Colloques en ligne

Agata Sadkowska-Fidala

Digestions et indigestions : relation entre le document et le roman chez Zola et Huysmans

1Huysmans a longtemps été considéré – et s’est considéré lui-même – comme un élève fidèle de Zola. Dans ses lettres au Maître, il se montrait toujours respectueux et admiratif. Il déclarait ouvertement son appartenance au groupe naturaliste, et avait rédigé une sorte de manifeste, Émile Zola et l’Assommoir. Mais le naturalisme convenait mal à son tempérament, et son éloignement progressif des principes du groupe l’a mené à l’élaboration de sa propre conception de la littérature.

2D’ailleurs, dès le début, les différences entre les deux romanciers sont nombreuses. Tout d’abord, la question sociale, importante chez Zola, n’apparaît pas chez Huysmans, qui se concentre sur la forme et le pittoresque. Zola est optimiste, Huysmans – pessimiste ; Zola affirme la fécondité et la vie, Huysmans se méfie de la femme, instrument du diable. Huysmans prend davantage soin du style et ses tranches de vie mal intégrées dans la totalité du récit s’opposent à la structure fortement nouée des romans zoliens.

3Ce qui rapproche les deux romanciers, c’est leur amour de la peinture, leur intérêt pour la médecine et justement, leur goût de la documentation, dont le but, dans le projet réaliste, est de faire entrer la réalité solide dans le corps du roman. Les deux écrivains, avant d’écrire leurs romans, ont recours tant aux sources multiples qu’à l’expérience personnelle.

4La méthode de travail de Zola est bien connue, grâce à ses dossiers préparatoires, aux textes de ses contemporains (Amicis, Alexis1) et aux recherches de Colette Becker. On sait qu’avant d’écrire chacun de ses romans, il établissait un dossier préparatoire qui dépassait parfois le volume du livre fini2 : dans le cas de Germinal, il se compose de deux volumes de 500 et 453 feuillets. Chaque dossier comprenait « deux séries de documents : des informations concernant le sujet choisi ; un travail de réflexion et de construction3 » : les sources étaient dès le début accompagnées d’une réflexion sur la manière de les utiliser4. Les chercheurs soulignent qu’il s’agissait d’une « stratégie délibérée5 ». Zola établissait tout d’abord « la carcasse en grand », qu’il complétait au fur et à mesure : après la rédaction d’un premier plan, il relisait ses notes (l’Ébauche, les fiches des personnages, la documentation), pour rédiger un deuxième plan détaillé6. C. Becker insiste sur le fait que le travail de documentation se faisait essentiellement après la rédaction de la première partie de l’Ébauche. « Le but de la documentation est de remplir, de préciser ce canevas. De sorte que ses lectures sont toujours orientées. Elles lui fournissent l’exemple ou le document dont il a besoin pour étayer son idée directrice7. » Les chercheurs insistent sur la présence d’une force d’ordre, d’un « je qui met en scène, dans ce texte provisionnel, la personne de l’auteur8 ». Zola ne permet pas à sa documentation de prendre son propre élan, il la contrôle, la maîtrise et la soumet à son projet. C’est pourquoi il lui arrive de la traiter avec désinvolture9 : elle « sert de confirmation à la vision du romancier beaucoup plus qu’elle ne l’instruit ou ne l’influence10 ». L’assujettissement au document est impossible, parce qu’il ne s’agit pas de copier le réel. « L’inventio n’est pas soumise à la mimesis. Le symbole, la thèse à démontrer l’emportent sur l’observation du réel11. » C. Becker souligne que cet espace symbolique est « mis en place dès les premières lignes de l’œuvre12 », car dès la prise de notes, Zola est attentif à « l’immédiate transposition de la notation ou de la note en roman13 ».

5Zola a lui-même parlé de cette liberté face au document : « Je ne suis pas un archéologue qui dissèque les monuments, je ne suis qu’un artiste. Je regarde et j’observe pour créer, non pour copier14 ». Il a exposé cette méthode dans un de ses textes :

je suis un romancier. Tout ce qu’on doit me demander, c’est de partir du connu, d’établir solidement le terrain où j’entends me placer ; et c’est pourquoi je me documente, puisant aux sources indispensables. Ma fonction ne commence qu’ensuite et ma fonction est de faire de la vie, avec tous les éléments que j’ai dû prendre où ils étaient.

6Pour cette raison, « les notes ne sont que des moellons dont un artiste doit disposer à sa guise, le jour où il bâtit son monument ». Zola va jusqu’à avouer qu’il « use sans remord de l’erreur volontaire, quand elle s’impose, par une nécessité de construction », car son « unique but est la vie15 ». En toute lucidité, il reconnaît avoir tendance à l’« agrandissement de la vérité » : « J’ai l’hypertrophie du détail vrai, le saut dans les étoiles sur le tremplin de l’observation exacte. La vérité monte d’un coup d’aile jusqu’au symbole16. » Dans son cas, la documentation joue donc le rôle d’un auxiliaire, utilisé d’une manière très consciente à l’appui d’une thèse.

7Les sources de Zola ne sont pas uniquement des sources écrites : on les divise en général en trois catégories : la première c’est « le “su” (les expériences personnelles, les souvenirs de lectures, de conversations, de gravures ou de tableaux) », la deuxième – le « lu », et la troisième – le « vu et entendu17 ».

8Zola insère son document très savamment ; C. Becker souligne qu’il veut « le distribuer sans rompre le flux de la narration, de façon la plus vraisemblable, la plus complète et la plus lisible possible », pour éviter de longs développements. Il « dramatise » l’information, au moyen de quelques techniques. La première sera l’effacement du narrateur privilégié, assurant les informations nécessaires : cette fonction est déléguée aux personnages. La deuxième technique recouvre les schémas narratifs tels que l’attente, la surprise d’un secret, les cancans, les confidences ou la promenade. La troisième rejoint les fonctions distinguées par Philippe Hamon18 : « le regardeur-voyeur, le bavard volubile, le technicien affairé » qui permettent d’insérer l’information ; souvent, un jeune inconnu regarde, pose des questions sur le nouveau milieu, auxquelles des personnages-spécialistes répondent19.

9Pour rédiger Au bonheur des dames, Zola a comme d’habitude puisé dans une documentation abondante : articles sur le fonctionnement des grands magasins, catalogues, visites des magasins parisiens, renseignements et documents fournis par les simples employés, mais aussi les personnages tels que le secrétaire général du Bon Marché et un directeur-associé du Louvre (livres de vente, prix de marchandises), étude sur la construction type d’un grand magasin fournie par un architecte, etc.20. Mais cette documentation, savamment insérée, est comme digérée : elle devient quasi invisible.

10Ainsi, la description du fonctionnement du grand magasin se fait progressivement. L’extérieur est montré à travers le regard fasciné de Denise, une provinciale arrivant à Paris :

Mais Denise demeurait absorbée, devant l’étalage de la porte centrale. Il y avait là, au plein air de la rue, sur le trottoir même, un éboulement de marchandises à bon marché, la tentation de la porte, les occasions qui arrêtaient les clientes au passage. Cela partait de haut, des pièces de lainage et de draperie, mérinos, cheviottes, molletons, tombaient de l’entresol, flottantes comme des drapeaux, et dont les tons neutres, gris ardoise, bleu marine, vert olive, étaient coupés par les pancartes blanches des étiquettes21 .

11Quant à l’intérieur, le lecteur peut le découvrir grâce à plusieurs procédés. Tout d’abord, un matin, Mouret, le propriétaire, fait sa tournée quotidienne à travers le magasin tout entier, et tout est montré à cette occasion, même les endroits inaccessibles au public. La description devient aussi le prétexte pour fournir des renseignements sur le fonctionnement du magasin.

Mais il redescendit, et il entra à la caisse centrale, installée près de son cabinet. C’était une pièce fermée par un vitrage à guichet de cuivre, dans laquelle on apercevait un énorme coffre-fort, scellé au mur. Deux caissiers y centralisaient les recettes que, chaque soir, montait Lhomme, le premier caissier de la vente, et faisaient ensuite face aux dépenses, payaient les fabricants, le personnel, tout le petit monde qui vivait de la maison22.

12Les techniques commerciales utilisées dans le magasin sont montrées dans sa conversation avec ses employés : il y réfléchit, et explique à son interlocuteur leur mécanisme, répond à ses questions, se les pose lui-même, etc.

Nous perdrons quelques centimes sur l’article, je le veux bien. Après ? le beau malheur, si nous attirons toutes les femmes et si nous les tenons à notre merci, séduites, affolées devant l’entassement de nos marchandises, vidant leur porte-monnaie sans compter ! Le tout, mon cher, est de les allumer, et il faut pour cela un article qui flatte, qui fasse époque. Ensuite, vous pouvez vendre les autres articles aussi cher qu’ailleurs, elles croiront les payer chez vous meilleur marché23.

13L’information sur la nourriture servie aux employés est introduite à travers une question :

– Comment ? la nourriture n’est pas bonne ? demanda d’un air naïf Mouret, ouvrant enfin la bouche.

Il ne donnait qu’un franc cinquante par jour et par homme au chef, un terrible Auvergnat, lequel trouvait encore moyen d’emplir ses poches ; et la nourriture était réellement exécrable. Mais Bourdonnais haussa les épaules : un chef qui avait quatre cents déjeuners et quatre cents dîners à servir, même en trois séries, ne pouvait guère s’attarder aux raffinements de son art24.

14Ensuite, le personnage de Denise, venue pour demander du travail, permet de faire connaître la procédure d’embauche. La scène de l’interview fournit aussi l’occasion de faire voir les vendeuses au travail, et d’apporter les renseignements sur la procédure de retouches.

– Mademoiselle Vadon, dit [Mme Aurélie] d’une voix irritée, vous n’avez donc pas remis hier à l’atelier le modèle du manteau à taille ?

– Il y avait une retouche à faire, répondit la vendeuse, est c’est Mme Frédéric qui l’a gardé25.

15Et imperceptiblement, le lecteur apprend tout, sans avoir l’impression d’avoir entendu des informations, mais au contraire, croyant tout voir grâce aux descriptions, pleines de vie. Ce que Zola nous montre, c’est bien un magasin vivant, en pleine activité. Ce procédé entraîne le recours à plusieurs personnages (dont la parole véhicule l’information), la répartition de points de vue, l’accent sur le regard, une intrigue présupposant des déplacements.

16Il en est de même des autres romans de Zola, et C. Becker a montré comment, dans Germinal, le document se transforme en matière du roman. Les mêmes procédés sont mis en œuvre pour assurer la digestion de 500 pages de notes. Étienne, nouveau dans l’univers de la mine, la découvre à travers son regard, son travail, sa vie au milieu de mineurs et les renseignements reçus des autres. Son engagement socialiste et la grève sont une transposition savante de tout ce que Zola avait lu et vu à Anzin. Les informations sur la qualité de vie des mineurs sont transmises avec habileté, et semblent naturelles :

Un raclement monta de sa gorge, il cracha noir.

– Est-ce que c’est du sang ? demanda Étienne, osant enfin le questionner. […]

– Non, c’est du charbon... J’en ai dans la carcasse de quoi me chauffer jusqu’à la fin de mes jours. Et voilà cinq ans que je ne remets pas les pieds au fond. J’avais ça en magasin, paraît-il, sans même m’en douter. Bah ! ça conserve26 !

17Un lecteur non averti n’aurait jamais cru qu’un travail de documentation se cache derrière cette simple réplique que les interjections et les commentaires du personnage rendent vivante.

18*

19Chez Huysmans, le premier document utilisé sera sa vie à lui. Il affirme dès le début : « Je fais ce que je vois, ce que je sens et ce que j’ai vécu, en l’écrivant du mieux que je puis, et voilà tout27. » L’importance du moi est extrême : Huysmans s’en rend compte et reconnaît que ses personnages ne sont qu’« une seule et même personne, transportée dans les milieux qui diffèrent », copiée sur lui-même, puisqu’il est incapable de créer des personnages variés28.

20Chez Huysmans naturaliste, le roman est encore assez romanesque, même si ses courts chapitres correspondent à des scènes non reliées entre elles. Dans les Les Sœurs Vatard, une lente progression est assurée. La documentation utilisée pour écrire ce roman de la vie ouvrière relève de l’expérience du romancier : la chose se passe dans un atelier de brochage (Huysmans avait hérité d’un tel atelier), les personnages traversent les rues bien connues du romancier, comme la rue de Sèvres, et se reposent chez le « Gaufrier modèle » ou à la crémerie de la rue Lecourbe. Les informations sont bien intégrées : les détails du fonctionnement de l’atelier s’insèrent dans le récit, avec le personnage de la contremaître, une pile qui s’écroule, sans tuer personne, ou l’épisode de la paie29. Pourtant, leur insertion dans la réalité n’est pas aussi solide que chez Zola.

21La progression romanesque, gravement atteinte dans En ménage et À vau-l’eau, disparaît complètement dans À rebours. La névrose dont souffre des Esseintes affecte, dans ses phases successives que l’auteur assure avoir suivies à la lettre, les différents sens, et sert de prétexte à l’exposé des goûts et dégoûts du personnage dans les différents domaines de l’art. Une abondante documentation, qui correspond à l’érudition de Huysmans, se fait voir derrière les pages d’À rebours : les informations entendues de la bouche des témoins (la fameuse tortue incrustée, empruntée à Montesquiou), les lectures innombrables, les tableaux regardés, sans compter la documentation médicale.

22Dans ce livre sans action, la documentation s’épanouit. La composition le favorise : les chapitres, qui semblent interchangeables, correspondent chacun à un domaine d’intérêt de Des Esseintes (iii : littérature latine, viii : fleurs, x : parfums, etc.) et deviennent des albums de ses préférences. Dans sa Préface écrite vingt ans après le roman, Huysmans explique le pourquoi de cette composition : il a voulu « supprimer l’intrigue traditionnelle, voire même la passion, la femme, concentrer le pinceau de lumière sur un seul personnage, faire à tout prix du neuf ». Son but était en fait « de secouer les préjugés, de briser les limites du roman, d’y faire entrer l’art, la science, l’histoire, de ne plus se servir, en un mot, de cette forme que comme d’un cadre pour y insérer de plus sérieux travaux30 ». L’appauvrissement de l’intrigue libère la place que la documentation viendra occuper, jusqu’à devenir la matière même du roman. De là il n’y a qu’un pas au roman-catalogue.

23On voit dans À rebours quelques-uns des procédés huysmansiens typiques servant à introduire l’information. Tout d’abord, le rôle du personnage : des Esseintes n’est qu’un personnage-médiateur, une sorte d’« homme-passerelle », assurant l’insertion d’informations. Une des situations privilégiées pour les présenter est de le mettre devant sa bibliothèque31, et de le laisser raconter son contenu. Ainsi commence le chapitre sur la littérature religieuse, où des Esseintes range ses livres. Les verbes « inspecter », « considérer », « examiner » abondent, de même que la conjonction « mais », qui relance l’information. Une autre solution : le duc choisit pour son appartement des objets correspondant à une idée donnée. Dans le chapitre sur les fleurs, il accueille la commande des fleurs naturelles ressemblant aux fleurs fausses, les inspecte, « sa liste à la main », et mentionne leurs noms (en partie dans l’ordre alphabétique) et leurs caractéristiques32. Chaque prétexte est bon pour lancer le monologue du personnage qui se parle, se questionne, se répond, cherche « à se raisonner », à « se persuader33 ».

24À rebours semble être un rejet complet du naturalisme ; et pourtant, dans Là-bas, Huysmans avouera ne pas voir « en dehors du naturalisme, le roman qui fût possible ». Il imagine un « naturalisme spiritualiste », réunissant les domaines du matériel et du spirituel. Il souhaite « garder la véracité du document, la précision du détail, la langue étoffée et nerveuse du réalisme », tout en les appliquant à d’autres sujets. La documentation sera un des éléments de l’héritage naturaliste. Que deviendra-t-elle dans un roman qui ne doit plus être un roman ?

25À partir de Là-bas, Huysmans se facilite la tâche en choisissant pour protagoniste – qui deviendra bientôt le personnage unique – un écrivain érudit, Durtal. Dans le « livre noir », il est penché sur ses recherches en vue de son livre sur Gilles de Rais : le roman devient le récit d’une recherche de documents. En plus, Durtal a un ami très cultivé. Dès lors, que de solutions : les personnages peuvent impunément causer littérature, demander des précisions, citer des passages entiers de leurs lectures, se renseigner mutuellement.

– Ça avance, Durtal ?

– Oui, j’ai terminé la première partie de l’existence de Gilles de Rais ; j’ai le plus rapidement possible noté ses exploits et ses vertus34.

26Et Durtal se lance dans un récit de 10 pages dont voilà le début :

Gilles de Rais, dont l’enfance est inconnue, naquit vers 1404, sur les confins de la Bretagne et de l’Anjou, dans le château de Machecoul. Son père meurt à la fin d’octobre 1415 ; sa mère se remarie presque aussitôt avec un sieur d’Estouville et l’abandonne, lui et René de Rais, son autre frère […]35.

27On voit Durtal à sa tâche : « Il s’assit devant son bureau et tria ses notes », et l’inspection des notes entraîne immédiatement la transmission de leur contenu, qui commence par un « Voyons36 », tellement aimé par les personnages huysmansiens.

28Dans les conversations sérieuses, la femme est un obstacle et les personnages se disent les choses les plus crues quand elle sort (« Pendant que nous sommes seuls37 »). C’est dans Là-bas qu’apparaît le procédé, très exploité par la suite, des pauses culinaires : les personnages masculins mangent en échangeant les informations, et la femme assure la pause en apportant les plats ou en questionnant les convives sur leur qualité ; ces pauses sont censées rendre la conversation plus naturelle et plus vivante.

29Le sujet exploité par Durtal nécessite non seulement une recherche documentaire, mais aussi une expérience personnelle du satanisme moderne. Cela amène les explications des personnages compétents et la découverte du milieu des satanistes. L’expérience de Durtal sera bien évidemment calquée sur celle de Huysmans, qui avait lui aussi assisté à la messe noire et au sacrifice de gloire de Melchissédec. À noter donc qu’à côté de l’importante documentation livresque, fournie d’ailleurs en partie par Boullan, le « prêtre satanique », la part de l’expérience personnelle est non négligeable, et se renforcera encore avec En route.

30Du moment où Durtal reste seul, dans En route, les conversations font place au monologue intérieur du personnage. Même si En route est celui des romans du cycle de Durtal qui semble le plus vécu et le moins bourré d’informations, Durtal regarde toujours ses livres et se les raconte38, se parle à lui-même, écoute les renseignements des personnages mieux informés qui lui parlent de l’état de son âme ou racontent l’histoire du monastère où il fait sa retraite. Huysmans va plus loin : il insère telles quelles les pancartes lues au monastère39. Mais le livre n’est pas entièrement autobiographique : du récit de sa conversion, l’écrivain a rejeté ce qui pouvait être mis en question par l’Église (théories de Boullan) et ce qui pouvait nuire à la cohérence du livre (voyage à La Salette).

31Dans les romans qui suivent, la documentation s’épanouit pleinement. Dans La Cathédrale, elle remplace entièrement l’intrigue. Durtal prépare toujours un livre (« Il va falloir mettre ces documents en place dans mon article, soupira Durtal, rangeant, sous une chemise à part, ses notes40 »). Le prétexte pour l’insertion de documents est ici la découverte par le personnage de la cathédrale de Chartres : presque rien ne se passe, et les actes du personnage, quasi inexistants, séparent les longs passages informatifs de 10 à 20 pages chacun, sur l’intérieur et l’extérieur de la cathédrale, sur la symbolique, sur la liturgie, sur les saints de l’Église, etc. Durtal se parle toujours à lui-même, dans de grands discours argumentatifs pleins de « Procédons par ordre41 » ou de « En résumé42 ». Des personnages-informateurs véhiculent l’information, comme l’abbé Plomb, qui lui raconte l’histoire de la cathédrale comme s’il lisait une monographie :

– Elle est la première édifiée sur la grotte des Druides, dit l’abbé Plomb ; son histoire est étrange.

La première, érigée du temps des Apôtres, par l’évêque Aventin, fut rasée jusqu’au niveau du sol. Rebâtie par un autre prélat du nom de Castor, elle fut brûlée, en partie, par Hunald duc d’Aquitaine, restaurée par Godessald, incendiée à nouveau par Hastings, chef des Normands, réparée, une fois de plus, par Gislebert et enfin complètement détruite par Richard, duc de Normandie, lors du siège de la ville qu’il mit à sac43.

32Le monologue se poursuit sur une dizaine de pages, et les informations sont très précises :

La cinquième enfin, élevée sous le règne de Philippe-Auguste, alors que Régnault de Mouçon était évêque de Chartres, est celle que nous voyons aujourd’hui et qui fut consacrée le 17 octobre 1260, en présence de saint Louis ; elle n’a cessé de passer sous la fournaise. En 1506, le tonnerre tombe sur la flèche du Nord […]. Dès lors, le fléau ne cesse plus. En 1539, en 1573, en 1589, la foudre croule sur le clocher neuf. Plus d’un siècle s’écoule, et tout recommence ; en 1701 et en 1740, la même flèche est encore atteinte44.

33De loin en loin, Durtal pose une question ou Mme Bavoil assure la pause45 :

– Prenez donc un peu de filet, mon ami, fit Mme Bavoil qui entra, tenant entre ses bras une bouteille46.

34Le romancier semble prendre du plaisir à rassembler les documents et à les coller tels quels l’un à côté de l’autre, en chargeant toujours les personnages de les véhiculer, en séparant leurs interventions par quelques événements insignifiants, relançant le développement informatif. Les mêmes stratégies sont utilisées dans L’Oblat, et Sainte Lydwine de Schiedam n’est plus un roman, mais bien un travail hagiographique basé sur de nombreux documents.

35Amoureux de la bonne chère, Huysmans, qui parlait souvent de la robuste santé et des solides reins47 de Zola, se plaignait souvent d’indigestions et ses entrailles le faisaient cruellement souffrir. Mais l’indigestion dans son cas ne concerne pas seulement la nourriture : elle concerne aussi le document, donné tel quel, tout cru. L’itinéraire de Huysmans est donc un chemin vers le collage et l’encyclopédie, réunissant tout son savoir. Zola se dirige vers une vision symbolique, développée pleinement dans Les Trois Villes et Les Quatre Évangiles, mais déjà visible dans le cycle des Rougon-Macquart : il n’est pas toujours fidèle au document, qu’il utilise à sa guise, pour illustrer sa thèse. Mais nous restons toujours dans l’esthétique réaliste, l’insertion du document se fait d’une manière très savante : rien n’y paraît, la digestion est complète. Chez les deux romanciers, le document a un autre but. Sa nature même est différente : Zola s’en sert pour rendre plus vraie la peinture du milieu qu’il choisit, Huysmans fait l’étalage de son érudition dans le domaine de la littérature, de l’art et de la liturgie. Ainsi, le document sert chez l’un à soutenir le récit, et chez l’autre s’y substitue.

36Zola s’est servi du document comme d’un matériau, et Huysmans a essayé de faire, pour ses domaines d’intérêt, un grand dictionnaire, comme celui de la décadence de la langue française dont rêvait des Esseintes :

Et des Esseintes sourit, regardant l’un des in-folios ouverts sur son pupitre de chapelle, pensant que le moment viendrait où un érudit préparerait pour la décadence de la langue française, un glossaire pareil à celui dans lequel le savant du Cange a noté les dernières balbuties, les derniers spasmes, les derniers éclats, de la langue latine râlant de vieillesse au fond des cloîtres48.

37Agata Sadkowska-Fidala

38Institut de philologie romane, Université de Wroclaw

39agata.sadkowska.fidala@gmail.com