Colloques en ligne

François Hartog

Ce que la littérature fait de l’histoire et à l’histoire

1Si je ne suis pas écrivain, je ne suis pas littéraire non plus, je veux dire professionnel de la littérature. Ne me sont pas familières les règles du métier, soit toute cette part d’explicite et plus encore d’implicite qui compose l’ordinaire d’une discipline. Toutefois, depuis mes premiers travaux dans le domaine de la Grèce ancienne, la littérature a été présente dans ma façon d’être historien.

2Précisons tout de suite les limites de mon propos : si je me risque à entrer dans la littérature avec mes questions d’historien, je laisserai de côté tout le dossier, tout à fait à sa place dans le cadre de ce colloque, de ce que les historiens ont fait, n’ont pas fait ou pourraient faire de la littérature. L’interrogation ne date pas d’hier, et il me suffira de mentionner, du côté des historiens et pour aujourd’hui, le travail mené, notamment, par Roger Chartier ou celui poursuivi par Christian Jouhaud et son groupe, qui est centré sur un questionnement historien de la littérature et une histoire du littéraire. Par ailleurs, le numéro spécial des Annales, paru en 2010, sur ce qu’Étienne Anheim et Antoine Lilti ont nommé « savoirs de la littérature », apporte différents éclairages sur ce problème.

3Mais le débat, en France du moins, a été relancé par des polémiques récentes, parisiennes plutôt, à propos d’écrivains dont on a été prompt à dire qu’ils faisaient de l’histoire, une certaine histoire, c’est-à-dire, en fait, l’histoire que n’avaient pas été capables de produire les historiens patentés. C’est en effet leur réception qui a soulevé et, pour une part, nourri ces polémiques. Ont alors été réactivées, pendant quelques semaines au moins, des controverses, plus ou moins confuses et péremptoires, sur la frontière entre histoire et fiction, ou réel et vérité versus fiction. Il n’est d’ailleurs pas indifférent qu’en 2006, le prix Goncourt ait été attribué aux Bienveillantes de Jonathan Littell et, en 2011, à L’Art français de la guerre d’Alexis Jenni, qui raconte, sur un demi-siècle, « cette guerre qui hante notre langue ». De quelle conjoncture ces choix étaient-ils, sont-ils les signes ? Interpellés, les historiens ont été sommés de répondre et de se justifier, voire se sont lancés dans des contre-attaques. On a même vu Claude Lanzmann, dont on sait à quel point il a toujours été critique des historiens, défendre, face au Karski de Yannick Haenel, une sorte d’orthodoxie historienne, en produisant le « vrai » Karski.

4À cette première limite s’en ajoutent deux autres qui découlent de l’approche choisie. Mon angle privilégié (non exclusif) d’interrogation est celui du temps, c’est-à-dire du rapport au temps : le temps dont parle l’écrivain et celui dans lequel il vit, le temps dont il traite et sa façon de traiter le temps, sa manière d’habiter littérairement le régime d’historicité contemporain, soit encore l’ombre portée de ce régime d’historicité sur la texture des récits que l’écrivain élabore. Enfin, dernière limitation sérieuse, je procède par exemples, quelques exemples, qui ne renvoient à aucune enquête systématique. Ces exemples, sont-ils des cas ? Sont-ils l’amorce de montée en généralisation ? S’ouvre là la possibilité de débats interminables. Je dirais qu’ils sont des indices ou des symptômes et que cette approche a pour elle, depuis Thucydide, quelques références sérieuses !

5Ces points rapidement marqués, j’en viens à la question qui m’intéresse : cerner ce que des écrivains font de l’histoire. La formulation s’entend en plusieurs sens. Puisqu’elle peut d’abord désigner l’histoire, au sens disciplinaire : que font-ils de cette histoire qu’on trouve dans les livres d’histoire (quelle est, par exemple, l’étendue et la qualité de l’information historique de Littell ?) ? Mais aussi, jusqu’à quel point font-ils leur ce qu’on identifie ordinairement à la démarche historienne (recours à des archives, consultations de sources, appel à des témoignages) ? Je pense, ici, au Hammerstein de Hans Magnus Enzensberger qui précise, dans un post-scriptum : « Ce livre n’est pas un roman. » Et, quand ils procèdent ainsi, sont-ils alors dans le faire de (faire de l’histoire), dans le faire comme (comme l’historien) ou le faire comme si (ils faisaient de l’histoire). À quel type de mimesis ont-ils recours ? Si bien que l’expression, comment ils font de l’histoire, signifie également : comment ils écrivent l’histoire ? Repensons aux deux récents Goncourt, je veux dire à l’ambiance qui les a fait choisir par le jury et à ce qu’on peut appeler l’effet Goncourt. Et, finalement, qu’est-ce que cette écriture-là fait, non plus de mais à l’histoire. Que devient-elle ? De quel concept est-elle le nom ? Ne voyez là nul jeu sur les mots, puisque je ne fais que toucher à l’inévitable polysémie du nom de l’histoire.

Le moment moderne

6Littérature et histoire ne sont pas, nous le savons, deux champs étanches, il s’agit bien plutôt d’un vieux couple avec une longue chronique de querelles. Sans vraiment remonter aux trois genres de discours établis par Aristote dans sa Rhétorique et dérouler tout ce qui s’en est suivi, notamment le rôle de leader que s’est attribué tout un temps la rhétorique, la progressive extension du genre épidictique (dont a pu considérer qu’il était comme le bouillon de culture de ce qui allait devenir la littérature), on peut au moins retenir que, dès l’Antiquité, l’histoire s’est donné beaucoup de mal pour se distinguer du discours d’éloge, afin de ne pas être absorbée par la littérature et de marquer sa spécificité, mais qu’elle n’a jamais réussi à se faire reconnaître comme un genre à part entière : un quatrième genre. Bien plus tard, entre xviie et xviiie siècle, elle noua une alliance avec l’histoire antiquaire, avec l’érudition aux fins de lutter contre les risques du pyrrhonisme, pour prouver qu’elle avait accès au vrai.

7Je m’arrêterai quelques instants sur le moment moderne, celui du Neuzeit, celui correspondant aux premières décennies du xixe siècle et à la montée en puissance du régime moderne d’historicité, car il peut jeter un éclairage sur le moment contemporain. C’est alors que l’histoire et la littérature deviennent un couple moderne, en donnant leur assentiment au temps moderne, ce temps qui va de l’avant en accélérant, devenant à la fois agent et acteur de l’histoire, et, dans ce temps nouveau, elles vont trouver une ressource et une clé d’intelligibilité du monde. Mais leur « oui » au régime moderne d’historicité ne va pas être tout à fait le même « oui », même si l’une comme l’autre se donnent pour tâche de dire ce monde qui, depuis la Révolution française, est empoigné, emporté, chamboulé par l’Histoire.

8Avec ce temps nouveau, cherche à se formuler un nouveau concept d’histoire, qu’on peut désigner comme son concept moderne, celui dont Reinhart Koselleck a reconnu l’émergence et inventorié les acceptions et les usages. La discipline historique a, si j’ose dire, enfourché ce concept, y voyant l’occasion si longtemps recherchée de s’imposer enfin, mais, cette fois, non plus comme genre littéraire mais bien comme science (et même d’autant plus science qu’elle serait moins littéraire). La littérature, de son côté, ne l’a pas moins enfourché, et ce fut le triomphe du roman. Mais si elles enfourchaient le même cheval, l’histoire et la littérature, ainsi montées, ne regardaient pas les mêmes choses et ne voyaient pas exactement le même paysage : l’histoire projetait le futur sur le passé de la France et, en l’éclairant ainsi, lui donnait sens (Augustin Thierry, Guizot, Michelet), le roman était beaucoup plus attentif aux failles du régime moderne d’historicité, à tout ce que je nommerais le conflit des temporalités et le simultané du non-simultané.

9Un exemple suffira, particulièrement parlant. Avec Le Cabinet des Antiques, publié en 1839, Balzac joue du décalage des temps et des effets du simultané et du non-simultané, en mettant face à face des débris de l’Ancien Régime et des parvenus de la nouvelle société. La scène se passe « dans une des moins importantes préfectures de France », dans l’hôtel d’Esgrignon, où se réunissent quelques rares survivants de cette « vraie noblesse de province », qui n’a jamais compris que la féodalité n’avait plus cours depuis longtemps. D’où le « sobriquet » de Cabinet des Antiques donné à « ce petit faubourg Saint-Germain de province » par ceux qui en étaient exclus1. On s’en moque d’autant plus qu’on aimerait bien y être admis ! Mademoiselle d’Esgrignon, la fille du vieux marquis, apparaît à Émile Blondet, dont Balzac a fait le narrateur de l’histoire, comme « le génie de la féodalité »2. Le drame va se nouer autour du jeune comte, le fils du marquis, qui est élevé en déphasage complet par rapport au monde parisien où il ambitionne de briller au plus vite. On lui a inculqué « le dogme de sa suprématie ». Hors le roi, tous les seigneurs sont ses égaux, et en dessous de la noblesse, il n’y a que des descendants de Gaulois vaincus, lui a-t-on répété3. Le roman s’achève en 1830. Quand Charles X part pour l’exil, le marquis va à sa rencontre, se joint quelques instants au « cortège de la monarchie vaincue » et meurt peu après.

Le moment contemporain

10Si, sautant bien des épisodes des histoires parallèles et parfois croisées de la littérature et de l’histoire, nous passons de l’émergence du concept moderne d’histoire à sa présente mise en question, que voyons-nous ? En un sens, me direz-vous peut-être, ce concept moderne n’a cessé d’être interrogé, questionné, contesté. Certes, mais avançons-nous néanmoins jusqu’à ce changement de nos rapports au temps qui s’est fait jour, de différentes façons, au cours des années 1970 et que l’on a presque aussitôt traduit par l’expression crise du temps, c’est-à-dire crise de l’avenir, fermeture du futur. Cette transformation que j’ai proposé de nommer montée du présentisme. Qu’y a-t-il d’étonnant à ce que, le concept moderne d’histoire devenant problématique ou pire, les écrivains, certains du moins, en soient venus à s’interroger sur ce monde où l’histoire, qui en était jusqu’alors la maîtresse, était en train de perdre son évidence ?

11Aussi, sur des modes narratifs divers, la mettent-ils eux-mêmes en question, soit qu’ils en décrivent l’effondrement, qu’ils en traquent les monstruosités, ou que, la judiciarisation ambiante aidant, ils la fassent passer en jugement. Quelques exemples parmi d’autres. Beaucoup commence, en 1975, avec Georges Perec, se débattant dans W ou le souvenir d’enfance avec la question : comment écrire une autobiographie quand on n’a pas de souvenirs d’enfance, quand c’est justement « l’Histoire avec sa grande hache » qui s’est chargée de vous en priver, et que c’est cette absence, ce manque originaire qui est tout à la fois ce qui fait écrire et ce qu’il faut trouver les moyens de dire ? Sur un autre mode, et cette fois à propos de la guerre d’Algérie, Laurent Mauvignier affronte dans Des hommes (2009) la question du silence et du récit qu’on ne peut faire. Pour les monstruosités, il est difficile d’éviter Les Bienveillantes, de Jonathan Littell. Enfin, dans le Karski de Yannick Haenel, l’histoire est jugée à partir de, sinon au nom du présent. Plus généralement, on est passé du tribunal de l’Histoire de naguère encore à celui, actuel, de la mémoire.

12Car, bien évidemment, le déplacement majeur qui s’est opéré, dans le cours des années 1970, est celui qu’on a résumé comme passage de l’histoire vers la mémoire. Si Perec ouvre la marche de l’anamnèse, beaucoup se rallient à la mémoire ; voire, pour ceux qui sont devenus adultes dans ce monde-là, ils se mettent à écrire sous le signe de la mémoire. Aussi, de même qu’en 1820, écrire, c’était dire un monde nouveau saisi par l’Histoire, écrire à la fin du xxe siècle, cela devient dire un monde saisi par la mémoire, dans lequel le futur s’éclipse, le présent domine, et le passé insiste (celui qui ne passe pas ou qui revient). On a alors beaucoup parlé du passé qui à la fois s’obscurcissait et se rouvrait comme réceptacle de futurs possibles, dont certains avaient commencé d’être avant d’être empêchés ou supprimés.

13Parmi les écrivains, il y ceux qui, du fait de leur biographie, se sont heurtés à la mise en question du concept moderne d’histoire et l’ont traduit comme son effondrement. On pense à Antoine Volodine, à son post-exotisme et à ses personnages d’après-la-fin, mais aussi, sur un mode différent, à Olivier Rolin, dont les narrateurs, dans ses premiers romans surtout, se survivent dans l’après-coup de la chute. Ils venaient d’une Histoire en prise directe avec le régime moderne d’historicité, où la Révolution était la figure centrale. Ils avaient participé à ce temps d’avant (ayant la « nostalgie d’un temps qui ouvrît sur de vastes lendemains », comme le rappelle le narrateur de Port-Soudan) et avaient cru à cette histoire-là, qui était simplement l’Histoire (ou cette « meule de l’Histoire », comme elle est nommée dans Méroé). Depuis Phénomène futur, son premier roman, les récits de Rolin commençaient après : par-delà la brisure et l’effondrement, au milieu des ruines et dans une volonté désespérée et toujours déçue d’oubli. Revêtus de leur « smoking de ruines », les narrateurs se définissaient comme des êtres « ruinicoles », mais nulle poésie des ruines ne les habitait4. Et pour ce qui est de la suite de l’histoire, s’il y en avait une, une chose était sûre, ils n’en seraient pas.

14« Pourquoi suis-je venu à une époque où j’étais si mal placé ? » feignait de se lamenter Chateaubriand, alors que c’était la débandade à Paris au moment du retour de l’île d’Elbe, tout en sachant fort bien que, de ce « mal placé », il avait fait le ressort de tout : de sa carrière comme de ses démissions, et, avant tout, de son écriture5. Ce « mal placé », Olivier Rolin le fait sien à son tour, le revendique même pour l’écrivain dans une conférence prononcée en 20016. J’étais « en dedans et à côté de mon siècle », ajoute encore Chateaubriand, à quoi fait écho cette phrase du narrateur, dans Tigre en papier, sur sa génération située « à côté de la plaque », alors que d’autres « naissent en plein dans l’Histoire », « en plein dans le mille »7. Rolin et ses camarades se découvrent douloureusement exilés de l’Histoire, tandis que le « mal placé » de Chateaubriand s’impose à lui parce qu’il se retrouve brutalement trop placé dans le mille de l’Histoire : entre deux temps, entre deux régimes d’historicité, l’ancien et le moderne. Au-delà, déjà, du régime moderne pour la génération de Rolin8.

15Par-delà la brisure de la Révolution évanouie, Rolin en vient à reconnaître à la littérature une place éminente, alors même que le présent présentiste la déclare inutile : « Grande résonance du passé », elle « est tournée vers ce qui a disparu, ou bien ce qui aurait pu advenir et n’est pas advenu »9. Aussi « le territoire qu’il me revient d’explorer, c’est ce qui sans moi ne serait pas transmis : ce qui est donc avec moi en voie de disparition »10. Mais il y a plus. Remontant plus en amont, il prend conscience que son écriture vient de plus loin. Ainsi que le dit le narrateur à la fin de son roman Méroé : « Il me semble que quelque chose, une onde sinistre, vient de ce temps incroyablement lointain où ma vie commençait près des ruines de Saint-Nazaire, dans la mélancolie de l’estuaire pluvieux », alors même que dans la France d’après-guerre n’allait pas tarder à se manifester la soif d’oubli et de consommation. Et cette autre image encore, pour désigner le lieu absent où, pourtant, tout commence : « Cela se confond dans mon souvenir avec le soleil couchant sur un paysage façonné par une tragédie que je n’avais pas connue, mais dont je sentais qu’elle marquerait ma vie »11. Ainsi commencèrent, pour Rolin et les siens, tout comme pour Sebald et Jacques Austerlitz, l’exil : des voyages sans cesse recommencés qu’accompagnait le sentiment persistant d’être « mal placé ». Et, de cette absence initiale, se forma la possibilité d’une écriture, s’imposa une nécessité d’écrire. Ni l’Histoire, ni même vraiment des histoires, mais, à partir de paysages de ruines, l’ombre portée d’une tragédie longtemps enveloppée de silence. Mais s’il vient de là, de cette tragédie qu’il n’a pas directement connue, Rolin, à la différence de Sebald, n’a pas écrit sur elle.

Sous le signe de la mémoire

16Que veut dire écrire sous le signe de la mémoire ? L’œuvre de Jorge Semprun est emblématique de ce mouvement. Il n’a cessé de récrire sa déportation à Buchenwald. Mais lui qui est un témoin, il a placé son écriture, je dirais de plus en plus, jusque dans son dernier texte inachevé, Exercices de survie, moins sous l’impératif du témoignage que sous le signe de la mémoire, d’une mémoire sans cesse à reprendre. Dans Quel beau dimanche!, publié en 1980, il se heurte à la nécessité de revivre son expérience de Buchenwald, « heure par heure, avec la certitude désespérée de l’existence simultanée du goulag de Staline », si bien que « la lumière aveuglante des projecteurs des camps de la Kolyma » venait éclairer sa mémoire de Buchenwald12. Et dans L’Écriture ou la vie, en 1994, il note encore : « Je ne veux pas d’un simple témoignage », mais « aller au bout de toute cette mort »13. Dans l’introduction qu’il a rédigée à Exercices de survie, Régis Debray parle de « mémoire-miroir ». Le récit débute en 2005 au bar du Lutetia où, dit Semprun, commence à « s’écrire cette histoire », c’est-à-dire à « se redéployer cette mémoire ». Ce « travail d’écriture », il le désigne, en effet, comme « réécriture »14. Déjà dans Autobiographie de Federico Sanchez, il recourait à l’expression « le fer rouge de la mémoire » qu’il glosait ainsi : « Eh bien soit, je continuerai à remuer ce passé, à mettre au jour ses plaies purulentes, pour les cautériser avec le fer rouge de la mémoire ».

17Que veut dire écrire sous le signe de la mémoire, quand il s’agit d’une mémoire qu’on n’a pas directement ou guère, mais que, pour différentes raisons, on décide de se donner ? En allant du présent vers ce passé qu’on veut atteindre, l’enquête se fait volontiers historienne (recherches de documents, dépouillement d’archives, histoire orale), judiciaire parfois, à la façon d’une instruction, pouvant le cas échéant déboucher sur un jugement. De cela découle un certain nombre de choix narratifs : les histoires de vie, les biographies, les récits et carnets d’enquête. S’engager dans cette voie d’une connaissance qu’on n’a pas, d’une expérience qu’on n’a pas endurée, mais qui vous requiert, c’est se placer sous le signe de la disparition et des disparus, des engloutis. Cela commence par le creux de l’absence et ce silence particulier qui l’accompagne et cela se traduit, par exemple, par les marches incessantes du Jacques Austerlitz de Sebald ou les voyages à travers le monde de Daniel Mendelsohn à la recherche de toute information susceptible de lui en apprendre un peu plus sur ses « six disparus ».

Le temps arrêté

18Avec W. G. Sebald, nous nous trouvons, en effet, d’emblée dans un présent qui dure ou qui ne passe pas, un temps arrêté, produit d’une catastrophe qui a eu lieu, mais qu’il n’a pas directement connue, même si s’impose de plus en plus clairement à lui que c’est de là qu’il vient. Comme Rolin. Aussi devenir écrivain, relativement tardivement (à quarante-cinq ans, lui qui est né en 1944), sera-ce, pour lui, rechercher les traces de disparus et se faire « chasseur de fantômes ». Ce sera sa raison d’être écrivain : retrouver la mémoire qu’il n’a pas et combler ce vide avec des récits de témoins fiables15.

19Dans quelques entretiens, réunis sous le titre L’Archéologue de la mémoire, Sebald évoque son expérience du temps. Pénétrer l’univers de Matthias Grünewald (le peintre du,retable d’Issenheim) l’intéresse beaucoup plus, dit-il, que le présent, lui qui se sent incapable d’envisager l’avenir16. En un sens, l’Allemagne qu’il a quittée à l’âge de vingt ans n’est pas son pays, mais par son histoire depuis la fin du xviiie siècle, elle l’est : « J’ai hérité de ce fardeau et il faut que je le porte, que cela me plaise ou non »17.  D’autant plus qu’il a éprouvé, d’abord dans sa propre famille, cette « conspiration du silence », si caractéristique des années d’après-guerre, qui fut la motivation profonde de son départ pour l’Angleterre. D’où, ensuite, une fois passé de l’écriture universitaire à la littérature, sa visite des archives et sa quête des traces de toutes sortes, notamment son recours aux photos qui, dit-il, à la fois attestent « la véracité du récit » et « arrêtent le temps ». Quand je regarde photos ou films datant de la guerre, « il me semble que c’est de là que je viens, pour ainsi dire, et que tombe sur moi, venue de là-bas, venue de cette ère d’atrocités que je n’ai pas vécue, une ombre à laquelle je n’arriverai jamais à me soustraire tout à fait  »18.

20Car, pour Austerlitz, le temps s’est, en fait, « arrêté » ce jour de 1939 où il a quitté Prague dans un Kindertransport organisé par la Croix-Rouge à destination de Londres. Mais il n’en a eu la révélation que bien des années plus tard, lorsque, à la recherche de lui-même, il est revenu à Prague, où, par chance, son ancienne nourrice était toujours là. Pourtant, cette expérience du retour ne débouche nullement sur celle d’un temps retrouvé. Tout au contraire. Quand Vera – c’est le nom de la nourrice – lui montre une photo d’un enfant de cinq ans costumé en page, en lui disant : « c’est toi », il reste stupide, en proie « au sentiment accablant qu’il s’agissait d’un passé définitivement révolu ». La reconnaissance mémorielle n’opère pas. La voie de ce « petit plaisir », dont parle Paul Ricoeur, lui demeure proprement barrée. Tout à l’opposé, il n’a jamais éprouvé, dit-il, aussi fortement le sentiment de son inexistence19. « Percé par le regard interrogateur du page venu réclamer son dû », il se sent incapable d’acquitter cette dette. L’historicité est bloquée : la distance de l’enfant qu’il était à celui qu’il est devenu semble impossible à combler. Estimant qu’il n’a dès lors plus rien à faire à Prague, il va à la gare et prend un train pour l’Allemagne, et c’est seulement à l’instant où le train franchit la Vlatva qu’il prend vraiment conscience que, en fait, « le temps s’était arrêté depuis le jour de son premier départ »20. Pas plus que Georges Perec, conduit par sa mère - qu’il ne reverra plus -, à la gare de Lyon, il n’a de souvenirs d’enfance.

21De ce temps arrêté ou de ce présent qui piétine, Sebald donne un dernier signe qui relie la vie d’Austerlitz, telle qu’il l’a écrite, à la sienne propre, marquée par le : « c’est de là que je viens ». Le roman s’achève, en effet, sur le retour du narrateur à la forteresse de Breendonk en Belgique, déjà évoquée lors de sa première rencontre avec Austerlitz, trente ans plus tôt. Breendonk avait fonctionné comme camp de concentration entre 1940 et 1944. Jean Améry y fut interné et torturé. Là, assis à l’écart au bord des douves, le narrateur lit un livre que lui avait donné Austerlitz (Heschel’s Kingdom, de Dan Jacobson). À la recherche de traces de sa famille d’origine lituanienne, Jacobson raconte sa visite, en Lituanie, au 9e fort de Kaunas, où trente mille personnes furent assassinées par les Allemands. Dans les caves, il relève ce graffiti : « Nous sommes neuf cents Français », puis des noms avec un lieu ou une date, parmi lesquels : « Max Stern, Paris, 18.5.44 »21. Or, cette date correspond à la date de naissance de Sebald, qui, en Angleterre, se faisait appeler Max. Ultime façon de dire qu’en effet il vient de là et qu’il lui incombe d’être le vicarious witness de ce Max qu’il n’a pas connu.

Du temps suspendu au temps recherché

22Né en 1960, Daniel Mendelsohn est complètement un enfant de la mémoire et de l’ère du témoin. Né avec le procès Eichmann, il a vingt-cinq ans quand sort Shoah. Il appartient à la génération des petits-enfants de ceux qui étaient adultes pendant la guerre. Publié en 2006, Les Disparus porte en épigraphe une citation de Proust. De ce livre à la trame complexe, entrecoupé de digressions, nourri de culture classique et biblique, je ne retiendrai que quelques traits en rapport direct avec mon propos. Il s’agit bien d’une recherche, mue par une question historienne : il voulait savoir « ce qui était arrivé » à son grand-oncle maternel et à sa famille, en allant au-delà du simple « tués par les nazis », et une note de l’auteur, placée à la fin du livre, tient à préciser que tout ce qui est rapporté est vrai. Les lieux – Bolechow, la petite ville d’Ukraine où ils avaient vécu et sans doute étaient morts – ont été visités, les archives consultées, les nombreux entretiens et conversations ont été enregistrés, pris en notes et restitués. Et, pourtant, le livre se présente sans hésiter comme un « roman » (dans l’édition française). Même s’il espère que cette « histoire de famille », qui ne concerne qu’une seule famille, puisse aider le lecteur à « comprendre le sens d’un grand événement historique »22.

23Car l’ouvrage est bien plus qu’un rapport d’enquête. Il est non seulement le récit de cette enquête se faisant, avec ses péripéties au fil des années, mais aussi, pour une part, une autobiographie de l’auteur et un roman de formation (en quoi l’enquête le change ?). Si répondre à la question de savoir ce qui s’est passé a pris des années, la question, elle-même, a cheminé pendant longtemps, et déjà bien avant sa formulation expresse. Mendelsohn en retrace les commencements : sa bar-mitsva, la mort de son grand-père, suivie de la découverte dans son portefeuille des dernières lettres de son frère, celui qui a disparu, qu’il avait toujours avec lui (appels au secours peut-être restés sans réponses ?) ; plus tôt encore, quand le jeune Daniel avait six ou sept ans, les pleurs que suscitait son entrée dans une pièce où étaient réunis de vieux parents juifs, du fait même, a-t-il compris plus tard, de sa ressemblance avec son grand-oncle disparu. On imagine son effroi : de quoi suis-je donc coupable ? Qui est cet autre que je suis pour eux ? Qui suis-je ? C’est ce qu’évoquent les quelques lignes de Proust mises en exergue : « Quand nous avons dépassé un certain âge, l’âme de l’enfant que nous fûmes et l’âme des morts dont nous sommes sortis viennent nous jeter à poignées leurs richesses et leurs mauvais sorts ». Il ajoute encore un trait de sa personnalité : le « plaisir intense » qu’il a « depuis l’enfance à organiser la connaissance, à imposer un ordre au chaos des faits en les assemblant dans une histoire qui a un début, un milieu, une fin »23.

24Peut-on faire de ces quatre mots, « tués par les nazis », une histoire avec un début, un milieu et une fin ? Et si oui, comment, factuellement, narrativement, mais aussi moralement ? Est-ce possible et en a-t-on le droit ? Mendelsohn, qui ne cesse de rencontrer ce problème du narrateur, évoque ou parfois convoque quelques grands modèles : Homère, Hérodote, quelques grands épisodes de la Bible hébraïque qu’il interroge en fonction de l’histoire qu’il essaye de raconter sinon de comprendre. Ces épisodes, correspondant aux lectures hebdomadaires de la Torah, scandent le découpage du récit, sont l’occasion d’allers et retours entre ce qui s’est passé ici et ce qui est raconté là (Noé, Caïn et Abel, Sodome, le sacrifice d’Isaac). Pour l’auteur, ils sont une provocation à la réflexion, et en aucune façon les épisodes déjà écrits d’une histoire qui ne ferait que se répéter. Comme il le dit à un moment, le livre qu’il écrit, c’est une histoire sur « les problèmes de la proximité et de la distance »24.

25Car on part de très loin, de ces morts « désespérément loin » et on commence à s’en rapprocher, à les retrouver, (en retournant la question : non plus comment ils sont morts, mais comment ils ont vécu), tout en sachant qu’il y a des limites qu’on ne peut pas, qu’on ne doit pas franchir. Jusqu’à quel point peut-on « voir » et décrire ce qu’on n’a pas du tout vu en réalité, se demande-t-il, quand il décrit ce qu’a vraisemblablement été la mort de la plus jeune des filles de l’oncle Shmiel ? Jusqu’où peut-on aller sans tomber dans l’obscène ? Plus fondamentalement encore, il y a ce qu’il désigne comme « l’éternel conflit entre ce qui s’est passé et le récit de ce qui s’est passé », et qui, poursuit-il, « pointe vers le triomphe inéluctable » (mais qui n’est pas exempt de dangers) du narrateur. « La proximité vous rapproche de ce qui s’est passé […] mais la distance est ce qui rend possible l’histoire de ce qui s’est passé, en permettant d’organiser les fragments dans un ensemble cohérent et plaisant »25. Mais le narratif n’est pas tout. Surgit encore une autre modulation de la distance : celle du jugement. Mendelsohn la rencontre et s’en débrouille ainsi. Poussé par le désir de savoir, il accumule « les faits, les dates, les détails », sans se douter qu’ils « pourraient un jour constituer quelque chose de plus que des entrées dans un glossaire ou des éléments dans une histoire – qu’ils pourraient un jour m’obliger à juger les gens ». Or, poursuit-il aussitôt, « Je ne juge personne. Je ne peux pas être en 1942, je ne sais pas ce que c’était »26.

26Le temps sebaldien est un temps arrêté : il correspond au perpétuel présent dans lequel vit ou, plutôt, survit Austerlitz. Pour lui, même après son bref retour à Prague, il n’y a pas de remise en marche du temps, pas plus qu’il n’y a pas de claire séparation entre l’espace des vivants et celui des morts. À la fin du roman, il disparaît, s’évanouit, laissant au narrateur la charge de raconter cette histoire fantomatique qui n’a, pour le coup, ni véritablement de début, de milieu ni de fin. Rien de tel dans Les Disparus, qui peuvent se lire comme un long rituel d’enterrement : jusqu’à la scène finale au pied de l’arbre où ont été fusillés l’oncle et sa fille. Là, « à l’endroit même où ça s’est passé »27, il remplit ses poches de terre et dépose une grosse pierre à la jonction du tronc et des branches. Se rapprocher des morts, qui est le but même de l’enquête, finit par rencontrer « la distance infranchissable créée par le temps »28. Et, au moment où Mendelsohn se tient sur le lieu même de leur disparition, où il « tient » la fin véritable et véridique de l’histoire, qui l’a amené à faire le tour du monde et à étudier la Torah, il sent qu’il lui faut « les abandonner à nouveau, les laisser être eux-mêmes, quoi que cela puisse être »29. Les laisser, par-delà leur mort, à ce qu’a été leur vie, une vie comme beaucoup d’autres, la leur néanmoins, et, pour toujours, inaccessible.

27Surgit, à plusieurs reprises, la thématique du regard jeté en arrière, du dernier coup d’œil. La mère de l’auteur lui rappelle que les membres de sa famille « se sont gâchés leur vie en regardant toujours vers le passé »30, aussi ne veut-elle pas qu’il soit comme eux. Pourtant, conclut-il, c’est bien cette décision de regarder en arrière, de jeter un dernier coup d’œil, qui peut, pour un temps au moins, sauver une partie de ce qui a été31. Or, au moment de quitter, pour la dernière fois, Bolechow, il s’était promis de se retourner pour jeter un dernier coup d’œil par la lunette arrière de la voiture. Mais, voilà que dans le feu de la conservation avec ses frères et sœur, il oublie ou, plutôt, ne s’en souvient que trop tard, alors que Bolechow avait disparu de sa vue. Autrement dit, il n’est plus nécessaire de regarder en arrière, l’histoire a bien un début, un milieu, une fin, et une fin, qui n’est pas « l’idée » qu’il pouvait s’en faire, mais un « fait ». Le temps s’est rouvert et peut se remettre en marche.

28Écrire sous le signe de la mémoire, c’est aller du présent vers le passé, du moins vers certains moments ou événements du passé, en les invoquant ou en les convoquant dans le présent. Ce passé, on peut, dirais-je, l’embrasser et le présentifier ou rencontrer l’irrémédiable distance qui nous en sépare, comme Mendelsohn, ou faire les deux. Pour mener cette opération, le recours à une démarche historienne a toute sa place comme technique d’enquête, mais cet emprunt n’implique nullement de se prononcer sur l’histoire, sur le fait de savoir s’il y a une marche ou un sens de l’histoire, ou, plus vaguement et simplement, des forces à l’œuvre ou des processus plus ou moins maîtrisables et intelligibles. On peut répondre non, voire oui, ou ne pas se poser la question. Ce qui semble assuré est que personne ne souscrit plus au concept moderne d’histoire, qui, bien que démonétisé, a encore cours. Si bien qu’à la limite, on peut très bien faire de l’histoire, sans croire à l’histoire. Qu’on soit écrivain ou historien.

29(EHESS, Paris)