Colloques en ligne

Alexander DICKOW, Virginia Tech (Etats-Unis)

"Lul de Faltenin" : Guillaume Mallarmé et Stéphane Apollinaire

1Résumé sommaire de la communication donnée le 7 janvier 2012 lors de la journée d'étude "Problèmes d'Alcools".

2Le poème "Lul de Faltenin", l'un des plus hermétiques d'Alcools, constitue l'unique exemple de "mallarméisme" affiché de la part de Guillaume Apollinaire. D'abord publié le 15 novembre 1907 dans la revue La Phalange, ce poème, en pastichant certains traits stylistiques propres à Mallarmé, suit la ligne éditoriale de la revue et de son directeur, Jean Royère, admirateur fervent de Mallarmé. Apollinaire l'a également dédié à Louis de Gonzague Frick, autre poète de sensibilité mallarméenne. Parmi les traits stylistiques mallarméens, on peut relever la coupe peu concordante du premier vers, "Sirenès j'ai rampé vers vos / Grottes", enjambement rare chez Apollinaire.

3Cette communication s'applique à démontrer en quoi "Lul de Faltenin" répond aux principes de la poétique mallarméenne. Les contradictions du texte déjouent toute tentative de trouver une "clé" mythologique qui permettrait de déchiffrer un déroulement narratif sous les obscurités du poème. On a identifié Lul de Faltenin à Icare (Léon Cellier), Butès (Madeleine Boisson), Orphée, Ulysse (Philippe Renaud et d'autres), le Christ (Marc Poupon) ou le soleil couchant (Leroy Breunig). Mais aucune de ces lectures ne permet une lecture synthétique du poème; ces lectures dépendent chacunes de certaines strophes et en délaissent d'autres. Une autre lecture propose de voir en "Lul" une allégorie érotique: le nom "Lul" désigne en wallon le sexe masculin, tandis que "Faltenin" dériverait de phallum tenens; les "grottes" des sirènes ont une résonance sexuelle manifeste, etc. Mais cette lecture, pour indéniable que soit son inscription dans le texte, ne permet pas plus que les autres de dégager un déroulement narratif clair et univoque: Lul est-il vaincu par les sirènes, ou préserve-t-il sa noble chasteté? L'ambiguïté survit largement à cette lecture allégorique de Scott Bates et de René Louis.

4Cette résistance à la lecture mythologique et narrative s'inscrit dans le texte lui-même. Le décor de "l'action" hésite entre la mer, le ciel et la terre, sans qu'on puisse réduire ces suggestions contradictoires. C'est que la Scène du poète se situe partout, selon le motif apollinarien de l'ubiquité du poète, réitéré dans l'article qu'Apollinaire consacre à Jean Royère lui-même. Les suggestions multiples et non-mimétiques du verbe, hésitant entre ces différents décors et les superposant, prennent en charge cette ubiquité, là où d'autres poèmes tels que "Zone" thématisent explicitement la présence du poète sur toutes les scènes du monde. Cette relégation du thème principal à la suggestion ressemble à Mallarmé évoquant la présence-absence d'un vase dans "Surgi de la croupe et du bond", ne désignant l'objet, et encore au détour d'une maigre allusion, que vers la fin du poème. Lul de Faltenin se trouve partout à la manière de ce vase disséminé dans les réciprocités et les reflets des mots chatoyants de Mallarmé.

5En effet, "Lul de Faltenin" s'organise autour d'une isotopie du reflet ou de la "rivalité", telle les "choeurs rivaux" de la première strophe, les "grands cris" de Lul contre les "bouches muettes" des sirènes, ou encore le dédoublement de Lul par le biais de ses "otelles", qui le représentent sous la forme abstraite d'une amande pelée. Selon l'étymologie de cette forme héraldique, l'otelle signifie soit une blessure, soit un fer de lance. Tous ces contrastes, mettant dos à dos des pôles symboliques -- couteau/blessure, femme/homme, mer/terre, cris/silence -- ressemblent là encore aux dualités mises en œuvre dans la poésie de Mallarmé, et dont il compare les effets à une "traînée de feux sur des pierreries" ("Crise de vers").

6"Lul de Faltenin" doit donc se lire selon une poétique mallarméenne plutôt qu'apollinarienne. Là où ce dernier tend à une logique narrative et à la thématisation claire d'une topique, "Lul de Faltenin" esquive celles-ci en faveur de la suggestion multiple et ambiguë. Mais la démarche mallarméenne rejoint les préoccupations d'Apollinaire. Car "Lul de Faltenin" constitue un éloge déguisé des pouvoirs du Poète, capable de créer de toutes pièces un monde autre, irréductible au réel, obéissant aux seules lois du Verbe, celles du contraste et du reflet, de la muabilité et du changement. Dans la parole, le Poète est partout par la création de mondes nouveaux.