Colloques en ligne

Bastien Engelbach (Université Paris-Est)

Du modèle du récit à l’énonciation de soi

1La notion d’identité narrative fait son apparition à la conclusion de Temps et récit. Elle est ensuite reprise et amplifiée dans Soi-même comme un autre, ouvrage dont elle est un élément central. Si la différence des contextes d’apparition fait qu’elle ne répond pas aux mêmes enjeux dans l’un et l’autre ouvrage, il y a cependant une constance dans la manière dont elle est comprise. Au demeurant, le jeu d’écho entre Temps et récitet Soi-même comme un autreest important, indiquant un lien entre les problématiques du temps et de l’identité, où le récit, dans sa dimension éthique, joue un rôle clef.

2Dans la partie conclusive de Temps et récit, l’identité narrative est présentée comme le « rejeton » du temps raconté. L’hypothèse que défend Temps et récitest qu’il n’y a de temps humain que par le récit, qui donne forme à l’expérience du temps et répond ainsi à la première aporie de la temporalité, celle issue de l’impossible unification entre les deux perspectives, phénoménologique d’une part, cosmologique de l’autre, dans la spéculation sur le temps. À l’entrecroisement du récit de fiction et du récit historique, constitutif du temps humain comme temps raconté, Ricœur fait naître « l’assignationà un individu ou à une communauté d’une identité spécifique qu’on peut appeler leur identité narrative1 ». Le temps raconté trouve, par la vertu du récit, une cohérence et un sens, une unité qui le rend compréhensible et, par là, permet aux individus aussi bien qu’aux communautés de se situer dans le monde, c’est-à-dire d’organiser leur expérience et d’ordonner la suite de leurs actions en lui donnant un sens. C’est par ce travail de cohésion que la problématique de la constitution d’un temps humain finit par rejoindre la problématique de l’identité.

3Soi-même comme un autrecherche à répondre à la problématique de l’identité en se situant à mi-distance entre l’exaltation du sujet et sa destitution, par une herméneutique du soi, où celui-ci se construit et s’énonce au travers de multiples médiations, et qui oblige par conséquent à prendre en compte la dimension temporelle. L’identité est ainsi saisie au travers d’une série de questions : qui parle ? qui agit ? qui se raconte ? qui est le sujet moral d’imputation ? Le passage concernant l’identité narrative se situe à un tournant important dans la structure de Soi-même comme un autre, qui permet de passer de la simple description à l’imputation morale, par laquelle le sujet devient comptable et responsable de ses actions. Si la première série de médiations évoquées par l’ouvrage, sur un versant descriptif, place le sujet dans un réseau d’actions, elle ne lui accorde pas encore sa pleine portée et ne permet pas encore de le saisir dans sa cohérence ni même ne suffit à attester du lien entre tel individu et telle action. La simple description présente des « actions sans agent2 », sans pour autant permettre l’ascription de l’action à son agent.

4L’identité narrative intervient donc à ce niveau. Elle permet de saisir le sujet en tenant compte de son pouvoir d’initiative et du fait que ses actions ne peuvent pas être prises isolément les unes des autres, mais qu’elles doivent être liées entre elles, pour désigner quelqu’un qui en est le porteur, et qui manifeste par là une forme de constance. La problématique de l’identité rejoint ici la problématique du temps et se trouve résolue de la même manière : par un récit qui unifie le divers, en lui imprimant une cohérence, en lui donnant un sens, sans pour autant le replier sur une clôture définitive. En d’autres termes, le récit permet de penser le devenir, en lui imprimant la force d’un destin, sans pour autant le fermer à la nouveauté.

5Quelles sont alors les constantes que l’on peut identifier entre ces deux occurrences de l’identité narrative et comment conviendrait-il de la définir ? Ainsi que nous l’avions déjà relevé, le contexte d’apparition de l’identité narrative n’est pas le même dans Temps et récitet dans Soi-même comme un autre. Elle est tantôt l’aboutissement d’une réflexion sur le temps, tantôt le point nodal d’une réflexion sur l’identité. Dans Temps et récit, l’identité narrative est fille du récit, tandis que dans Soi-même comme un autre elle est l’application du modèle du récit pour permettre la compréhension de soi. Il ne s’agit cependant pas là d’une différence fondamentale, mais plutôt d’un positionnement différent par rapport à une même problématique d’ensemble, centrale dans toute l’œuvre de Ricœur : la problématique de la compréhension et de l’interprétation de l’agir humain. Le récit permet à Ricœur de conférer à la praxis, individuelle ou collective, une intelligibilité, qu’on tienne compte de son inscription dans le temps et dans l’histoire humaine, ou de sa prise en charge par un individu.

6Ricœur s’exprime ainsi en ces termes dans la conclusion de Temps et récit, indiquant d’emblée qu’il considère l’identité comme une « catégorie de la pratique » : « Dire l’identité d’un individu ou d’une communauté, c’est répondre à la question quia fait telle action ? quien est l’agent, l’auteur3 ? » L’identité n’est pas le nom propre ou la substance par quoi se distingue et se spécifie un individu dans son unicité. Elle renvoie à l’agent d’une action, qui doit pouvoir être identifiable, non comme substance ou comme être séparé, mais comme être pris dans le jeu du monde, agissant en celui-ci et au milieu d’autres hommes. Elle renvoie par conséquent à un individu responsable, c’est-à-dire distinguable par l’ensemble de ses actions, ensemble constitutif de son histoire, dont il est le porteur :

Qu’est-ce qui justifie qu’on tienne le sujet de l’action, ainsi désigné par son nom, pour le même tout au long d’une vie qui s’étire de la naissance à la mort ? La réponse ne peut être que narrative. Répondre à la question « qui ? », comme l’avait fortement dit Hannah Arendt, c’est raconter l’histoire d’une vie. L’histoire racontée dit le qui de l’action4.

7Dans Soi-même comme un autre, l’identité narrative se situe au cœur de la dialectique entre idem et ipse. Autrement dit, elle permet de penser le sujet non pas comme étant toujours le même, mais comme inscrit dans un devenir temporel, agent d’une multiplicité d’actes, sans s’y dissoudre pour autant. L’identité narrative conduit ainsi de la mêmeté vers l’ipséité, et permet donc de déployer le tissu de la vie, d’expliquer la constitution d’un caractère ; bref, de comprendre comment un individu se constitue dans le cours de son histoire, et comment il s’identifie à l’histoire de son existence. Elle permet de penser une constance de soi ouverte au devenir. À la précédente citation de Temps et récit fait ainsi écho celle-ci : « Le récit construit l’identité du personnage, qu’on peut appeler son identité narrative, en construisant celle de l’histoire racontée. C’est l’identité de l’histoire qui fait l’identité du personnage5. » L’identité narrative peut donc se laisser définir comme un modèle de compréhension réflexif du soi où celui-ci se laisse interpréter et comprendre dans son devenir selon son histoire, c’est-à-dire selon la manière dont ses actions s’agencent entre elles, dans un modèle intelligible et cependant toujours ouvert.

8Si, donc, le récit fournit un modèle à l’énonciation de soi, il nous faut alors examiner de plus près la dynamique de composition du récit selon Ricœur, pour en déceler la portée éthique.

9Il existe selon Ricœur une véritable dynamique du récit, que révèlent le principe de « mise en intrigue » et une définition originale de l’activité mimétique qui, à l’encontre de la définition platonicienne, fait de celle-ci une activité, non de reproduction, mais de recomposition. Une philosophie de la narrativité se doit selon Ricœur de « reconstruire l’ensemble des opérations par lesquelles une œuvre s’enlève sur le fond opaque du vivre, de l’agir et du souffrir, pour être donnée par un auteur à un lecteur qui la reçoit et ainsi change son agir6 ». L’activité mimétique, reposant sur un processus de mise en intrigue, se situe ainsi à trois niveaux : le processus de composition du texte à proprement parler se doit de tenir compte des structures de pré-compréhension narrative et d’organisation temporelle le précédant, que celles-ci soient issues d’autres récits ou de formes inchoatives de narration situées à même le quotidien ; il n’est également compréhensible qu’eu égard au fait qu’il s’adresse à un lecteur qui s’en saisit pour l’appliquer à sa vie. Le monde du texte s’adresse à un lecteur capable de le comprendre, de l’interpréter et donc de modifier, ou du moins d’examiner, son agir en fonction de ce qu’il lui a révélé.

10La portée éthique d’une telle opération est présente à tous les niveaux. Dans le travail de préfiguration, le récit est rendu possible par le fait que lui préexistent d’autres récits, eux-mêmes porteurs d’un certain nombre de jugements, dont il a une pré-compréhension et qu’il va figurer et agencer autrement. À l’autre bout de la chaîne, au moment de la refiguration, la dimension éthique du récit réside dans le fait qu’il révèle et interroge notre pratique quotidienne, nous faisant ainsi nous confronter à nos propres interprétations.

11Cependant, l’application du modèle du récit à l’énonciation de soi ne va pas sans difficulté et, ainsi que l’annonce Ricœur, l’identité narrative « devient le titre d’un problème, au moins autant que celui d’une solution7 ». Pour quelles raisons le récit ne pourrait-il pas suffire à l’attestation éthique du sujet agissant ? Il y a tout d’abord une infinité de la variation imaginative, de sorte qu’« il est toujours possible de tramer sur sa propre vie des intrigues différentes, voire opposées8 ». Le récit, parce qu’il continue de se situer du côté de l’imagination et non de la volonté, ne peut pas suffire à donner une forme définitive, fiable, au soi. Celui-ci peut toujours s’y soumettre à variations, au risque tant d’une imprévisibilité que d’une mise à nu de son identité, qui ne trouverait alors à s’accomplir d’aucune façon. Ainsi que l’indique Ricœur en conclusion à Temps et récit, « l’identité narrative n’épuise pas la question de l’ipséité du sujet9 ». Autrement dit, l’identité narrative ne suffit pas à penser un maintien de soi dans le temps, par lequel le sujet, tout en évoluant, est identifiable. Dans Soi-même comme un autre, l’ipséité trouve à se définir sous la forme de la promesse, qui vient opposer à la nudité de la question « Qui suis-je ? » et au « Je peux tout essayer » qui lui est corollaire, la constance d’un maintien de soi sous des formules telles que « Ici je me tiens ! », « Me voici ! » :

Comment, dès lors, maintenir au plan éthique un soi qui, au plan narratif, paraît s’effacer ? Comment dire à la fois : « Qui suis-je ? » et : « Me voici ! » ? […] Entre l’imagination qui dit : « Je peux tout essayer », et la voix qui dit : « Tout est possible, mais tout n’est pas bénéfique [entendons : à autrui et à toi-même] », une sourde discorde s’installe. C’est cette discorde que l’acte de la promesse transforme en concorde fragile : « Je peux tout essayer », certes, mais : « Ici je me tiens10 ! »

12L’identité narrative ne suffit donc pas au maintien de soi, c’est-à-dire à « la manière telle [pour la personne] de se comporter qu’autrui peut compter sur elle11 ». Face à cette insuffisance de l’identité narrative, faut-il pour autant renier sa dimension éthique, que le modèle du récit dont elle s’inspire semblait lui avoir imprimée ? Passe-t-on à un autre niveau dès lors qu’est en jeu la question de la portée éthique de l’identité ou n’est-il pas possible, au contraire, de voir un rapport dialectique entre narrativité et éthique, qui fait de la première le ressort de la seconde, sans qu’elle s’y achève pour autant ?

13La réponse à cette question passe par le fait que le récit, pour autant qu’il fournit un cadre qui permet de penser et thématiser l’action, est un véritable point d’appui à l’éthique :

Si les histoires racontées offrent tant de points d’appui au jugement moral, n’est-ce pas parce que celui-ci a besoin de l’art de raconter pour, si l’on peut dire, schématiser cette visée. […] Or cette visée ne peut manquer, pour devenir vision, de s’investir dans des récits à la faveur desquels nous mettons à l’essai divers cours d’action en jouant, au sens fort du terme, avec des possibilités adverses. On peut parler à cet égard d’imagination éthique, laquelle se nourrit d’imagination narrative12.

14L’éthique est donc déjà pétrie de narrativité : l’imagination narrative permet une imagination éthique, par un jeu d’évaluation et de comparaison entre différents cours d’actions. C’est bien un rapport dynamique qui est en jeu entre les deux pôles. Et si l’ipséité, sous la figure de la promesse, vient contrebalancer la situation extrême où la variation imaginative de l’identité narrative ne reconduit plus qu’à la nudité de la question « qui suis-je ? », ce n’est pas dans le sens d’un dépassement, mais dans le sens de l’installation d’une tension fructueuse entre les deux pôles. En effet, en retour, la narration vient inquiéter le maintien de soi, pour le ramener à la modestie de sa position et l’empêcher de se confiner à la rigidité d’une position :

L’écart entre la question dans laquelle s’abîme l’imagination narrative et la réponse du sujet rendu responsable par l’autre devient faille secrète au cœur même de l’engagement. Cette faille secrète fait la différence entre la modestie du maintien de soi et l’orgueil stoïcien de la raide constance à soi13.

15L’identité narrative indique donc que la vie est déjà tout entière transie de narrativité, et que le récit, en lui imprimant un cadre, en inscrivant l’ensemble des actions sous l’horizon plus large d’une histoire l’oriente vers une problématique éthique. Le modèle du récit fournit donc un modèle à l’énonciation du soi, qui le conduit vers une attestation éthique de son identité, sans pour autant accomplir entièrement ce mouvement. Reste alors à déterminer le rôle joué par les récits institués de la littérature dans la composition d’un récit personnel et comment en retour est ainsi révélée la dimension éthique de la littérature.

16« Comment un sujet d’action pourrait-il donner à sa propre vie, prise en entier, une qualification éthique, si cette vie n’était pas rassemblée, et comment le serait-elle si ce n’est sous la forme d’un récit14 ? » En posant cette question, Ricœur affirme que le récit est bien un point d’appui essentiel pour l’orientation éthique, en composant la vie selon une unité narrative. Mais cette unité narrative de la vie se forme-t-elle uniquement sur le modèle du récit ou peut-elle également s’inspirer de récits déjà constitués ? De quel poids éthique la littérature peut-elle peser dans ce rassemblement de la vie sous la forme d’un récit ? Et si une telle influence est avérée, comment penser alors le « retour de la fiction à la vie » ?

17Dans la dernière phase de l’activité mimétique, le récit fait retour à la vie par l’acte de lecture, où se rencontrent le monde du texte et le monde du lecteur. L’expression « monde du texte » indique que le dit d’un récit se détache nécessairement du dire de son auteur, pour s’autonomiser. Par conséquent, il se détache également des circonstances spatiales et temporelles de son énonciation, pour projeter de lui-même ses propres références. Le texte ne reproduit pas un environnement, il projette un monde. C’est pour cette raison que nous pouvons continuer à lire des œuvres éloignées de nous dans le temps. Au demeurant, prendre conscience de ce détachement du texte par rapport à son auteur et à sa situation d’énonciation nous permet, tout à la fois, de nous référer au texte et de nous installer dans le monde qu’il projette et ce, sans pour autant risquer, tel un Don Quichotte ou une Emma Bovary, de prendre ses références au pied de la lettre. En définissant un monde du texte allant ainsi à la rencontre du lecteur, Ricœur prend clairement le parti d’une dimension éthique de la littérature. En projetant ses propres références au-devant du lecteur, le texte s’achève dans la lecture et même, d’une certaine façon, au-delà de celle-ci, selon les termes de Temps et récit, « dans l’action effective, instruite par les œuvres reçues15 ».

18Soi-même comme un autre reprend et amplifie cette idée, en soulignant la manière dont elle peut s’appliquer à la constitution de l’identité narrative d’un individu. Il explique ainsi que « c’est dans la fiction littéraire que la jointure entre l’action et son agent se laisse le mieux appréhender, et que la littérature s’avère être un vaste laboratoire pour des expériences de pensée où cette jonction est soumise à des variations imaginatives sans nombre16 ». On retrouve cependant la même difficulté que celle énoncée précédemment, selon laquelle l’infinité des variations imaginatives, placées au niveau du texte, ne peuvent suffire à former la volonté, nécessitant donc un au-delà de la lecture. Si la littérature nous instruit, elle ne forme pas nos actions. Il y a un écart entre la fiction et la vie réelle. Cependant, là encore, loin de penser ce fossé comme infranchissable, Ricœur va s’efforcer de l’inscrire dans une tension dialectique fructueuse. Si le récit littéraire nous éloigne de la vie, il nous conduit cependant à l’examiner et, plus encore, nous donne les moyens de la composer en lui conférant une unité. Quiconque examine son existence se retrouve en effet confronté à deux problèmes majeurs : l’impossibilité de se la figurer dans sa totalité, du fait de la double irreprésentabilité de son origine et de sa mort, et la difficulté de l’ordonner et de l’agencer, du fait de son enchevêtrement au milieu d’autres histoires. Si notre existence nous échappe et si nous ne pouvons légitimement pas proclamer en être l’auteur, nous pouvons néanmoins en être le « coauteur quant au sens17 ». La littérature nous y aide, en nous permettant de nous figurer le contour d’expériences imprécises, qu’il s’agisse de notre origine ou de notre mort, ou plus simplement de l’ordonnancement d’un cours d’actions complexe. La littérature a donc le pouvoir de configurer une identité narrative. En conjonction, les événements marquants qu’elle présente au lecteur peuvent devenir des modèles pour l’agir de celui-ci.

19Peut-on, alors, aller jusqu’à dire que le récit littéraire est lui-même porteur d’une responsabilité ? Y a-t-il, en surcroît de l’ouverture d’une visée éthique par le récit, une éthique du récit lui-même, pour autant précisément qu’il joue un rôle dans la constitution d’une identité sous sa forme narrative ?

20L’imagination narrative selon Ricœur, ainsi que le rappelle Richard Kearney18, a la capacité de projeter sa propre signification, fournissant ainsi un cadre à la compréhension que nous avons de nous-mêmes. Cette dimension lui confère un rôle important dans la refiguration de l’histoire. Le récit historiographique du temps passé a en effet lui-même recours aux ressources de l’imagination narrative et de la fiction. C’est une des thèses importantes de Temps et récit : récit d’histoire et récit fictionnel s’entremêlent. L’imagination narrative nous permet en effet de nous porter vers ce qui est autre, vers ce qui nous est d’abord étranger. Comme telle, et d’une façon qui pourrait paraître paradoxale, ainsi que le souligne Kearney, elle « répond à l’injonction éthique de respecter la réalité du passé19 ». Cette injonction éthique se renforce dès lors qu’elle renvoie à une dette que nous avons à l’égard des victimes du passé. L’imagination narrative, contre toute forme de négationnisme, aide à la refiguration du temps passé et, par la mise à distance critique qu’elle instaure à l’égard de nos constructions, nous incite à les recomposer, eu égard à cette dette.

21Cette responsabilité éthique du récit historique, pour autant qu’il emprunte aux ressources du récit de fiction, prend une ampleur plus forte encore dès lors qu’il va s’agir évoquer des événements marquants et, comme tels, constitutifs de l’identité narrative d’une communauté. Ces événements, nous dit Ricœur, « engendrent des sentiments éthiques d’une portée considérable20 ». Or certains de ces événements ne peuvent être abordés dans une stricte neutralité. Ricœur pense ici à Auschwitz, dont la mémoire est une nécessité éthique. À cet égard, le récit de fiction a, par sa fonction d’individuation, un rôle à jouer. Comme le souligne Kearney, la fonction d’individuation de l’horreur est liée à la « nécessité de respecter le caractère spécifiquement unique d’événements tels que l’Holocauste, Hiroshima ou le goulag21 ». Le pouvoir de refiguration de la littérature permet de se représenter la souffrance des victimes de l’histoire, « donne des yeux pour voir et pour pleurer », enjoignant le lecteur à ne pas oublier et à répondre à l’appel qui émane de cette souffrance :

Nous retrouvons le pouvoir qu’a la fiction de susciter une illusion de présence, mais contrôlée par la distanciation critique. Ici encore, il appartient à l’imaginaire de représentance de « dépeindre » en « mettant sous les yeux ». Le fait nouveau est que l’illusion contrôlée n’est pas destinée à plaire, ni à distraire. […] La fiction donne au narrateur horrifié des yeux. Des yeux pour voir et pour pleurer22.

22Sur ce point, à la jonction entre l’événement et à sa juste représentation – qui doit lui être fidèle sans effacer sa compréhension sous le registre de l’émotion – la littérature se voit ainsi confier un rôle éthique considérable.