinguée, renvoie à l’indicible joie éprouvée dans la contemplation de la nature (« ce jour où passant sur le pont de la Vivonne, le calme de l’ombre d’un nuage sur l’eau m’avait fait crier : “Zut alors”, en sautant de joie16 »), la « merveille inconnue17 » d’une matinée de printemps, l’inexprimable ravissement des « joies artistiques18 », ou encore la joie de l’impression par l’imagination :

Quand déjà une fois le matin du mariage de Montargis, dans la lumière du soleil dorant la girouette de la maison d’en face, j’avais revu Venise, aussitôt j’avais voulu y retourner. Maintenant la manière dont venait toujours à moi le sentiment enivrant de la vie, hors du temps, de l’action présente, m’enseignait mieux que ce n’était pas à une jouissance dans le temps, à une action qu’il devait aboutir, car je ne l’y retrouverais pas. Sans doute y avait-il au fond de nous un être, – celui qui en moi venait de ressentir une telle joie, – qui ne se nourrissait que de l’essence des choses19.

11Quant à l’indicible mélancolie, l’indicible tristesse, la « désolation du soir20 », cet autre moment de vérité, ce n’est plus le « zut » qui convient, mais une impression qui étreint le corps, et que le style tentera de rendre dans ses nuances infinies. L’intermittence des émotions et surtout des moi émotifs et perceptifs doit constamment s’adapter aux états changeants de soi et de l’autre – ainsi à l’émotion mouvante suscitée par une Albertine plurielle, multiple, aux mille visages, qui modifie la perception, qui fait se succéder les moi émotionnels : « je devrais donner un nom différent à chacun des moi qui dans la suite pensa à Albertine ; je devrais plus encore donner un nom différent à chacune de ces Albertine qui apparaissaient par moi, jamais la même21 ». Dans ce récit de pensée qu’est la littérature, quelle différence entre une sensation et une émotion, ou même entre un sentiment et une émotion ? « L’amour n’est peut-être que la propagation de ces remous qui, à la suite d’une émotion, émeuvent l’âme22. »

12Cherchant une essence de l’émotion qui ne peut se résumer à un phénomène, à des manifestations, le phrasé de Proust médite sur un état affectif, une atmosphère émotionnelle dans laquelle baigne de façon transitoire un sujet mouvant ; ou bien il tente de saisir un émoi, une émotion subite et indéfinissable – une émotion paysage ou une émotion japonaise, dirait Barthes. L’anthropologie émotive est ici une esthétique du fugace. Oscillant entre les anneaux et les volutes de la phrase et l’interjection, elle rappelle l’impressionnisme d’Elstir, mais surtout, elle s’affronte au langage, à ses pouvoirs et à ses insuffisances.

2. Sarraute et les émotions à fleur de peau

13Sarraute, comme Proust, a tenté d’approcher cette zone indicible où l’émotion défie le langage. Elle a montré la coalescence de l’émotion et de la sensation. L’émotion, comme la sensation, le sentiment ou l’impression, échappe fondamentalement à sa transcription – tel est le postulat qui anime les récits d’expérience émotionnelle chez Sarraute comme chez Proust : ils cherchent à saisir un monde affectif et sensible, un en deçà des savoirs et des discours, un en deçà même du langage. L’hypothèse peut sembler naïve. Elle va en tout cas à l’encontre d’une théorie de l’affect qui affirme la prédominance du langage (si on la retrouve dans le lacanisme, elle est cependant tempérée par la distinction entre l’affect et l’affectif : « L’affect n’est pas l’affectif ni l’émotionnel mais témoigne du discord du fait que l’homme habite le langage : c’est du langage que nous sommes affectés23 »).

14Une telle naïveté est une force. Sa leçon : ne pas se payer de mots. Les mots s’inscrivent en nous, ils sont comme des tatouages. « Il y en a tout un stock commun24 » : amour, amitié, jalousie, crainte, modestie, snobisme, timidité, etc. Les mots sont comme des institutions, voire des monuments, c’est à partir de ce constat que Sarraute écrit ses tropismes : « Dès qu’on prononce ce mot : “timidité”, tout se fige. Une notion épaisse, patinée par l’usage, recouvre cette palpitation de quelque chose d’indéfinissable, comme une couverture qu’on jette sur le feu : c’est de la timidité25. » Il faudrait pouvoir échapper au glacis de « ces mots brutaux qui assomment comme des coups de matraque26 ». « Il me semble, quant à moi, dit-elle, qu’au départ de tout il y a ce qu’on sent, le “ressenti”, cette vibration, ce tremblement, cette chose qui ne porte aucun nom, qu’il s’agit de transformer en langage. Elle se manifeste de bien des façons… Parfois d’emblée, par des mots, parfois par des paroles prononcées, des intonations, très souvent par des images, des rythmes, des sortes de signes, comme des lueurs brèves qui laissent entrevoir de vastes domaines… Là est la source vive27. » Y a-t-il une émotion qui ne se nommerait pas ? Sarraute y croit. Ce pourquoi elle vise tout particulièrement des infra-émotions, des émotions qui ne font pas signe, des émotions d’avant le langage. Les tropismes, ce sont des émotions-sensations infinitésimales, observables uniquement au microscope de la littérature, ce sont des « états inexplorés », des « états baladeurs28 », à la fois instables et universels, communs à tous les êtres humains. En ce sens, dans l’idiolecte de Sarraute, la sensation et l’émotion s’équivalent : toutes deux participent de « ce bouillonnement confus où nos actes et nos paroles s’élaborent29 ». Il faut les saisir dans leur informulable surgissement, prendre acte d’une « lutte continuelle entre la force du langage qui entraîne et détruit la sensation, et la sensation qui, elle aussi, détruit le langage30 », faire de l’œuvre « un équivalent littéraire d’un ordre de sensations encore inconnu31 ». D’où la recherche d’un autre langage : « On n’a pas encore découvert ce langage qui pourrait exprimer d’un seul coup ce qu’on perçoit en un clin d’œil : tout un être et ses myriades de petits mouvements surgis dans quelques mots, un rire, un geste32. » D’où aussi l’usage de la métaphore, de l’analogie, le recours à l’image comparative, le « comme », ou l’allégorie. C’est qu’il faudrait pouvoir saisir le punctum de la sensation, son « impulsivité ».

15S’il y a pour Sarraute un maître ès émotion-sensation, c’est bien Dostoïevski. Les personnages dans Les Frères Karamazov sont les « porteurs d’états parfois encore inexplorés que nous retrouvons en nous-mêmes33 ». Les « bonds désordonnés » et les « grimaces » des héros de Dostoïevski ne traduisent rien d’autre que « ces mouvements subtils, à peine perceptibles, fugitifs, contradictoires, évanescents, de faibles tremblements, des ébauches d’appels timides et de reculs, des ombres légères qui glissent, et dont le jeu incessant constitue la trame invisible de tous les rapports humains et la substance même de notre vie34 ».

16Mais il faut ajouter trois remarques à propos de l’anthropologie émotive chez Sarraute. D’abord, elle a montré la composante hystérique de toute émotion. Ensuite, s’il y a selon elle un préverbal, un en deçà du langage, c’est que le corps est le premier émetteur de sens, tandis que le signe est un masque, une imposture, un mensonge. Regardez les corps : eux, ils ne mentent pas. « Un seul geste et tout l’homme est là35. » Enfin, on comprend à la lire comment la violence des émotions et des images mentales (souvent faites de rage, de hargne, de colère) peut être inversement proportionnelle à leurs manifestations visibles. La relation à l’autre est terrifiante de l’intérieur. Les émotions à fleur de peau n’affleurent pas nécessairement, et il n’est pas rare que l’émotion se cantonne dans l’espace du dedans, comme s’il lui fallait ce rempart pour se protéger de la relation violente à l’autre et de la déstabilisation qu’elle entraîne.


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17Il en est au fond des émotions comme des idées : elles peuvent êtres soumises à l’intimidation du langage, à l’autorité d’un discours tenu. Dès lors, l’émotion devient catégorie — soit, piège verbal. Dans cette opération de sujétion par la parole, le sujet se perd. Proust, Sarraute, Duras, Beckett, Gombrowicz, Michaux, bien d’autres encore : voilà des écrivains qui ne se conforment pas au programme émotionnel, au code pathétique, à l’algèbre des sentiments ; voilà des écrivains qui cherchent des intensités, des rythmes d’émotion ; voilà des écrivains qui cherchent des mots autour d’une tonalité affective (ce que désigne assez bien le mot allemand Stimmung) : émotion intime ou relationnelle, microscopique ou macroscopique, émotion paysage, effusion refoulée ou épiphanie, extase ou évanouissement, effroi ou joie secrète…

18N’excluant pas une sincérité viscérale de l’émotion, l’écrivain est fasciné par l’émotion inexprimable, marginale, précaire, sans domicile fixe. Retournant l’argument des psychologies ou des philosophies selon lequel l’émotion hors langage serait un pur fantasme, parce qu’il n’y a pas un intérieur et un extérieur, la littérature inquiète notre savoir et se demande, nous demande : y a‑t‑il des mots pour dire nos émotions, toutes nos émotions ? Entre l’interjection littéraire qui déraidit la syntaxe, le haïku « imbibé d’un émoi ténu36 » (Barthes), la motilité de l’expression ou les volutes d’un phrasé, il y a mille façons langagières d’échapper à l’émotion répertoriée, de dire l’entrelacs des affects, leur ambivalence, leur immédiateté, leur indocilité, leur indétermination ou leur réversibilité. Dans tous les cas, face aux savoirs sûrs de leur coup, c’est aussi une hésitation, un impouvoir qui se dit, un principe d’incertitude, un « je voudrais rendre » : « Je voudrais rendre la joie de cette heure. Ce n’est pas une exaltation, une excitation de l’esprit. La joie ne venait pas du jour qui se levait sur ces choses, mais plutôt de ces choses qui se levaient dans le petit jour — tout comme s’il existait un matin apparent des choses37. »