Colloques en ligne

Tiphaine Samoyault

« Il faut se souvenir que les dinosaures n’apparurent qu’en 1841 » - Pascal Quignard et l’histoire

1Pascal Quignard fait tomber l’histoire. À la fois celle que l’on raconte et celle qui aurait eu lieu. Et il fait tomber la littérature aussi, celle qui prétend au continu et est orientée vers une fin. Ainsi il n’oppose pas la littérature et l’histoire. Il s’oppose à elles deux dans certaines de leurs pratiques pour en proposer une autre, qui les lie à leur tour. Il y a ainsi une double évidence contradictoire, qui saute aux yeux des lecteurs de Quignard, de l’écriture historienne et de l’écriture anti-historienne, d’une extrême littérarité qui est en même temps une prise de position contre la littérature et les modalités dominantes du récit. Il faut comprendre cette pensée qui n’a rien d’un programme, tenir qu’elle nous oblige nous aussi à tomber, à dépasser notre pulsion narrative, en faisant l’hypothèse qu’elle n’est pas seulement l’expression idiosyncrasique d’un sentiment personnel, à usage unique, mais qu’elle peut faire l’objet d’une reprise, et pour ce faire, d’abord, d’une entreprise de rassemblement voire de généralisation. Ce qui n’a rien d’évident et peut apparaître comme un coup de force vis-à-vis d’un auteur qui lutte contre toute tentative de récupération rationnelle et contre tout le logocentrisme abstrait, contre ce qui s’universalise1. En ce sens, sa pensée joue aussi contre la philosophie, mais c’est un autre sujet, que Michel Deguy a d’ailleurs déjà traité dans un essai consacré à Pascal Quignard intitulé « L’écriture sidérante2 ». Mais alors comment faire ? Si l’on pense que la réflexion qui se déploie, certes sur un mode éparpillé et fragmentaire, dans les Petits traités et dans les sept volumes parus de Dernier royaume notamment, est décisive pour notre rapport à l’histoire et à toute forme de récit, comment la dire et la transmettre, comment s’en servir ? Faut-il se contenter de la lire, de la citer, de s’en imprégner ou peut-on prendre le risque de mettre en lumière sa cohérence et sa netteté ? Je fais l’hypothèse que oui, qu’il est possible de maintenir à une écriture son événement et sa singularité tout en la reprenant, même autrement, en rendant possible sa reprise, son éventuel déplacement et son mouvement en avant. C’est sans doute une des croyances et peut-être une des puissances de l’analyse littéraire que d’être toujours conjecturale dans ce sens.

1. Apprendre en tombant

2Pascal Quignard fait tomber l’histoire, et la littérature avec elle. Dans certains de leurs principes. Le modèle de la chute, qui est au centre de son dernier livre, Les Désarçonnés, est aussi le principe de la forme depuis longtemps, qui se définit désormais – depuis Les Ombres errantes – comme le lieu où « tous les genres sont tombés3 ». Il ne s’agit pas de la chute théologique ou téléologique, mais de chute des corps, que ce soit la tombée en avant dont le modèle est Boutès, le petit plongeur figuré sur le sarcophage de Paestum, ou bien l’évanouissement consécutif à la chute sous le cheval, dont les modèles innombrables, d’Abélard à Montaigne, de Roland à Agrippa d’Aubigné sont rassemblés dans Les Désarçonnés. Être renversé, c’est faire l’expérience du retour à l’origine en rencontrant la mort et en en revenant. C’est ainsi que l’on peut renaître et tirer de cette renaissance un savoir du passé qu’on ne possédait pas avant. Ce point de bascule, qui est aussi un passage, permet d’être entièrement retraversé par le temps et capable dès lors de vivre à neuf. Ce serait une allégorie de la conversion si la conversion ne prenait pas littéralement la forme de la chute de cheval : en d’autres termes, la chute n’est pas un équivalent imagé de la conversion mais le lieu même de son expérience, comme le représente si violemment Caravage dans le tableau que l’on peut voir à Santa Maria del Popolo. Paul tombé de cheval perd la vue puis retrouve des sens nouveau, naît de nouveau sous un nouveau nom. « C’est ainsi que des re-naissances peuvent avoir lieu pendant la vie, en reversant le cours, métamorphosant l’expérience qu’on avait d’elle, dévoyant le chemin qu’on avait jusque-là emprunté, déroutant le voyage4. »

3Le point commun entre Boutès, ceux qui ont fait l’expérience de la chute de cheval, l’oiseau qui porte le nom de Plongeon, Caton qui meurt dans le récit qu’en donne Plutarque, et d’autres figures du saut la tête la première, est qu’ils sont animés du désir de se jeter par terre ou à l’eau. Ce sont des êtres impudents, qui n’ont pas peur, qui disent oui à la musique d’origine. Mais cette précipitation la tête la première est aussi la cérémonie sacrificielle, décrite par Sénèque, de la fondation du temps dans la société des hommes. On se rassemblait en haut d’un promontoire et dans un grand cri unanime, on précipitait un homme la tête la première dans la mer pour ne pas avoir à revenir en arrière. « La précipitation, supprimant toute régression physique, supprime tout regret interne. C’est ainsi qu’il ne peut pas ne pas parvenir là où il aurait pu ne pas aller5. » Sauter dans le temps, c’est sauter dans l’irréversibilité. « Plongeon comme celui d’un oiseau de proie qui fond dans le ciel c’est-à-dire plongeon où l’irrattrapable sans cesse n’est jamais rattrapé6. » C’est ainsi que la réflexion de Pascal Quignard sur la chute rejoint son intense exploration des différentes formes de temps, sur la musique et sur l’histoire. Et ce qui du temps plonge, c’est bien sûr le jadis, dont il a donné tant de définitions puissantes dans Sur le jadis, notamment celle-ci : « Jadis comme exodie pure, sortir au jour, pousser, phuein, source, fons, ek-sistence, issir7 » d’où peut naître le néologisme : jadir : issir du jadis (= sortir de l’être). La source jaillit et la joie foudroie ; la joie aussi jaillit.  C'est le passé qui manque, celui qui n'a pas encore fini de surgir, au contraire du passé perdu qui est le fond de la mort. Le jadis est donc le passé plein de possibilités, qu’il s’agit de recréer pour faire advenir une histoire du multiple, toujours orientée vers l’avenir.

4À l’inverse notre temps est celui de la régression, qui tente de s’exercer contre l’irrémédiable. Et il y a dans Boutès un passage extraordinairement fort de ce qu’il révèle simplement sur notre époque : « Dans les États où le plus grand nombre a l’ascendant toute valeur est aïeule. J’ai assez ouvert de livres pour savoir qu’aucune autre époque ne présente de ressemblance sur ces points avec la nôtre. La servilité et l’identité, qui sont des liens, prévalent sur la liberté et l’aventure, qui sont moins des possessions que des ivresses. » Puis : « J’avais imaginé une ruse afin de renoncer à faire de l’empreinte un destin. La thèse que je défendais vaille que vaille consistait à penser qu’il était possible qu’en s’appuyant sur beaucoup plus ancien que l’Histoire on pût se soustraire un peu à la répétition compulsive de son passé8. » Ni la quête, ni la ruse, ni même la musique n’ont permis d’y échapper complètement. Il y a là une rencontre avec l’impossible qui ne ressemble pas à celle que fait l’homme qui plonge de Paestum et à propos duquel on peut faire deux hypothèses : soit il a été précipité là lors de l’exécution du sacrifice, soit il figure tout homme qui arrive aux confins du monde des vivants et plonge dans le royaume des morts. Seule la musique conserve parfois cette fonction d’être un contenant à l’intérieur du temps. « C’est ainsi que la musique est l’îlot temporel pathétique au milieu du surgissement du temps et du ressassement de l’Histoire9. »

5On progresse avec la chute, on régresse avec le progrès. À vouloir orienter le récit historique vers une fin, à le conduire selon un ordre chronologique qui prétexte toujours un avant et un après, on perd et le sens de l’histoire et celui du contemporain. On se perd soi-même en perdant le passé. Le jadis et le passé entrent donc en opposition. « Le jadis par rapport au passé a pour premier trait de ne pas avoir nécessairement été. […] Le jadis est un puits plus vaste que tout le passé (je parle du passé qui a été un jour présent10). » Ou encore : « Ce qui est recherché, ce qui fait la force du jadis sur le passé, c’est le passé qui manque, celui qui n’a toujours pas fini de surgir, au contraire du passé perdu qui est le fond de la mort. […] C’est lui aussi, le jadis, qui rend le présent vivant et qui l’arrache à l’actuel – en tant que l’actuel serait “kyrielle des présents succédanés du présent11”. Cette différence s’exprime aussi, le plus souvent, de façon plus métaphorique, dans des formules toujours introduites par des comparatifs (« de même que » ou « comme »), autour de la source, de la joie et de la jouissance. Par exemple : « De même que la source est une image qui manque, il y a un passé qui manque12 », ou « la source jaillit et la joie foudroie13 ». Ces désynchronies, ou hétérochronies14, montrent le caractère explosif et non directionnel du temps. Seule la narration est une direction et c’est à elle qu’il faut s’adresser : c’est en elle d’abord que se rejoignent l’histoire et la littérature, ou plutôt l’historien et l’écrivain dans leur présomption problématique à mettre en place un ordre courant, rapide et dominant. Il s’agit de comprendre dès lors quelle est la nature de ce savoir autre, comment il procède de l’histoire et d’une certaine manière y reconduit autrement.

2. Narrer autrement le grand récit

6La nature de ce savoir neuf, né à la fois de la plongée et de la chute, est tout d’abord anthropologique et politique à la fois. On apprend plusieurs choses en tombant. Dans l’étourdissement ou le coma qui suivent la chute, dans l’aveuglement qui suit l’éblouissement, on fait l’expérience de ce qui précède la naissance, de ces mois d’isolement et de ténèbres qui précèdent l’entrée dans le temps. Dans ce qui provoque la chute, l’emportement et la violence du cheval, on fait l’épreuve de l’animalité que l’on craint et qui en même temps nous domine. Cette peur d’être chassé et mangé par les animaux naît de la culpabilité que l’on a à leur égard de les avoir opprimés. Il est ainsi possible d’interpréter les larmes de Nietzsche embrassant un cheval battu sur la Piazza Carlo Alberto de Turin le 3 janvier 1889 comme une façon de pleurer la domestication. Mais l’enseignement de la chute de cheval touche aussi à la langue et au temps. Si, comme l’écrivait Nietzsche, la métaphore est comme un cheval qui te porte, on voit le risque qu’il y a à aller à toute vitesse dans le langage et à sauter d’image en image : ce risque est de mettre le monde à l’envers et de tout renverser. Et si, comme le dit le premier Upanishad, « le cheval est l’image du temps, l’année son corps, le ciel son dos, l’aurore sa tête échevelée au sortir de la nuit », en tomber signifie moins remonter le passé que suspendre son cours et en faire une autre expérience.

7Cette inversion des ordres de la langue et du temps correspond à ce qu’on pourait appeler une politique du désarçonnement. La leçon de ce traité, dont les germes apparaissent dans Vie secrète, dans Boutès et dans les autres volumes de Dernier royaume15, leçon qui n’est donnée ni comme un programme ni comme une affirmation, mais en pointillé, ce qui la rend d’autant plus forte, est une leçon de désobéissance et de refus. Il s’agit de suspendre la course de la horde et l’acharnement de la meute, de refuser la politique comme « curée, au grand soleil, de la fortune des citoyens, des pauvres, des besogneux, par des hommes ayant mission de les protéger », selon la définition qu’en donne Jules Delahaye à l’Assemblée nationale en 1892 ; de prôner au contraire la désobéissance, la pensée tyrannicide, la liberté, la fuite hors des foules, la désertion, « la vie isolée comme l’expérience singulière précédant la naissance ». Puisque le massacre et le crime sont au fondement de toute société, de toute polis – « la question politique par excellence c’est : Quel est le passé qui maintenant avance sa mâchoire ? » –, penser une politique à partir du désarçonnement signifie prendre l’air partout où c’est possible, comme disait Michaux,  se défamiliariser, se déshumaniser, accepter pour un temps d’être immobilisé, dans le noir et la crainte, sous le cheval. Quel récit procède alors de cette leçon politique ? C’est d’abord un récit sans date, ce qu’avaient préparé les romans de Quignard, qui bien que consentant à la continuité narrative, faisaient déjà des dates des éléments d’incohérence ou des leurres, comme cela a été déjà bien montré à propos de Tous les matins du monde16. Dans un passage souvent cité de Rhétorique spéculative, Quignard précise que « [d]ans les romans historiques, il me paraît habile d'utiliser la technique des Chinois où les dates ne doivent être notifiées que quand elles ajoutent à l'irréalité, c'est-à-dire quand elles sont totalement inutiles. C'est-à-dire quand le tragique côtoie le rêve. C'est-à-dire quand la précision elle-même devient un fantôme dans l'histoire17. » Rien de ce qui est retenu ne doit pouvoir servir de repère dans le temps ni ne peut être transposable dans une autre époque. Il s’agit là encore de dépayser, de défamiliariser le lecteur. Outre son anachronie, une autre caractéristique de ce récit est d’être antiquaire. Proche par certains aspects du chiffonnier de Benjamin, l’antiquaire est celui qui appréhende le temps à partir des déchets, des osselets, des dépôts. Dans le « Traité des antiquaires » que l’on trouve dans Abîmes, on lit une opposition polémique entre ces derniers et les historiens : « Il s’agit de mettre en valeur les anecdotiers et la récolte qu’ils font des faits divers pour les opposer au camouflage et à la Propaganda18. » Comme chez Benjamin, ces figures ont à voir avec l’enfance : on en trouve une illustration dans Les Escaliers de Chambord où Edouard trouve des objets dans un dépotoir et entasse dans un appartement des cartons « remplis de jouets difficilement écoulables et fabuleux19 » qui rappellent à la fois les petits mondes constitués par les enfants dans le grand, eux qui, selon Benjamin, « se sentent irrésistiblement attirés par les déchets » et « reconnaissent dans les résidus le visage que l’univers des choses leur présente à eux-seuls20 », et le « pays des jouets » d’Enfance et histoire d’Agamben, où il analyse le rapport de l’enfant aux bricoles, morceaux et miniatures21. Mais contrairement à ce que Quignard met au jour, à savoir que « les déchets ne sont pas les véhicules heuristiques pour une connaissance de l’Histoire22 », chez Benjamin et chez Agamben, l’enfant est un historien : en jouant, il modélise l’avenir. « La miniaturisation donne le sens chiffré de l’histoire23 ». Certes le temps qui est alors donné n’est pas simplement chronologique, il est un temps pur qui peut avoir un certain rapport avec le jadismais il donne néanmoins une direction à l’histoire, ce qu’on ne saurait retenir en revanche de la lecture de Quignard. L’antiquaire, chez lui, lorsqu’il collectionne les « sordidissimes », ne pratique que le démontage ou la récollection kaléidoscopique. À la capacité à recréer de la durée, de l’aiôn, à partir de la crise de chronos, temps de l’histoire chez Benjamin, ne répond que l’investigation erratique et l’imaginaire, propice au surgissement toujours incertain du jadis. Les œuvres et les pensées, ici, procèdent de la même crise du rapport au temps et à l’histoire, mais leur donnent des réponses différentes.

8Enfin, cette nouvelle écriture historienne, puisque je maintiens qu’il faut l’appeler ainsi et puisqu’il s’agit toujours de raconter ce qui s’est passé, est discontinue, fragmentaire, ruinée, elle préfère l’album au livre pour convoquer ici la dichotomie que fait Barthes pour distinguer entre une forme homologique à l’univers et à l’histoire (le livre) et une autre qui est émiettée, non hiérarchisée, « pur tissu de contingences, sans transcendance24 », l’album. Dans un article important consacré au traitement de l’Histoire dans Dernier Royaume, Dominique Viart rapproche cette forme du recueil d’ana, genre littéraire qui apparaît au xvie siècle mais qui se répand surtout au xviie siècle.25 L’écriture historienne de Quignard est ainsi du côté du prénom (changeant, multiple et en l’occurrence « Pascal ») plutôt que du côté de l’autorité du patronyme26. Par rapport à la crise provoquée par la conscience de disposer d’un passé devenu absolument immense, le continu est ignorance. C’est l’érudition qui provoque l’explosion et la déprogrammation des formes. C’est en lisant et en ne cessant pas d’apprendre qu’on ne peut plus être ni écrivain, ni historien, dans une conscience comparable à celle qu’ont eue Schlegel ou Novalis pour des raisons assez proches. Mais ces derniers continuaient à rêver du Livre tout en produisant des feuillets épars quand Quignard ne met en scène inlassablement que les bribes d’un grand récit que l’écriture ne peut oublier : comme l’écrit Michel Deguy dans l’essai déjà cité : « les grands récits sont eux-mêmes semblables à des fragments […] d’un Grand Récit dont la récollection ne serait pas impossible, et qui, anthropologique, si l’on veut, raconterait l’anthropomorphose de la proie prédatrice au cours des dizaines de millénaires, de la Caverne au Musée27. » Ce récit est modifié à tout instant, ce qui empêche son figement et sa totalisation. « Il faut se souvenir que les dinosaures n’apparurent qu’en 1841. »

9Anachronie, bricolage et prédation : ces termes qui déterminent l’écriture historienne rappellent certains discours historiographiques récents : il va s’agir de voir maintenant comment cette pensée les rejoint ou bien s’en distingue.

3. Une pensée sauvage ?

10Il paraît intéressant de se demander en quoi cette conception singulière du récit d’histoire, qui encore une fois concerne les deux écritures, littéraire et historienne, s’inscrit dans un paradigme plus large. Beaucoup de discours s’appuient sur les termes mêmes que je viens de signaler, en particulier sur celui l’anachronisme en histoire : les textes de Georges Didi-Huberman, qui ont imposé cette notion dans l’ensemble des sciences humaines et sont les plus souvent cités, sont tellement inspirés de Benjamin que la distinction qui a été faite précédemment vaut aussi, me semble-t-il, dans ce cadre. L’anachronisme est bien chez lui le nom donné à des temporalités distinctes, mais « relire les textes de cette “constellation anachronique” […] correspond […] à un triple vœu, à un triple enjeu : archéologique, anachronique et prospectif […] pour réinventer, si possible, une valeur d’usage à des concepts marqués par l’histoire – l’ « origine » selon Benjamin, la « survivance » selon Warburg, la « modernité » selon Carl Einstein – mais qui peuvent revêtir aujourd’hui quelque actualité dans nos débats sur les images et sur le temps28. » Cette lecture ou relecture donne lieu à un montage lorgnant bien entendu du côté d’une herméneutique qui est précisément ce que récuse Pascal Quignard. Ce montage fait apparaître des liens qui, quoique distendus, renouent les temps : ainsi des revenants ou des spectres. Les figures du passé n’apparaissent jamais sur ce mode chez Quignard. La force de révélation du jadis – qui est peut-être aussi celle de l’écriture littéraire, qui invente une langue à la mesure de cette force, grâce en particulier à la néologisation, qui est souvent latinisation, hellénisation, faisant surgir dans la modalité de l’unique et du nouveau l’ancien de la langue, faisant entendre « plus d’une langue » (Derrida) –, la force de révélation du jadis, donc, est de rendre ces figures du passé à leur pleine existence, à leur corps, de les faire apparaître dans leur exacte contemporanéité. « Je me sens vraiment le contemporain de la fin de ce siècle. Ce que je conteste, c'est l'image euphorique que notre époque veut se donner d'elle-même29. » Dès lors, écrit Dominique Viart « si “présentisme” il y a dans cette œuvre, pour reprendre le terme de François Hartog, c’est un présentisme déserté par celui qui se met « à l’écart » comme il le souligne dès les première pages d’Ombres errantes, qui renonce à un présent calamiteux et se met en quête d’un insaisissable « Jadis ». Surtout c’est un présentisme surplombant qui se fonde sur une improbable connexion : celle qui relie l’extermination et la découverte de Lascaux30. »

11Plus centrale est peut-être la distinction à faire entre la pensée ginzburgienne de la trace et le mouvement de la prédation chez Quignard. On lit, à l’orée de Spie, Traces (1979), une difficulté épistémologique rencontrée par l’historien qui se dit dans les termes d’une commune inquiétude : « Il y a un moment, écrit-il, où la connaissance de l’homme par l’histoire s’arrête parce qu’elle oblige à remonter à un passé beaucoup trop ancien, hors d’atteinte des moyens habituels de la connaissance historique.31 » C’est à ce moment-là que doit intervenir la lecture des indices, des traces et des symptômes, inspirée du savoir des chasseurs. Le chasseur est un lecteur ; le lecteur doit savoir redevenir un chasseur. L’invention de l’homme, dit Pascal Quignard dans Rhétorique spéculative, est l’imitation de la prédation, « l’origine du son de mot sur la corde unique (la musique), c’est-à-dire du langage approprié à la proie. » Ajoutant « Lire, c’est chercher des yeux au travers des siècles l’unique flèche décochée à partir du fond des âges32. » On pourrait collationner les propos de Ginzburg et de Quignard sur la chasse et mettre au jour une même expressivité, une même littéralisation de la métaphore. Mais Ginzburg continue à en faire un récit progressif quand Quignard en fait une pure rétrospection. Il manque à ce dernier le fil (dont d’ailleurs il ne veut pas) et que cherche précisément Ginzburg ou plutôt dont il cherche quel rapport il entretient avec les traces. Le fil du récit « qui nous aide à nous orienter dans le labyrinthe de la réalité33 », qu’il soit fictif ou non est à la fois ce qui guide la lecture des indices et ce que cette lecture peut permettre parfois de reconstituer.

12Le refus de tout fil devrait peut-être amener à conclure que Pascal Quignard n’est pas un historien. Il ne l’est pas certes, et pourtant son écriture porte sur l’histoire et est profondément historienne. Le décousu, l’absence de fil est précisément un discours sur l’histoire : « Tous les milliards de corps des morts n’ont pas été providentiellement anéantis. Si le passé anticipait l’avenir, rien n’aurait jamais déraillé. Tout causerait tout. Mais tout est un incessant déraillement dans le réel et la mort. Rien n’est cousu. Nous sommes tout déchirés34. » Se pose dès lors le problème de la transmission, la possibilité de construire avec tout cela du commun. Sans narration réconfortante ni libre circulation des abstractions, en donnant à la pensée des conditions secrètes (l’obscurité et le silence), Pascal Quignard ne prive-t-il pas de partage ? Là encore, il faut relier une écriture qui présuppose sensibilité commune et confiance plutôt que raison et discursivité, érudition plutôt que savoir, à des modèles alternatifs d’écriture de l’histoire que certains vont chercher aujourd’hui dans le « pré-moderne » (Spivak), dans le premier, dans l’origine. L’injonction si contemporaine à reconduire la rationalité occidentale à une modalité historique et datée du discours sur le monde pourrait trouver de quoi s’alimenter dans l’œuvre de Quignard. La fortune du terme de bricolage mis en évidence par Levi-Strauss et repris par Agamben dans Enfance et histoire, bien qu’en ayant fait une notion éculée dans l’écriture des sciences humaines, a donné lieu à une subordination des autres disciplines par l’anthropologie que ses textes pourraient encore paraître confirmer. Ce serait oublier que chez Quignard, l’origine n’est jamais première, que l’original n’est jamais premier, qu’il n’y a pas de pré- qui tienne et qu’il faut craindre jusqu’à la bonne conscience de ces pensées. Indiscipline, pensée nomade, pensée sauvage, certes, mais seulement dans la mesure où elles ne peuvent s’imposer.

13Pascal Quignard, qui apparaît parfois comme le parangon de la culture classique, comme un érudit typiquement occidental, est exactement le contraire. Ses propositions ne font qu’ouvrir des frontières, se situer aux bords extrêmes de toute rationalité, se placer aux frontières de la Grèce et de l’Occident. Elles font se frotter constamment Orient et Occident, déplaçant dès lors ces catégories, renversent la raison par la philologie et la littérarité. En ce sens, elles sont ouvertes sur le temps mondial et doivent être lues en cette époque où les disciplines – ici la littérature, l’histoire – sont conduites à repenser leurs schémas en fonction de la globalité.

14(Université Paris 3)