Colloques en ligne

Patrick Boucheron

Encore la trace, encore l’aura : Walter Benjamin et l’obsession de l’historien

Textes étudiés : fragments de « Paris, capitale du XIXème siècle » et « Thèses sur l’histoire ».

1Patrick Boucheron est un historien spécialiste du Moyen Âge et de la Renaissance, qui s’intéresse depuis longtemps aux enjeux épistémologiques de l’écriture de l’histoire. Il est ici convié à lire Walter Benjamin en « amateur faiblement éclairé », selon ses propres termes, et nous propose d’écouter cette intervention à la manière d’une récréation, de flâner avec lui dans les méandres de l’œuvre benjaminienne1. C’est donc en historien que Patrick Boucheron aborde Walter Benjamin : quel usage l’histoire, et plus généralement les sciences humaines, peuvent-elles faire de cette œuvre, indépendamment de son aspect documentaire nous renseignant sur son époque comme sur sa propre histoire ?

2C’est à partir d’une lecture du Voyage au centre de Paris d’Alexandre Lacroix que Patrick Boucheron introduit son propos2. Cette promenade parisienne, à la fois philosophique et rêveuse, propose une découverte de la capitale française à laquelle s’ajoute un questionnement sur la manière dont se construit un livre sur une ville. Pour Alexandre Lacroix, il y a bien deux manières de rater un tel ouvrage : celle de Maxime Du Camp et celle de Walter Benjamin3. Avec son ouvrage sur Paris, en pionnier du New Journalism, Maxime Du Camp avait en effet fait une promenade engagée pendant laquelle il adoptait diverses postures sociologiques pour s’introduire dans les réseaux parisiens4. Selon Patrick Boucheron, la comparaison est aisée avec le Paris, capitale du XIXème siècle de Benjamin, bien que cette dernière œuvre ait été ruinée avant même d’être bâtie. Car en médiéviste, l’historien est sensible au fait que le livre n’existe pas, qu’il n’est que ce que Pascal Quignard appelait un « précipitat de langue »5. En effet, au Moyen Âge, seul le manuscrit a une existence textuelle ; de la même manière, pour Patrick Boucheron, considérer l’œuvre de Walter Benjamin comme un corpus littéraire semble être une illusion, une illusion littéraire à laquelle chacun participe en la traduisant et en la commentant : la plupart des livres de Benjamin ne sont en réalité que des manuscrits qu’il faut recomposer – ce dont l’édition contemporaine ne se prive pas.

3Ces deux échecs, celui de Maxime Du Camp et celui de Walter Benjamin, sont en tout cas présentés par Alexandre Lacroix comme symétriques, l’un échouant dans un désir de totalité qui serait propre au XIXème siècle, tandis que l’autre se perd dans les dédales du décombre. Or, s’interroge Patrick Boucheron, pourquoi s’offusquer de ce constat, comme beaucoup semblent le faire ? Qu’est-ce qui nous oblige à sacraliser l’œuvre de Benjamin et ne risque-t-on pas, parfois, de se complaire dans une forme de dandysme de l’apocalypse ? Car les historiens font de certains fragments benjaminiens un usage totémique tout en étant eux-mêmes bien loin des préoccupations et de l’histoire pensées par Benjamin. Pourquoi donc s’indigner d’entendre constater l’échec de Benjamin ? Qu’est-ce qui motive cette indignation ? Pour Patrick Boucheron, il est toujours choquant de considérer comme un échec ce qui n’est rien d’autre que l’effet d’un crime, à savoir le crime nazi. Car la forme même de l’œuvre de Benjamin n’est rien d’autre que l’effet de l’histoire6. Cela doit nous prémunir d’un usage trop flatteur de la philosophie de l’histoire de Benjamin, par rapport à l’idée que l’on pourrait s’en faire aujourd’hui.

4En historien obsessionnel, multipliant les publics et les sujets pour néanmoins toujours parler de la même chose, Patrick Boucheron reconnaît en un fragment de Benjamin un outil qui lui permet de penser sa propre obsession de manière féconde. Il s’agit du fragment « Trace et aura » extrait de Paris, capitale du XIXème siècle :

La trace est l’apparition d’une proximité, quelque lointain que puisse être ce qui l’a laissée. L’aura est l’apparition d’un lointain, quelque proche que puisse être ce qui l’évoque. Avec la trace, nous nous emparons de la chose ; avec l’aura, c’est elle qui se rend maîtresse de nous.7

5Se dégage ainsi la seule question politique qui vaille : de quoi se constitue l’emprise ? Qu’est-ce qui nous tient, et comment s’en défaire ? Et, en complément : le travail sur la trace n’est-il pas une manière de dissiper l’aura ? Ces questions sont celles qui hantent Patrick Boucheron et s’articulent parfaitement autour de ce fragment qu’il a pourtant découvert tardivement et indirectement8.

6 La première fois que cette question de l’aura est posée par Benjamin, c’est dans un document (intitulé « Was ist aura ? ») qui lui-même a une histoire9. Pendant l’hiver 1934, alors que Walter Benjamin est en séjour à San Remo, il élabore la structure du Livre des passages. Il est alors obligé, par manque d’argent, d’habiter dans la pension de famille tenue par son ex-femme Dora, ce qui le mène à écrire dans une lettre datée du 19 décembre 1934 : « Je ressens la honte de nicher ainsi comme dans les ruines de mon propre passé ». La situation économique de Benjamin est alors dramatique : il a sans cesse besoin d’argent. La plupart des textes que nous considérons comme ses œuvres sont en effet des textes qui lui ont été arrachés, qu’il ne voulait pas écrire, comme son excellent essai sur l’historien Edouard Fuchs par exemple10. Il faut rappeler également qu’avant de quitter Paris pour échapper à la barbarie nazie, Benjamin confia à George Bataille son immense manuscrit, trop gros pour être transporté, et qui allait devenir ce que nous appelons aujourd’hui le Livre des passages, ainsi que cinq enveloppes contenant des manuscrits et des brouillons à sauver. Il n’emporta avec lui qu’une serviette noire dans laquelle se trouvait une copie de ses Thèses sur l’histoire. Les cinq enveloppes furent confiées par Bataille à la Bibliothèque nationale et ne furent identifiées qu’en 1982 par Giorgio Agamben lorsque celui-ci préparait une édition italienne des œuvres complètes de Walter Benjamin. Or, le carnet de commande intitulé « Was ist aura ? » faisait parti de ce lot. Qu’y lit-on ?

L’expérience de l’aura repose sur la traduction de la manière, jadis habituelle dans la société humaine, de réagir au rapport de la nature à l’homme. Celui qui est regardé – ou qui se croit regardé – lève son regard, répond par un regard. Faire l’expérience de l’aura d’une apparition ou d’un être, c’est se rendre compte de sa capacité à lever les yeux, ou de répondre par un regard. Cette capacité est pleine de poésie ; là où un homme, un animal ou un être inanimé, sous notre regard, ouvre son propre regard, il nous entraîne d’abord dans le lointain. Son regard rêve, nous attire dans son rêve. L’aura, c’est l’apparition d’un lointain, aussi proche soit-il.11

7L’aura donne donc à penser une expérience sensible qui se caractérise à la fois par son intensité poétique et sa densité corporelle. Ce qui nous domine, ce qui nous surplombe, c’est ce qui nous fait lever les yeux. Or, en historien travaillant sur la ville et sur l’architecture (considérée comme une violence douce faite au corps), Patrick Boucheron ne pouvait qu’être intéressé par cette expérience. La capacité qu’a l’architecture de la ville de nous contraindre et de nous persuader par la seule force de son emprise, c’est ce que Benjamin appelle la puissance psychagogique de la ville et de l’architecture12. Cette expérience de pensée est une expérience de la ville, une expérience de la ville qui se lit dans Sens unique, dans Enfance berlinoise, mais aussi dans toute sa correspondance. Patrick Boucheron pense ainsi la figure du flâneur comme un paravent, car lorsque Benjamin se donne à voir dans une ville il court toujours, il veut prendre de vitesse l’emprise urbaine. À Milan, en 1912, alors qu’il veut à tout prix voir La Cène de Leonard de Vinci, Walter Benjamin transcrit ainsi l’expérience de cette vitesse qu’il semble chérir :

Je ne vois que l’œuvre de Leonardo, un mur tient les spectateurs à deux mètres de distance. Je suis devant, je sue à grosses gouttes, mon binocle tombe par terre, je le ramasse. Effrayé je ne veux pas le remettre, dans ma poche je mets mes lunettes, je ne peux plus éprouver que l’espace et la conscience de voir en face de moi, si grande et si pâle, l’œuvre que j’ai si souvent admirée en reproduction. Tout cela a duré à peine une demi-minute. Je sors en courant et les gens enivrés qui sont assis dans la première pièce sont stupéfaits.13

8L’expérience de l’aura est ainsi une expérience strictement individuelle, qu’il faut lier à la perception auratique pendant laquelle les choses vues semblent prendre la parole d’elles-mêmes. Cette perception, Benjamin l’associe à des moments singuliers : les souvenirs de son enfance berlinoise, la consommation de drogue, d’une certaine manière la réminiscence proustienne. Sentir l’aura d’une image, c’est donc sentir ce voile sensible qu’ont tissé pendant des siècles l’amour et l’admiration de ceux qui avant moi l’ont reçue. C’est un mystère que Benjamin cherche à « désacraliser », en arrachant ce concept de l’aura à son substrat théologique, pour en faire ce qu’il appelait, dans sa « Petite histoire de la photographie », « une trame singulière d’espace et de temps », ou ce que Georges Didi-Huberman appelle un « espacement œuvré »14. C’est pourquoi la poursuite de la réflexion sur ce que c’est que l’aura se trouve logiquement dans la proposition essentielle de « L’œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique » :

Qu’est-ce à vrai dire que l’aura ? Une singulière trame d’espace et de temps : l’unique apparition d’un lointain, si proche soit-il.15

9Tout cela, selon Patrick Boucheron, doit se comprendre dans le rapport qui lie l’esthétique à la politique. À partir de 1936, la philosophie benjaminienne se clarifie de manière fondamentale lorsqu’Adorno soumet l’essai de Benjamin à une critique serrée, que beaucoup considèrent comme sévère mais qui n’est rien d’autre que ce qu’Adorno appelle lui-même un « malentendu fécond »16 : l’innovation intellectuelle peut en effet naître du frottement des incompréhensions mutuelles. Adorno ne comprend pas comment Benjamin peut se vouer à une pensée magique, et ne pas voir que l’aura est la trace du travail humain oublié dans la chose. Or, pour Patrick Boucheron, reprenant Giorgio Agamben, la théorie benjaminienne « ne contemple ni des essences, ni des objets mais des idées »17. Ce qui est fondamental est donc l’aura d’une image qui apparaît toujours chez Benjamin comme une dialectique à l’arrêt : « lorsque la pensée s’immobilise soudain en une constellation saturée de tensions »18. Voilà ce qu’est l’image pour Benjamin, une image qui crépite de courts-circuits. Aux yeux de Patrick Boucheron, ce qui nous touche dans cette aura de l’image, c’est le fait d’y reconnaître l’effet du triple pouvoir : pouvoir de la distorsion (sous nos yeux se révèle quelque chose qui est hors de notre vue), pouvoir du regard (on nous regarde pour qu’on lève les yeux sur ce qui nous regarde), pouvoir de la mémoire (ce qui nous regarde vient d’un passé très lointain). Or, comment contrevenir à ce pouvoir ? Comment dissiper cette aura ? Comment desserrer l’emprise que les choses ont sur nous ? Selon Patrick Boucheron, cela ne peut se faire que par une politique de la trace, autrement dit par l’histoire (envisagée ici comme une pratique, socialement partagée).

10 Pour autant, il faut prendre au sérieux l’injonction d’Adorno qui reprochait à Benjamin une alternative fatale entre l’esthétisation de la politique et la politisation de l’art. On peut en effet s’interroger sur la capacité qu’a le pouvoir, en un instant dramatique, d’auratiser la trace, de la disséminer sans pour autant l’appauvrir19. Bruno Latour et Antoine Hennion ont ainsi montré à quel point Benjamin faisait erreur en supposant la disparition de l’aura du fait de la reproductibilité technique20 ; en réalité, l’effet est inverse, comme on peut le constater en lisant Giorgio Agamben et en étudiant l’économie politique qu’il appelle la liturgie de la communication : par la magique politique de l’empreinte le pouvoir gagne deux fois, puisqu’il possède la matrice et qu’il la dissémine à l’infini. Hans Belting explique ainsi très bien que le suaire de Turin n’a été considéré comme sacré qu’à partir du moment où il s’est diffusé et multiplié par la photographie. Le lointain s’approche ainsi mais maintient intact l’autorité de son souverain éloigné ; il est ce qui se donne et se dérobe, ne se laisse voir que pour se montrer distant, et la chose même porte l’empreinte de cet incessant va-et-vient.

11 Dans « Chiffonnier contre flâneur », Marc Berdet évoque le Livre des passages de Walter Benjamin21. Benjamin avait commencé son livre en 1927 sous l’emprise du surréalisme, d’Aragon notamment, comme une rêverie poétique sur les passages mais aussi comme une réflexion politique sur ceux-ci : le passage est un intérieur collectif, un salon bourgeois qui crève le plafond, qui inverse le rapport entre l’intérieur et l’extérieur. Ce qui aurait pu devenir, de cet amas de textes, un livre, c’eut été un livre de flâneur. Le 20 mai 1935, dans une lettre, Benjamin évoque son projet et écrit ceci : « car en silence, je l’appelle Paris, capitale du XIXème siècle ». En silence, il a donc donné un autre nom, un nom beaucoup plus politique, lié à la nécessité dans les années 1930 de faire front face à ces deux impasses idéologiques que sont l’esthétisation du pouvoir d’une part, et la politisation de l’art d’autre part, afin de créer un art spécifiquement benjaminien. Le « nous » benjaminien est là et doit être là, et ne peut plus se contenter de la figure du flâneur. Lui succède la figure du chiffonnier. Tandis que le flâneur est sous l’emprise de la chose, le chiffonnier regarde où il met les pieds, ne garde pas les yeux en l’air et ramasse les chiffons, c’est-à-dire tout ce qui fait trace. C’est le moment si mal compris de ce qu’on appelle son passage au matérialisme historique. En 1931, Rychner demande ainsi à Benjamin « Dir, cur hic ? » (c’est-à-dire « pourquoi le matérialisme maintenant ? »), ce à quoi Benjamin répond le 7 mars 1931 dans une lettre à Rychner :

Que la réalité historique possède un coefficient propre grâce auquel toute connaissance authentique de cette réalité mène le sujet à se connaître lui-même, non pas d’un point de vue psychologique, mais dans le sens d’une philosophie de l’histoire, c’est là peut-être une formulation parfaitement non matérialiste, mais c’est une expérience qui me rattache davantage encore aux analyses grossières et revêches d’un Franz Mehring qu’aux délimitations les plus profondes du royaume des idées telles qu’en produit aujourd’hui l’école de Heidegger.22

12Ce qui est donné à lire ici ? Un rappel à l’ordre qui rend trop futile et désinvolte le flâneur et rend nécessaire le temps des chiffonniers, de ceux qui ont un rapport humble et direct aux archives. Cette exigence de sérieux matérialiste est sans doute politiquement nécessaire – au moment où écrit  Walter Benjamin, certainement ; au moment où nous le lisons aujourd’hui, sans doute aussi.