Colloques en ligne

Isabelle Daunais

Un gain différé ou un gain immédiat : lectures françaises et anglo-saxonnes de Proust

1Dans un texte intitulé « De la relecture des romans » et datant de 1922, Virginia Woolf pose la question qui vient à l’esprit de tout lecteur de roman lorsque l’œuvre qu’il s’apprête à ouvrir est longue et qu’intuitivement il calcule les heures qu’il lui faudra engager pour la traverser : le temps passé à lire ce long roman sera-t-il payé de retour, vaut-il la peine de l’engager, car sera-t-il du temps gagné ou du temps perdu ?

Une croyance perdure encore parmi nous, selon laquelle la poésie est la branche la plus exigeante de la littérature. Si nous avons une heure à passer, nous aurons l’impression de mieux l’occuper en compagnie de Keats que de Macaulay. Les romans non seulement sont très longs et mal écrits, mais en sus ils ne parlent que de choses anciennes et familières, à savoir ce que nous faisons, semaine après semaine, du petit déjeuner à l’heure du coucher ; ils parlent de la vie, or la nôtre nous donne déjà suffisamment de fil à retordre sans qu’il faille encore la revivre en prose. […] Pourtant ces récriminations courantes que nous commençons à entendre et, peut-être, à émettre (au fur et à mesure que nous avançons en âge) ne perdent rien de leur acrimonie si, d’un même souffle, il nous faut reconnaître que nous devons à Tolstoï, à Flaubert et à Hardy plus que nous pouvons l’évaluer ; que, si nous souhaitons nous rappeler nos meilleures heures, ce serait celles offertes par Conrad ou Henry James1.

2La question des bonnes et des moins bonnes heures, du temps investi et du temps récolté, du gain et de la perte est, comme le suggère Virginia Woolf, une question propre au roman. Cette spécificité tient bien sûr à ce que la lecture d’un roman suppose un loisir et une disponibilité de temps que ne demandent pas, à tout le moins dans ce qu’on peut appeler leur consommation courante, les autres formes d’art : lire un roman peut occuper plusieurs journées et même les exige, contrairement à la lecture d’un recueil de poèmes, l’écoute d’une pièce musicale ou la visite d’un musée, qui ont pour elles l’avantage de la concentration et de la densité. Mais cette spécificité tient aussi à ce que, au-delà même de la quantité de temps dont il dispose et qu’il est prêt à consacrer à l’œuvre qu’il tient entre ses mains, le lecteur de romans et plus particulièrement le lecteur de romans longs s’attend à ce que les heures investies dans sa lecture non seulement ne soient pas perdues, mais qu’elles soient aussi une forme d’accélération, qu’elles soient non pas égales à la vie – la vie courante s’entend –, mais supérieures à elle et lui donnent à connaître des aventures que sa propre existence ne lui fournira jamais, à découvrir des mondes et des situations auxquels sa propre vie, limitée dans le temps et dans l’espace, ne peut lui donner accès.

3Le calcul fait par le lecteur qui soupèse le roman qu’il s’apprête à lire repose sur un principe d’échange : le temps qu’il faut pour lire un roman n’est pas seulement un temps donné, c’est aussi un temps reçu en retour, et c’est pourquoi le lecteur espère toujours qu’il recevra au moins autant que ce qu’il consent. Il arrive bien sûr parfois que certains romans, une fois refermés, donnent l’impression que l’échange est perdant (au moment d’écrire son article, Virginia Woolf est en train de relire George Meredith et n’est pas certaine d’y trouver tout à fait son compte) alors que d’autres au contraire donnent le sentiment d’une vie immédiatement plus riche et plus intense, d’heures « meilleures » que celles du reste de la vie. Et ce sont là bien sûr les meilleures lectures. Mais il suffit que l’échange soit raisonnable, que l’écart ne soit pas trop grand entre le temps investi et le temps reçu pour que le lecteur reconnaisse l’œuvre qu’il est en train de lire comme une œuvre qui mérite d’être lue.

4Ce sont les repères de cet équilibre, la mesure attendue de cet échange que l’œuvre de Proust, comme on le sait, a bouleversés. Devant une œuvre si longue et si différemment structurée, est-il même encore possible de calculer quoi que ce soit ? Les témoignages des premiers lecteurs, ceux de Paul Souday, d’Henri Ghéon, d’André Gide, de Jacques Madeleine, disent tous le sentiment de ce calcul impossible à travers celui d’une disproportion hors norme, d’une disparité aussi bien entre les termes (la longueur du volume, l’attention qu’il exige) qu’entre les joueurs (l’auteur qui a tout son temps, le lecteur qui ne jouit pas de ses privilèges). Ainsi en va-t-il pour Jacques Madeleine, dans son rapport de lecture de Du côté de chez Swann :

Au bout des sept cent douze pages de ce manuscrit (sept cent douze au moins, car beaucoup de pages ont des numéros ornés d’un bis, ter, quater, quinque) – après d’infinies désolations d’être noyé dans d’insondables développements et de crispantes impatiences de ne jamais pouvoir remonter à la surface – on n’a aucune, aucune notion de ce dont il s’agit. Qu’est-ce que tout cela vient faire? Qu’est-ce que tout cela signifie? Où tout cela veut-il mener ? – Impossible d’en rien savoir ! Impossible d’en pouvoir rien dire2 !

5La même perplexité s’exprime sous la plume de Henri Ghéon :

Toute la question est de savoir si l’excès de loisir n’a pas conduit l’auteur à passer ici la mesure et si, quelque plaisir que nous prenions à le suivre, nous pouvons le suivre toujours. On sent que M. Marcel Proust a devant lui tout le temps qu’il faut pour mûrir, combiner, réussir un ouvrage considérable. Tout le temps est à lui […] au lieu de se résumer, de se contracter, il s’abandonne. […] Cette satisfaction organique, que nous procure une œuvre dont nous embrassons d’un regard tous les membres, la forme, il nous la refuse obstinément3.

6Or l’impossibilité de calculer équivaut ici à un calcul négatif. À défaut de pouvoir mesurer ce qu’il a gagné, le lecteur resterait les mains vides ; pour que la récompense advienne, il lui faut comprendre ce qu’elle est et donc attendre que d’autres volumes paraissent et qu’avec eux une forme se dessine, qu’avec la fin enfin atteinte le sens de « tout cela » émerge. Mais, demandent en substance ces premiers commentateurs, peut-on « humainement4 » attendre si longtemps ? La lecture de Proust exige une patience et un temps inédits, touchant aux limites (et même les dépassant) de ce qui, dans la lecture d’un roman, peut être consenti. Julien Gracq exprime une idée similaire lorsqu’il écrit que Proust, dans sa description du monde, constitue un « terminus » : il est impossible d’aller plus loin que lui dans la division de chaque chose en parties toujours plus petites, dans le « pouvoir séparateur de l’œil » grâce auquel nous détaillons le monde et qui, de Balzac jusqu’à l’auteur de la Recherche, n’a cessé de s’amenuiser5. Certes, reconnaît Gracq, la précision infinie avec laquelle Proust décrit ses personnages a sa beauté, mais elle est également contraignante, car elle prive ces mêmes personnages « de ce tremblement d’avenir, de cette élation vers l’éventuel qui est une des cimes les plus rares de l’accomplissement romanesque6 ». Autrement dit, Proust n’apporte pas le surcroît, l’intensification ou l’accélération que le lecteur de roman espère de sa plongée dans une œuvre : ce qu’offre la Recherche est aussi valable que la vie, mais ne la dépasse pas : « Reconnaissons-le, écrit Gracq, on ne rêve guère à partir de Proust, on s’en repaît7 ».

7Cette lecture de Proust, selon laquelle le gain ne vient qu’aux plus patients ou ne se manifeste que sous la forme de la dégustation (du style, des observations, des réflexions), constitue ce qu’on pourrait appeler la manière française de lire la Recherche. Non bien sûr que la réception première de Proust n’ait pas été dépassée, ni que les limites repoussées par la Recherche ne soient aujourd’hui comprises et même acquises, mais l’idée que Proust puisse immédiatement donner à éprouver le sentiment du temps gagné, qu’en cours de lecture le lecteur ait une idée claire non seulement de l’échange mais aussi de ses modalités n’est pas une idée que la tradition française a laissée en nous. Au sein de cette tradition, la Recherche apparaît ou bien comme une œuvre que l’on savoure (la métaphore gustative est ainsi reprise par Julia Kristeva dans Le temps sensible, à la fois pour dire la tradition et pour la relancer : « Proust ne manque pas de satisfaire le lecteur friand de vie comme de madeleines, et nous commencerons par découvrir les appâts les plus savoureux qu’il a su offrir à notre imaginaire gourmand : les caractères. […] Pourtant, […] [c]es héros, ces visions finissent par nous laisser un seul et étrange goût, âcre et tonique : le goût du temps sensible, de l’écriture comme transsubstantiation8 »), ou bien comme une œuvre au long cours, patiemment lue et relue, longtemps méditée et dont la récompense ultime est le sens d’une cohérence perçue autrement comme fuyante ou problématique : « En quoi consiste l’unité de À la recherche du temps perdu ? » demande Gilles Deleuze en ouverture même de Proust et les signes (1964), tandis que Jean-Yves Tadié annonce, dans l’introduction de Proust et le roman (1971), qu’il souhaite « décrire les moyens du roman proustien en les rattachant au projet unitaire qui n’a cessé de les aimanter à mesure qu’il les produisait9 ».

8Ce gain longtemps attendu et patiemment acquis au fil de la lecture (« la seule qualité que Proust exige pour être suivi [est] : le souffle10 », écrit Charles du Bos), est tout différent de celui que semble avoir immédiatement trouvé les lecteurs anglo-saxons de la Recherche. Dans un commentaire qui tranche fortement avec ceux de Souday, Ghéon et Gide, la romancière américaine Edith Wharton, installée en France depuis 1907 et lectrice enthousiaste de la Recherche, écrit dans un article publié en janvier 1925 dans la Yale Review que, chez Proust, « rien n’est gaspillé » ; « à travers toutes ses digressions, [il] donne toujours l’impression qu’il sait exactement vers où se dirigent ses personnages », et cela, ajoute-t-elle, parce qu’il « appliqu[e] la vieille méthode du plan et de la sélection11 ». Pour Wharton, le sentiment du gain s’éprouve sans la fin de l’œuvre, ou plus exactement il s’éprouve sans sa totalité accomplie. Alors que les lecteurs français attendent, pour récolter les fruits de leurs efforts, que deviennent visibles « tous les membres » de la Recherche et avec eux la forme enfin révélée qui donne au roman son sens et sa clé, pour la romancière américaine, c’est la maîtrise et la justesse des épisodes, leur précision et le moment de leur advenue qui donnent au roman sa valeur :

Une singulière capacité de dédoublement lui permet [à Proust] de s’immerger dans chaque épisode et en même temps de dérouler cet épisode sous ses propres yeux – comme le montre le pittoresque de la visite de Swann aux parents –, tout en tenant d’une main ferme les lignes principales de son projet, de sorte à ne jamais laisser échapper le moindre incident qui puisse y contribuer12.

9Le sens de l’épisode est également ce par quoi Samuel Beckett, dans l’étude qu’il publie en 1931 sur Proust, fonde la valeur de la Recherche soulignant les correspondances et les échos entre diverses scènes, comme celle de l’arrivée du narrateur fiévreux au Grand Hôtel de Balbec ou celle de la conversation téléphonique avec la grand-mère, « épisodes13 », dit-il, qui illustrent l’un des thèmes les plus marquants du roman qu’est la mort de l’habitude. Or, pour être retenus, ces épisodes n’ont pas besoin d’une fin, ils ne trouvent pas leur sens du fait d’être expliqués ou amplifiés par l’œuvre enfin accomplie, comme le pense René Boylesve qui, tout en admirant certains épisodes de la Recherche, leur confère une valeur plus haute lorsqu’ils se voient éclairés par la vision rétrospective: « Que de temps suis-je demeuré, satisfait d’ailleurs jusqu’à l’émerveillement, sur le tableau de l’intérieur des Swann, sur celui de la promenade de Madame Swann à l’Avenue du Bois! Mais je ne connaissais pas alors le génial progrès de l’amour de Swann ni l’incomparable aventure de son mariage.14 »

10Le sentiment d’un gain immédiat apparaît également chez la romancière Elizabeth Bowen dans « The Art of Bergotte », article rédigé en 1971 à l’occasion du centenaire de la naissance du romancier. Bowen y reprend l’idée, proposée par ses prédécesseurs anglo-saxons, que la Recherche est un roman qui frappe par la densité et la netteté de ce qui y survient : « Of the confrontations in which À la recherche du temps perdu abounds, all are dramatic, most are, when later looked back upon, to be seen as historic. All are fateful, most occur without warning15 ». Comme Beckett et Edith Wharton, la romancière concentre son attention sur les moments qui se détachent du flux continu de l’histoire: la rencontre avec Gilberte lorsque le narrateur l’aperçoit à travers la haie d’aubépines (« a full-scale Proustian confrontation16 ») et les quelques instants juste avant et pendant la mort de Bergotte, moments pendant lesquels le narrateur semble « devenir17 » lui-même le personnage, comme il devient Swann pendant le temps que dure l’amour de ce dernier avec Odette. Virginia Woolf, sous les vocables de « solidification » et de « substance », exprimait l’idée similaire d’un roman où le sens advient clairement et « physiquement ». Dans une lettre à Roger Fry du 3 octobre 1922, elle s’émerveille, alors qu’elle n’a encore lu que le premier volume de la Recherche: « How, at last, has someone solidified what has always escaped – and made it into this beautiful and perfectly enduring substance? One has to put down the book and gasp. The pleasure becomes physical – like sun and wine and grapes and perfect serenity and intense vitality combined.18 »

11Pour aucun de ces lecteurs, Proust ne remet en question l’équilibre romanesque du temps engagé et du temps reçu, de la vie investie et de la vie enrichie. Pour aucun d’eux l’équation n’est perturbée. Le gain est même si clair, si précis, si indiscutable qu’Edith Wharton peut écrire ceci, à propos de la scène de la mort de la grand-mère :

L’homme qui a pu trouver des mots pareils pour exprimer cette sorte d’émotion inexprimable dont on est saisi lorsqu’on tombe soudain, dans un paysage apparemment inconnu, sur une scène profondément inscrite dans l’âme […]; l’homme qui a pu porter une main aussi ferme et aussi compatissante sur les mystères internes de l’amour et de la mort; cet homme peut être placé à côté de Tolstoï décrivant la mort du prince André, et de Shakespeare faisant dire à Lear mourant: « Je vous en prie, défaites ce bouton. »19

12Pour ces trois lecteurs, il n’est pas besoin d’attendre la fin du cycle pour que l’œuvre fournisse les raisons de la lire et qu’elle soit marquante. Pour eux, le gain n’est pas dans la somme ou la lente construction d’un tout, mais dans ce qui survient en cours de route. Cette définition du gain comme quelque chose qui peut se produire à tout moment, comme quelque chose d’à la fois inachevé et complet en soi-même n’est pas sans ressemblance avec la façon dont Virginia Woolf, dans le texte où elle s’interroge sur ce que lui apporterait la relecture des longs romans de Meredith, explique ce qui pour elle fait la beauté d’Un cœur simple de Flaubert – œuvre brève dont il serait facile d’attendre la fin pour qu’on en déduise le sens et la valeur, mais que la romancière lit pour ce qui y survient:

Le titre nous aiguillonne et les premiers mots focalisent notre attention sur la fidèle servante de Mme Aubain, Félicité. Alors les impressions commencent à affluer: le caractère de Madame, la description de sa maison; l’apparence de Félicité; son aventure avec Théodore; les enfants de Madame; ceux qui lui rendent visite; le taureau furieux. Nous les accueillons, mais sans en rien faire, les mettant de côté pour plus tard. Notre attention papillonne de-ci de-là, d’un aspect à l’autre. Quoi qu’il en soit, les impressions s’accumulent, et, presque sans égard pour leur caractère particulier, nous poursuivons notre lecture […] sans toutefois mettre l’accent sur rien – attendant toujours le signal final. Et tout à coup le voici: la maîtresse et la bonne inspectent les vêtements de l’enfant morte: « Et des papillons s’envolèrent de l’armoire ». La maîtresse embrasse pour la première fois la servante. « Félicité lui en fut reconnaissante comme d’un bienfait, et désormais la chérit avec un sentiment bestial et une vénération religieuse. » Nous saisissons en cet instant pourquoi l’histoire a été écrite. Plus loin, de la même manière, notre attention est éveillée par une phrase à l’intention très différente: « Et Félicité priait en regardant l’image, mais de temps à autre se tournait un peu vers l’oiseau. » De nouveau, nous éprouvons la conviction de savoir pourquoi l’histoire a été écrite. Puis c’est fini. Toutes les observations que nous avons mises de côté réapparaissent et s’ordonnent selon les indications reçues20.

13Ici, ce n’est pas la totalité ou la clôture qui rachète la suite des instants dispersés, mais un seul instant – ou plusieurs instants saisis chacun dans son unicité, chacun dans ce qu’il a d’imprévisible et à la fois d’inoubliable – qui rachète le long cumul des impressions et des observations. La distinction peut sembler technique, selon la mesure du temps à travers laquelle est lue l’histoire en question. Mais elle est surtout existentielle. On sait que Walter Benjamin définissait existentiellement le roman (à l’encontre du récit ou du conte) par la vision rétrospective qu’il permet, par le fait qu’il a pour objet une vie remémorée:

14 « Un homme qui meurt à trente-cinq ans, a-t-on écrit, est à chaque instant de sa vie un homme qui meurt à trente-cinq ans. » Si rien n’a moins de sens que ce propos, cela tient uniquement à une erreur qu’a faite l’auteur dans le temps du verbe. Un homme qui est mort à trente-cinq ans, devait-il dire pour dégager la vérité cachée dont il s’agit, paraîtra à la souvenance de chaque instant de sa vie révolue un homme qui devait mourir à l’âge de trente-cinq ans. En d’autres termes: la proposition qui n’a pas de sens pour la vie réelle, devient irréfutable pour la vie remémorée. Rien ne saurait mieux qu’elle faire ressortir l’essentiel du personnage de roman. Sa vie, nous est-il dit par ce propos, ne dégage son sens que du fait et des circonstances de sa mort21.

15Cette réflexion vaut bien sûr, comme le dit d’ailleurs explicitement Benjamin, pour le lecteur, qui sait que le personnage dont il lit l’histoire va mourir à trente-cinq ans et pour qui cette mort peut constituer la raison même de sa lecture. Le point de vue du personnage est évidemment tout autre. Pour lui, sa vie est à tout moment dotée de sens, mais ce sens, à l’image de celui que chacun dégage de sa propre vie, est toujours temporaire ou en tout cas toujours menacé. C’est ce sens tronqué, partiel, inachevé, que perçoit Virginia Woolf dans les scènes où Mme Aubain embrasse Félicité et où la servante se tourne vers son perroquet pour prier, comme c’est ce sens que révèlent les épisodes retenus par Beckett comme « particulièrement significatifs » et dont ce n’est pas un hasard s’ils nous montrent le narrateur faisant l’expérience de la perte des habitudes et de l’inattendu. De même, c’est parce qu’elles surviennent « sans avertissement » que les confrontations « dramatiques » et « chargées de destin » signalées par Elizabeth Bowen sont si frappantes. Ce que gagne le lecteur à travers ces scènes, ces épisodes et ces moments de tension, c’est ce que le personnage gagne au même instant: un gain incomplet, certes, amené à être défait ou renversé par un autre gain, mais qui ne définit pas moins le roman que ne le fait la vision rétrospective, qui à bien des égards le définit plus sûrement encore, puisque ce gain incomplet est celui-là même qui nous est raconté.

16La lecture en attente de totalité, de course accomplie, de forme ou de sens révélé est une lecture qu’on pourrait qualifier de stabilisatrice. Une fois le livre refermé, tout ce qui était en suspens, tout ce dont la direction était incertaine trouve son aboutissement, un aboutissement non pas certes définitif, car le sens peut encore bouger, mais du moins assez précis pour s’imposer comme un acquis ou comme un enseignement. « Comprendre pourquoi l’histoire a été écrite » revêt ici un sens beaucoup plus global, ou plus conceptuel (si ce n’est même plus « moral »), que dans l’expérience évoquée par Virginia Woolf ou la lecture par Beckett et Elizabeth Bowen de l’arrivée du narrateur au Grand Hôtel de Balbec et de la mort de Bergotte. La compréhension qui vient à la fin de l’œuvre se détache de ce qui l’a fait naître pour exister en soi, un peu à la manière de la « vérité romanesque » de René Girard (vérité qui trouve d’ailleurs un de ses exemples fondateurs dans la Recherche), et s’offrir comme un savoir permanent. À l’inverse, la compréhension issue d’un épisode est une compréhension aléatoire et provisoire. Ce qu’un épisode donne à comprendre peut à tout moment se voir transformé, augmenté ou contredit par un autre épisode, peut à tout moment glisser vers autre chose que ni le personnage ni le lecteur n’avaient prévu, autrement dit: peut encore être modifié par le reste de l’œuvre. Pour cette raison, le gain associé à une telle compréhension est plus proche de l’expérience vécue: le lecteur reconnaît dans la vie du personnage des aspects de sa propre vie, ou de sa vie possible, qui soudainement s’éclairent ou s’augmentent, deviennent plus nets et plus concrets. La compréhension « globalisante » serait plus proche de l’expérience rêvée, c’est-à-dire d’une conception théorique de l’existence, qui n’est pas moins forte ni moins belle que celle de l’expérience vécue, mais qui ne repose pas sur les mêmes attentes. Si Walter Benjamin opposait récit et roman selon l’idée que le premier a pour objet la « morale d’une histoire » et le second le « sens d’une vie22 », encore faut-il comprendre que ce sens ne se définit pas de façon univoque. Le « sens d’une vie » peut être récapitulatif, comme l’entendait Benjamin, selon qui tout lecteur de roman espère assister à la mort des personnages – sinon leur mort réelle du moins leur mort symbolique –, car seule la mort, c’est-à-dire seule une fin définitive, seul l’arrêt de toute chose, peut décider du sens complet de leur existence et par là « communique[r] au lecteur une chaleur que jamais il ne saurait tirer de sa propre vie23 ». Mais le sens d’une vie peut aussi prendre la forme de l’inachèvement; ou plus exactement, ce qu’il y a de marquant dans une vie, ce qui la dote de sens aux yeux de celui qui la vit, peut se jouer à n’importe quel moment.

17L’idée que le gain est partout, qu’il peut survenir à tout moment aussi bien qu’au terme du livre, que l’une et l’autre formes de « récompense » existent parallèlement et dessinent chacune une histoire différente, bref, l’idée que le sens est de l’ordre de la survenue autant que de la récapitulation, n’est évidemment pas propre à la Recherche. Mais dans la Recherche la conclusion arrive après une si longue attente et les épisodes sont si nombreux que la lecture se dédouble: deux mesures du temps, deux calculs de ce qui est investi et de ce qui est gagné sont possibles, et le lecteur, qu’il le veuille ou non, est amené à choisir. Et ce choix n’est pas seulement un mode, mais aussi une manière de définir la vie.