Colloques en ligne

Jean Sgard

Saint Fer ***

1    De tous les figurants qui hantent la correspondance de la Marquise sans y laisser d’autre trace que leurs titres et leurs étoiles, Saint Fer*** est le seul qui  soit un personnage, un support pour l’imagination, un être fictif, doué de caractère, de sentiments, peut-être d’une fonction dans l’intrigue. Plus que le Comte de R*** lui-même, il existe, au point d’apparaître parfois comme son substitut. Mais à quel titre ?

2     Dans l’échelle des titres de noblesse, il est presque au plus bas degré ; non pas un écuyer, qui accèderait à la première marche de la noblesse, mais plutôt un fils de grande famille qui attend un héritage, une charge, une succession, qui lui permette de prendre place dans le grand monde. Saint Fer *** est noble, son nom le laisse penser ; curieusement, c’est le seul patronyme à peine déguisé sous ses deux syllabes archaïques (Saint Feriol, Ferreol ?)1, et qui échappe donc à la grisaille des astéronymes. Dans la hiérarchie des Lettres de la Marquise, il y a au sommet les princes, les ducs et les marquis, promis aux plus hautes fonctions (d’ambassadeur, de courtisan à V...), il y a les comtes, en charge au moins d’un régiment, il y a tout en bas les chevaliers ; fils de famille, le chevalier est du meilleur monde, mais jeune et sans emploi, et passant son temps à se faire une réputation par ses intrigues et ses amours. Cadet de grande famille, il ferait carrière dans l’église ou dans les chevaliers de Malte, comme Des Grieux ; aîné, il héritera des privilèges familiaux et fera un beau mariage. Il est jeune, il est gai, il est étourdi ; il est bon compagnon ; il est libre ; on aime l’emmener à la campagne, à l’Opéra, il est de tous les soupers en ville. Du fait de sa jeunesse, il peut se montrer impulsif, imprudent, imprévisible. Cela suffit à peine à créer ce qu’on appelle un personnage, tout au plus une silhouette.

3Dans la correspondance de la Marquise, il apparaît comme un ami, un simple ami, mais il est présent du début à la fin. Il ne donne pas d’inquiétude au Marquis, ni même au Comte de R***, dont il est le fidèle Achate. Comme il sait tout du Comte, que la Marquise voit finalement assez peu en public car elle est mariée et tient à sa réputation, c’est Saint Fer *** qui lui rapporte ce qu’il sait de son ami. En véritable confident de comédie, il révèlera à la Marquise qu’elle est aimée, que le Comte rêve d’avoir un portrait d’elle, et que des sentiments si purs méritent récompense. Il sait prendre un air grave et parler comme un livre, très exactement comme dans L’École des femmes : « il n’est pas juste, parce que vous avez de beaux yeux, que vous fassiez périr un misérable qui vous a vue... »2 Mais aussitôt, il fait main basse sur le portrait. Confident de la Marquise, confident du Comte, mais aussi bien leur complice. C’est lui qui vient apprendre à la Marquise les circonstances du duel, et qui lui décrit la jalousie présumée du Comte. Et quand elle s’ennuie à la campagne, il est là, qui la distrait. Elle le dit clairement : « Sans Saint Fer ***, qui est d’avant-hier chez moi, je crois que je serais malade d’ennui ; mais sa gaieté me dédommage de toutes les fadaises que j’entends, et puis j’ai avec lui le plaisir de parler de vous » (p. 115). Il lui arrive aussi d’être le plastron des amants : Madame de ***, maîtresse de Saint Fer ***, prête sa maison ; la Marquise et le Comte y retrouveront donc deux témoins indulgents, et pourront librement s’abandonner à leurs « faiblesses » (p. 125). L’on peut croire que la maison féerique où le Comte et Saint Fer *** recevront un peu plus tard « deux princesses » des Mille et une nuits, n’est autre que ce même château. Confident et complice de l’un comme de l’autre, adjuvant indispensable : c’est une fonction de théâtre comique.

4Du fait de sa jeunesse, de son insouciance, et simplement de la société qui l’entoure, Saint Fer *** est un peu libertin. Il l’est à la façon du Marquis, par le « libertinage de [son] imagination », par le « dérèglement des maximes du monde » et par la « séduction des femmes » (p. 148). On le voit donc, avec son ami le Comte, tout aussi « étourdi » que lui, en partie de campagne avec des « filles d’opéra ». Il est en même temps l’amant fidèle de Madame de *** , tout comme le Comte est le fidèle amant de la Marquise, car ces parties de plaisir n’engagent pas le coeur; ce sont tout au plus des péchés de jeunesse. La Marquise en est pourtant ulcérée et menace son amant de représailles ; mais on ne la croit pas. Une autre fois, le comportement de Saint Fer *** prouve un libertinage plus inquiétant. Il aimait Madame de ***, amie de la Marquise ; ils se sont disputés ; il s’est vexé, il a claqué la porte, et pour se venger, il s’est aussitôt jeté sur une Madame de L*** prodigue de ses charmes, ce qui nous vaut un petit tableau des pratiques amoureuses du tout Paris ; on se croirait tout à coup dans les Égarements du coeur et de l’esprit : Saint Fer ***, par vanité blessée, se venge ; Madame de L***, flattée, quitte D***, qui ne faisant qu’entrer dans le monde, se voit congédié et « perdu de réputation ». Saint Fer ***, lui, est aussitôt « homme à la mode » ; les « curieuses » examinent sa taille, son air « infiniment guerrier », et en déduisent de rares qualités d’amant (p. 144). la Marquise, en amie indulgente, voit plutôt là un « coup de désespoir », tâche de le sortir de ce piège et de le raccommoder avec Madame de ***. Mais il existe bien une tentation du libertinage, comme il y a pour les femmes de « jolies tentations ». Les tentations de Saint Fer *** ne sont pas toujours  jolies ; on en voit un peu plus tard la preuve.

5Le mari de la Marquise, lui, a parcouru de façon comparable, la grand-route du libertinage aristocratique. Il a cédé aux « maximes du monde » ; il est allé d’égarements en égarements pour tomber finalement sur une Madame de ***, une coquette dépravée qui laisse courir la liste de ses amants (p. 149), et qui le trompe tout aussitôt avec le premier venu : et par hasard, il s’agit de Saint Fer ***, qui serait donc tombé un peu plus bas, lui aussi, dans la voie des petites vengeances. On est amené en effet à supposer qu’il a abandonné la vicieuse Madame de L*** pour cette Madame de ***, qui ne vaut pas mieux. Le voici donc devenu rival du Marquis, et surpris par lui en flagrant délit. Le Marquis, personnage léger et proche du ridicule, va se venger en vrai libertin : il dévoile la correspondance amoureuse de la perfide coquette, ce qui nous attire dans les parages du Misanthrope : pour se venger de cette Célimène, il lit les lettres de ses amants ; et Madame de *** se comporte comme l’héroïne de Molière ; elle fait front, elle congédie le Marquis, et avoue une vraie passion pour son chevalier, autrement dit Saint Fer ***. Voici donc apparemment deux roués aux prises avec une libertine dont ils vont se venger : on se croirait, cette fois,  à la fin du Sopha, quand Mazulhim et Nassès se vengent de Zulica. Mais le Marquis se montre trop naïf pour être un roué, et Saint Fer *** est bien « le plus mélancolique homme à bonnes fortunes » que l’on puisse trouver dans cette petite société (p. 159) ; l’un se retrouve chez sa femme, et Saint Fer *** chez sa maîtresse, Madame de ***, qu’il n’avait pas cessé d’aimer. Le libertinage, dans les Lettres de la Marquise, est un phénomène de société, un comportement banal de jeunesse dorée, et non une perversité. On poursuit les filles d’opéra, les grandes coquettes et les femmes faciles pour être à la mode, pour s’affirmer comme « guerrier », mais sans véritable rouerie. Or c’est précisément cette apparence de libertinage, doublée de mélancolie et de fidélité amoureuse, qui intéresse et inquiète la Marquise : de quel côté penchera le Chevalier, et de quel côté le Comte ?

6Tout au long de cette correspondance, la Marquise, à défaut de connaître le Comte au quotidien, s’interroge sur Saint Fer ***, qu’elle voit constamment ; et Saint Fer *** lui tient lieu de double du Comte. Il est son ami le plus proche, son complice, Il a de lui la jeunesse, la gaieté, l’étourderie, avec sans doute quelques années en moins ; il est comme l’est le Comte, un aimable séducteur. Il a du même coup toute l’ambiguïté du Comte : il aime, il est fidèle, il est sensible, il peut être mélancolique, et même désespéré, il est tel enfin que la Marquise rêve son amant. Et puis il court les filles d’opéra, il rompt brutalement avec sa maîtresse et se venge de la façon la plus médiocre, une fois, deux fois, mais à vrai dire, sans grande conviction. Et cela, c’est le mari de la Marquise qui le dit, après s’être trouvé le rival de Saint Fer ***. Dans le long récit du Marquis – et c’est la plus longue délégation de parole qui soit accordée à un personnage secondaire – on voit apparaître un Saint Fer *** un peu déboussolé, qui joue les séducteurs sans y croire, et qui s’ennuie. Ce n’est pas l’amant parfait, le Céladon, le Renaud dont la Marquise peut rêver parfois ; et ce n’est pas l’inconstant, le roué, le libertin qu’elle craint de découvrir dans le Comte. Cette image un peu flottante d’un amant imprévisible, elle l’interroge pour tenter de savoir ce qu’est le Comte, ; et les deux personnages interfèrent sous sa plume : dans une page assez étonnante, elle croit parler de Saint Fer *** et de son repentir inutile : non, Madame de *** ne lui pardonnera pas , elle est trop fière, trop déçue, trop raisonnable pour se plier au caprice d’un infidèle ; la plume court, de qui parle-t-elle ? et soudain, elle se reprend : « Mais pour en revenir à Saint Fer ***, (car je ne sais comment vous êtes entré dans tout ceci)... » (p. 170). Mais peut-être, parlant de Saint Fer ***, pense-t-elle toujours à son double, le Comte, tout aussi incertain, tantôt Céladon et tantôt Hylas.

7Plus on avance dans la correspondance, et plus les virtualités de Saint Fer *** tendent à se préciser, puis à se réaliser. Saint Fer *** revient à Madame de ***, et l’épouse ; il réalise ainsi, à n’en pas douter, un voeu secret et irréalisable de la Marquise : « fixer » le Comte. Est-ce à vrai dire le meilleur moyen pour fixer un homme ? Ce n’est pas sûr ; mais existe-t-il un bon moyen ? (p. 175) C’est en tout cas un heureux dénouement. On avait pu se demander si Saint Fer *** était libertin ou non, si le Comte l’était ou non ; on se demande désormais si Saint Fer *** sera un bon mari, et si le Comte sera fidèle amant. À partir de la lettre LII, Crébillon paraît envisager un autre dénouement : on apprend que le Comte va épouser Mlle de la S ***. Fausse nouvelle, mais vraie lettre de désespoir de la Marquise, et second dénouement possible. Un autre infidèle, amant de Madame de la G***, hésite à rompre, et charge Saint Fer *** de la funeste nouvelle : et si c’était là un troisième dénouement possible ? On imagine un instant Saint-Fer *** chargé d’apprendre à la Marquise l’inévitable rupture. Mais il n’en sera rien ; un dernier dénouement s’annonce. Madame de ***, devenue épouse de Saint Fer ***, meurt subitement : « Vous l’avez vue comme je serai dans peu, et ce malheureux Saint Fer ***, comme vous serez peut-être vous-même ! » (p. 216) Le parallèle est donc cette fois-ci clairement énoncé : Saint Fer ***, en veuf désespéré, préfigure le deuil d’un Comte inconsolable. Autrement dit, Crébillon fait l’essai de différents dénouements sur Saint F*** avant d’en choisir un qui convienne au Comte : époux amoureux, ou témoin et messager de la trahison, ou veuf inconsolable, Saint Fer *** est comme l’esquisse du personnage principal. À cela, plusieurs raisons : le Comte reste pour la Marquise un être imprévisible, léger, libertin et en même temps fidèle – leur liaison dure près de deux ans3- ; s’interrogeant sans cesse sur lui, alors qu’elle le voit assez peu, elle prend Saint Fer *** comme substitut du Comte, et s’interroge constamment sur lui. Le lecteur lui-même s’interrogera toujours en vain sur le Comte, mais il peut, avec plus de raison, s’interroger sur le chevalier, qu’on voit agir, qu’on saisit dans un milieu social dont il est le pur représentant.

8On doit bien constater que dans les Lettres de la Marquise, les principaux acteurs, la Marquise, son mari, le Comte, le chevalier de Saint Fer *** n’ont guère d’existence particulière. Marivaux, Lesage, Prévost s’attachent à composer des personnages complexes, contradictoires, originaux ; ce n’est pas le cas de Crébillon. Il semble plutôt s’intéresser à leur banalité : hésitations de la Marquise entre la vertu et l’adultère, entre la sérénité et la passion, légèreté d’un Marquis volage et naïf, insouciance et gentillesse foncière de Saint Fer ***, honnêteté du Comte, rien ne les distingue vraiment de leurs semblables : ils sont le reflet du monde où ils vivent. On n’imagine guère le Marquis en ambassadeur à Rome ou le Comte à la tête de son régiment ; et d’ailleurs, ils ne font strictement rien, sinon aimer. Et c’est cela qui intéresse proprement Crébillon : le code des pratiques amoureuses dans une société aristocratique. Non pas même le développement d’une passion, mais la forme qu’elle peut prendre dans une société où tout obéit à la convention, à l’artifice. C’est pourquoi on peut le voir esquisser la carrière d’une jeune femme mariée, déçue, trompée, comme toutes ; celle d’un jeune marquis léger, volage, vaniteux, comme tous ; celle d’un tout jeune chevalier aimant, séduisant, incertain, cosi fan tutti. Et les figures du rituel social sont elles-mêmes communes, et en nombre limité : on aime et l’on séduit ; on s’ennuie et l’on est jaloux ; l’on se venge par une petite trahison parallèle, etc. Comme le dit la préfacière : « c’est toujours le même objet présent aux yeux du lecteur : brouilleries, raccommodements, caprices, fureurs, larmes, joie, jalousie, craintes, désirs, désespoir... ». C’est à proprement parler un « manège », une répétition, un parcours imposé. Ce qui arrive à la Marquise peut aussi bien arriver à Madame de ***, son amie ; ce qui arrive à Saint Fer *** adviendra au Comte. À une position donnée ne correspondent qu’un ou deux mouvements possibles : Saint Fer *** trahira Madame de *** par dépit, ou lui reviendra par ennui, à moins qu’elle ne meure. Plutôt que des personnages, on verra s’affronter des figures d’échec : le roi, la reine, le cavalier, la tour ; et chacun ne progresse que selon un itinéraire étroitement limité, sur un échiquier partagé entre coquettes et guerriers.

9D’où vient alors que le roman existe ? Visiblement, et on l’a souvent dit, la Marquise vit pour écrire, pour envisager un sort qui lui adviendra forcément ; et elle en parcourt toutes les modalités possibles, en écrivain. Elle est passionnée d’analyse, éprise de rêveries indéfinissables, capable de vivre passionnément des états improbables, de s’imaginer trahie par un Comte déjà marié  sans crier gare, ou enchantée dans un château des Mille et une nuits. Et ce sont autant de modèles de lettres4. Elle n’est pas une sorte de Bovary qui vivrait de ses lectures ; elle est la rédactrice d’un flot de lettres, cinq cents au moins, qui ont rempli sa vie ; et elle écrit bien, trop bien. Son attitude devant les folies du monde, devant tous ces rites sociaux auxquels elle ne participe pas, est celle d’un écrivain, et elle se confond avec l’attitude de Crébillon devant ce monde gentiment absurde. Elle n’écrit pas un roman, mais dix ou douze esquisses de romans, en prenant les personnages qui s’offrent à sa vue ou à son imagination. En cela, elle représente la façon dont constamment, Crébillon compose ses récits : par tâtonnements, par réécriture, par duplication des thèmes et des personnages. Dans les Lettres de la Marquise, on le voit tout près de mener de front deux histoires parallèles : celle de la Marquise et du Comte, celle de Madame de ***, sa meilleure amie, et celle de Saint Fer ***, double du Comte. Comme dans toute histoire de double ou de jumeaux, il arrive que l’un soit le miroir de l’autre, que la Marquise trouve en Madame de *** un modèle, de même que Saint Fer*** suit le Comte à la trace. Il arrive aussi que le modèle annonce le danger, et même la mort5. Mais Crébillon ne se penche pas encore sur ces dédoublements troublants. Il enchaîne les gammes et les variations ; son mode d’écriture est et restera la répétition6 : par manque d’imagination ? non, mais par économie de moyens, et par souci de concentrer toutes les ressources du style sur l’essence de son récit : l’illusion  amoureuse.