Colloques en ligne

Michel Pierssens

La littérature hors concours

1La question de l’enseignement de la littérature aujourd’hui ne peut plus se poser dans les termes ou sur la base d’un universalisme abstrait, fruit d’une bonne conscience progressiste présupposant un accord  d’évidence partagée sur l’essentiel : les valeurs, les visées, la perfectibilité de pratiques communes. Plus que jamais l'attention doit se porter sur les singularités, sur la distinction ou la différenciation du local et du global. S’il est un enseignement à tirer de l’observation de l’enseignement (celui qu’on pratique ailleurs comme celui que nous pratiquons nous-mêmes) c’est  qu’une approche pragmatique s’impose, essentiellement relativiste. Pour aller loin dans cette direction sans doute faudrait-il s’inspirer de certains exercices d’ethnographie de laboratoire, à la Bruno Latour, plutôt que du sociologisme réductionniste dérivé de Bourdieu.

2Depuis le site particulier que j’occupe (mais tous ne le sont-ils pas ?), celui d’une université francophone en Amérique, la question exige que soient bien saisis et définis les paramètres déterminants de la problématique. Ressemblances et différences avec d'autres systèmes universitaires peuvent troubler la perspective. L’Amérique francophone est en effet dans ce domaine structurée intégralement selon le même modèle que les universités des États-Unis tandis que l’organisation du financement de la recherche se fait selon un schéma plutôt britannique alors que le travail intellectuel s’inscrit dans des paradigmes théoriques plutôt français.  

3Chacun de ces termes mériterait bien sûr de longs développements que je dois ici condenser mais la nature hybride de ce contexte local (il n’est hybride que vu de l’extérieur, bien entendu) doit être gardé à l’esprit. Il commande très largement les importantes divergences existant entre le Québec et  la France en matière d’intérêts littéraires, que l’on considère l’enseignement ou la recherche, ceci sur fond de communauté linguistique mais aussi de différences culturelles, sociales et politiques considérables. Ces différences ne sont pas moins prononcées avec les États-Unis mais elles ont, dans le cas du Québec, des conséquences beaucoup plus importantes dans la mesure même où les convergences sont nombreuses.

4C’est ainsi que s’il parcourt un peu rapidement les plans de cours décrivant l’offre d'enseignements aux trois cycles au Département des littératures de langue française de l’Université de Montréal, un observateur français peut conclure à la similitude des programmes. De fait, la distribution des matières respecte très largement la répartition on ne peut plus traditionnelle en siècles, en genres et par auteurs globalement canoniques, avec en outre une certaine dose de théorie et de méthodologie mais qui fait là aussi la part belle aux «approches» désormais classiques, de la poétique à la psychanalyse. L’examen des bibliographies renforcera ce sentiment : les éditions utilisées sont toujours françaises et les ouvrages critiques ou théoriques obligatoires ou recommandés le sont tout autant, à de rares exceptions près, et toujours en français.

5À y regarder de plus près cependant, d’importances nuances apparaîtront. On constatera par exemple que des auteurs sur lesquels existe en France un déluge de publications soudainement apparues semblent tout à fait ignorés des programmes. Ils le sont en effet, conséquence  bien sûr du découplage entre le Québec et la France en matière de gouvernance universitaire et de mécanisme des recrutements dans le secondaire comme dans le supérieur – ce dernier articulé en deux systèmes bien distincts, au contraire de l’organisation française. Chose difficile à concevoir pour des universitaires français dont toute la carrière est soumise, depuis toujours, à un modèle centralisateur que toutes les réformes, pourtant incessantes depuis deux générations, ne sont pas parvenues à réellement ébranler. Conseil national des universités pour les carrières, concours nationaux pour les choix d’œuvres et de thèmes : ces deux dispositifs imbriqués n’ont aucun équivalent dans un système où l’autonomie des universités – moins totale cependant qu’aux États-Unis – n’est pas un vain mot, bien que toutes les universités soient publiques et soumises pour certains aspects de leur fonctionnement au contrôle étatique. L’organisation des programmes, la nature des enseignements, les choix thématiques, etc. reposent entièrement sur des choix collectifs (au niveau des facultés et des départements) et individuels (au niveau des cours offerts), dans un contexte où priment la consultation, le consensus, la recherche de l’harmonisation, et où les règles globales imposées par les pouvoirs publics ne touchent que de très loin (sans être inexistantes) aux fonctionnements locaux. L’enseignement de la littérature n’obéit donc à aucun impératif national à l’université proprement dite1.

6Il en va un peu différemment au premier niveau du supérieur, intermédiaire entre le secondaire et l’université, dispensé gratuitement dans des institutions originales, propres au Québec, les CÉGEPS ou «Collèges d’enseignement général et professionnel supérieur»2, lesquels délivrent un DEC (Diplôme d’études collégiales) indispensable pour l'admission à l’université. Là, le Ministère de l'Éducation, du Loisir et du Sport du Québec (MELS), très largement tenu par des technocrates de la pédagogie formés dans les très puissantes Facultés des sciences de l’éducation3, contrôle beaucoup plus étroitement les programmes ainsi que les manuels4 qui leur sont associés, même si chaque professeur dispose d’une marge de liberté importante dans le choix des textes, comme les collèges eux-mêmes dans la construction de leur offre de programmes et de cours. Les thématiques des cours sont elles aussi variables d’un collège à l'autre5.

7Il résulte de tout ceci que les composantes du bagage littéraire (et plus largement culturel) d’un étudiant québécois échappent dans une large mesure au formatage national centralisé que connaît son homologue français, directement ou indirectement déterminé par les choix effectués tout en haut de la pyramide institutionnelle lors de l’établissement des programmes des concours nationaux, CAPES et agrégation. On chercherait en vain dans les syllabus des cours proposés en 2010-2011 la moindre trace d’Aloysius Bertrand. Il en ira sans doute différemment dans les années à venir du fait de la percolation toujours active qui fait arriver sur le marché québécois, avec un léger délai, les nouveautés universitaires françaises – les livres comme les idées.

8Ce flux programmatique demeure presque totalement unidirectionnel : de la France vers le Québec, très rarement l’inverse. Si les neuf dixièmes des fonds des nombreuses librairies du Québec sont constitués d’ouvrages produits par des éditeurs français, on sait qu’il n'existe en France qu’une seule Librairie du Québec et que la disponibilité du livre québécois y  est inexistante, sauf cas de co-édition ou édition d'auteurs québécois par des éditeurs français.

9C’est ici le lieu de souligner un aspect qui différencie encore un peu plus les deux contextes quant à l'enseignement de la littérature. On sait que depuis la «révolution tranquille» des années soixante un effort volontariste considérable a permis de faire apparaître et s’épanouir un appareil et des institutions culturels québécois vigoureux et productifs. La notion même de littérature québécoise, d'abord contestée, s’est aujourd’hui imposée en s’appuyant d’abord sur le système d’enseignement (mais également sur les médias) : des classiques ont été identifiés et promus6 tandis que les auteurs contemporains reçoivent aujourd’hui une attention critique et pédagogique soutenue7. Du secondaire à l’université, la place de la littérature québécoise est désormais parfaitement assumée8. Les mémoires de maîtrise qui lui sont consacrés ainsi que les thèses de doctorat sont aujourd’hui très nombreux et représentent une proportion importante de tous les travaux de cette nature. Il est à noter d'ailleurs que ces travaux sont de plus en plus souvent le fait d’étudiants étrangers tandis que beaucoup d’étudiants québécois continuent à se préoccuper  du Moyen-âge, du roman libertin ou de culture fin-de-siècle, sans parler des auteurs féminins français actuels ou de l'autofiction, très populaires. Cet élargissement du champ de la littérature en français entraîne un rééquilibrage des programmes et jusqu’aux intitulés des départements. C’est ainsi que mon propre département, fondé dans les années soixante sous l’étiquette «Études françaises», porte depuis peu celle de «Littératures de langue française». Une appellation qui prend acte de l’intégration des études québécoises au sein d’un ensemble plus vaste, lequel s’est encore élargi grâce au succès des études sur les littératures francophones en général. De telle sorte qu’aucun programme d’études littéraires au Québec aujourd’hui ne serait concevable sans un cocktail équilibré de littérature française, de littérature québécoise et de littératures africaines, maghrébine ou antillaise. La relativisation du canon littéraire français se trouve  donc très avancée, beaucoup plus qu’en France où l’étude des littératures non-hexagonales demeure pour le moins marginale. Le Québec se trouve en cela bien plus proche des États-Unis et de nombreux pays d’Europe et d’Amérique latine, voire d’Asie, où ces littérature (y compris la littérature québécoise) bénéficient d’une grande curiosité et d’une place institutionnelle croissante9. Il reste que la question d’une littérature québécoise distincte permet de lancer de vastes interrogations, réglées depuis longtemps (mais peut-être pas pour toujours) dans le cas français. Existe-t-elle vraiment? Depuis quand ? Quelles relations avec les littératures en français ailleurs au Canada ? Demande-t-elle des outils conceptuels et méthodologiques différents ? Comment doit-elle être enseignée et à qui, avec quelles références, à partir de quel âge et jusqu’à quel niveau ? Ainsi mesure-t-on la force qui anime le souci d’une reconnaissance des réalités mais sans rompre avec les continuités historiques et intellectuelles héritées. Aussi la perspective historiographique importe-t-elle grandement, avec le besoin de construire une réserve patrimoniale bien balisée, la nécessité de repérer, de mettre au jour et d’analyser tout ce qui touche à l’imprimé et aux réseaux, tout en cherchant parfois à superposer à l’histoire littéraire locale des catégories d'application problématique (y a-t-il eu des avant-gardes ? des effets de rupture ? Quand et comment commence la modernité ? Etc.). La fusion encore récente de la Bibliothèque nationale du Québec avec les Archives nationales a permis la mise à la disposition des chercheurs d’outils de documentation et de réflexion remarquablement performants10. Les résultats vont s’en faire sentir sans aucun doute rapidement dans l’enseignement de la littérature québécoise, de la même façon qu’on perçoit déjà les effets des entreprises de numérisation à grande échelle des patrimoines imprimés partout dans le monde, y compris en France. Ceci sans oublier que les outils logiciels d’analyse progressent désormais eux aussi à un rythme accéléré, même si les applications par des enseignants formés de manière encore traditionnelle demeurent limitées11.

10Toujours est-il qu’après avoir dû sa survie à une stratégie de fermeture aussi hermétique que possible, le Québec contemporain doit son élan à sa façon de rechercher l’ouverture dans de nombreux domaines, à commencer par celui qui nous occupe. Une telle évolution n'est bien sûr pas sans incidences sur le plan, non plus des corpus étudiés, mais sur celui des théories et des méthodes. L’université québécoise se trouve amenée en effet à rechercher des outils intellectuels adaptés à cette ouverture, ce qui la rend sensible aux influences venues des États-Unis, depuis longtemps déjà engagés dans  des explorations déterritorialisées, qu’il s'agisse des cultural studies en général, des études postcoloniales ou des gender studies. Sous une forme ou sous une autre, ces perspectives critiques ont acquis droit de cité dans les programmes universitaires consacrés à la littérature. Il est d'ailleurs symptomatique qu’un projet comme celui de French Global, né à Harvard, ait fait appel pour les collaborations étrangères à des Québécois et non à des Français12. Le grand mouvement d’idées parti  de France dans les années soixante et soixante-dix, après s’être réincarné dans la French Theory, est donc en passe d’entraîner un basculement en sens inverse. Du Québec, où ce courant occupe de plus en plus de place sans pourtant menacer encore l’hégémonie relative des paradigmes français, peut-être verra-t-on partir une vague nouvelle qui atteindra (avec le retard français accoutumé) l'ancienne mère patrie des Canadiens français d’autrefois. Dans ce jeu d’influences dont l’issue est hasardeuse, il ne faudrait pas négliger de noter la place importante occupée dans l’enseignement de la littérature par un courant théorique et méthodologique distinct, ni «anglo-saxon», ni classiquement français : le courant sociocritique13. À peu près absent du terrain français, ignoré aux États-Unis, ce courant possède néanmoins une dynamique et une attractivité très remarquables au Québec. Peut-être bénéficie-t-il pour cela de ses origines largement belges – dans un milieu francophone québécois toujours ambivalent à l’égard de la France et des Français et à qui le passage par la Belgique offre quelque chose comme une voie de contournement ou d’évitement d’un face-à-face par trop inégal. Cela n’implique d’ailleurs en rien un intérêt quelconque pour la littérature belge, aussi absente des programmes que la suisse ou la luxembourgeoise – mais l’habitude est là, on le sait, de traiter les auteurs belges comme des Français à partir d’un certain niveau de notoriété et de réussite littéraire.

11Il résulte de tout ceci que le Québec enseignant de littérature occupe une position difficile à cerner de traits définitifs car il est, de fait, constamment à la recherche d’un introuvable équilibre entre des postulations différentes, voire inconciliables. Distance et proximité se mêlent en quelque sorte dans un jeu de mouvement jamais fixé. La France reste bien pour une grande part la métropole culturelle des intellectuels québécois (pour ce qui est de la littérature tout au moins – la situation dans les sciences sociales serait très différente), mais si le Québec (ce qui veut dire Montréal pour l'essentiel) se ressent tantôt comme une périphérie frondeuse et tantôt comme une métropole potentielle encore hésitante, il regarde avec curiosité et empathie dans d'autres directions : New York, Boston, la Californie, Londres, Berlin lui fournissent des idées qu'il accueille avec intérêt, parfois au détriment de la vieille alliance avec Paris. Sur le plan plus étroit de la littérature et de son enseignement, on constate ainsi qu’à la province Structuralisme (avec tous ses dérivés) se sont agrégées sans heurt majeur la province cultural studies et postcolonial studies, comme on peut parier que le feront les plus récents «turns» comme les universitaires américains en sont toujours friands (ainsi du «spatial turn»). Pas de révolution anti-canon, pas de féminisme radical comme aux États-Unis, mais une intégration réussie, sans assimilation forcée. De même pour ce qui est de la création littéraire, très cultivée dans la plupart des départements de littérature, avec des postes spécifiquement désignés, et où d’ailleurs une bonne partie des enseignants sont aussi des écrivains, poètes ou romanciers souvent oubliables mais dont l'expérience pratique de la création et de l'édition est précieuse et appréciée des étudiants.

12Faut-il voir dans ces arrangements originaux une conséquence ou une transposition plus ou moins inconsciente des arrangements (ou dérangements) propres à l’organisation politique canadienne ? On ne peut s’empêcher de penser qu’il existe un rapport entre les structures d’un pays qui revendique la métaphore de la mosaïque pour se décrire et a fait du multiculturalisme une politique officielle. Quand l’Église tentait tant bien que mal – très efficacement à certaines périodes – de construire une communauté monolithique, les Canadiens français étaient encore des Français du Canada. Aujourd’hui, après des années de débats et de luttes politiques et avec un mouvement souverainiste en situation d’échec au niveau fédéral comme au niveau provincial,  le Québec avance avec de moins en moins de certitudes identitaires. Situation qui peut être propice aux ouvertures (vers d'autres communautés, d'autres langues, d'autres cultures) en même temps que le pluralisme s’impose comme une nécessité incontournable dans tous les champs de la vie civile comme de la vie intellectuelle. Ce que certains ressentent comme un affaiblissement peut être pour d’autres un moteur permettant une plus grande créativité grâce à un dynamisme qui n'est plus inféodé à des hégémonies globales. On a beaucoup parlé dans les débats politiques canadiens de «fédéralisme d’ouverture», comme au Québec d’«accommodements raisonnables». Entre les littératures de langue française, dans la mise au point des programmes et des structures, on en est là – et c’est bien d’une sorte de «progressisme conservateur» qu’il s'agit. Notion parfaitement contradictoire pour un Français, sans doute, mais qui n’a pas nui à l’un des partis politiques dominants de l’histoire canadienne.