Colloques en ligne

Sabrina Parent

Dans la lignée de Paul Ricœur : pour une « poéthique » de l’événement

1En quoi les travaux de Paul Ricœur sont-ils utiles pour analyser et interpréter un corpus de textes littéraires traitant de l’événement guerrier1 ? Ou encore, comment Ricœur peut-il influencer – l’influence étant inscription, mais aussi prise de distance, voire « dépassement » – la démarche méthodologique et le questionnement théorique d’une recherche en littérature focalisée sur la notion d’événement ? Pour offrir une première réponse, succincte, disons que la position « poststructuraliste » de Ricœur permet au chercheur en littérature d’asseoir théoriquement une méthodologie combinant approches textuelle et contextuelle du fait littéraire et ce, en vue d’en cerner les enjeux éthiques. Quant à la notion d’événement – sa définition comme la manière de l’écrire –, elle constitue, telle qu’elle se conçoit chez Ricœur, un point de départ incontournable de la réflexion, même s’il est nécessaire de la compléter par le recours à d’autres sources théoriques. Commençons par ce dernier aspect.

La notion d’événement : ses modes d’appréhension et ses procédés d’écriture

2Que ce soit dans Temps et récitou dans Soi-même comme un autre, Ricœur a le grand mérite de déployer une perspective pluridisciplinaire permettant de penser ensemble des définitions de l’événement aussi diverses que celles d’Aristote, de l’historiographie, de la phénoménologie ou de la philosophie analytique. Cependant, ces outils variés restent au service d’une appréhension tributaire du récit. L’événement est en effet toujours « événement narratif », l’adjectif étant indispensable au concept même, qui ne semble se dessiner qu’en regard de celui de récit :

[L]’événement narratif est défini par son rapport à l’opération même de configuration ; il participe de la structure instable de concordance discordante caractéristique de l’intrigue elle-même ; il est source de discordance, en tant qu’il surgit, et source de concordance, en tant qu’il fait avancer l’histoire. Le paradoxe de la mise en intrigue est qu’elle inverse l’effet de contingence, au sens de ce qui aurait pu arriver autrement ou ne pas arriver du tout, en l’incorporant en quelque façon à l’effet de nécessité ou de probabilité exercé par l’acte configurant. L’inversion de l’effet de nécessité se produit au cœur même de l’événement : en tant que simple occurrence, ce dernier se borne à mettre en défaut les attentes créées par le cours antérieur des événements ; il est simplement l’inattendu, le surprenant, il ne devient partie intégrante de l’histoire que compris après coup, une fois transfiguré par la nécessité en quelque sorte rétrograde qui procède de la totalité temporelle menée à son terme. Or cette nécessité est une nécessité narrative dont l’effet de sens procède de l’acte configurant en tant que tel […]2.

3Dans ce passage de Soi-même comme un autre, le statut de l’événement comme « source de discordance » n’est que transitoire, voire secondaire, et s’efface au profit de la mise en intrigue du récit, qui permet de maîtriser le discordant par l’imposition d’une « nécessité rétrograde ».

4Cette conception de l’événement comme élément, parmi d’autres, de l’intrigue, s’accompagne, chez Ricœur, d’une autre grande caractéristique : la distinction entre les deux « genres » que sont le récit et la poésie, produisant chacun deux « champs » d’effets sur le lecteur. En effet, même si le philosophe reconnaît une certaine perméabilité des frontières génériques, il tend à soutenir le fait que « la redescription métaphorique règne plutôt dans le champ des valeurs sensorielles, pathiques, esthétiques et axiologiques, qui font du monde un monde habitable [tandis que] la fonction mimétique des récits s’exerce de préférence dans le champ de l’action et de ses valeurs temporelles3 ». Or, face à certains textes littéraires, notamment des poèmes qui transcrivent un événement historique ou des textes événementiels qui résistent à la mise en récit, l’on s’aperçoit que le primat du narratif dans l’appréhension de l’événement ainsi que le distinguo entre poésie à valeur émotive et récit à valeur pratique sont des approches trop rigides, en quelque sorte.

5Le corpus de textes examinés ci-après permet de décloisonner la notion d’événement du strict champ narratif et, corollairement, de penser sur de nouvelles bases les catégories a prioridichotomiques de la poésie et du récit4. Au niveau thématique, les textes sélectionnés transcrivent des événements de type guerrier qui confrontent, plus dramatiquement encore, l’individu à la question du sens de ce qui lui arrive. Ces textes demandent ainsi à ce que l’on s’interroge sur les visées de l’écrivain, sur les effets sur le lecteur ainsi que sur les moyens utilisés pour parvenir à ces effets. C’est par ce type de questionnement, qui fait fi a priori du genre – poésie ou récit – afin de privilégier les buts et moyens, que l’événement échappe à une appréhension et une préconception purement narratives.

6Les visées et effets relèvent, nous semble-t-il, de deux grands types. D’une part, tenter d’expliquer ou de donner du sens à l’événement ; ce qui est la fonction de base du récit, selon Ricœur. D’autre part, saisir l’événement dans son advenue, capturer son caractère radicalement nouveau. Selon le philosophe Claude Romano, qui place l’événement au cœur de son herméneutique – qu’il qualifie d’ailleurs d’événementiale –, l’événement est « ce qui éclaire son propre contexte et ne reçoit nullement son sens de lui5 » et ce qui « reconfigure les possibles qui le précèdent et signifie, pour l’advenant [celui à qui l’événement arrive], l’avènement d’un nouveau monde6 ». L’événement est ainsi « instaurateur-de-monde7 ». L’approche proposée par Romano, aux antipodes de celle de Ricœur, ne vise plus à conférer du sens à ce qui arrive, mais à tenter de saisir, en quelque sorte, le non-sens, l’au-delà du sens, donc le ressenti ou l’émotion, qui accompagne l’advenue de l’événement. Étant donné ces deux visées de l’écriture de l’événement, expliquer ou transcrire l’émotion, la question qui se pose ensuite est celle de savoir quels sont les procédés linguistiques, stylistiques et textuels employés pour écrire l’événement avec telle ou telle visée8. En d’autres termes : comment l’écrivain s’empare-t-il du sens ou du ressenti de l’événement ? quelles techniques s’offrent-elles à lui pour transcrire le vécu événementiel ou pour tenter de l’expliquer ? La linguistique cognitiviste, notamment, nous aide à répondre à ces questions.

7Avant de le faire, remarquons brièvement qu’avancer que l’écriture de l’événement consiste soit en une tentative de type explicatif, soit en une entreprise de type émotif pourrait signifier que l’on tient pour évidente la dichotomie entre le sens et l’émotion. Or, si notre esprit a besoin de catégories pour comprendre la réalité qui l’entoure, celle-ci nous renvoie toujours à sa complexité et à la certitude que les catégories n’existent que pour être remises en question. Ainsi, dans la langue même, le sens n’est pas si loin des (cinq) sens, tout comme le sensé est proche du sensible. Dès lors, il faut comprendre que les deux objectifs d’écriture que sont l’explication ou la transcription de l’émotion ne sont aucunement ne s’excluent aucunement l’un l’autre : il faut imaginer une continuité, une gradation, entre ces deux pôles.

Variations narratives

8Dans la lignée de Ricœur, nous soutenons que si l’écrivain vise l’explication de l’événement, ou plus largement la signification qu’il peut revêtir – ce qui inclut la remise en question de la possibilité même de l’explication et du sens –, le récit et ses diverses modalités sont l’outil le plus adéquat. Du récit totalisant à la multiplicité des « petits récits9 », il existe une multiplicité de variations possibles du sens, dont on peut dire, en retour, qu’il est tributaire des expérimentations narratives. Afin d’illustrer ce point, nous convoquerons deux exemples d’écriture de la guerre, ceux de Claude Simon et de Jean Rouaud. Ce choix d’auteurs appartenant à deux générations successives a l’avantage de souligner l’évolution de l’écriture, de la modernité à la postmodernité – ce sur quoi nous reviendrons dans la seconde partie.

9L’Acacia de Claude Simon10 combine l’expérience de guerre de l’auteur et celle de son père. Le roman met à mal le récit et, en particulier, les notions aristotéliciennes de totalité, de complétude et de longueur appropriée. Cette mise à mal va de pair avec une organisation « poétique », soit paradigmatique, du roman. Concrètement, cela se manifeste, d’une part, par une structure en alternance, entre récits centrés sur Simon et sur le père (repérables par les titres sous forme de dates pivots, 1939 et 1914), et, d’autre part, par une organisation du récit basée sur la répétition et les analogies. Ces deux procédés visent en réalité à comparer et à contraster les deux expériences de guerre aux issues opposées – Simon y survit et le père en meurt – et dont la signification échappe au narrateur, l’auteur Simon.

10Dans Les Champs d’honneur11 de Jean Rouaud, par contre, le sens de l’événement est « récupéré ». Rouaud construit la mort de l’oncle Joseph au champ d’honneur en 1914 comme une énigme, avec une fin satisfaisante pour un public titillé par le suspens tout au long de la lecture. L’auteur propose ainsi un retour à un récit explicatif. Il ne s’agit pourtant pas d’un récit totalisant. En effet, le roman est truffé d’humour et d’ironie, comme si Rouaud se servait de ces moyens de mise à distance pour dire au lecteur : « Ceci est un récit, mon récit ; il pourrait être autre. » L’humour et l’ironie soulignent le caractère « fabriqué » du récit. Nous y reviendrons.

Émotions épisodiques

11Si l’objectif de l’écrivain consiste à appréhender l’événement par les émotions qu’il a suscitées, deux possibilités semblent alors s’offrir, la première étant de faire usage d’une description « épisodique12 », soit une description détaillée, comme celle que Simon pratique, et qui permet au lecteur d’accéder à des émotions elles aussi épisodiques, c’est-à-dire stockées dans la mémoire à court terme. Ce type de description permet de saisir le caractère sensoriel, émotionnel, de l’événement ; ce qui peut être partagé avec le lecteur grâce à sa capacité de mimétisme.

12Un exemple repris de Claude Simon de nouveau, mais du Jardin des plantes13 cette fois, permet de nous sensibiliser à ces descriptions et émotions épisodiques. On y voit en effet le narrateur-auteur renoncer à l’explication de l’événement pour privilégier son ressenti. Ce roman met en scène, à plusieurs reprises, un épisode précis de l’expérience de guerre de Simon, en l’occurrence le moment où il suit, à cheval, pendant cinq kilomètres, deux colonels, à cheval eux aussi, et où le narrateur-auteur finit par être la cible de tireurs allemands embusqués14. Aux dires du narrateur-auteur, ce moment est crucial puisque ce qu’il éprouve alors, soit « la certitude d’être tué dans la seconde qui allait suivre15 », deviendra pour lui « le seul véritable traumatisme qu’il est conscient d’avoir subi et à la suite duquel sans aucun doute son psychisme et son comportement général dans la vie se trouvèrent profondément modifiés16 », traumatisme qui a fini par « [s’]enkyst[er] en lui à la façon d’un corps étranger, installé pour toujours17 ». Les reprises ou répétitions de cet épisode produisent plusieurs effets. Elles sont, tout d’abord, le lieu privilégié où le narrateur tente de fournir des explications quant au comportement des deux colonels : « Naturellement, on peut se livrer à toutes sortes d’interprétations […], échafauder toutes sortes d’hypothèses, comme par exemple […] ; une autre explication18 ». Les explications fournies, tendant pourtant à une certaine exhaustivité, n’épuisent pas le sens donné à l’événement : elles sont frappées d’indécidabilité et d’incertitude. Les répétitions de l’épisode mettent à mal les tentatives d’explication de ce qui s’est passé.

13Les reprises visent ainsi un autre but : saisir l’émotion par la description. Si le pourquoi des choses semble s’évanouir de par la prolifération des interprétations possibles, il reste du moins les tentatives de dire le comment de l’événement. Il s’agit, pour le narrateur, au sein de son présent vivant et par une reprise descriptive, de restituer le vécu. Ceci s’avère possible en partie grâce à une espèce de maïeutique que met en œuvre le journaliste qui interviewe Simon, puisque ce qui l’intéresse, c’est de savoir « [c]omment [on fait] pour vivre avec la peur19 ? » Question qui rythme le dialogue : « [V]ous aviez peur non20 ? » ; « J’ai dit Où en étions-nous ? Il a dit Toujours la peur21. » À la recherche du terme idoine pour décrire le sentiment prédominant qui l’a habité, le narrateur élimine d’abord celui de « peur », insatisfaisant : « la peur finit par se détruire ou du moins se neutraliser par son excès même » (p. 291). Il évince également le terme de « fatigue », qui semblait pourtant mieux convenir : « [L]a peur est installée une fois pour toutes mais repoussée à l’arrière-plan par la fatigue […]22. » Les termes « peur » et « fatigue » ne sont plus adéquats pour mettre un nom sur cet « état semi-comateux ou semi-somnambulique23 » dans lequel le narrateur se trouvait alors. Il finit par « accoucher » du terme « mélancolie » pour décrire cet état dans lequel il s’est trouvé et où « [j]amais [il] n’avai[t] tant désiré vivre, jamais [il] n’avai[t] regardé avec autant d’avidité, d’émerveillement, le ciel, les nuages, les prés, les haies24 ». « [M]élancolie » est donc le mot qui désigne ce vouloir-vivre, presque de nature instinctive, qui surgit dans l’instant où la mort menace.

14Ces passages du roman relèvent d’une description circonstancielle et détaillée et offrent au lecteur la possibilité de saisir le ressenti de l’événement, particulier à un individu. Les valeurs « sensorielles », « pathiques25 », se rencontrent dans un texte qui n’est a priori pas un poème (et ce, même si l’on peut y trouver des traits poétiques). Ainsi, la séquence descriptive du roman véhicule des émotions, épisodiques, suggérant à quel point l’expérience de guerre pour Simon fut une expérience douloureuse, qui a remis en question le caractère « habitable26» du monde.

Émotions prototypiques

15Si l’écrivain vise à aborder l’événement par le biais de l’émotion, il peut encore avoir recours à une description dite prototypique, qui ne suscite pas d’émotions ponctuelles, mais réactiverait des dispositions émotionnelles déjà présentes dans la mémoire à long terme. Selon le linguiste cognitiviste Marc Dominicy27, ces dispositions émotionnelles sont favorisées par la mise en place, au sein d’un texte, de parallélismes, soit par des répétitions à divers niveaux du langage, qu’exhibent essentiellement les textes poétiques.

16Afin de cerner la différence de fonctionnement entre émotions épisodiques et émotions prototypiques, il est utile de recourir à un poème de Jean Follain semblant a priori transcrire – si l’on s’en remet au titre – une expérience de guerre :

La Guerre

1 Ces charnières dit l’homme

elles y sont dit l’autre

et les courroies aussi

alors on voit la tombe

5 et les peupliers gris.

Le mur tremble

et s’écroule

sur l’enfant endormi,

une chaumière isolée

10 qui n’est plus de ce temps

fume encore.

C’est la guerre aujourd’hui28.

17Dans ce poème, toute une série de procédés sont utilisés, qui empêchent une représentation spécifique de la guerre, pour privilégier, au contraire, une image prototypique. La lecture prototypique est générée par des facteurs divers. Tout d’abord, par les déterminants définis qui, nombreux dans le poème, ne se réfèrent vraisemblablement pas à une entité particulière mais à une catégorie. Ensuite, par le présent de l’indicatifutilisé ici dans le sens d’un présent « générique ». Enfin, par la mise en place de nombreux parallélismes de construction. Ainsi, le « dit l’homme » du premier vers répond au « dit l’autre » du suivant, dans une structure strictement parallèle tant au niveau syntaxique (inversion de l’ordre sujet-verbe) qu’au niveau métrique (structure 4/2 pour les deux premiers vers). Autre exemple de parallélisme : de part et d’autre de la conjonction « et » (vers 3, 5 et 7), qui fait office d’axe, l’on trouve des « charnières » (1) et des « courroies » (3), une « tombe » (4) et des « peupliers » (5), les verbes « tremble » (6) et « s’écroule » (7). Enfin, le « plus » du dixième vers fait écho au « encore » du suivant : la chaumière n’est plus (« de ce temps ») mais elle fume encore.

18La guerre n’est pas, dans ce poème, envisagée comme « événement historique » au sens d’absolument passé et tout à fait singulier, radicalement autre et constituant un « écart par rapport à tout modèle29 ». L’image de la guerre est une image atemporelle pouvant convenir à la description de n’importe quelle guerre spécifique qui a eu, a et aura lieu au cours de l’histoire. L’événement est tiré ici vers le prototype qui subsume la variété des situations sous une entité générale. La guerre n’est plus un événement spatio-temporellement circonscrit – même si elle peut l’avoir été – mais un événement éminemment répétable. Avec le poème, on passe de l’événement singulier à sa représentation à caractère générique, prototypique. Ce qui est encore plus évident si l’on se réfère, dans un second temps, au texte en prose qui décrit l’événement « à l’origine » du poème :

L’enfant de 1914 se souvient du fils de l’épicier de son village, celui qui faisait tant de parties de boules. [...] Et ce même enfant se rappelait son père le jour de son départ pour la guerre avec un contingent de réservistes.

La veille, il était revenu à la maison avec l’uniforme bleu et prêt pour le départ du lendemain. Il n’avait que quelques heures qu’il paraissait soucieux de vivre simplement.

La vieille marchande était passée poussant sa voiture grise. La mère s’occupait aux fourneaux, le père alors était descendu dans la rue et dans un soir empli de la même grâce que tous les jours, il avait marchandé quelques fruits. Il avait, durant le repas, parlé comme à l’habitude, souhaité le bonsoir à l’enfant qu’on avait envoyé dans sa chambre tôt et qui savait que ce soldat honnête devait partir aux lisières du petit matin.

L’enfant avait entendu le jardin s’endormir, les arbres frémir un peu, la maison se ramasser ; le lendemain, éveillé par l’attente et l’angoisse, il avait vu venir à lui son père maladroit dans ses courroies mal habituées. Un peu de café arrosé d’alcool perlait à sa moustache tombante, son cœur à nu saignait, il avait demandé à l’enfant le pardon d’injustes colères, tout un amour incroyable était apparu ; une heure plus tard un soleil d’hiver avait lui, mettant des clartés au plumage des oiseaux et aux baïonnettes des colonnes d’hommes : ils marchaient sur la route gelée30.

19Ce texte décrit un événement précis, inscrit dans l’espace et le temps. Cette inscription se manifeste par l’usage des temps passés ou des adverbes, notamment. Par rapport au poème, l’interprétation de ce texte en prose est plus circonscrite, mais aussi moins dramatique et ambiguë. Ainsi, « le mur tremble / et s’écroule / sur l’enfant endormi » (v. 6-8) semble être une récriture plus sombre de « [l]’enfant avait entendu le jardin s’endormir, les arbres frémir un peu, la maison se ramasser31 ». De même, les vers 9 à 11, « une chaumière isolée / qui n’est plus de ce temps / [et qui] fume encore », semblent faire allusion à la situation non dramatique de « la mère » qui « s’occup[e] aux fourneaux32 ».

20La comparaison entre la prose et le poème montre comment fonctionne l’émotion dans l’un et l’autre texte. La lecture du poème empêche toute représentation épisodique : la description est trop laconique pour que le lecteur puisse se représenter mentalement une situation particulière. Cependant, à partir de l’image prototypique qui se forme de la guerre, le lecteur peut rétablir sa propre lecture, à savoir celle qui consistera à retrouver, dans ses souvenirs, par exemple, des circonstances particulières où une sensation ou une atmosphère similaire aura été éprouvée. C’est cette résurrection singulière d’une sensation type, offerte dans le poème, qui produit l’émotion. C’est peut-être la raison pour laquelle le texte poétique, lorsqu’il touche le lecteur, le fait d’une façon plus intime : il réveillerait des émotions qui sommeillaient en lui, sous forme de dispositions émotionnelles.

21En distinguant, d’un côté, description épisodique et émotions relevant de la mémoire à court terme et, de l’autre, parallélismes mettant le lecteur en présence de dispositions émotionnelles stockées dans la mémoire à long terme, la linguistique cognitiviste permet de différencier, relativement à l’émotion, les effets produits par des poèmes ou des textes en prose. Quant à l’événement, son écriture ne se limite pas à la mise en récit, mais elle traverse bien les genres : de la narration explicative aux jeux narratifs démontant le sens, en passant par les descriptions, épisodique ou prototypique, de l’émotion. Reste à savoir ce que ces diverses possibilités d’écriture de l’événement entraînent comme enjeux éthiques. C’est à cette question qu’est dédiée la seconde partie.

Pour une « poéthique » : l’interprétation éthique de l’écriture de l’événement

22Le néologisme « poéthique » est un terme emprunté originellement à Michel Deguy33 par Jean-Claude Pinson, mais aussi par Steven Winspur34. Ce terme évoque la possibilité d’habiter le monde poétiquement, et réfère ainsi aux travaux de Ricœur, pour qui la production de textes narratifs est une manière d’habiter le monde et de se l’approprier. Selon Pinson, la « poéthique » se situe également dans la lignée, matérialiste, et pour ainsi dire, corporelle, de Martin Heidegger et d’Emil Staiger pour lesquels l’homme appartient « à la chair du monde35 », une expression que Pinson reprend cette fois de Merleau-Ponty36.

23Dans une perspective poststructuraliste, approcher « poéthiquement » des textes littéraires traitant de l’événement consiste à prendre en compte non seulement la façon dont celui-ci est écrit, mis en scène ou décrit dans le texte même, mais aussi les intentions de l’auteur, telles qu’elles se manifestent, sous forme de traces, dans le corps du texte, ainsi que l’effet produit par le texte sur son lecteur. Il s’agit ainsi de replacer le texte dans le mouvement du cercle « vertueux37 » de la « triple mimèsis38 » qui, en réinscrivant le texte dans son contexte historique de production et de réception, permet de compléter heureusement l’approche purement textuelle, qu’elle soit narratologique, stylistique ou linguistique.

24Cette démarche s’avère particulièrement éclairante lorsque l’on examine et compare les cas de Claude Simon et Jean Rouaud. Ainsi, s’il est vrai que la thématique abordée – le récit de guerre – ainsi que certains traits d’écriture – les descriptions, par exemple – invitent à la comparaison, L’Acaciaet Les Champs d’honneur fonctionnent de manière radicalement différente, relativement à la façon dont les événements y sont appréhendés.

25L’œuvre simonienne est marquée par la difficulté de recourir au récit, voire par la nécessité d’y renoncer. Car, si le récit implique l’existence d’un lien de causalité entre les événements, il implique également la possibilité de mettre un point final à l’histoire racontée. Et cette possibilité d’une fin est indissociable de la capacité à orienter le récit vers une finalité, vers un sens qui lui est propre. Or, Hannah Arendt montre, dans La Crise de la culture39, que ceux qui ont vécu le second conflit mondial (et y ont survécu) se sont trouvés dans l’impossibilité de clore l’événement et ainsi de le raconter. Car, à la difficulté d’établir de l’ordre, de trouver de la cohérence dans les événements que l’on a personnellement vécus, s’est ajoutée, pour les survivants, la spécificité de la teneur de ces événements. La Seconde Guerre mondiale et, avec elle, l’Holocauste et la bombe nucléaire ont contribué à ce que Jean-François Lyotard a appelé la « faillite des grands récits40 ». Pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, les récits d’émancipation de l’homme ont amené à sa destruction massive, voire à la possibilité de son extinction totale. Ainsi, le « récit d’émancipation spéculatif 41 », suivant lequel « tout ce qui est réel est rationnel, tout ce qui est rationnel est réel42 », échoue avec Auschwitz car « “Auschwitz” réfute la doctrine spéculative. Au moins ce crime, qui est réel, affirme Lyotard, n’est pas rationnel43 ».

26Les « métarécits » d’émancipation sont donc indissociables de l’idéologie qui les sous-tend. Pour Simon, qui a vécu dans sa chair la mort de l’idéologie, le recours au récit, précisément parce qu’il implique encore la soumission à une idéologie, devient désormais impossible. À l’impossible mise en intrigue des événements se substitue leur constitution en un réseau analogique qui va de pair avec l’émergence d’un sujet en quête d’identité. Ce sujet, qui se veut libéré de toute contrainte morale, soit de valeurs données par avance, n’en est pas moins un sujet éthique, dont l’action et les valeurs qui y sont associées sont toujours en cours d’élaboration.

27Une, voire deux, générations plus tard, la possibilité de revenir au récit et de raconter des histoires s’offre à nouveau, car il ne s’agit plus pour ces écrivains de parler de l’expérience de guerre comme d’une expérience vécue. Dans La Nature du totalitarisme44, Arendt avance que ceux qui n’ont pas vécu l’événement traumatisant de la guerre, mais qui ont recueilli les témoignages, se verront ouvrir la possibilité, assez paradoxale il est vrai, de se représenter l’horreur, par le biais d’une fiction, et de l’insérer dans un réseau explicatif. Ce que les survivants étaient incapables de faire. C’est ce dont témoigne Les Champs d’honneur, roman qui démontre la possibilité, soixante-quinze ans après la Grande Guerre, de revivre par l’imagination les douleurs qu’ont vécues les victimes de l’ypérite. L’entreprise de Rouaud consiste ainsi à transformer l’événement en fait, en l’inscrivant dans une intrigue qui lui confère du sens. Le roman roualdien manifeste une volonté de reconstruire. L’auteur lui-même déclare, du reste : « Maintenant la guerre est finie. Et, après les guerres, on reconstruit, mais autrement45. »

28Comme déjà dit, le retour au récit entrepris par Rouaud doit toutefois être contextualisé : il ne se fait pas sans un compte tenu des remises en question de la génération précédente46. Chez Rouaud, cela se marque au niveau énonciatif. L’usage de l’ironie, procédé déjà utilisé par Simon, est systématisé chez Rouaud, dans la mesure où non seulement cette ironie se retourne contre l’énonciateur même – spécificité de l’humour –, mais aussi contre son entreprise. Grâce à cette systématisation de l’ironie et malgré la thématique traitée, Les Champs d’honneur est un roman moins « sérieux » que L’Acacia. D’aucuns, tels Linda Hutcheon47 et Fredric Jameson48, détecteront dans ce trait une des caractéristiques de l’épistémologie postmoderne.

29Parce que soucieuse de relier le texte au monde qu’il projette, la littérature à son « dehors » – en amont (l’auteur) comme en aval (le lecteur) –, notre approche de l’écriture de l’événement embrasse les préoccupations éthiques de Ricœur. Les procédés d’écriture, considérés comme traces textuelles des intentions de l’auteur, produisent, sur le lecteur, des effets éthiques, à la fois cognitifs (visant l’intellect) et émotifs (visant les affects). Dans ce cadre interprétatif, la problématique que soulève la notion d’événement en littérature dépasse largement les limites de la narrativité et du caractère explicatif qui lui est associé. En explorant les procédés d’écriture poétiques de l’événement, tels que les parallélismes, nous espérons avoir mieux cerné le type d’émotions associé aux poèmes. Si un principe peut se dégager de notre investigation, c’est celui de la continuité et de la mixité, plutôt que de la dichotomie, entre poésie et récit, d’une part et d’autre part, entre émotion et explication.