Colloques en ligne

Cécile Alduy. Université de Stanford

La poétique du trouble : identité et altérité dans Délie1

1Le principe de répétition sature la poésie. C’est du moins la leçon qu’a cru pouvoir tirer le structuralisme de la linguistique, citant à l’appui la fameuse définition de Roman Jakobson : « La fonction poétique projette le principe d’équivalence de la sélection sur l’axe de la combinaison2. » Autrement dit, le paradigmatique l’emporte sur la syntaxe, la variation thématique ou lexicale sur le récit. Délie frappe par l’ampleur de ce phénomène de répétition, au double plan de l’expression et du contenu. Alors que l’horizon d’attente du recueil poétique de la génération Marot est celui d’une variété plaisante de genres, de destinataires, de tons et de thèmes, et alors même que le modèle littéraire explicite de Délie, les Rime de Pétrarque, joue de la variété formelle pour refléter les atermoiements du cœur amoureux, Scève s’embarque dans une entreprise de raréfaction extrême des contraintes d’écriture de son œuvre.

2Thématique amoureuse obsessionnelle ; destinataire féminine unique ; auteur lui aussi unique dont le portrait, pour la première fois dans un livre imprimé, préside à l’œuvre ; martellement du dizain de décasyllabes (et donc isostrophie et isométrie) ; récurrence régulière des emblèmes sertis de cadres eux-mêmes en série régulière ; reprise de formules syntaxiques figées, de figures rhétoriques et de vocables, voire de vers entiers3 ; enfin, variation thématique réitérée sur l’innamoramento, la présence et l’absence, la jalousie et la dévotion, la vertu et le désir : l’impression d’uniformité domine. En regard de la production poétique précédente, on passe d’une esthétique de la variété à une esthétique de la variation ; du privilège accordé au divers à la recherche de l’Un.

3Cette unité lyrique, thématique, fictionnelle et formelle dessine un espace de jeu où chaque coup – chaque dizain – rejoue selon des règles strictes un nombre fini de possibles. Sur cet espace de jeu excessivement contraignant, une dynamique s’inscrit cependant. Au gré d’infimes variations ou de ruptures franches, Scève inscrit la différence au cœur de la répétition. Une dialectique unit inséparablement rigueur et instabilité, clôture d’une forme fixe qui réitère les mêmes motifs et ouverture déconcertante sur l’étrangeté d’un rythme, d’une image, d’un ton ou d’un argument. À ce titre, la description des « troubles » que Terence Cave théorise dans Pré-histoires : textes troublés au seuil de la modernité à propos d’autres textes de la Renaissance s’applique parfaitement aux phénomènes de subtile discordance qui affectent Délie : « Très souvent, à l’échelle du microtexte, le trouble se déclare à travers une inconséquence, un changement abrupt de thème ou de registre, une singularité grammaticale ou syntaxique, […] moments où le discours officiel d’une époque s’avère inadéquat à rendre compte de l’expérience de celui qui écrit4. »

4Il s’agira ici de prendre en considération les « troubles » du texte poétique qui, au cœur de la cohérence construite à l’échelle du dizain et du recueil, perturbent la lecture. Leurs effets d’altération, de condensation ou de brouillage du sens sont essentiels à la poétique de l’œuvre et nous mettent sur la voie d’une interrogation sous-jacente qui tourne autour de l’inscription d’une intériorité et d’une altérité, d’un « moi » et d’un autre qui le porte à l’existence au moment où il le trouble.

5D’un point de vue théorique et méthodologique, s’il y a « textes troublés », habités de tensions et d’apories, il faut aussi pour les décrire une critique du trouble qui maintienne et fasse même saillir les éléments discordants, indices ou symptômes de problèmes qui n’ont pas forcément de nom ou d’autres représentations possibles que la forme même du texte. Pour citer encore Terence Cave, il s’agit de « lire un ensemble de perturbations textuelles comme l’indice d’une incertitude épistémologique, d’une angoisse ontologique ou axiologique5 ». Je propose donc moins de résoudre les problèmes du texte que d’analyser comment ils se posent, afin de cerner quelle est cette « tache floue à l’horizon de la pensée » que figure cette forme troublée. En dernier ressort, s’il y a poétique du trouble, de quoi les troubles sont-ils les symptômes ou les signes ?

« A SA DÉLIE » : EXCUSE OU INVITATION AUX « ERREURS » ?

6Le huitain liminaire « À sa Délie » offre dans le corps même du poème les stigmates de perturbations typiques de l’idiome scévien et semble à ce titre pouvoir fonctionner comme un art poétique.

v. 1 Non de Vénus les ardentz estincelles,

Et moins les traictz, desquels Cupido tire :

Mais bien les mortz, qu’en moy tu renouuelles

Ie t’ay voulu en cest Oeuvre descrire.

v. 4 Ie sçay asses, que tu y pourras lire

Mainte erreur, mesme en si durs Epygrammes :

Amour (pourtant) les me voyant escrire

En ta faveur, les passa par ses flammes.6

7Poème-programme, ce huitain réfléchit rétrospectivement sur l’écriture et son résultat, le recueil dédicacé, et se projette dans une lecture future. Or, derrière la modestie affichée d’une excuse galante qui plaide pour l’indulgence de sa lectrice, s’affirme la reconnaissance, voire la revendication, d’une place accordée aux « erreurs7 ». Ce thème de l’erreur est en outre annoncé dans un poème lui-même fautif, ou à tout le moins semé d’embûches.

8Premier trouble ou « décrochage » temporel et spatial : où se situe ce huitain ? Temporellement, il est simultanément situé avant et après l’ « Œuvre » qu’il rejette tout d’abord dans le passé de l’écriture (« je t’ay voulu en cest Œuvre descrire », v. 4), puis projette dans l’avenir d’une lecture future par Délie (« tu y pourras lire ... », v. 5). C’est aussi spatialement qu’il est positionné avant et après l’œuvre. L’édition8 de 1564 le place avec la devise « Souffrir non souffrir » qui le suit, non plus en page 3 après la page de titre et la teneur du privilège comme en 1544, mais au verso de la dernière page, après trois parties délimitées chacune par le mot « Fin » (les dizains et emblèmes, « l’Ordre des figures & emblèmes », et la « Table & indices de tous les dizains »).

9Cette hésitation dans la disposition du livre reflète un brouillage plus essentiel de la chronologie interne à l’œuvre. L’impossibilité mainte fois réaffirmée de renvoyer dans un passé révolu l’expérience amoureuse et son écriture est thématisée et figurée par d’autres phénomènes. L’une des caractéristiques de la poétique du recueil est en effet de perturber la linéarité attendue du texte et de l’histoire9, comme pour souligner que la présence ou le sens sont en deçà ou au-delà du texte qui les requiert sous la forme d’une absence à combler, ou d’une énigme à résoudre. La devise de l’emblème se situe ainsi dans un entre-deux : entre l’image et le cadre, elle s’inscrit dans un espace pictural qu’elle trouble de ses mots et sa résurgence en fin du dizain-glose manifeste l’ambiguïté de son statut de citation qui la place à la fois avant le texte et en fin d’une épigramme qu’elle clôt, mais dont elle se détache par son étrangeté10.

10La devise oxymorique « Souffrir non souffrir », qui apparaît à la fois avant et après le texte dans l’édition de 1544, en est un autre exemple : elle relance le processus d’interprétation après la fin de l’œuvre en encadrant le recueil par une formule d’indétermination. Est donnée « hors-texte », dans une situation d’entre-deux, une devise qui est elle-même figure du double et de la réversibilité des contraires : répétée deux fois, répétant deux fois deux de ses trois vocables, elle fait de la répétition un agent de dualité et d’ambivalence en inscrivant à l’orée et au terme de l’œuvre le balancement virtuellement indéfini entre un terme et son contraire, en une formule que l’on peut lire dans un sens ou dans l’autre – « Souffrir non souffrir ».

11Le huitain qu’on a l’habitude de qualifier de liminaire l’est ainsi dans un sens plus profond qu’on ne le lui prête : il se situe dans un espace intermédiaire, avant et après le texte des dizains, au seuil de l’histoire amoureuse et au terme de la lecture. Or ce présent coincé entre passé de l’écriture et futur de la lecture, c’est le présent de la répétition, du temps qui n’avance pas : celui des « morts qu’en moy tu renouvelles ».

12Deuxième effet de trouble qui hante ce huitain : cette fois, une dualité au plan du contenu du poème et du sujet du livre qu’il est sensé définir. Qu’est-ce que ce poème nous enjoint en effet de lire ? Le premier quatrain répond par une métaphore : les « morts » intérieures que le poète a « décri[tes] ». Le deuxième quatrain, lui, désigne « mainte erreur » comme ce que Délie (et le lecteur à sa suite) pourra « lire ». Est-ce cependant tout à fait la même chose ? Est-ce que Délie est appelée à lire le même objet que ce que le poète dit avoir décrit ? La question est celle, piégée, de l’articulation entre thématique et stylistique : l’opposition entre contenu et style suffirait-elle à résorber ces « erreurs » en un simple topos de modestie, où l’auteur, après avoir explicité le sujet de son œuvre, avoue son insuffisance face à un « objet de plus haute vertu » ineffable ? On peut en douter, tant Scève semble se plaire à créer le doute et troubler le sens lors d’agrammaticalités ou de contradictions subtiles.  

13Tout d’abord, il y a ce retour aux derniers vers de la mythologie amoureuse et des flammes qui étaient violemment refusées au tout début du huitain. L’auteur inaugurait en effet le poème en annonçant ses intentions sous la forme d’une double dénégation (« Non de... » ; « Et moins... ») exhibée en incipit. Son premier geste auctorial est de corriger l’horizon d’attente de la lyrique amoureuse : ni Vénus, ni Cupidon et leurs connotations érotiques, mais une relation directe scellée par Thanatos entre un « je » et un « tu » que la syntaxe entrelace. Cependant, la dénégation convoque autant qu’elle révoque ce qu’elle semble nier. Elle maintient, et ici souligne même par son insistance suspecte et sa position privilégiée, la présence de cette tradition érotique qui, loin d’être évacuée, réapparaîtra au fil des poèmes et s’inscrit jusque dans la topographie lyonnaise et son « Mont à Venus consacré ». Surtout, si les vers 3 et 4 établissent une relation directe entre le « je » et le « tu », un nouvel intercesseur, Amour, s’immisce en fin de poème. Malgré l’opposition implicite entre amour charnel et spirituel et malgré la réelle nuance qui distingue l’« étincelle » ardente vénérienne qui embrase de la flamme amoureuse qui épure, Amour apparaît comme une troisième puissance tutélaire mythologique inscrite sous le signe du feu. Le retour d’un schéma ternaire après l’insistance mise à souligner l’originalité d’une relation à deux loin des divinités mythologiques brouille l’argument. Ce mouvement déjoue la linéarité apparente du texte, et transforme la clôture du poème en circularité : les « flammes », dernière rime, renvoient à la première, « étincelles » pour une invitation à relire, et à relier Vénus et Amour.

14Mais il y a plus : au moment crucial où le poète décrit, par deux fois, ce qu’il a décrit en son livre et ce qu’on y pourra lire, le sens se complexifie jusqu’à se brouiller ou se suspendre : le vers « précipite », au sens quasi chimique, en un concentré d’incertitudes. Je veux parler du cœur du huitain, respectivement les vers 4 et 6 qui se prêtent à plusieurs interprétations. À cause de l’inversion des trois compléments d’objet de « descrire » au vers 3 et du long retard ainsi ménagé, le vers 4, « je t’ay voulu en cest Oeuvre descrire », se détache et se lit d’abordcomme un segment autonome qui assignerait au « tu » la fonction de complément d’objet direct et non de destinataire, faisant de Délie « l’object » de la description (« j’ay voulu te descrire »). La césure, en découpant « je t’ay voulu », invite par ailleurs à lire une expression camouflée du désir interdit (« je te veux »), en dépit du sens explicite, qui lui rejette les amours sensuelles. À partir de cette ambiguïté de la syntaxe, une relecture s’engage et rétablit un sens grammatical viable : « pour toi j’ai voulu décrire ces morts », sens bien différent de la première lecture que le vers suggérait pris isolément. Cette fois, l’objet à décrire, c’est le sujet, ou plutôt les effets de l’autre « en moy ».

15Alors que les premiers vers proposaient pour les rejeter des divinités intermédiaires, la nouveauté du projet résiderait dans une relation directe entre le « je » et le « tu ». L’un des termes de cette relation, le « je », est aussi l’espace où elle a lieu : « en moy11 » indique cette intériorisation de l’autre dans un « moi » qui ne s’éprouve tel que de subir la violence de l’autre. Le texte se trouble au point crucial de la rencontre du « je » et du « tu » et invente une formule d’entrelacement où l’un et l’autre se définissent réciproquement. Au moment où le texte les rapproche jusqu’à les faire se toucher (« je t’ay » ; « en moy tu ») et les inscrit alternativement comme objet et sujet, se dessine une relation privilégiée de don et de contre-don entre le poète qui dédie, c’est-à-dire donne l’œuvre à sa Dame, et la Dame qui donne les morts.

16Toutefois, ce couple inséparable dans le présent de la souffrance, et dans le dialogue de l’apostrophe, se disjoint au quatrain suivant lorsque l’œuvre se projette dans le futur de la lecture. Surgit alors un autre point d’incertitude, où l’« erreur » est annoncée mais aussi matérialisée en un vers lui-même vacillant, ni tout à fait faux, ni tout à fait juste :

Je sais asses que tu y pourras lire

Mainte erreur, mesme en si durs Epygrammes.

17Comment lire ce dernier vers qui nous enjoint de lire et nous avertit de son propre défaut ? Doit-on le scander en faisant tomber la coupe après « erreur » ou après « mesme » ? Respecter la syntaxe, en le scandant 3/7 (« mainte erreur, // mesme en si durs Epygrammes ») ou la métrique (« mainte erreur, mesme // en si durs Epygrammes ») ? À la faveur du rejet, la syntaxe bascule à la rime du vers 5 et bouscule le rythme du vers suivant, qui devrait être césuré 4/6 et se trouve hésiter du côté d’une césure 3/7 bancale à cause de la ponctuation. Scève en poète habile, fait jouer le rythme contre ou par-dessus la syntaxe : l’agent du trouble n’est qu’une petite virgule où la grammaire vient s’arcbouter contre le rythme. La phrase serait limpide, si elle était en prose : l’ambivalence tient ici à la concurrence entre deux logiques qui ne coïncident pas, celle du vers et celle de la phrase, qui font du mot « même » soit un adjectif d’identité (same en anglais), soit un adverbe de renchérissement (even, « même en si durs épigrammes se trouvent des erreurs »). D’un côté, Scève annoncerait la répétition d’une même erreur (« mainte erreur même12 »), de l’autre, il soulignerait les nombreux écarts commis en dépit de la dureté même de ces épigrammes toutes formellement semblables.

18Or le mot bascule, le pivot d’indécision autour duquel tourne notre trouble, c’est « mesme », un « même » qui n’est pas tout à fait identique à lui-même, et se révèle être double, devenir autre. L’hésitation entre « même » adjectif ou adverbe, entre identité à soi et intensité de l’opposition rappelle celle du premier quatrain où tout se jouait autour de la relation, complexe, subtile, entre le moi et l’autre. Le détail du poème nous montre que l’erreur n’est pas le contraire d’une forme correcte, mais le trouble qui fait vaciller le sens au point névralgique et définitoire du texte.

19Pour schématiser, on pourrait dire que le premier quatrain expose du côté du sujet – à la fois sujet lyrique et objet du poème – ce que le deuxième pose du côté du style et de la lecture, c’est-à-dire du destinataire. La construction symétrique du huitain offre deux moments et définitions en apparence bien distincts de cette « Œuvre » sur laquelle il réfléchit : d’un côté le passé de l’écriture et de l’expérience amoureuse des « morts » réitérées qui en fournissent le contenu, de l’autre le futur de la lecture et l’appréciation esthétique des « erreurs » à laquelle elle ne manquera pas de conduire. On insiste d’un côté sur la dominante thématique et la variation sur le même (les morts renouvelées), de l’autre sur l’écart, l’erreur, la déviance par rapport à une norme. Ou encore : d’un côté la répétition, de l’autre, l’irruption de la différence.

20Mais ce serait encore trop simple, car l’erreur naît d’une certaine façon de ou dans la répétition, de même que la différence ne se lit que sur fond de ressemblance. C’est cette dynamique complémentaire, inséparable, entre répétition et différence, unité et dispersion que j’entends par poétique du trouble. Chaque quatrain est travaillé par cette dialectique. Dans le premier, Scève nous annonce « une » Œuvre, au singulier, mais qui décrit des morts répétées ; dans le second, il inscrit le singulier paradoxal de « mainte erreur » (pluriel sémantique et singulier grammatical) au cœur du pluriel des « durs Epigrammes ». De part et d’autre une tension se manifeste entre unicité et multiplicité, identité et pluralité ou altérité, et, pour la configuration même du recueil, entre unité et dispersion.

DÉLIE À LA LUMIÈRE DE DELEUZE : RÉPÉTITION ET DIFFÉRENCE

21Il convient ici de convoquer Deleuze, le Deleuze de Différence et répétition13. En sollicitant un philosophe retors pour éclairer un poète qui ne l’est pas moins, mon but est d’éclairer ce qui semble le plus simple, le moins signifiant – la répétition – par  une pensée de la différence. Deleuze écrit : « Répéter, c’est se comporter, mais par rapport à quelque chose d’unique ou de singulier, qui n’a pas de semblable ou d’équivalent14 ». Et il souligne ce paradoxe qui définit parfaitement l’innamoramento et sa récriture dans Délie : on ne répète qu’un « irrecommençable », que ce qui est absolument singulier. Non seulement le coup de foudre inaugural est récrit de nombreuses fois, mais chaque rencontre est aussi dévastatrice que la première. L’apparition de Délie est toujours une épiphanie, la première et la nième fois15 : il n’y a ni gradation, ni habituation, ni continuité car le sentiment amoureux est d’abord et toujours vécu comme un choc. Autrement dit, si dans Délie le regard est premier, c’est aussi que c’est toujours un premier regard. Car, pour reprendre la jolie formule de Deleuze : « le cœur [est] l’organe amoureux de la répétition16 ».

22De nombreux phénomènes relèvent de ce jeu entre répétition et différence où le sens se trouble : on ne pourra ici que les survoler. Ce sont tout d’abord des procédés de répétition à outrance qui, loin d’aboutir à une tautologie, creusent le sens et fissurent l’identité des signes. Ainsi des nombreux vers qui jouent de la paronomase ou de l’équivoque, et, souvent, utilisent le chiasme pour figurer un renversement ou glissement de sens. Au dizain 49, le chiasme révèle ainsi une rime batelée qui joue sur la similitude des verbes « vivre » et « voir » :

Tant je l’aymay, qu’en elle encor je vis :

Et tant la vy, que maulgre moy, je l’ayme. [...] D. 49, v. 1-2.

23De la première occurrence de [vi] à la seconde, la répétition dévoile l’homonymie, c’est-à-dire une différence des signifiés sous l’identité des signifiants, plutôt que la synonymie. Ailleurs, un jeu vertigineux d’inclusion réciproque et de répétition s’inverse au gré d’un chiasme :

Haultain vouloir en si basse pensée,

Haulte pensée en un si bas vouloir [...] D. 406, v. 1-2.

24De l’un à l’autre vers, huit syllabes sur dix sont identiques, dont quatre (/haut/, /en/, /si/, /bas/) sont inamovibles : la répétition est portée à son paroxysme mais pour produire un glissement de sens. Le trajet parcouru mène à la fois du même au même (de « vouloir » à « vouloir »), et le dégrade en son contraire (de « haultain » à « bas »).

25Le sommet est sans doute atteint par ces formules typiquement scéviennes de redoublement du même : « L’heur de nostre heur » (D. 136, v. 1), « le bien du bien » (D. 133, v. 6 ; D. 444, v. 8), hyperbolisé dans « le bien de mon mieux » (D. 50, v. 6). La redondance du complément de nom figure un recul du sens dans un au-delà du signe même. La répétition lexicale se fait parfois redoublement par le contraire. Le dizain 65 fait ici figure d’archétype, et montre le basculement du « bien de mon bien » en « bien de mon mal », et son équivalent paradoxal, le « mal de mon bien ».

v. 1 Continuant toy, le bien de mon mal,

A t’exercer, comme mal de mon bien :

J’ay observé pour veoir, ou bien, ou mal

Si mon service en toy militait bien.

v. 5 Mais bien congneus appertament combien

Mal j’adorais tes premieres faveurs. D. 65 ; v. 1-6.

26Les deux termes « bien » et « mal » continuent d’apparaître successivement dans un jeu d’appel réciproque infini, proche d’un écho paradoxal qui, comme le miroir, inverserait ce qu’il reflète17. La redondance, loin d’avoir l’aspect statique et circulaire de la tautologie18, esquisse une spirale vertigineuse : elle diffère la réapparition du même et, dans cette « différance », s’insinue le différent.

27Ainsi le dizain 421, qui n’est souvent cité que pour être évacué comme un pur jeu de Grande Rhétorique19, débute sur un schéma similaire de redoublement à outrance.

v. 1 Voulant je veulx, que mon si hault vouloir

De mon bas vol s’estende a la vollée,

Ou ce mien vueil ne peult en rien valoir,

Ne la pensée, ainsi comme avolée,

v.5 Craignant qu’en fin Fortune l’esvolée

Avec Amour pareillement volage

Vueillent voler le sens, & le fol aage,

Qui s’envolantz avec ma destinée,

Ne soubstraieront l’espoir, qui me soulage

v.10 Ma volonté sainctement obstinée.

28La variation sur « vouloir », verbe et substantif, sature le poème pour des effets de sens surprenants. La caution morale du dernier vers, qui qualifie de « sainte » cette « volonté obstinée », camoufle mal l’hésitation entre désir « fol » (v. 6), désordonné et « bas » (v. 2), et « hault vouloir » (v. 1) d’ascension spirituelle. Au gré des modulations sur le tout premier mot qui donne son thème et ses phonèmes à la suite du dizain, l’affirmation d’une « volonté » s’avoue velléité : « vueil » (v. 3) comporte la connotation d’irréel du subjonctif dont il est dérivé (« veuillent » v. 7) tandis que le sémantisme polyvalent de « voler »20 dérobe le /vol/ de « volonté » pour l’échanger contre des suggestions plus légères : « vollée », « bas vol », « avollée », « esvollée », « s’envollant ». Comment enfin ne pas entendre sous « fol aage » l’équivoque transparente du terme qui plane sans être jamais avoué sur l’ensemble du poème : « volage ».

29On peut par conséquent se demander si la légèreté que l’on entend aussi dans « soulage » (issu du bas-latin subleviare, « rendre léger ») s’applique à l’envol de ce « vouloir sainctement obstiné » vers de plus hautes sphères, ou à un espoir de « soulagement » plus terrestre. La répétition fait fluctuer le sens sans parvenir à l’arrêter : elle fait surgir la différence, en dépit des effets de clôture qui tentent de la contenir. Entre obsession et obstination, le dizain met en scène une dérobade ou une indécision : « voler le sens » (v. 7), ou le troubler, tel est le délit de cette épigramme.

30Un deuxième type de trouble du texte correspond à l’irruption d’éléments hors système qui semblent échapper aux règles que construisent les récurrences structurelles, thématiques, ou rhétoriques. La singularité absolue surgit soudain au détour d’un dizain, et le dote d’une qualité spécifique qui le différencie de tout autre. Cette différence immédiate ne passe plus par un mouvement dialectique de différenciation : elle se présente comme un événement imprévisible que ne récupère aucune loi générale21. Le mot « Dorion22 », inconnu à la langue, en est l’exemple extrême, mais, on peut citer de nombreux hapax : « Dodone », l’ « Absynthe », « l’Ortie », les « Aloses » (D. 421), le « Lievre accropi en son giste » (D. 129), « les Papegaulx tant beaulx » (D. 247), « les fallebourdes » (D. 137, v.4), le « laboureur » (D. 396), l’« Horologe » (D. 232) ou le « Fusil » (D. 292) modernes, ou les nombreux verbes incongrus tels que « chatouilloit », « barbouilloit », « vacquer », « flocquer », « deluger », « mascher », « escarmoucher », etc. On peut y ajouter l’irruption ponctuelle de figures mythologiques ou bibliques en dernier vers (Pandora, Prometheus, Argus, Caïn, Dathan, etc.). Il faut alors accepter un jeu perpétuel qui non seulement rejoue à chaque dizain ce qu’il a posé au dizain précédent (par la reprise et la variation), mais aussi déjoue ses propres lois de probabilité et met en jeu ses propres règles.

31La concurrence entre phénomènes de concentration et de dissémination, de restrictions des formes, du vocabulaire, des thèmes, et de surgissement en des lieux marqués d’éléments imprévisibles, témoigne d’un fonctionnement particulier du texte, qui lui assure une double dynamique : productivité au niveau de l’écriture et vitalité d’une lecture sans cesse déjouée et remise en question par les fluctuations du texte entre ces deux principes d’unification et de fragmentation.

32De ces tendances simultanées et contradictoires, aucune ne l’emporte sur l’autre, car toutes deux participent d’une même poétique du trouble, qui se vérifie aux niveaux macrotextuel et microtextuel. La tension entre structuration rigoureuse et irruption d’éléments hétérogènes résulte d’une interaction essentielle entre deux principes : la répétition fait surgir en son sein la différence, tandis que les déviances du texte ne naissent que dans un rapport de contestation et de mise en évidence des normes auxquelles elles ne se conforment pas. Les troubles du texte résultent de cet aspect composite et contradictoire, où se différencient les éléments les plus semblables et se réunissent les dissemblances.

UNE HERMÉNEUTIQUE DU SENS TROUBLÉ

33Cette poétique du trouble va de pair avec une thématique et une herméneutique du sens troublé. Le motif du tourment amoureux convoque naturellement chez Scève tous les synonymes du vocable « trouble », terme fort à l’époque, qui appelle le champ lexical de la tempête, de la « noise », du tumulte et du « désordre », et que l’on retrouve dans la poésie lyrique de l’époque, de Pontus de Tyard à Ronsard23, puis dans les essais sur les passions des xviie et xviiie siècles24. Mais il est remarquable que Scève choisisse d’y faire correspondre une stylistique et une herméneutique de l’obscurité. Car « une chose trouble », c’est dans les dictionnaires de l’époque une chose obscure25 (obscura res, selon Nicot, 1606).

34L’auteur et l’amant naviguent en eaux troubles, entre obscurité et clarté. Déesse lunaire, Délie convoque nuit et lumière, aux sens littéral et figuré : elle est celle qui provoque et résout l’obscurcissement du « sens » que suscite sa présence : celle qui, « Troublant a tous le sens, & le cerveau » (au dizain 410), « Rompt l’espaisseur de l’obscurité trouble » (D. 355). Les poèmes n’ont de cesse d’évoquer ce trouble du « sens », mot qui désigne l’entendement mais évoque métapoétiquement la signification que le lecteur tente de saisir : « Le Sens troublé voit choses controvées » (D. 56) ; « mon esprit de ce trouble estonné/ Comme in-sensé, a toute heure oultrecuyde (D. 145) ; « Je ne sçay quoy le sens me barbouilloit / Par qui me sont sens, & raison soubstraictz » (D. 289).

35Le lecteur lui aussi voit « [sa] pensée incessamment troublée » (393) mais risque de demeurer dans le noir : si l’apparition de Délie suffit pour « sereiner la Contrée » et pour dissiper « la nuict de [s]on absence » chez l’amant, quelle épiphanie du sens le lecteur peut-il espérer lorsque l’oxymore scévien fait échec aux catégories logiques et que les motifs semblent se rejouer et s’inverser sans cesse ? Ainsi de ce motif de la nuit et de la clarté, métapoétique s’il en est, où Délie est alternativement celle qui « en ma pensée a mys l’obscure nuict » et celle qui illumine le poète de son « joyeux serain » (D. 365). Et au moment où l’amant évoque la possibilité d’un éclaircissement, il le dit sur le mode énigmatique de l’oxymore et finit sur une rime sombre : « en moy tu luys la nuict obscure » (D. 59). Loin de se plaindre comme plus tard Mallarmé de « la perversité conférant à “jour ” comme à “nuit ”, contradictoirement, des timbres obscur ici, là clair », Scève joue de ce décalage qui lui permet d’unir oxymoriquement « luis » et « nuit » : l’assonance (répétition du même) unit les opposés sans annuler leur différence.

LE SENS DU TROUBLE

36Il est temps de répondre à la question du sens de ces troubles : de quoi sont-ils le signe ou le symptôme26? On a vu qu’ils tournaient autour d’une question d’identité : d’identité à soi (le « même »), d’identité du moi et d’identité singulière de l’autre.

37La multiplication des prises de paroles que figurent les 449 dizains cache mal un silence essentiel. Quelque chose résiste, Délie, femme et œuvre, se dérobe : et c’est pour cela que l’amant et l’auteur ne peuvent que répéter, comme pour conjurer au moins une approximation de l’autre, un « surnom » à défaut d’un nom :

Car je te cele en ce surnom louable

Pource qu’en moy tu luys la nuict obscure. D. 59, v. 9-10

38La périphrase, comme le surnom, remplace pareillement un mot par un énoncé différent qui « dit » pourtant la même chose. De même que Dieu ne peut être nommé mais seulement adoré comme « Celui qui ... », la dame au « nom divin » (D. 168) n’est « louée » que sous des désignations allusives : elle est « celle, en qui mourant je vis » (D. 7) ; « celle a moy interdite » (D. 69) ; « celle infinité » (D. 166) ; « celle tant rigoureuse » (D. 340) ; « ceste qui me lie » (D. 444). Bien que définitivement absent, le « vrai nom » que dissimule le « surnom » que le poète dit avoir « inventé » (D. 394) est évoqué avec toute la puissance d’un nom divin. Il a notamment le pouvoir d’éveiller le sujet à une nouvelle connaissance de soi. Au moment où le nom ou le son « Délie » résonne dans l’espace intérieur du poète, ce dernier fait l’expérience de sa propre vacuité et ainsi de soi-même.

Soubdain au nom d’elle tu me resveilles [...]

Et a ce son me cornantz les oreilles,

Tout estourdy point ne me congnoissoys. D. 164 ; v. 7, 9-10.

39De même, dans l’œuvre, « Délie » apparaît comme un « son » déroutant autant que révélateur, facteur d’unification au plan phonétique et de contradiction au plan sémantique. Tout un cortège de figures féminines mythologiques – Diane, Dictymne, Délia, Diotime, Daphnée – surgissent comme des allitérations sur cette norme phonético-sémique que constituent les douze occurrences de « Délie ». De même, la paronomase fait dériver le titre éponyme en signifiés divers27 : s’y lisent, au gré des rimes et des équivoques, « délire », « délice », « délivre », « délier », « déliter » ou « délictieux ». « Délie, object de plus haulte vertu » devient une formule oxymorique, où le nom emblématique de la « vertu » évoque simultanément le péché de volupté, et annonce une libération ou déli-aison contraire avec la thématique de la prison amoureuse.

40Le recueil est ainsi tout du long parcouru par la même vibration indéfinie d’un oxymore perpétuel qui oscille entre les contraires sans jamais en résoudre la tension. Jusqu’au dernier dizain qui confirme l’inséparabilité déroutante des contraires :

Aussi je voy bien peu de difference

Entre l’ardeur, qui noz cœurs poursuyvra,

Et la vertu, qui vive nous suyvra

Oultre le Ciel amplement long, & large. D. 449, v. 5-8

41L’interchangeabilité qui réunit au dernier dizain « ardeur » amoureuse et « vertu » se poursuit dans un futur indéfini, terrestre (en « ce Monde », v. 3) aussi bien que céleste, et ne fait que prolonger en un suspens illimité un état qui n’a cessé de caractériser les poèmes précédents, ainsi que l’attestent les verbes de durée (« durera », v. 1 ; « demeurera », v. 3 ; « poursuyvra », v. 6 ; « suyvra », v. 7)28.

42Ce « bien peu de différence » n’est ni identité, ni différenciation, mais légère béance entre derniers et premiers mots, entre les « ardents étincelles », refusées dans le huitain liminaire au profit de l’« Objet de plus haute vertu », et l’« ardeur » à présent acceptée comme équivalent de la « vertu » dans le dernier poème. Le seul événement irréversible qui délimite un « avant » et un « après » radicalement opposés, la rencontre fatale de Délie, est situé dans l’avant-texte (« Grand fut le coup », D. 1), tandis que chaque épigramme reste un événement d’écriture isolé, aussitôt effacé par le dizain suivant29. Les discordances qui apparaissent ainsi d’un dizain à l’autre, mais aussi le hiatus généralisé qui affecte la forme du recueil, restent en « suspend ou de non, ou d’ouy » (D. 184) : le dernier dizain ne leur offre comme résolution que l’indifférenciation de ce « bien peu de différence » qui hésite entre identité et altérité30. Entre le huitain liminaire et le dernier poème, quelque chose de nouveau est cependant apparu : ce « nous » qui résout la dualité première entre le « je » et le « tu ».

43Et si au lieu d’une quête du sens le recueil figurait une rencontre avec Autrui dans le miracle et la violence de son altérité ? Chaque poème est peut-être alors moins expression qui extériorise un moi préexistant que chambre d’écho où le sujet s’éprouve en mesurant ses limites et en résonnant du son de Délie. Le sujet fait l’expérience de son intériorité en éprouvant le désastre de la présence de l’autre en soi. C’est l’innamoramento du dizain 6 : l’œil qui girouette est d’abord accaparé par des objets extérieurs qui le détournent de lui-même, puis, transpercé par le regard de l’Autre, le sujet ébauche un mouvement fondateur d’intériorisation, de recul en soi jusqu’en « l’Ame de mon Ame ». On assiste à la naissance du sentiment de soi comme plaie profonde. Le sujet émerge à la conscience au moment où il est traversé et troublé par autrui. Et dans l’expression les « Morts qu’en moy tu renouvelles », le « je » n’est pas annihilé par la Dame, ce n’est pas sa mort qu’il décrit, mais « les morts qu’en moy » l’autre provoque : c’est-à-dire le processus par lequel se construit ou plutôt s’éprouve une intériorité (ce qui git « en moy ») comme chambre de résonnance des effets de la dame.

44Du « vuyde », où résonne l’écho du premier trait d’amour, naît la configuration intérieure du sujet :

Sa poincte entra au dur de resistance :

Et là tremblant, si grand coup à donné,

Qu’en s’arrestant, le creux à resonné

De ma pensée alors de cures vuyde.

   Dont mon esprit de ce trouble estonné

Comme insensé, a toute heure oultrecuyde. (D. 145)

45Ce « moi » qui, comme l’a souligné Terence Cave, n’existe pas encore historiquement au sens moderne, s’élabore dans la rencontre avec autrui au moment où il se défait. La critique a souvent utilisé le terme fort d’aliénation pour décrire la violence du tourment amoureux où le sujet semble se diviser, exister plus en l’autre qu’en lui-même, etc. Ce concept d’aliénation semble pourtant anachronique. L’amant regrette-t-il jamais d’avoir rencontré Délie ? La « liberté » de l’individu « délié » est-elle une valeur positive dans l’œuvre? On soutiendra à l’inverse que le sujet lyrique découvre le sentiment de soi au moment où il se délite : c’est sur les ruines d’un sujet sans attache qu’il peut enfin contempler un moi « augmenté » par la découverte en l’autre de « son plus possible » (D. 144).

46« Les morts » renouvelées du huitain liminaire sont la promesse d’un passage au-delà de soi dans une transcendance que je crois profane : promesse de pénétrer dans l’espace sacré de l’amour pour un autre qui « outrepasse » le sujet et en est l’idéal ultime. Il n’y a ni fusion amoureuse, ni liberté, mais un échange, une multiplicité de liens où le « je » reconnaît en l’autre son telos et une puissance d’être supérieure, tandis qu’il recèle en lui-même une image de la Dame. Au célèbre vers du dizain 144 qui place en Délie l’essence du je (« Me veoir vivre en toy trop plus qu’en moy ») répond le dizain 229 :

Te rend en moy si représentative,

Et en mon cœur si bien a loy conforme,

Que plus que moy tu t’y trouverais vive. »

47S’ébauche ici une forme de réciprocité et de sujet double où l’autre et le moi s’interpénètrent, se découvrent à la fois fondamentalement autres (c’est la distance et la souffrance, c’est-à-dire la différence) et imbriqués (c’est le trouble des identités, la répétition de l’autre en soi) :

“Je cele en toy ce, qu’en moy je descouvre.” D. 366, v. 10.

48Avant le cogito de Descartes, Scève ébauche l’idée d’une appréhension du moi qui passe par un autre « vacciller du doute » (D. 362) dont l’origine est cette fois la présence de l’autre. Le doute cartésien fonde le moi sur un solipsisme ; le doute ou trouble scévien creuse une intériorité tout entière définie par l’autre :

Je quiers en toy ce, qu’en moy j’ay plus cher.

Et bien qu’espoir de l’attente me frustre.

Point ne m’est grief en aultruy me chercher.  D. 271, v. 8-10

49Deleuze souligne que la répétition relève du miracle, de la litanie religieuse, et se distingue radicalement de la représentation par une tentative de présentation ou “apprésentation” qui désigne une présence visée dans sa différence, tandis que la représentation unifie son objet sous le concept d’identité. « [...] Le répété ne peut être représenté, mais doit toujours être signifié, masqué par ce qui le signifie, masquant lui-même ce qu’il signifie31 ». On retiendra de Délie cette résistance du sens qui nous ouvre à quelque chose de l’ordre du sacré et de l’unique, d’une expérience qui n’est pas remémorée, comme chez un Ronsard qui replie le sentiment amoureux dans le logos et le sublime en représentation, mais incessamment répétée dans le présent de l’écriture et de la lecture comme un événement clivant et singulier.

50À travers périphrases et circonvolutions du dire, se dessine une présence en creux, et non une représentation. Cette poésie de la présence non donnée, mais à chercher, trouble sans cesse de nouvelles interrogations les affirmations qui parfois s’ébauchent. « La pensée n’est rien sans quelque chose qui force à penser, qui fait violence à la pensée. Plus important que la pensée, il y a ce qui donne à penser ; plus important que le philosophe, le poète32. » Et pour Scève, plus important que le moi, l’autre.