Colloques en ligne

Jean-François Domenget

Montherlant et Les Nouvelles littéraires

1Dans le tome 20 de la Bibliographie des auteurs modernes de langue française de Talvart et Place, on lit que Montherlant « a collaboré aux Nouvelles littéraires depuis leur fondation. Il leur est resté fidèle jusqu’à la fin de sa vie1 ». Nous allons voir ici, plus en détail, quelle fut cette collaboration, comment cet hebdomadaire a rendu compte de l’activité de Montherlant, quel rôle il a joué dans la construction de sa « notoriété2 ». Nous essaierons de comprendre pourquoi Montherlant s’est plu à écrire dans ce périodique, pourquoi patron, directeur et rédaction se trouvèrent bien de cette collaboration. Nous nous limiterons à la période de l’entre-deux-guerres. Elle fut celle où les Nouvellesexercèrent la plus grande influence, celle aussi où Montherlant conquit la gloire et l’élargit jusqu’à devenir, avec Les Jeunes Filles, une sorte d’auteur à succès.

Présence

2Montherlant a toujours été convaincu qu’un écrivain, dans la société moderne, pour avoir quelque audience, doit sans cesse occuper le devant de la scène. Dans ce but il utilise tous les moyens, parmi lesquels la presse.

3Sa présence, dans Les Nouvelles littéraires, comme signature indépendante, est immédiate et presque continue. Georges Charensol fait remarquer à Montherlant en 1924 : « Les Nouvelles littéraires impriment votre nom chaque semaine3 ». Cocteau, en 1925, dans une lettre à Max Jacob, appelle Les Nouvelles littéraires « le journal de Montherlant4 » et, en 1928, un journaliste, Jean-Jacques Brousson, interpelle le directeur, Maurice Martin du Gard, en ces termes : « Et qu’est-ce que vous avez dans le prochain [numéro]? Pas de Montherlant ? Rien de lui, rien sur lui, c’est extraordinaire !5 » Il n’y a qu’un seul trou dans cette continuité6, en 1938, 1939, 1940, années où Montherlant cesse toute collaboration et le journal presque tout compte-rendu de ses œuvres et de ses activités, à la suite d’une querelle qui éclate en 1937 entre Frédéric Lefèvre, le rédacteur en chef, et lui. L’explication de ce double silence se trouve dans une lettre que Montherlant écrit le 8 juillet 1939 à René Lalou, chroniqueur aux Nouvelles littéraires:

Lefèvre le prenant de haut avec moi du jour où il a été le seul directeur des Nouvelles littéraires7, me disant, par exemple, de la série des Jeunes Filles : « Vos cochonneries » [...]. J’ai dû promettre de faire lire en première lecture [...] Le Démon du Bien à Lefèvre, il m’a demandé des coupures ridicules, et offert des droits d’auteur dérisoires ; et dans ces conditions j’ai repris mon manuscrit et dès lors on m’a puni en ne parlant plus de mes livres dans une publication intitulée Les Nouvelles (?) littéraires8.

4En dépit de cet incident, Montherlant est parmi les écrivains de sa génération l’un des plus présents dans Les Nouvelles littéraires, à égalité peut-être avec Drieu La Rochelle, alors que, par exemple, Breton, Aragon, Malraux, Céline n’y ont quasiment pas écrit et n’ont pas été interviewés par Frédéric Lefèvre. Le nom de Montherlant ne figurait pas dans la liste des collaborateurs qu’on pouvait lire dans le numéro 2, le 28 octobre 1922 (il était alors presque inconnu), mais, pour l’historien de la littérature, il doit y occuper le premier rang.

Pourquoi Les Nouvelles littéraires ?

5Montherlant a publié aussi bien dans des revues élitistes, comme La NRF, que dans des quotidiens à gros tirages, aussi bien à gauche, dans Europe ou Vendredi, qu’à droite, dans La Revue universelle ou Candide. Pourquoi donc a-t-il montré une préférence si nette pour Les Nouvelles littéraires?

6D’abord, notre auteur aime les formes brèves, elles flattent en lui le goût de la concision, il y est maître. Aussi l’article, nécessairement bref, d’un quotidien ou d’un hebdomadaire s’accorde-t-il parfaitement avec les dimensions de l’essai tel qu’il le conçoit. Un texte court, Montherlant le donne aux Nouvelles littéraires plutôt, par exemple, qu’à La NRF. C’est le cas pour la note qu’il prévoit d’écrire sur Les Îles de Jean Grenier9, mais qui restera à l’état de projet, et pour celle sur André Suarès10 qui ne verra pas le jour non plus. Trop brèves, elles ne convenaient pas, d’après lui, à La NRF.

7Ensuite, Montherlant a le désir de toucher un vaste public. Pour lui, « être lu dans les bibliothèques municipales, ce n’est pas rien, cela vaut mieux que de n’être lu que de cinq cents snobs, comme tel poète à la mode que promènent les duchesses ». Allusion à Valéry sans doute11. C’est pourquoi Montherlant, qu’on imagine trop comme un aristocrate dédaigneux des masses, a beaucoup publié dans les grands quotidiens, Le Journal, L’Intransigeant, Le Jour et, plus tard, préfacé des auteurs classiques dans Le Livre de Poche. Or Les Nouvelles littéraires, hebdomadaire culturel, conçu, fabriqué, diffusé (dans les kiosques), vendu (à bas prix) comme un journal, visent un public beaucoup plus large qu’une revue. Plus faciles à lire que la plupart des revues, elles ne touchent pas seulement un cercle restreint de lettrés, mais aussi, hors de Paris, en province et à l’étranger, un public sérieux, aimant les livres et les choses de l’esprit, mais moyennement diplômé12.

8Quoi qu’en dise Léautaud, qui reproche à l’hebdomadaire de donner « des cours de littérature13 » et de recommander au public des écrivains « illisibles14 », Les Nouvelles littéraires sont un périodique moins intellectuelque beaucoup de revues. Or Montherlant prétend (il l’écrit à Valéry !) que « l’intelligence » n’est pas son « fort15 », il se méfie des intellectuels et parfois les attaque. Ainsi, dans Les Nouvelles littéraires du 3 février 1934, s’inspirant d’un article de Drieu paru le mois précédent dans notre hebdomadaire, il ridiculise « la HIP », la Haute Intelligence Parisienne16. Un sociologue trouverait sans doute l’explication de ce comportement dans les études finalement médiocres de ce jeune homme brillant. Il expliquerait peut-être aussi par là les rapports difficiles que Montherlant a entretenus avec La NRF ‑ une revue où, écrit-il, les chroniqueurs ont pour objectif « d’exciter mensuellement les cogitations des intellectuels17 ».

9Par ailleurs, dans une revue fondée par des écrivains, comme La NRF, un écrivain se trouve confronté à ses pairs. Or Montherlant, Simone de Beauvoir l’a bien vu, « se soustrait à toute confrontation18 ». À la compagnie des écrivains vivants de sa stature, il préfère celle des morts ou des « obscurs ». Aux Nouvelles littéraires, ceux à qui il a affaire, André Gillon, le propriétaire, Maurice Martin du Gard, Jacques Guenne, Frédéric Lefèvre, Georges Charensol, ne sont ni de brillants intellectuels, ni des écrivains, même si quelques-uns prétendent l’être.

10À quoi s’ajoute le fait que, dans une revue, même la moins sectaire, règne un esprit propre à la maison, esthétique, idéologique, par lequel un franc-tireur comme Montherlant se sent forcément bridé. Rien de tel aux Nouvelles littéraires. Même si les tendances les plus subversives y sont presque absentes, même si le ton général a une saveur académique ‑ quelle émotion pour déplorer la mort de Barrès, d’Anatole France et de Loti ! Et André Gillon, à la même époque, se débarrasse sans ménagement de Léautaud, trop anarchiste ‑, il s’agit malgré tout d’une entreprise plutôt œcuménique. On rappelle toujours à ce propos que la première page du premier numéro fait voisiner Gorki et Maurras. En effet, la droite et la gauche, l’arrière et l’avant-garde, Barrès et Breton coexistent dans l’hebdomadaire, en des proportions, il est vrai, défavorables au parti du mouvement. Un tel esprit ne pouvait que plaire à un écrivain comme Montherlant, foncièrement conservateur, mais trop indépendant, trop éclectique ou trop cynique, pour adhérer à un credo. Un périodique au-dessus des partis, littéraires ou politiques, n’abritant de polémiques que littéraires, convenait à celui pour qui « tout le monde a raison, toujours19 » et qui entendait ne se priver d’aucun lecteur.

Contributions

11La présence de Montherlant aux Nouvelles littéraires prend toutes les formes. Publication de textes d’abord. Montherlant donne à l’hebdomadaire, comme c’était l’habitude, des « bonnes feuilles » d’un ouvrage à paraître20. Beaucoup de poèmes, recueillis dans Les Olympiques (1924) ou Encore un instant de bonheur (1934). Des fragments de récits : en 1932 une nouvelle inédite, « Un petit Juif à la guerre », sort ainsi en cinq livraisons (5, 12, 19, 26 novembre, 3 décembre 1932). En 1936 une pleine page offre au lecteur une pièce de théâtre complète, Pasiphaé (11 avril 1936). Chose curieuse, Montherlant n’a donné aucun de ses romans en feuilleton aux Nouvelles littéraires21. Mais on peut y lire, en 1936, deux larges extraits de Pitié pour les femmes (15 août et 3 octobre 193622, curieusement qualifiés de « nouvelles », qu’avaient précédés en 1932 un fragment des Garçons (« Scènes de la vie de foyer. Serge Sandrier », 20 février 1932) et, en 1933, à deux reprises, des passages de La Rose de sable (1er juillet et 2 décembre 193323), deux romans que Montherlant publiera trente-cinq ans plus tard. À ces passages de La Rose de sable Montherlant donne, pour la circonstance, la forme de « choses vues » écrites à la première personne, sans doute parce que le public d’alors aime les reportages.

12Montherlant flatte ce goût du reportage en racontant aux lecteurs des Nouvelles littéraires ce qu’il a vu et pensé, entre 1928 et 1932, au cours de ses voyages en Espagne ou en Afrique du Nord : « Dernières notes sur les danseuses espagnoles » (3 novembre 192824), « Une pendaison à Tunis » (12 janvier 192925), « L’Enchanteur de serpents » (29 novembre 1930), « La Chienne de Colomb-Béchar » (15 octobre 193226). Exotisme, érotisme et cruauté: Montherlant n’a pas eu besoin d’étudier le journalisme pour connaître les ingrédients du reportage à sensation. Quelques articles plus abstraits s’élèvent jusqu’à des considérations sur la morale, les religions (« Montserrat », 26 avril et 3 mai 193027) ou, comme il était courant alors, sur la psychologie et le caractère des peuples : « Syncrétisme et alternance dans l’âme espagnole » (25 mai 192928), « La Tragédie de l’Espagne » (1er juin 192929).

13En effet, plus que le poète, le romancier ou le conteur, c’est l’essayiste qui se manifeste dans les colonnes des Nouvelles littéraires. Au début des années trente, on peut lire sous la plume de Montherlant des essais de moraliste, exposant ce que l’un de ces essais nomme des « principes de vie » (5 octobre 193530) ‑ le courage (14 janvier 193331), le bonheur (21 juillet 193532), «  La possession de soi-même » (22 juin 193533) ‑, textes réunis dans Service inutile (1935) et L’Équinoxe de Septembre (1938).Mais, dans l’entre-deux-guerres, Montherlant donne surtout aux Nouvelles des essais de critique littéraire. Il consacre de nombreux articles, presqu’une vingtaine, à des écrivains de son temps. Le seul maître du passé qu’il salue, c’est Tolstoï, le 1er septembre 1928, dans un numéro destiné à fêter le centenaire du romancier34.

14Montherlant paie d’abord son tribut à Barrès dans l’hommage que Les Nouvelles littéraires rendent au disparu le 8 décembre 1923, article35 qui sera suivi de trois autres, pour commémorer en 1925, en 1927 et en 1933, l’anniversaire de la mort de celui qui fut son grand maître36. D’ordinaire Montherlant rend compte d’ouvrages qui viennent de paraître, d’auteurs très variés, mais de second ordre : Battling Malone de Louis Hémon à qui un article de 1926 accorde le titre de « précurseur du roman sportif » (6 février 192637), Jeanne d’Arc de Joseph Delteil à cause du scandale que ce livre a causé (18 septembre 1926), La Chose littéraire de Bernard Grasset (6 avril 1929), parce qu’il faut bien flatter son éditeur, Printemps d’Espagne de Francis Carco (1er juin 1929) et, ce qu’on peut regretter aujourd’hui, le 2 septembre 1933, il salue un nouvel académicien, Abel Bonnard. Montherlant présente aussi aux lecteurs des Nouvelles littéraires des inconnus qu’il essaie de lancer, le poète François Berthault (3 mars 1928), Édouard des Courrières, auteur d’une Physiologie de la boxe (6 octobre 1928), et, pratique plus discutable, des proches, des amis : Anna Swansea, mémorialiste d’origine russe (13 juillet 192938), la romancière Jeanne Sandelion, un des modèles des Jeunes Filles (8 février 1930), son ami d’enfance Faure-Biguet (6 septembre 1930), le commandant Paul Odinot, romancier inspiré par le Maroc colonial, qui a informé Montherlant sur ce pays alors qu’il travaillait à La Rose de sable (11 mars 1933), l’écrivain franco-péruvien Ventura Garcia Calderon (3 février 1934). Il s’agit là de véritables articles de journaliste, puisque tous sont dictés par l’actualité littéraire. La plupart attendent encore qu’on les rassemble en un volume accessible aux curieux. D’autres articles traitent de problèmes littéraires plus généraux : le lyrisme et la poésie, ce que Montherlant appelle « le chant profond » (7 septembre 192939), « la vie poétique » (28 avril 1934), le génie (« Le Rire de l’artiste ou je rends fou le cacatoès », 28 juillet 192840), « l’invention dans l’art » à laquelle Montherlant, en écrivain de son époque, préfère le document, « cette franche sensation de la chose vécue et vraie » (13 juillet 192941), ou bien, article révélateur, « la zone d’ombre », face cachée de la vie de l’artiste qui nourrit secrètement sa création (4 septembre 193742 ».

15On peut s’étonner de tous ces articles où Montherlant semble s’égarer loin de son travail de créateur. Mais le texte d’autrui le stimule, pourvu qu’il y reconnaisse quelque chose de son propre monde. Or, du fait de l’insignifiance du sujet, Montherlant, plus à l’aise avec les minores qu’avec ses pairs, est aussi plus personnel et souvent plus inspiré. Ce qui frappe surtout, quand on lit ces contributions, c’est combien, dans une époque conflictuelle comme l’entre-deux-guerres, elles sont étrangères à la politique. À partir de 1932, à son retour d’Alger, Montherlant s’inquiète de la situation intérieure et extérieure de la France. Mais rien, ou presque, n’en transpire dans Les Nouvelles littéraires. Il écrit sur la guerre, mais sur la guerre de 14 (« Un petit Juif à la guerre », 5, 12, 19, 26 novembre, 3 décembre 1932). Il est vrai que, lorsqu’il s’engage contre les accords de Munich, il a rompu avec l’hebdomadaire, mais il paraît surtout s’adapter à l’esprit d’un périodique voué aux lettres, aux arts et aux sciences. En tout cas, après le 6 février 34, que publie-t-il dans Les Nouvelles littéraires? Des poèmes (3 mars 1934).

Réception critique, interviews, enquêtes, photos, publicité

16Les journalistes et les critiques des Nouvelles littéraires se sont montrés, dès 1922, très favorables à Montherlant. L’équipe qui fonde l’hebdomadaire, se donne pour but de dégager les tendances qui structurent la littérature contemporaine et de révéler au public les figures en train d’émerger. Or Montherlant incarne à la perfection le débutant témoin d’une tendance forte : celle des jeunes écrivains anciens combattants.

17En 1922, il n’est l’auteur que d’un modeste recueil d’essais et vit encore chez sa grand-mère, comme le note Maurice Martin du Gard, qui l’admire déjà beaucoup43. Mais Grasset s’apprête à publier son premier roman, Le Songe, un roman de guerre qui sort le 20 novembre, dans une collection dirigée par Edmond Jaloux44. Un mois plus tard, le 23 décembre, « avec une admiration fraternelle », Frédéric Lefèvre interviewe Montherlant dans « Une heure avec... », sous-titrée « ou le témoignage d’une génération ». Honneur exceptionnel pour un quasi inconnu de 27 ans, car ce n’est que la cinquième interview de la série. Suit un article très élogieux d’un critique extérieur, Jean-Louis Vaudoyer, le 6 janvier 1923, puis, le 11 août, Maurice Martin du Gard, en première page, dans sa série « Opinions et portraits », prévoit que Montherlant « sera notre D’Annunzio ».

18Dès lors Montherlant devient un abonné de la première page. L’année suivante, le jeune écrivain ne déçoit pas ses admirateurs, puisqu’il publie un Chant funèbre pour les morts de Verdun, suivi de ses deux Olympiques. Edmond Jaloux, qui tient désormais le feuilleton littéraire, malgré quelques réticences, constate, le 26 janvier 1924, à propos de la première Olympique, que Montherlant « fait presque figure de chef d’école ». Pour n’être pas en reste, le directeur en second, Jacques Guenne, qui n’est pas critique littéraire, s’associe, quinze jours plus tard, à l’éloge d’un écrivain de sa « génération » (9 février 1924). Quant à l’autre grand critique des Nouvelles, Benjamin Crémieux, cette année-là, dans trois numéros, il débat avec Montherlant des rapports du sport, de la littérature et de la guerre (16, 23 août, 6 septembre 1924). C’est assez dire que l’hebdomadaire fait une fête à ce débutant prometteur. Les Nouvelles littéraires vont même jusqu’à accueillir un article d’un international de football, Raymond Dubly, pour montrer la justesse des Olympiques (5 juillet 1924)45.

19Cet accueil se poursuivra, toujours chaleureux, jusqu’à la querelle qui écarte Montherlant en 1938. Pour Maurice Martin du Gard, La Petite Infante de Castille, un récit désinvolte de 1929, est l’œuvre d’« un magnifique écrivain d’humeur » (« Montherlant ou le démon d’avant midi », 23 mars 1929). Edmond Jaloux, à la lecture d’Aux Fontaines du désir (29 octobre 1927), nuance encore son admiration de quelques bémols, mais celle-ci l’emporte avec Les Célibataires ‑ ce roman a enfin droit a un feuilleton entier du critique (7 juillet 1934) ‑, puis avec Service inutile, dont certaines pages lui donnent un plaisir « sans égal » (25 janvier 1936)46. Parmi ceux, de tous bords, esthétiques ou politiques, qui saluent Montherlant dans Les Nouvelles littéraires, citons encore Jean Ajalbert (27 décembre 1924), Joseph Delteil (14 janvier 1928), Gérard d’Houville (9 juin 1928), Andrée Viollis (« La Réponse des femmes à Montherlant », 27 avril 1929), André Chamson (7 janvier 1933), Jacques de Lacretelle (5 août 1933), François Porché (30 juin 1934), Yves Gandon (7 mars 1936), Jean Cassou (25 juillet 1936), René Lalou, qui, à partir de 1935, dans sa rubrique « Le Livre de la semaine », rend compte des ouvrages de Montherlant, et notamment des Jeunes Filles (26 octobre 1935, 11 juillet et 31 octobre 1936, 31 juillet 1937), Pierre de Massot, attentif, à la même époque, à des ouvrages plus confidentiels (6 mars 1937, 13 novembre 1937, 14 mai 1938).

20Face aux critiques Montherlant, on s’en doute, ne demeure pas inerte. Les Nouvelles littéraires lui offrent une tribune dans laquelle il répond aux objections qu’on lui fait. Son premier article, le 12 mai 1923, est une réponse, à propos du Songe, à Jean de Pierrefeu, du Journal des Débats. Il dialogue, on l’a vu, avec Benjamin Crémieux, sur la littérature sportive, le sport et la guerre. Sur la guerre toujours, il a avec André Chamson une « polémique libérale » (tel est le titre de leurs deux articles des 7 et 14 janvier 1933). Avec Drieu il s’accorde sur « les modes intellectuelles » (3 février 193447) ou débat de la poésie et de « la vie poétique » (28 avril 193448). Bien plus, Georges Charensol a raconté comment Montherlant savait s’y prendre pour instaurer dans Les Nouvelles littéraires une « petite polémique » fictive49 : l’écrivain, sous le couvert de l’anonymat, ou un ami (Jeanne Sandelion, « Deux personnages de Montherlant, Alban et Dominique », 26 juillet 1930 ; Claude-Maurice Robert, « Montherlant, poète », 21 avril 1934) signent un article auquel Montherlant répond dans les semaines qui suivent, pour le nuancer ou le contester (« Sur les héros du Songe », 9 août 1930 ; « La Vie poétique », 28 avril 1934).

21On a déjà évoqué la première interview de Montherlant par Frédéric Lefèvre. Le jeune écrivain y tient des propos péremptoires, emphatiques (l’emploi de la majuscule met en relief des phrases entières), résolument de droite et de toute évidence réécrits pour la publication. Interview suivie de deux autres entretiens, à deux moments cruciaux de sa carrière. L’un, très long, beaucoup plus naturel, plus progressiste aussi, en 1927, à la sortie d’Aux Fontaines du désir, lorsque Montherlant, à la surprise générale, s’éloigne provisoirement de la France, de Barrès et de la droite. Il y soutient sur la sexualité des idées étonnantes dans la bouche du bon jeune homme qu’on croyait qu’il était, répliquant, par exemple, à Frédéric Lefèvre : « Je ne comprends pas bien ce que vous entendez par “aberrations sexuelles”. Il y a des goûts différents. Plus on en a, plus on conquiert sur la vie » (15 octobre 1927). L’autre, en 1936, à la sortie des Jeunes Filles,plus court et plus sage, malgré son titre absurde et racoleur : « Faut-il aimer les femmes qu’on n’aime pas ? »(18 juillet 1936). Montherlant ne fuit pas les interviews, loin de là : Georges Charensol l’interroge en 1925 (20 juin 1925), Nino Franck50 en 1928 (« Malles et valises, Retour d’Algérie et d’Espagne, Henry de Montherlant », 21 juillet 1928). Et il s’en amusait assez pour avoir écrit, sans doute dans les années vingt, un pastiche d’« Une heure avec... », demeuré inédit, où il se moque de ses propres travers :

J’attendis dans un petit salon, que j’examinai attentivement. Sur des fauteuils traînaient dans un désordre charmant des maillots et des culottes de sport dont je dois dire qu’ils me parurent dans leur neuf. Sur les tables, des photographies de toréadors et d’ecclésiastiques.

M. de Valherlant entra en coup de vent et me tendit la main, et je songeai à Mucius Scaevola étendant la sienne sur le bûcher.

Sans me dire un mot (car j’étais suffoqué par l’émotion) : « Eh bien, Monsieur, me dit-il, bien que je ne parle jamais de moi-même, je vais faire une exception pour vous » (il s’assit, se carra)51.

22Les Nouvelles littéraires offrent aux écrivains un autre type de tribune lorsqu’elles les soumettent à des enquêtes qui se déroulent souvent, comme un feuilleton, en plusieurs semaines. Montherlant a donc répondu à des questions sur la littérature52 et parfois sur des sujets plus farfelus (« Ce que j’ai écrit de plus mauvais », 18 avril 1925, « Aimez-vous la chasse ? », 14 septembre 1929). De toutes ces réponses, la plus curieuse est celle qu’il fait, le 8 mars 1930, à une question de Jean Larnac53 qui mène alors une enquête sur « les femmes et la société contemporaine ». Montherlant y déclare que « les seuls livres ou presque qui [le] touchent à quelque profondeur, parmi ceux qui paraiss[ent] aujourd’hui, [sont] des livres de femmes » : Anna de Noailles, Marie Noël, Cécile Sauvage, Colette, Gérard d’Houville. L’écrivain et son œuvre peuvent faire aussi l’objet d’une enquête. C’est ce qui arrive en 1936 avec l’enquête en quatre épisodes de la journaliste et romancière Janine Bouissounouse, « Montherlant et ses héroïnes, Les Jeunes Filles jugées par les femmes » (8, 22, 29 août, 5 septembre 1936), les femmes en question étant toutes à des degrés divers des femmes de lettres. Enquête qui suscite un abondant courrier des lectrices : « La proportion des lettres d’approbation a été d’environ une sur deux, l’autre lettre étant de critique, voire d’injures », constate Montherlant et, comme exemple de ces lettres « de critique », il en cite une d’Isabelle Rivière, la femme de Jacques Rivière : « Vous êtes un goujat ! » (5 septembre 1936). Belle opération publicitaire que cette enquête !

23Soumis à l’interview ou à l’enquête, l’écrivain devient une vedette. Les reportages, les échos (tenus, dans les années vingt, par Léon Treich), que multiplient Les Nouvelles littéraires, contribuent à mettre en lumière ses faits et gestes. Lorsque Montherlant est absent de Paris, ils rappellent utilement son existence. En 1925 on suit dans Les Nouvelles littéraires les activités de notre auteur à Madrid : conférence à l’Institut Français « devant l’auditoire des grands jours », suivie d’un dimanche à Tolède dans la propriété de Gregorio Maranon, et Henri Mérimée, l’auteur de la chronique, cultivant la figure de l’écrivain « toréador » (22 septembre 1923), d’ajouter qu’on a vu Montherlant « aussi bien dans les tertulias littéraires que dans les corrales des arènes de taureaux » (27 juin 1925). L’anecdote qui fit, à cette époque, le plus de bruit fut la nouvelle du duel avec le fils de Barrès qui estimait que le disciple, dans un article de l’hebdomadaire (« Les Grands Jeux de Barrès. Le Démon », 26 novembre 192754), avait insulté le maître, duel annulé à la suite d’une mise au point de Montherlant publiée dans Les Nouvelles littéraires du 3 décembre 192755. D’autres reportages racontent les conférences de l’écrivain, dans le grand amphithéâtre de la Sorbonne (19 mai 1934), aux mardis littéraires de l’exposition de 1937 (14 août 1937) et, récit plus pittoresque, au Vel’d’Hiv, en 1926 : pour lancer Les Bestiaires, Montherlant, sous le feu des projecteurs, devant un public d’aficionados peu portés à la réflexion, fait un discours sur « le mystère taurin56 » et réussit à le terminer malgré la panne du micro et l’impatience de l’auditoire. Prestation qui montre qu’il ne reculait devant rien pour faire vendre un roman dont le succès en France n’était pas assuré. On voit par là combien le journal sort l’écrivain de sa pièce de travail et fait de lui une sorte de héros, dompteur des taureaux et du public (Jean Soulairol, « Au Vel’d’Hiv’, Montherlant devant les taureaux », 20 mars 1926).

24Les photos, encore bien médiocres, mettent elles aussi en lumière la personne de l’écrivain. On voit d’abord Montherlant en jeune homme timide, engoncé dans son costume (23 décembre 1922, 11 août 1923), puis en tenue de footballeur (9 février 1924), ou bien élégant et mélancolique, « voyageur traqué », dans sa maison (18 juin 1927) ou sur une terrasse de la médina de Tunis (7 janvier 1933, 30 juin 1934). Il apparaît plus mûr, beau comme un acteur américain, à l’époque des Jeunes Filles (5 octobre 1935, 11 juillet 1936).Les portraits dessinés passent mieux à l’impression que les photos. Carlo Rim57 en a fait un très curieux, peu ressemblant, d’un Montherlant chauve, pour illustrer l’interview que l’écrivain accorde à Nino Franck le 21 juillet 1928. Quant à Jean Texcier58, l’artiste qui dessinait les écrivains interrogés par son ami Frédéric Lefèvre, Les Nouvelles littéraires ont publié de lui deux portraits de Montherlant : l’un, grave, tourmenté, dirait-on, croqué lors de son « heure avec... » du 15 octobre 1927, et, plus tard, un profil, dégarni (une fois encore !) et pensif, très « années 30 » (26 juillet 1930)59.

25Last but not least, les pavés publicitaires multiplient également la présence de l’écrivain. Grasset, l’éditeur de Montherlant, donne à l’hebdomadaire ‑ tels sont les mots de Georges Charensol – « des placards massifs »60. « Voilà de belles polémiques à l’horizon ! », annonce un de ces placards pour faire acheter Aux Fontaines du désir (22 octobre 1927). L’un des plus habiles (et des plus démagogiques) est celui qui vante le premier tome des Jeunes Filles: il accumule une série de jugements défavorables de la critique pour les faire suivre, en gros caractères, de ce chiffre : 40000 exemplaires vendus (8 août 1936).

26Les Nouvelles littéraires participent à la médiatisation, alors récente, des écrivains, dont elles divulguent les portraits, dont elles mettent en scène le cadre de vie et de travail, dont elles racontent les faits et gestes. Devenu une vedette, l’écrivain compte autant désormais par sa personne que par son œuvre. Montherlant se prête à cette métamorphose. Sa stratégie le pousse à se mettre en avant, autour de lui il suscite l’événement : polémiques, interviews, échos, reportages. En outre, par tempérament, il se compose un personnage, ce qui fait de lui la coqueluche des journalistes et aussi des caricaturistes (mais il faut chercher les caricatures ailleurs qu’aux Nouvelles littéraires où on le respecte trop pour le ridiculiser61) : personnage, très typé dans la société littéraire de son temps, d’aristocrate désinvolte, à la fois écrivain et « aventurier62 », homme d’ordre et jouisseur, viril et mélancolique63. C’est sous ces traits qu’il conquiert la notoriété. Les Nouvelles littéraires ont joué un grand rôle dans cette conquête. Le temps modifiera l’image de Montherlant, mais il appartiendra toujours aux Nouvelles littéraires de la diffuser. Montherlant le sait et ne cache pas sa reconnaissance. En 1930, il qualifie Frédéric Lefèvre de « sorcier, sourcier aussi, toujours en éveil, qui va à la découverte des talents, des caractères et des âmes64 ». Beaucoup plus tard, à la mort d’André Gillon, le 15 mai 1969, dans Les Nouvelles littéraires, évidemment, il lui rend hommage – « Je suis redevable à André Gillon des conseils sûrs et désintéressés qu’il me donna, quand il arrivait à d’autres de m’aiguiller de travers, exprès » ‑ et il le compare à Vautrin instruisant Rastignac ou Lucien de Rubempré. Dans la foulée, il rend hommage à « ce journal qui restera comme un monument de la vie littéraire française telle qu’elle fut pendant une vaste part de ce siècle ». Aussi n’est-il pas étonnant qu’il ait voulu, « après la guerre », aux dires de Georges Charensol, faire des Nouvelles son « exécuteur testamentaire littéraire65 ». Ce ne fut qu’une idée, mais elle dit tout de la place qu’a tenue cet hebdomadaire dans sa vie d’écrivain.