Colloques en ligne

Jochen Mecke

Mimèsis et poièsis du temps : Paul Ricœur et la temporalité du roman (post-) moderne

1Les trois volumes de Temps et récit présentent une théorie herméneutique du temps extrêmement complexe, dans laquelle la configuration narrative occupe une place centrale1. C’est en effet à celle-ci que Paul Ricœur réserve le rôle de répliquer aux apories de l’expérience et des théories phénoménologiques du temps. Selon la thèse centrale du livre, c’est la narration qui transforme l’expérience du temps en temps humain2. Si cette approche est déjà prometteuse pour la littérature en général, elle devrait l’être encore davantage pour la littérature moderne, car la temporalité constitue l’une des préoccupations principales de la modernité littéraire, comme l’illustrent les exemples de Marcel Proust, Thomas Mann ou James Joyce, des auteurs que le critique littéraire Wyndham Lewis a regroupés naguère sous le label de « time-school of modern literature3 ».

2Étant donné l’importance qu’accorde Ricœur à la narration dans sa théorie, nous examinerons les liens entre le récit et la temporalité sous plusieurs angles : d’abord, nous tâcherons de montrer comment le récit arrive à résoudre les apories de l’expérience et de la phénoménologie du temps ; nous analyserons ensuite la façon dont la conception ricœurienne de la configuration narrative évite les paradoxes de la mimèsis classique ; puis, nous examinerons le fonctionnement de la théorie du temps narratif chez Ricœur à la lumière d’une théorie générale du temps ; nous mettrons enfin la théorie de Ricœur à l´épreuve de la configuration du temps dans quelques œuvres de la modernité littéraire.

La philosophie du temps de Paul Ricœur

3Dans le premier volume de Temps et récit, Paul Ricœur évoque des apories soulevées par la tentative de saint Augustin de fonder le temps sur une base purement psychologique et de créer, de cette manière, un pendant de la théorie physique du temps chez Aristote. Pour Augustin, le temps est constitué par la capacité de l’âme de se souvenir du passé (la retentio), de percevoir le présent (l’attentio) et d’attendre ou d’anticiper le futur (la protentio)0. Grâce à ces activités, l’âme est en mesure de rendre présents les moments absents du passé et du futur et de résoudre le problème du caractère éphémère et insaisissable du temps. Or, si le problème (de l’être) du temps est résolu de cette manière, il en naît en revanche un autre car, dans la mesure où l’esprit est affecté par le passé, le présent et le futur, il s’étend lui-même dans l’espace et devient le récepteur passif de l’étendue du temps :

Si donc l’on approche, comme je crois que l’on peut, la passivité de l’affectio de la distentio animi, il faut dire que ces trois visées temporelles se dissocient dans la mesure où l’activité intentionnelle a pour contrepartie la passivité engendrée par cette activité même et que, faute de mieux, on désigne comme image-empreinte ou image-signe. Ce ne sont pas seulement trois actes qui ne se recouvrent pas, mais c’est l’activité et la passivité qui se contrarient, pour ne rien dire de la discordance entre les deux passivités, attachées l’une à l’attente, l’autre à la mémoire. Plus donc l’esprit se fait intentio, plus il souffre distentio0.

4Au centre de l’expérience du temps, nous trouvons donc un paradoxe selon lequel ce qui était censé produire l’harmonie des différents moments vécus comme disparates et hétérogènes produit en réalité leur dissolution et leur décomposition0. C’est à ce moment décisif qu’intervient le récit. Car lui seul est capable de créer une concordance entre les différents moments discordants de l’expérience vécue et de constituer le temps humain0 :

[L]e temps devient temps humain dans la mesure où il est articulé sur un mode narratif, et [...] le récit atteint sa signification plénière quand il devient une condition de l’existence temporelle0.

La conception d’une mimèsis productricedu temps

5Nous voyons clairement que la constitution narrative du temps humain prend une forme circulaire. Mais Paul Ricœur arrive à éviter les écueils du cercle vicieux, car la formation du temps connaît une évolution qui mène d’un « temps préfiguré à un temps refiguré par la médiation d’un temps configuré0 ». Concrètement, la création du temps humain est divisée en trois phases : le temps humain passe ainsi de la préfiguration ou mimèsis I à la conception quotidienne du temps, puis à la configuration littéraire du temps ou mimèsis II, pour arriver enfin à la refiguration de celui-ci par la mimèsis III, c’est-à-dire par l’expérience temporelle concrète du lecteur. En réalité, ces trois mimèses, quoique différentes les unes des autres, partagent des présupposés fondamentaux, ce qui permet à chacune de se baser sur les acquis de la phase mimétique précédente : « Ce qui est resignifié par le récit est déjà présignifié au niveau de l’agir humain0. »

6Grâce à cette construction ingénieuse, Paul Ricœur arrive à éviter le dilemme de toute théorie de la mimèsis, dilemme que Jacques Derrida, par exemple, a décrit dans « La double séance0 ». Si l’imitation est réussie, si elle rend une copie parfaite, elle est superflue, tandis que si elle confère un ordre à une expérience qui en manque, elle est considérée comme une falsification0. L’existentialisme, en mettant l’accent sur le caractère purement contingent du temps vécu, est le principal agent de cette critique du temps narratif traditionnel. Il découle de celle-ci toute une poétique existentialiste du roman qui oppose diamétralement l’une à l’autre l’expérience vécue du temps et sa reconfiguration narrative sous forme de récit, comme le montre l’extrait suivant, tiré de La Nausée de Jean-Paul  Sartre :

Mais quand on raconte la vie, tout change ; […] les événements se produisent dans un sens et nous les racontons en sens inverse. On a l’air de débuter par le commencement : […] Et en réalité‚ c’est par la fin qu’on a commencé. Elle est là, invisible et présente, c’est elle qui donne […] à ces quelques mots la pompe et la valeur d’un commencement. [...] Mais la fin est là qui transforme tout. […] Mais il faut choisir : vivre ou raconter. [...] Quand on vit, il n’arrive rien. [...] Il n’y a jamais de commencements. Les jours s’ajoutent aux jours sans rime ni raison, c’est une addition interminable et monotone. [...] Il n’y a pas de fin non plus : on ne quitte jamais une femme, un ami, une fille en une fois. Et puis tout se ressemble [...]0.

7C’est à partir de cette critique que le roman existentialiste crée une nouvelle forme narrative, laquelle refuse toute présomption d’ordre archéologique concernant le début, ainsi que toute téléologie du récit et de la continuité narrative traditionnelles ; somme toute, une poétique narrative dont l’application se trouve à la fois dans La Nausée et dans un roman comme L’Étranger d’Albert Camus0.

8Si, déjà pour les années 1930 et 1940, il apparaît clairement que la conception ricœurienne du temps ricœurien dévie considérablement de la voie employée par le roman moderne, cela est dû au fait que Paul Ricœur refuse de choisir entre la Scylla d’une imitation superflue du temps quotidien et la Charybde d’une structuration artificielle, voire falsificatrice. Tandis que le roman moderne penche plutôt du côté de la contingence, du refus de la structure archéologique et téléologique du roman conventionnel, Paul Ricœur, quant à lui, s’attaque à l’opposition diamétrale entre temps et narration, opposition fondatrice du discours moderne sur le temps narratif. Dans cet objectif, Ricœur déconstruit l’opposition radicale entre l’expérience vécue du temps et sa configuration narrative. En fait, dans la perspective d’une philosophie herméneutique du temps, déjà, l’expérience vécue du temps apparemment simple est dotée d’un certain ordre protonarratif : elle n’est pas tout à fait chaotique, mais plutôt agencée selon un certain ordre0. Par ailleurs, le temps narratif n’est pas envisagé comme la construction élémentaire d’une cohérence, mais comme une concordance qui contient déjà en elle la discordance et l’hétérogénéité du temps vécu. Pour concevoir et exposer cette théorie, Ricœur s’inspire de la conception aristotélicienne du muthos, qui présente l’avantage de comprendre des péripéties et des épisodes qui ne sauraient être intégrés à l’action principale0. Cette approche est intégrée à une conception générale de la mimèsis littéraire, qui n’est ni reproduction simple (et de ce fait superflue), ni une construction homogène en soi qui serait détachée de toute réalité. Comme tout langage, elle a besoin de son Autre :

Cette présupposition [c’est-à-dire celle de la référence] implique que le langage ne constitue pas un monde pour lui-même. Il n’est même pas du tout un monde […]. Le langage est pour lui-même de l’ordre du même. Le monde est son Autre0.

9Grâce à cet échafaudage théorique, toutes les objectivations du temps sont ancrées dans l’expérience vécue, où elles se calquent sur la conception de l’agir humain. C’est un trait typique de l’approche totalisante de Ricœur que cette tentative de considérer tous les aspects du temps littéraire, y compris l’expérience temporelle du lecteur. Dans cette perspective, la configuration littéraire du récit de la mimèsis II débouche sur la mimèsis III, qui inscrit l’expérience concrète du lecteur dans les trois niveaux du temps décrits par Heidegger, à savoir celui de l’intra-temporalité (In-der-Zeit-Sein, Innerzeitigkeit) comme l’être-dans-le-temps, celui de l’historialité (Geschichtlichkeit) et celui de la temporalité (Zeitlichkeit) comme l’être-vers-la-mort (Sein-zum-Tode). Déjà le premier niveau de l’expérience – l’être-dans-le-temps (In-der-Zeit-Sein, Innerzeitigkeit) selon Heidegger – dévie considérablement du temps linéaire en ce qu’il est déduit de l’attitude existentielle du souci du temps0. Mais l’expérience temporelle refigurée par le récit littéraire ne s’arrête pas à ce niveau : elle se trouve approfondie ou bien relevée au niveau de l’historicité, plus précisément de la répétition et de la récupération du passé (Geschichtlichkeit, Wiederholen). À ce niveau, les événements se trouvent agencés à partir de la fin, qui leur sert de critère de sélection et aussi de dénominateur commun0. Mais le récit permet également de faire l’expérience de la temporalité fondamentale même. Cependant, à la différence de Heidegger, pour qui cette expérience de la finitude de l’être-pour-la-mort (Sein zum Tode) est strictement réservée à l’individu, chez Ricœur, cette expérience s’inscrit au niveau de l’être-avec-les-autres (Mit-den-Anderen-Sein). Ainsi, grâce au récit, la temporalité même, entendue comme le degré le plus élevé de l’authenticité, ne découle pas de l’expérience individuelle, mais de la traditionnalité de la conscience collective et de la connaissance de la mort qui lui est propre0. Alors que, chez Heidegger, l’expérience du temps au niveau de l’être-pour-la-mort est strictement individuelle, chez Ricœur, la collectivité peut faire l’expérience de la temporalité (Zeitlichkeit) grâce au récit.

10Nous avons pu constater que la théorie herméneutique du temps humain attribue un rôle capital au récit, dans la mesure où celui-ci devient la conditio sine qua non de toute construction du temps humain. La force de l’approche de Ricœur réside en ceci qu’elle permet de développer la configuration du temps littéraire à partir de l’expérience vécue du temps et de tenir compte de la refiguration du temps par la lecture. Cependant, ce double ancrage du temps littéraire dans l’expérience vécue présente également des inconvénients. Ceci est particulièrement le cas quand Ricœur, dans le deuxième volume de Temps et récit, évoque des configurations du temps qui rompent avec les présupposés de la mimèsis I. Comme la configuration littéraire du temps est basée sur les formes et catégories de l’agir humain et que celui-ci présuppose une fin, tout récit qui refuse la clôture de l’histoire entre nécessairement en conflit avec les fondements mêmes du temps humain. Paul Ricœur ne saurait être plus clair quand il discute cette éventualité :

Mais je suis d’accord avec Barbara Herstein-Smith, lorsqu’elle affirme que l’anti-clôture rencontre un seuil au-delà duquel nous sommes mis dans l’alternative ou bien d’exclure l’œuvre du domaine de l’art, ou de renoncer à la présupposition la plus fondamentale de la poésie, à savoir qu’elle est une imitation des usages non littéraires du langage, parmi lesquelles l’usage ordinaire du récit comme arrangement systématique des incidents de la vie. À mon avis il faut choisir la première option0.

11Mais avant de pouvoir discuter pour savoir si ce parti pris est bien fondé, il faut éclaircir une question apparemment banale, à savoir : quelle est la raison pour laquelle le temps, dans la phase de la préfiguration par la mimèsis I, peut adopter la forme de l’agir humain, à la différence par exemple, de l’espace ? Une autre question s’y ajoute : si le temps peut être formé par la structure de l’agir humain, est-ce qu’il peut également adopter d’autres formes qui ne seraient pas moins humaines que le temps de l’action ? Pour pouvoir répondre à ces questions, il est nécessaire de rappeler le statut ontologique du temps.

Une théorie relationnelle et sémiotique du temps

12Le dénominateur commun de toutes les théories du temps consiste dans ce que l’on pourrait nommer son anomalie ontologique. En tant que devenir permanent, la temporalité contredit – selon l’analyse de l’ontologie existentielle de Heidegger – les présupposés fondamentaux d’une ontologie substantielle qui réduit l’être à l’étant-présent0. Et comme une présence simultanée de deux moments successifs est inconcevable, il est impossible de penser le temps comme présence à soi. Le temps devient et passe, mais il n’est pas. De cette différence ontologique du temps, de sa non-présence résulte la nécessité de sa représentation sémiotique.

13En fait, les formes de la temporalité sont le résultat d’une synthèse complexe, qui met en relation plusieurs continuums. Déjà, le simple constat d’une succession de deux événements présuppose l’existence d’un continuum de référence qui nous permet de constater que l’événement B suit l’événement A. La même chose est valable pour la perception de la durée ou de la fréquence. Dans son livre Du temps, Norbert Elias a tiré la conséquence de cette constitution particulière du temps, car il le définit comme le symbole complexe d’une relation entre deux ou plusieurs continuums de changements dont l’un sert de référence à l’autre0. Comme les deux continuums sont éphémères, l’on ne peut les mettre directement en relation ; pour établir un rapport entre eux, il faut opérer une synthèse sémiotique. Cette synthèse ou configuration peut se stabiliser pour devenir une forme du temps, qui structure une temporalité insaisissable en elle-même0.

14Au cours de ce processus, la forme du continuum de référence se transmet au continuum de changement. Le temps physique naît ainsi de la transposition du mouvement continu dans un espace divisible sur le processus de changement. Il en résulte un temps que la Métaphysique d’Aristote décrit dans les termes suivants : « [C]'est parce que cet espace est une quantité que le mouvement en est une ; et le temps est une quantité, parce que le mouvement en est une aussi0. » On peut donc considérer les différentes formes du temps comme résultat d’un processus métaphorique pendant lequel les traits caractéristiques d’un continuum standard sont transférés à un continuum de changement. Le résultat d’une telle métaphore temporelle peut à son tour servir de continuum standard pour un autre continuum de changement, comme le montre par exemple le cas du temps linéaire. Cette théorie nous permettrait de comprendre la configuration du temps historique dans la mimèsis I. En fait, le temps narratif est le résultat d’une métaphore du temps, qui transpose les traits caractéristiques du continuum de l’agir humain, avec ses catégories ou phases – comme l’intention, l’objectif, le motif, l’obstacle et la fin – sur un continuum linéaire. Le temps qui résulte de ce processus est le temps téléologique de l’histoire, qui figure comme temps diégétique dans le cadre de la théorie de la narration. Cependant, le temps diégétique, qui, chez Paul Ricœur, est l’unique temps humain, constitue seulement une forme de temps parmi d’autres. Au sein du système narratif du roman, par exemple, le temps de l’histoire se trouve dans une tension productrice avec une autre forme du temps, le temps discursif, qui naît grâce à la transposition du discours narratif, tel qu’il est lui-même déterminé par la suite linéaire des phrases, sur une temporalité pure0. À la différence du temps diégétique, ce temps-là n’a ni début ni fin, il n’est ni archéologique ni téléologique. Et c’est justement grâce à cette différence entre deux formes du temps, dont la première est déterminée par l’agir humain et la deuxième par la linéarité du discours narratif, que le roman est capable de se détacher du temps de l’histoire et de créer de nouvelles formes de temps.

La conception de Ricœur et les formes modernes du temps

15Certes, la tradition littéraire s’est longtemps contentée de reconfigurer le temps de l’histoire, tout en respectant la dominance d’un modèle du temps modelé sur les formes de l’agir humain. Dans cette période de l’histoire littéraire, le temps historique domine, avec sa structure archéologique commençant par un début, au sens aristotélicien du terme, et s’achevant par une fin par rapport à laquelle tous les événements prennent un sens comme stade intermédiaire, étape ou bien obstacle. Mais vers le milieu du xixe siècle, avec l’avènement de la modernité littéraire, le roman commence à subvertir les prémisses du temps historique. Dans les descriptions d’un Stendhal, d’un Balzac ou d’un Flaubert, le temps commence – un peu à la manière d’un film plastique transparent – à se détacher des formes de l’action humaine. Ainsi, dans Madame Bovary, le temps abstrait et discursif, où rien n’arrive, rien ne se passe et qui ne semble pas s’écouler, est promu au premier plan de la narration. Le roman configure un temps dénué d’action et dont Emma ressent douloureusement la lenteur, parce qu’il contraste avec le temps rempli et dense des romans d’amour qu’elle a dévorés dans sa jeunesse. Au niveau temporel, ce combat entre temps romantique et temps réaliste apparaît comme lutte entre le singulatif et l’itératif, entre temps diégétique et temps discursif, temps rempli et temps vide. Qui plus est, le temps lui-même devient l’actant principal du roman, car on peut considérer les aventures d’Emma comme une tentative de remplir et vaincre le temps insignifiant de la province. Madame Bovary montre donc que le temps structuré par l’agir humain ne peut prétendre à une validité universelle, mais qu’il est, au contraire, une forme bien spécifique d’une certaine époque de l’histoire littéraire, dont Flaubert a formulé une critique acerbe. Ce temps-là ne constitue plus un a posteriori de l’action humaine, mais un a priori de sa perception et, plus tard, avec la naissance des machines, des chaînes de production et de la détermination du travail par le temps des horloges de l’action humaine même. Avec l’institution de ce temps linéaire et vide de sens, la modernité littéraire rompt avec la configuration traditionnelle du temps par l’agir humain, élevé par Paul Ricœur au statut de conditio sine qua non de tout temps humain. Cette rupture, qui va de pair avec la naissance d’un champ littéraire relativement autonome, constitue également un moment de sécession par rapport à l’histoire culturelle0. Car la détermination du temps du récit traditionnel par les formes de l’agir humain reflète de quelque manière l’histoire culturelle du temps, à tel point que les actions humaines servaient même de mesure du temps. Le temps ne constituait point un a priori de la perception ou de l’action humaine, mais son véritable a posteriori. Le temps était essentiellement configuré par l’action des êtres humains. Dans l’Antiquité, des indications comme ante meridiem ou post meridiem étaient largement suffisantes pour convenir d’un rendez-vous ; au Moyen Âge, on faisait cuire des œufs au rythme des Ave Maria, tandis que la fonction du temps linéaire, marqué par les cloches des églises, se limitait à alerter la population quand il y avait des dangers, à leur rappeler la messe ou bien des échéances comme le paiement des dettes0. Ce n’est qu’au cours d’une longue histoire que le temps se transforme en un a priori – non seulement de la perception, mais aussi de l’action humaine –, tout en déterminant les échéances, les formes et les objectifs de l’action humaine. C’est également au cours de cette histoire du temps que le temps linéaire finit par influencer de plus en plus le temps humain.

16La modernité littéraire, quant à elle, tient compte de cette évolution et développe des modèles et des formes du temps bien différents du temps linéaire et du temps de l’histoire. En fait, la plupart des œuvres modernes ont en commun la négation du temps rempli de l’histoire. Déjà, la littérature espagnole de 1900 rompt clairement avec le cercle de la préfiguration, configuration et refiguration du temps humain. Les romans de la génération de 1898, comme par exemple La voluntad de Azorín, Sonata de Otoño de Ramón del Valle-Inclán ou bien Niebla de Miguel de Unamuno, dévient considérablement du modèle classique du temps diégétique, configuré selon le modèle de l’histoire, pour le remplacer par des configurations esthétiques différentes – comme par exemple la contingence dans le cas de Unamuno ou bien un temps qui n’est plus celui de l’action humaine, mais celui de la représentation simultanée, chez Azorín. Quelques années plus tard, les auteurs de la « time-school of modern literature » développent une poièsis du temps très différente du temps diégétique ou mimèsis I et permettent des expériences esthétiques du temps qui sortent de la mimèsis III, comme par exemple le nunc stans de Thomas Mann (Der Zauberberg, La Montagne magique), l’« epiphany » de James Joyce (A Portrait of the Artist as a Young Man, Ulysses), le « moment of vision » cher à Virginia Woolf (To the Lighthouse) ou bien les « moments de temps pur » de Marcel Proust

17Cette modélisation d’un temps esthétique ouvre une nouvelle voie pour le roman, lui permettant de se libérer de certaines limitations du temps de l’histoire. Et ces nouvelles configurations du temps moderne seraient évidemment exclues du domaine de l’art si l’on appliquait strictement le critère de la clôture temporelle : L’Emploi du temps, de Michel Butor, se termine sur une interruption du temps linéaire dans celui de l’histoire, car le héros du roman – et ceci demeure une déviation plutôt légère du système narratif traditionnel – n’est pas en mesure de terminer le récit de son année dans la ville de Bleston, ce qui l’empêche de raconter ce qui est arrivé le 29 février, journée importante pour lui0. La Jalousie d’Alain Robbe-Grillet recourt à une narration simultanée et à une focalisation externe, qui empêchent le narrateur de conférer un sens aux événements qu’il observe, car il n’en connaît ni la fin, ni le but, ni les motivations : il ne perçoit les événements et les actions que de l’extérieur, à la manière d’une caméra. Cette technique « cinématographique » est particulièrement sensible dans la scène suivante, qui relate comment un boy sert une bouteille à la femme de celui qui, dans un roman conventionnel, serait le narrateur :

C’est à une distance de moins d’un mètre seulement qu’apparaissent dans les intervalles successifs, en bandes parallèles que séparent les bandes plus larges de bois gris, les éléments d’un paysage discontinu : les balustres en bois tourné, le fauteuil vide, la table basse où un verre plein repose à côté du plateau portant les deux bouteilles, enfin le haut de la chevelure noire, qui pivote à cet instant vers la droite, où entre en scène au-dessus de la table un avant-bras nu, de couleur brun foncé, terminé par une main plus pâle tenant le seau à glace. La voix de A... remercie le boy. La main brune disparaît. Le seau de métal étincelant, qui se couvre bientôt de buée, reste posé sur le plateau à côté des deux bouteilles0.

18Les romans de Nathalie Sarraute, par exemple Le Planétarium, ne connaissent pas de fin non plus, du moins pas une fin au sens ricœurien du terme, car ce n’est point l’action humaine qui détermine le temps, mais les tropismes infrapsychiques. Dans La Route des Flandres, Claude Simon sort le narrateur classique de sa position transcendante et transcendantale pour subvertir les fondements de toute téléologie. Dans ce roman, les instances narratives sont enchevêtrées les unes dans les autres d’une manière paradoxale, de manière que le lecteur n’est plus en mesure de déterminer l’instance qui serait porteuse du récit entier0.

19Les auteurs peuvent mener à bien une telle « critique de la raison narrative » car ils s’appuient sur une autre manière de construire une concordance de différents moments. Ils peuvent en effet renoncer au fameux « sense of an ending0 » et se passer d’une configuration basée sur le temps diégétique de l’histoire, car ils confèrent à d’autres éléments du texte la tâche de construire une concordance des différents moments. Ainsi c’est la concordance des éléments du texte elle-même qui crée une autre forme de temps que celle qui relève de l’histoire. Se créent alors des formes temporelles du souvenir, de la guerre ou bien d’un temps cyclique. Mais en dernier lieu, la construction d’une cohésion est confiée à l’expérience esthétique de la lecture. C’est elle qui est également capable de former une synthèse des différents moments hétérogènes de la lecture et de les concevoir comme faisant partie d’une unité supérieure.

20Mais si les configurations modernes du temps ne se conforment plus à la configuration diégétique préconisée par Ricœur et si elles ne respectent pas non plus l’interdiction de la non-clôture, sa philosophie du temps n’est pourtant pas devenue obsolète. Certes, les exemples cités montrent quelques limitations de la théorie ricœurienne, s’il s’agit de l’appliquer à certains courants de la littérature moderne, mais elle se révèle particulièrement fructueuse pour une compréhension plus vaste de la dimension diégétique du récit littéraire. Car le cercle herméneutique de la configuration narrative du temps est tout à fait pertinent dans le domaine de la macrostructure. Cependant, l’approche de Ricœur ne déploie toute sa fertilité que quand nous tenons compte de sa relation avec le temps du discours narratif, une relation qui permet à la littérature de créer de nouvelles configurations du temps, voire des configurations qui sortent du cercle herméneutique du temps humain. Sa théorie de l’expérience temporelle du lecteur constitue également un atout de son approche, surtout si l’on élargit son champ d’application à d’autres formes esthétiques du temps, comme par exemple celles de la modernité littéraire.