Colloques en ligne

Noëlle Batt

Un malentendu continué. Trois remarques sur les croisements disciplinaires

1En réponse à ce qui a été dit des croisements entre littérature et histoire par les directeurs ou membres des comités de rédaction des revues participant à la table ronde du colloque1, je voudrais pointer trois faits qui sont sources d’un malentendu continué entre les études littéraires et les études historiques :

1. Une inflation de la notion de fiction

2Cette inflation, qui conduit à assimiler la fiction à la littérature alors qu’elle n’en est qu’une composante, peut s’expliquer de plusieurs manières.

3Tout d’abord, de toutes les dimensions du texte littéraire, la dimension fictionnelle est la plus immédiate et la plus facile à prendre en charge pour les lecteurs non spécialistes. C’est d’ailleurs la catégorie que les libraires américains affichent depuis longtemps sur les rayons où l’on trouve romans et nouvelles. Et comme le rappelle Gérard Genette dans Fiction et Diction, la fiction était aussi, pour Aristote, un critère définitoire de la littérature. Il y a donc des raisons internes qui font que le texte littéraire est parfois réduit à sa dimension fictionnelle.

4Par ailleurs, la fiction est une dimension dont les historiens ont découvert récemment qu’ils pouvaient, dans certains cas, la partager avec les littéraires. Dans « Preuves et Possibilités », la préface écrite pour le livre de Natalie Zemon Davis, Le Retour de Martin Guerre, et publiée en annexe de son livre Le Fil et les traces. Vrai. Faux. Fictif 2 , Carlo Ginzburg explique que pour pallier l’absence d’archives du procès de Martin Guerre, N. Zemon Davis a eu recours, pour la reconstitution de ce procès, à des textes littéraires écrits sur le sujet, ainsi qu’à des portraits de contemporains de Martin Guerre de condition sociale analogue, vivant dans d’autres villes et pour lesquels elle avait retrouvé des archives. C’est donc à l’aide de documents non officiellement répertoriés comme historiques, ou répertoriés comme tels mais concernant d’autres personnes que celle sur laquelle elle travaillait, que l’historienne a essayé de composer un portrait sinon historiquement vrai, du moins historiquement juste3. Tous les historiens n’ont sans doute pas approuvé cette démarche, mais beaucoup l’ont trouvée recevable et d’autres s’en sont ensuite inspirés pour travailler à leur tour dans l’intérêt de la connaissance de l’histoire.

5La dimension fictionnelle est aussi une dimension que certaines disciplines des sciences humaines et sociales, et même des sciences dures, ont pu utiliser à leur avantage. Comme nous le rappelle Lorenzo Bonoli4, à un moment de son histoire, l’anthropologie a instrumentalisé la notion de fiction pour se détacher d’une tradition positiviste et montrer la part d’invention que comportait nécessairement tout discours anthropologique qui tentait de véritablement saisir l’altérité de la culture dont il avait fait son objet.

6Notons que les recherches en neurosciences qui étudient les patients atteints de lésions cérébrales graves se sont aussi attachées à dégager la part de fiction que recèle le discours de certains patients qui, interrogés par le médecin à propos d’une action qu’ils ne sont pas en mesure d’expliquer compte tenu de la lésion sont ils souffrent, préfèrent soumettre au médecin une explication inventée mais logique, qui a l’avantage de préserver même de façon illusoire à leurs yeux et aux yeux d’autrui, une part de leur identité 5.

2. Une méconnaissance de ce qui constitue la spécificité de l’art littéraire

7Cette spécificité consiste essentiellement en deux choses : une écriture qui travaille la langue de telle manière qu’elle en fait « une autre langue dans la langue » ; une composition esthétique qui, comme le rappellent Deleuze et Guattari dans Qu’est-ce que la philosophie, fait « monter » la sensation à travers les niveaux de l’œuvre, et ne doit pas être confondue avec sa composition technique6. En effet, le travail de la syntaxe qui défamiliarise la langue et ses référents et transporte le lecteur dans un monde nouveau confère à la littérature cette puissance d’élucidation qu’on lui reconnaît implicitement ou explicitement, et dont Vincent Descombes a fait son objet dans Proust. Philosophie du roman7. Mais, comme les autres opérations de l’œuvre, l’écriture doit participer d’une composition esthétique qui intègre les multiples résonances des effets calculés ou des indices disséminés aux différents niveaux locaux, afin qu’ils produisent un effet global décisif quand l’œuvre touchera son lecteur. Cet effet est d’ordre sensoriel, émotionnel et intellectuel et sa force cognitive vient de l’association des trois régimes.

3. Une confusion entre l’« autre langue dans la langue » et le « beau langage »

8Un malentendu naît de la confusion entre cette « autre langue dans la langue » qui signe l’art littéraire et que les spécialistes nomment « écriture », et ce qu’on désigne par ailleurs sous le nom de « beau langage » ou de « beau style », et qui fut longtemps un talent requis de toutes les personnes éduquées s’exprimant dans des domaines aussi variés que le droit, l’histoire ou les sciences. Ce beau langage fait bien sûr un large usage des tropes et figures répertoriées au titre de l’« elocutio » dans cette discipline née de la nécessité de produire un discours efficace et enseignée pour perpétuer l’art d’en composer de toutes sortes aux fins les plus variées : la rhétorique 8.

9On trouve des manifestations de ce malentendu entre le travail littéraire de la langue et le beau style ou l’usage de la rhétorique dans le livre de Dinah Ribard et Judith Lyon-Caen, L’Historien et la littérature9.

10(Université Paris 8)