Colloques en ligne

Michel Collomb

Freud en débat. Les contributions de René Crevel, Henri Michaux et Jean Paulhan au n° spécial du Disque Vert (1-1924)

J’achève la lecture (dans la Revue de Genève) d’un troisième article de Freud sur « l’Origine et le développement de la psychanalyse »[…] C’est décidément très sérieux. A vrai dire, il ne dit rien que je n’aie déjà pensé ; mais il met au net une série de pensées qui restaient en moi à l’état flottant. (A. Gide, lettre à Dorothy Bussy, 26 avril 1921)

Ah que Freud est gênant ! [...] Mais que de choses absurdes chez cet imbécile de génie ! (A.Gide, Journal, 1924, à la lecture du Disque vert)

I. Le Disque vert

1 En 1924, Le Disque vert en est à sa seconde année d’existence. Créée à Bruxelles par Franz Hellens, la revue vise à inscrire les jeunes écrivains belges dans la mouvance des avant-gardes européennes. Henri Michaux en est le co-éditeur ; il n’a publié que quelques textes et s’apprête à aller s’installer à Paris pour rejoindre André Salmon et Jean Paulhan, qui forment le bureau parisien de la revue. Très attentive aux évolutions récentes de la sensibilité et de la pensée, celle-ci est la première à consacrer des numéros au suicide, aux rêves, à Freud et à Lautréamont, thèmes qui seront repris par La Révolution surréaliste, L’Esprit nouveau ou Les Cahiers nouveaux. Moins classique que la N.R.F. de Jacques Rivière, mais peu complaisant pour les provocations futuristes et dada, Le Disque Vert multiplie les contacts avec d’autres revues de jeunes et sert de pont entre les générations poétiques d’avant et d’après-guerre. C’est probablement la seule revue permettant à Jean Cocteau, Max Jacob ou Paul Valéry de voisiner avec Antonin Artaud, Philippe Soupault ou Francis Ponge. Le numéro spécial consacré à Freud est le seul à paraître en 1924. Selon une pratique fréquente dans les petites revues de l’époque, il est constitué par les réponses à un questionnaire que la rédaction avait largement diffusé auprès d’écrivains et de médecins aliénistes. Pour la première fois sont donc confrontés les points de vue de médecins et de psychiatres, parmi lesquels quelques-uns des premiers psychanalystes français, et ceux de nombreux écrivains, les uns de grande renommée comme Edmond Jaloux et Valery Larbaud, les autres au début de leur carrière comme René Crevel, Henri Michaux ou Jacques Rivière. Grâce à cette diversité, la réception de Freud en France y apparaît avec tous les malentendus et les réticences que le penseur viennois suscita à l’époque. Il faut rappeler que la vie intellectuelle française, en cette année 1924, était déjà frappée de ce « nouveau mal du siècle »1, de ce marasme et de ce désarroi qui, selon Marcel Arland  s’étaient substitués à l’euphorie de l’immédiate après-guerre. La « découverte freudienne » est une des composantes majeures de cette crise intellectuelle qui va durer jusqu’au raidissement idéologique des années 1930, lorsque la crise économique, durcira les clivages en les positionnant sur des thèmes socio-politiques. En remettant en cause la maîtrise de l’homme sur sa psyché, elle creuse les doutes que la guerre a fait naître sur la nature et la vocation de l’homme, et les reformule dans un discours cohérent, auréolé des prestiges de la science. C’est ce contexte de redéfinition anthropologique et d’émergence de nouvelles références cognitives qui autoriserait, me semble-t-il, pour s’inscrire dans la perspective de ce colloque, une comparaison avec la crise romantique : de même qu’au lendemain de la Révolution et de l’épopée napoléonienne, une épistémè nouvelle2 a pu se fonder sur de nouveaux rapports entre sensibilité, savoir et histoire, de même, la « découverte freudienne » marque l’entrée dans une nouvelle compréhension de la fonction de la littérature et de l’art comme formes expressives permettant à l’homme de faire face au malheur d’une histoire qui semble lui avoir définitivement échappé.

II. Le « retard » de l’introduction du freudisme en France :

2 En 1923, Lewis, dans le roman de Paul Morand, Lewis et Irène, occupe le temps d’un vol entre Paris et Londres à lire « sans les comprendre ces trois essais sur la théorie de la sexualité de Freud qui reculent terriblement les bornes de l’innocence »3. Cette allusion, sous la plume d’un auteur qui était assez bien informé des théories psychanalytiques4, montre - sans qu’il soit utile de revenir en détail sur l’histoire de la psychanalyse en France5-, combien son acclimatation fut tardive comparativement à l’Allemagne, la Suisse et aux pays scandinaves, et quelles résistances moralisantes elle eut à surmonter. Albert Thibaudet imputait ce retard à la rivalité franco-germanique qui, de 1900, date de parution de la Traumdeutung, jusqu’à la guerre de 1914, régnait dans tous les domaines du savoir.6  Dans le cas de Freud, l’ignorance de l’allemand chez les scientifiques français s’ajoutait à des exclusives disciplinaires comparables à celles qui privèrent Bergson d’une chaire à la Sorbonne, empêchant le penseur le plus original de l’époque de former des disciples et de faire école. Comme en témoigne la lettre de Gide citée en exergue de cet article, il était courant chez les intellectuels français de dénier toute originalité à Freud, qui n’aurait fait que reprendre d’anciennes hypothèses et les agencer en un système attrayant. Mais la répulsion que provoquaient le vocabulaire sexuel et les images un peu trop crues du médecin viennois n’était pas pour rien dans ces résistances, certains esprits prudes allant jusqu’à traiter la psychanalyse de « psychologie des latrines ».7

3 Dans le milieu spécialisé, l’opposition au freudisme peut s’expliquer par l’état du champ de la psychologie et de la psychiatrie  françaises au début du siècle, qui, loin d’être atone, embrassait une grande diversité de courants et de recherches. Un témoignage en est fourni indirectement par André Breton, qui avait passé une partie de la guerre dans un service de psychiatrie comme assistant médical. Avant de découvrir Freud et d’en faire un point d’appui de la pensée surréaliste, c’est à Charcot, à Pierre Janet, l’un des pères de la psychologie clinique8, et à toute une série de psychologues plus ésotériques les uns que les autres qu’il se réfère couramment.Élisabeth Roudinesco, dans son histoire du freudisme en France, défend l’idée, déjà soutenue par le Dr. Hesnard, que son assimilation a été plus rapide et mieux accueillie  par la voie littéraire que par la voie médicale. Elle en donne pour preuve l’attention énorme que les surréalistes ont accordée à Freud. Il en résulterait une approche spécifiquement française, plus sensibilisée à la question du langage et à son rôle dans la cure, qui trouverait son expression dans les travaux de Lacan et de la seconde génération de psychanalystes. Or, les contributions à ce numéro spécial du Disque vert montrent une répartition des points de vue différente : les médecins, en dépit d’une opinion publique majoritairement hostile aux thèses freudiennes, semblent avoir déjà sur elles un jugement très informé, appuyé parfois sur une pratique déjà longue de la psychanalyse. C’est le cas d’Henri Claude qui avait créé, en 1923, la première consultation de psychothérapie d’inspiration psychanalytique à l’hôpital Sainte-Anne.9 À l’inverse, l’intérêt que certains écrivains prétendent porter à la découverte freudienne pourrait bien recouvrir, comme le soupçonne Pierre-Jean Jouve : « une forme nouvelle, plus subtile, plus secrète de résistance. »10

4 Ce numéro du Disque vert paraît au moment précis où les milieux cultivés français se familiarisent avec les idées freudiennes. Dans un premier temps, ils se forgent une idée assez grossière et restrictive de la psychanalyse qui, me semble-t-il, oscille entre deux représentations majeures : pour les uns, il s’agit avant tout d’une technique thérapeutique qui peut être utile pour le traitement de diverses formes d’angoisse et de folie. C’est le point de vue, par exemple, de Henri Claude et d’Angélo Hesnard, qui reconnaissent cette efficacité :

Elle ne guérira jamais la Folie. Mais elle a déjà obtenu, indiscutablement, de très beaux résultats thérapeutiques dans une branche de la Médecine où l’on avait depuis longtemps renoncé à faire autre chose que de la médecine vétérinaire. Pour notre part, nous avons, en nous inspirant de Freud, amélioré déjà beaucoup de psychopathes, plus qu’avec toute autre méthode.11

5 Pour les autres, la psychanalyse est une méthode rigoureuse - plus fiable que la littérature- pour percer les mystères de l’inconscient. D’un côté, une technique thérapeutique réservée à des cas cliniques, de l’autre, un système interprétatif applicable aux expériences les plus communes comme le rêve, l’acte manqué ou l’oubli. Si tant de jeunes poètes, dans les années 1920, recueillent leurs rêves, s’étonnent des associations libres qu’ils nouent avec l’état de veille, au point d’affirmer très haut leur valeur prophétique, n’est-ce pas en partie à la psychanalyse qu’ils le doivent ? La contribution d’Henri Michaux à ce numéro du Disque vert montre pourtant que s’il souhaite, lui aussi, conduire méthodiquement l’étude du rêve, c’est avec un oeil très soupçonneux qu’il aborde la lecture de Freud.

III. Réflexions qui ne sont  pas étrangères à Freud . Henri Michaux

6 L’article d’Henri Michaux détonne dans ce numéro où dominent des opinions plutôt favorables à la psychanalyse : en quelques paragraphes, il décline une série d’appréciations critiques nettement teintée d’hostilité. Sous un titre un rien alambiqué, l’article débute par l’évocation d’un « Freud commerçant » auquel une pratique ingénieuse de la réclame a permis d’imposer la psychanalyse comme une science « populaire » et facile à un public qui renâcle habituellement aux sciences pudiques et austères. Cette réussite, s’interroge Michaux, ne  viendrait-elle pas de ce que chaque individu peut avoir le sentiment d’avoir déjà fait, à un moment ou un autre, de la psychanalyse sans le savoir ? Cette allusion moqueuse à Monsieur Jourdain, que René Crevel ose à son tour dans les premières lignes de son article, pouvait s’autoriser, il est vrai, d’une notation du journal d’André Gide: « Le freudisme…Depuis dix ans, vingt ans, j’en fais sans le savoir. »12

7 Michaux affecte de ne pas prendre au sérieux l’édifice conceptuel de Freud pour expliquer le rôle de la sexualité dans la formation psychologique : selon lui, Freud en est encore à « consulter ses quinze ans », à faire la théorie de ses découvertes d’ « enfant précoce ». Le véritable renversement qu’apporte, selon lui, la psychanalyse, c’est la méthode analytique : elle marque une rupture avec l’effort de synthèse qui caractérisa le XIXe siècle, siècle du matérialisme, où tout tendait à simplifier et à unifier les savoirs. Freud opère une réaction vers la complexité et l’intériorité, qui le place dans la tradition des grands romanciers introspectifs, Barrès, Tolstoï, Dostoïevski, Bourget, Poe, lesquels, ajoute Michaux, furent « sans doute »  psychanalystes. On aimerait qu’il en dise plus sur ce qui explique ce renversement de l’esprit de synthèse en esprit d’analyse. N’y aurait-il pas là une intuition qui nous aiderait à revoir l’histoire littéraire et l’histoire des idées à travers le prisme de la psychanalyse ? Mais Michaux préfère passer à autre chose : la psychanalyse, c’est avant tout la question du rêve et de ses rapports avec la folie, et, en cela, elle touche à un domaine dont il a fait dès le départ la matière de son travail poétique13. Et là, son désaccord avec Freud est radical; malgré la brièveté de son article, on sent que Michaux serait prêt à argumenter, tant il est déjà convaincu que ce qui s’impose dans nos rêves, « le potentat »  qui y règne, ce n’est ni l’Amour, ni la Libido, c’est l’orgueil : 

 Si j’examine la folie, je trouve l’orgueil. Beaucoup plus de fous marquent l’orgueil que la libido. 

Freud voit dans les rêves des verges symboliques. Moi, j’y vois des poings, des assiettes de la faim, des maisons d’avarice. L’amour-propre est l’instinct intrinsèque de l’homme. 14

8La conclusion de l’article prête à sourire tant elle peut sembler prétentieuse :

Freud n’a vu qu’une petite partie. J’espère démontrer l’autre partie, la grosse partie, dans mon prochain ouvrage : Rêves, jeux, littérature et folie.

9Remarquons toutefois que cette « grosse partie » annonce déjà le projet, souvent remis mais jamais abandonné, de toute la carrière de Michaux, tant comme écrivain que comme artiste. La « petite partie », celle qu’a vue Freud, est justement celle dont il ne veut rien savoir : le papa-maman, la famille, l’œdipe, l’inceste, etc. Ce n’est pas pour rien que Jean-Pierre Martin ouvre sa biographie, sur cette citation « Freud, il veut me refiler une famille »15 La « grosse partie », Michaux en avait entrepris l’approche dès 1922 dans son  premier texte, Cas de folie circulaire, publié déjà dans Le Disque vert. Il aurait aimé la poursuivre dans un essai sur le roman de Hellens, Mélusine ou La Robe de saphir à propos duquel il annonçait : « une théorie à lui, sur le rêve, l’émotion et le romantisme qui prendra non pas une idée, mais vingt. »16 Il tournera longtemps autour de ce projet, qui deviendra celui d’un livre sur la folie qui aurait pris le contre-pied de Freud. En 1959 encore, il annonce à un critique américain qu’il prépare une longue étude sur la folie17. Elle ne vit pas le jour, Michaux ayant finalement choisi de venir à bout de cette question de la folie par un autre biais : ses livres sur la drogue. Raymond Bellour le note avec justesse : 

De le “schizophrénie expérimentale“ de Misérable miracle aux “Situations gouffres” de Connaissance par les gouffres et aux “aliénations expérimentales” des Grandes Épreuves de l’esprit, c’est la mimétique ambiguë de ce que Michaux nomme « l’aliéné » ou « la folie » qui opère en lui une mutation sans retour. 18

10 Exit donc la folie, mais restent le rêve et ses jeux. Ce n’est qu’en 1969, dix ans après la rencontre avec Hackett– et quarante cinq ans après ce numéro du Disque vert - que le livre sur le rêve se concrétisera avec Façons d’endormi, façons d’éveillé 19, un essai en deux parties inégales ; l’une, la plus longue, où un Michaux amusé et amusant soulève avec humour le « rideau des rêves » nocturnes en relatant quelques uns de ses rêves, l’autre, plus brève et plus exaltée, célébrant la liberté et la nonchalance de la rêverie « loin des labeurs, des apprentissages, des restrictions et de la crucifixion de l’écriture et des autres arts, unique, absolument pour rendre au plus près ce dont vous étiez réellement avide […] »20

IV. Freud de l’Alchimiste à l’Hygiéniste (René Crevel)

11 En 1924, Crevel, comme Michaux, est encore quasiment un inconnu. Il a créé avec quelques amis poètes, rencontrés au service militaire, la revue Aventure, ce qui l’a mis en relation avec le milieu avant-gardiste. À partir de 1922, il gravite autour de personnalités aussi diverses que Tristan Tzara, Gertrude Stein, Étienne de Beaumont et André Breton. Les expériences de sommeil hypnotique auxquelles il fait participer quelques-uns des futurs surréalistes lui valent en 1922 une petite réputation de médium. On ignore d’où il tient sa connaissance du spiritisme, mais il est sûr qu’il fréquente assidûment voyantes et diseuses de bonne aventure qu’il fera apparaître dans la plupart de ses romans. Le premier, Détours, va paraître en août 1924, à la N.R.F., sans que cette infraction au dogme surréaliste ne l’empêche d’être l’un des premiers adhérents au groupe de Breton, quelques mois plus tard.

12 Le titre de son article dans le Disque Vert : « Freud de l’Alchimiste à l’Hygiéniste » sonne étrangement aujourd’hui. Crevel a sans doute des raisons personnelles de s’intéresser au freudisme : une famille de bonne bourgeoisie où la morbidité mentale et physique atteint un taux impressionnant, une tuberculose récurrente à laquelle il lui faut arracher des moments de création et de vie sociale, une orientation homophile qu’il est peut-être le premier écrivain français à afficher et à assumer totalement. L’angoisse et la peur de la mort l’assaillent en permanence et pour les contenir il est prêt à tout tenter. C’est ainsi qu’il commença une cure avec le Dr Allendy, en 1925, mais l’abandonna rapidement. L’expérience lui avait fourni assez d’arguments contre la psychanalyse pour qu’il en donne une caricature désopilante dans Êtes-vous fous ?21

13 Au terme de ce roman, où Crevel, sous le nom de Vagualame, tourne en dérision sa propre irrésolution, la découverte du « Je suis un autre » confère nécessairement à l’inconscient le prestige dû à toute instance susceptible de nous dominer. L’alchimie, qu’évoque Crevel dans son article, renvoie à ce processus d’objectivation de soi à soi, processus qui, comme dans toute alchimie, comporte un risque certain, celui de ne jamais parvenir à rassembler les diverses facettes du moi et de nous égarer dans une quête sans fin. Le genre du roman permet d’offrir une solution  temporaire à ces crises d’identité comme le montre Êtes-vous fous ? Au dernier chapitre, Vagualame est parti à Berlin sur les traces de “Dame de la Mer”, une femme qu’une voyante lui a promise comme épouse. Lorsqu’il la rencontre dans un institut de recherches sexuelles  très LGBT22, c’est pour apprendre qu’elle vient de se faire opérer pour changer de sexe et pouvoir convoler avec une belle Américaine. Cette ultime péripétie met fin aux aventures de Vagualame qui prend conscience de n’être qu’un personnage dans un roman de René Crevel :

Tu es à Berlin.

Pourquoi ?

Réponds, si tu peux.

Tu n’as rien à dire ?

Alors ôte ton masque.

Tiens, tu me ressembles comme un frère.

Et, s’il te plaît, le nom qui te désignait avant la rue des Paupières-Rouges ?

Tu dis ?...René Crevel ?

Mais tu es moi. Je suis toi. On est le même.

Donc de Vagualame, c’est à dire de René Crevel, je ne parlerai point à la troisième personne, non plus que je ne lui parlerai à la seconde.23

14Liquidation du personnage et fin de la fiction. Le retour à Paris de Vagualame-René Crevel est un retour  à la sincérité, à la confrontation patiente avec le réel.

15 S’il rend hommage à la vertu alchimique du freudisme, capable de nous révéler la diversité de notre moi obéissant aux injonctions d’un inconscient tout puissant, Crevel nous met en garde contre son application purement fonctionnelle et « hygiéniste ». Dans la mesure où, pour Freud, l’inconscient est fondamentalement de nature sexuelle et laisse planer un soupçon de sexualité sur tout comportement, le sujet qui tente une psychanalyse ne peut éviter de se sentir rabaissé et culpabilisé. Il se voit appliquer une « grille de lecture » qui prétend à l’universalité, mais qui n’est peut-être qu’un truc pour dévaliser les consciences :

Au reste, l’explication psychanalytique ne vaut que si lui est accordée une portée générale : d’où sa grandeur quasi panthéiste et le secret de sa force. On l’a parfois comparée à la clé des songes, pour moi, je serais plutôt tenté de la croire pince-monseigneur,capable d’ouvrir toutes les portes ; mais tel est le besoin de se contredire soi-même, qu’il me semble déjà ne lui reconnaître une puissance si générale que  pour en mieux douter ; je me rappelle, en effet, que les sectes les plus archaïques, les religions les plus improbables ont toujours cru entrer partout de plain-pied. 24

16Il est à craindre que l’homme moderne ne cherche à tirer de la psychanalyse une règle de vie, « une hygiène d’âme, tout comme on parle d’hygiène du corps »25. Or les livres de Freud, bien loin d’être les bréviaires de perversité que décrivent ses détracteurs, prouvent au contraire la nécessité de ne jamais « meurtrir une normale, dont il était grand temps de s’apercevoir qu’elle change avec chaque individu. »26La psychanalyse pourrait ainsi nous aider à nous retrouver au moyen d’une morale  purement individuelle et matérialiste :

Si la psychanalyse peut tuer toute spontanéité (Psyché perdit l’Amour pour l’avoir voulu connaître), elle peut, au contraire, en vous montrant notre voie, nous permettre de retrouver le simple, le sûr instinct. 27

V. Réserve sur un point.(Jean Paulhan)

17 Paulhan, on le sait, n’aime pas afficher des positions trop tranchées. Si, sur le fond, son désaccord avec le freudisme n’est pas moindre que celui de Crevel et de Michaux, il ne l’exprime pas avec la même conviction sentencieuse. Sa contribution à ce numéro du Disque Vert n’est guère qu’une note sur « un  point » précis, mais ô combien subtile ! Soucieux de rester sur le terrain de la poétique et du langage, qui est celui de ses premières publications, l’auteur de Progrès en amour assez lents passe sous silence tout ce qui faisait déjà la doxa freudienne : l’inconscient, la libido, la cure analytique, pour concentrer ses remarques sur la démarche interprétative qui est pratiquée par la psychanalyse. Partant des détails concrets de la vie tels qu’ils sont communiqués par les analysés, le psychanalyste, observe Paulhan, essaie de les rattacher à des dispositifs abstraits et inconscients censés les motiver :

L’obsession d’une jeune fille consiste à empêcher à grands soins l’oreiller de toucher au  bois de son lit. Or, Freud remarque d’abord que le bois est, pour cette jeune fille, mâle et l’oreiller femelle – puis que ce bois lui représente son père et l’oreiller sa mère enfin, qu’amoureuse en secret de ce père, elle se figure en séparant l’oreiller du bois accomplir une action magique,propres à empêcher ses parents de s’unir.28

18Paulhan remet en cause cette méthode qui a le tort de délaisser le plan des sensations et des émotions concrètes  pour remonter toujours vers les entités solennelles et abstraites que sont, entre autres, l’Inconscient, l’Œdipe ou l’Inceste. Elle lui semble aller à l’envers du processus associatif réellement vécu par les individus et nier leur spontanéité imaginative. Il serait plus juste, selon lui, de renverser la démarche et de voir dans les symboles livrés par l’analysé non pas la traduction, mais le langage même de ses obsessions. Au lieu d’aller chercher dans un inconscient supposé des idées oubliées qui auraient généré ces images angoissantes, et prétendre guérir ces angoisses en obligeant l’analysé à admettre comme siennes ces idées, il faudrait rechercher plutôt un « progrès » qui, partant du ressenti de l’expérience, produirait les idées susceptibles de les comprendre et de les maîtriser. Et l’analysé, nous assure Paulhan, parviendrait tout aussi bien à la guérison .

19 Cette « réserve sur  un point » n’est pas tout à fait anodine : elle semble se cantonner sur le plan de la production du sens, de la dynamique des associations, mais en réalité elle remet en cause tout l’édifice freudien.  Elle sous-entend en effet que la thèse de la sexualité enfantine et le principe du refoulement sont des axiomes arbitraires de la théorie psychanalytique que l’on peut ne pas admettre. Cette amputation préfigure un peu celle qu’opéreront Karen Horney et les révisionnistes néo-freudiens dans l’étude des névroses lorsqu’ils proposeront de remplacer la machinerie du refoulement par la prise en compte des facteurs environnants qui favorisent les conflits névrotiques.29 Le talent de Paulhan était de le dire en deux mots en y mettant un sourire :

On peut aussi supposer sans invraisemblance que l’idée impartiale et complète de la verge ou de l’amour incestueux est la chose du monde la moins partagée, qu’il est plus difficile à l’homme de se représenter cet amour qu’un oreiller, et cette verge que les serpents, ballons, couteaux et autres objets de même forme, que le monde nous prête. 30

20 La présentation de ces trois articles ne saurait suffire pour montrer toute la richesse de ce numéro du Disque vert.31 J’ai donné la préférence à trois auteurs qui étaient encore très jeunes en 1924 et qui, à des titres divers, allaient être associés de près à tout ce qui a fait la grandeur littéraire du XXe siècle. Le niveau de leur réflexion m’a paru à la hauteur de leur destin littéraire. D’autres contributions auraient mérité notre attention, celle sérieuse et tellement impliquée de Jacques Rivière ou celle si clairvoyante d’Edmond Jaloux. Comme toute enquête, celle-ci comportait quelques absences incompréhensibles : où sont les réponses de Pierre-Jean Jouve, de Breton, de Cocteau ? Et n’aurait-il pas fallu demander l’opinion de quelques étrangers, d’un Pirandello, d’un Aldous Huxley ou d’un Thomas Mann ? Mais tel qu’il est, ce numéro fait assurément date non seulement dans l’histoire du freudisme, pour laquelle il offre une documentation indispensable, mais aussi comme exemple du souci d’ouverture et de la liberté de ton qui pouvaient régner dans les petites revues intellectuelles de l’époque.