Colloques en ligne

Catherine Ramond

Vertiges de l’intertexte : la question du discours amoureux dans les Lettres de la marquise

1     L’effet de discordance provoqué par le changement de style de la marquise à partir de la lettre 65 est un des problèmes rencontré par les commentateurs du roman de Crébillon. Alors que la marquise avait jusqu’alors un ton badin et volontiers moqueur à l’égard du style tragique (position qui semble dominer dans les œuvres ultérieures de Crébillon), elle adopte lors de la séparation finale une écriture imprégnée de réminiscences raciniennes, qui détonne dans un contexte qui s’est éloigné du tragique, comme l’ont souligné Jean Dagen dans sa préface1 (p. 20) et Pierre Hartmann dans Le Contrat et la séduction. Ce caractère composite, hétérogène, pourrait être un défaut d’une œuvre de jeunesse marquée par diverses influences et qui sent son « exercice de style », expression qui revient sous la plume de nombreux critiques2. Pour Pierre Hartmann, ces lettres « sonnent faux » et « cet égarement du jeune Crébillon dans le style tragique témoigne de l’hésitation esthétique d’une œuvre encore à la recherche de sa propre formule »3. D’autres lectures (celles de Violaine Géraud4 ou de Jean Dagen notamment) essaient de concilier l’ironie de l’auteur, le « soupçon de dérision » à l’égard d’un personnage adoptant in extremis un style dont elle s’était jusqu’alors moqué, et l’émotion suscitée par l’authenticité d’un sentiment dont elle finit par mourir. Cette instabilité du style rejoint et confirme en effet la difficulté d’interprétation du personnage de la marquise, dont Andrzej. Siemek a fait l’historique, oscillant entre la grande amoureuse et la coquette froide et libertine, ces positions extrêmes parcourant les siècles, du XVIIIe siècle5 à aujourd’hui, ou encore personnage contradictoire, dont les deux faces seraient incompatibles6. De fait, s’il y a une intention parodique de la part de Crébillon, elle n’est qu’implicite, et sa démonstration ne peut prendre appui que sur le seul texte produit par la marquise elle-même. Elle n’est également nullement induite par le genre épistolaire, le titre renvoyant aux lettres amoureuses de femmes, dans la lignée des textes de Guilleragues, Boursault ou Mme Ferrand, au contraire des romans comiques ou des parodies théâtrales, qui s’affichent clairement et ouvertement comme parodiques. Nous ne serions donc pas dans le cadre de ce que Gérard Genette appelle « l’ hypertextualité » (où la relation entre le texte A et le texte B serait clairement déterminée, parodie ou pastiche par exemple) mais dans celui d’une intertextualité plus diffuse et ambigüe sur laquelle je propose de me pencher ici, en la limitant au seul intertexte racinien. Mon objectif ici est double : d’une part de regarder de près les modalités d’insertion d’un texte dans un autre (celui de Racine dans celui de Crébillon) afin de voir quel est le traitement du texte initial dans le texte second, et comment s’effectue cette reprise ; d’autre part, de revenir sur l’intertexte majeur, celui de Bérénice, afin de me demander si l’on a raison de parler de « tragique » à son propos, et de quel tragique on parle. Le texte racinien ne renvoie-t-il pas lui-même à d’autres textes masqués derrière lui (d’où mon titre : « vertiges de l’intertexte ») ? En essayant de sortir du clivage entre un texte imprégné de galanterie mondaine (celui de Crébillon) et ses illustres modèles (Racine, Guilleragues, Mme de Lafayette) dont il serait une version dégradée, je propose de revoir le problème de la rupture provoqué par les dernières lettres et celui d’un style disparate qui a des enjeux majeurs pour le sujet d’énonciation trouble et incertain s’il en est qu’est la marquise.

2     Dans Palimpsestes, Gérard Genette distingue trois formes de l’intertexte, la « citation » (emprunt déclaré, explicite et littéral), le « plagiat » (emprunt littéral mais non déclaré) et « l’allusion » (moins explicite et moins littéral). Dans les tardives Lettres de la duchesse, son autre roman monophonique, le personnage fait des citations détachées du texte, qui peuvent être des citations littérales d’auteurs connus, Molière par exemple, mais aussi des citations composites, voire inventées. Dans les Lettres de la marquise, il n’y a aucune citation détachée du texte : l’intertexte est allusif. Visuellement, il ne se voit pas : du fait du changement de genre, le vers se trouve fondu dans une prose avec laquelle il peut se confondre. Le repérage de l’intertexte requiert une compétence très fine du lecteur, et peut prêter à discussion. Son interprétation également, puisqu’il n’est pas du tout évident qu’il s’agisse d’une parodie. Celle-ci joue sur le double effet de la reconnaissance et du contraste ; dans son livre consacré à la parodie, Daniel Sangsue en donne la définition suivante : « Il s’agit d’introduire dans un discours des citations de textes connus en les modifiant de telle sorte qu’elles présentent des différences comiques tout en restant reconnaissables »7. Les parodies de tragédie ou d’opéra, dont Crébillon connaissait très bien le fonctionnement et qu’il a probablement pratiquées avec les Italiens, présentent des citations littérales de vers aisément reconnaissables par le public (on ne parodie qu’un texte bien connu) mêlés à des vers burlesques inventés. Voici un exemple tiré d’Arlequin protée de Fatouville (1683), parodie de Bérénice :

Scène 4, Colombine (Bérénice), Arlequin (Titus)

Colombine

Il faut que je le voie. Ah pargué le voici.

Hé bien il est donc vrai que Titus m’abandonne ? (Bérénice, IV, 5)

3     Cette juxtaposition du vers littéral de Racine et d’un vers de registre bas a pour corollaire et pour effet un « rabaissement de l’original » et une « ruine de l’émotion », expressions employées par Isabelle Degauque à propos des parodies des tragédies de Voltaire8.

4     Ce procédé ne se trouve pas chez Crébillon, et notamment pas dans les Lettres de la marquise en raison de la transformation de l’intertexte, et de l’absence de dégradation burlesque. Néanmoins, l’auteur utilise parfois la reprise intertextuelle dans une perspective satirique, pour se moquer, par exemple, d’un personnage. Dans Le Hasard du coin du feu, le duc et la marquise passent en revue le train des liaisons (comme la marquise dans la lettre 64), et ils évoquent un de leurs amis, ridiculement amoureux d’une ingrate :

le duc. Le pauvre homme en est donc réduit à sécher dans les feux et dans les larmes ! Et pour qui ?

La marquise.─ Tout ce qui se passe dans le monde est, en réalité, bien ridicule !9

(« J’ai langui, j’ai séché, dans les feux, dans les larmes », Phèdre, II, 6)

5     Si le vers de Phèdre n’est pas cité en entier, et se trouve intégré à une phrase en prose, la reprise est suffisante pour qu’on reconnaisse le vers initial ; mais l’expression de la passion souffrante est discréditée par le contexte libertin qui se moque du ridicule amoureux : le commentaire de la marquise introduit un jugement clair, déjà perceptible dans les propos du duc (et notamment la discrète allusion à Tartuffe avec l’expression « le pauvre homme » qui produit une seconde intertextualité, mais comique celle-ci). Le texte parodique, ou le pastiche à intention satirique, modifient l’hypotexte, le déforment, le subvertissent, en le juxtaposant à un autre intertexte, ou en le déplaçant dans un contexte dégradé. Ils obéissent à une intentionnalité moqueuse assez clairement perceptible. Or l’attitude de Crébillon vis-à-vis de ceux qu’il imite est bien souvent ambivalente : les nombreuses études consacrées au fameux pastiche de Marivaux dans Tanzaï et Néadarné10 ont montré l’ambiguïté d’une imitation qui ne peut être ramenée à la seule subversion critique, ou inversement à l’hommage admiratif11, mais révèlerait « l’instabilité de sa propre écriture »12 ; le manque d’adhésion à un style pourrait favoriser les emprunts variés et procurer au lecteur l’impression composite décrite par Jean Dagen dans la préface des Lettres de la marquise. Dans le cadre du roman monophonique, l’effet parodique est particulièrement difficile à interpréter, dans la mesure où l’auteur est masqué derrière la seule voix du personnage écrivant, mais il est aussi central, puisque le soupçon de dérision à l’égard de ce personnage risque de « ruiner l’émotion » du lecteur, de compromettre son adhésion à l’égard de l’histoire d’amour qui nous est, malgré tout, racontée, et de favoriser une lecture distanciée qui n’aurait à se repaître que de jeux intertextuels. Ces derniers doivent donc être examinés de plus près.

6     Dans les Lettres de la marquise, on trouve plusieurs exemples assez flagrants de distance critique, voire de moquerie du style tragique par la marquise elle-même : dans la lettre 2213, elle charge le Comte d’intercéder pour son mari auprès de la cousine dont il est amoureux, et pastiche plaisamment le style tragique qui devient un répertoire de clichés ; il ne s’agit pas précisément d’intertexte ici, mais d’imitation stylistique à intention satirique :

« Peignez à votre cousine le feu qui le consume. Présentez-lui le funeste tableau d’un homme, qui depuis deux jours est plongé dans une tristesse mortelle » (lettre 22, p. 94).

7     Un autre exemple est fourni par le récit inséré de la lettre 55 racontant l’histoire de l’histoire de Mme de la G*** : le comte P***, qui est aussi le narrateur de cette histoire rapportée par la marquise, n’aime plus Mme de la G***, mais il imagine que leur rupture va la faire « mourir de douleur ». Il voudrait que son ami Saint-Fer*** l’aide à dire ce qu’il ne peut pas dire (qu’il ne l’aime plus), mais ce dernier est réticent à jouer ce mauvais rôle :

« Mais Comte, tu ne songes pas qu’elle en mourra de douleur […] Eh bien, reprit-il, je ne t’en parle plus, mais tu es cause que je vais lui porter le poignard dans le sein. » (L. 55, p. 183).

(« Elle en mourra Phoenix, et j’en serai la cause,

C’est lui mettre moi-même un poignard dans le sein », Andromaque, II, 5)

8     On se rapproche ici de l’intertextualité, puisque Crébillon reprend des bribes des vers de Pyrrhus dans Andromaque (hésitant à livrer le fils d’Andromaque, Pyrrhus se sent soudain animé de pitié). Mais l’histoire de Mme de la G*** est rien moins que tragique et se termine sur une « chute » qui rend rétrospectivement ridicules tout autant les manifestations de douleur de Mme de la G*** que les craintes excessives d’un amant pétri de vanité et qui se croit indispensable : « Et peut-être qu’elle serait morte, si le jeune duc de***, qui entra dans le moment qu’on lui donnait du secours, ne l’eût consolée une heure après qu’elle avait pensé expirer à ses yeux » (p. 184). Ce qui est plus troublant, c’est l’intertextualité interne : Crébillon reprend en effet le motif du poignard sous une forme assez proche dans la lettre 65 qui est la première des lettres « tragiques » de la fin du recueil : « L’ambition de mon mari me plonge le poignard dans le cœur » (p. 209), et dans un contexte qui n’est plus ni comique ni distancié. Cette reprise d’une expression empruntée au registre tragique par un libertin, puis par notre héroïne sentimentale pourrait, dans le cadre d’un brouillage des frontières entre les différentes formes du sentiment amoureux, nous offrir un premier exemple de délitement du sujet énonciatif : on n’aurait moins affaire à des individus, à des personnages, qu’à des styles, des textes, circulant de l’un à l’autre.14

9      L’émergence éphémère d’un « style tragique » dans les lettres 41 et 52 est délicat à interpréter. La lettre 41 (dernière de la première partie) présente le risque de la séparation lié au retour inopiné du marquis auprès de sa femme ; le motif du désespoir de la marquise, le caractère un peu dérisoire de la séparation (passer tout l’été en Bretagne) et le revirement annoncé dans la lettre suivante, annonçant en triomphe l’infidélité du mari, rien de ceci ne permet de prendre très au sérieux les accents douloureux de la marquise. Il y a alors soupçon d’ironie à son égard et cette lettre est en effet très ambigüe : il semble que la marquise dramatise à dessein cette menace de séparation afin d’apporter une épreuve bienvenue à un amour qui a besoin d’obstacles pour survivre et dont elle craint l’épuisement. Dès lors, le motif de la séparation (qui, nous le verrons, fournit presque tout l’intertexte racinien de la fin du roman) se trouve ici doublement subverti, par son insertion dans un contexte dégradé et plutôt comique, et par la manipulation de la marquise, qui l’utilise à son avantage pour s’assurer de l’amour et de la fidélité du comte.

10     La lettre 52, qui véhicule à nouveau une fausse alerte, celle du mariage du comte, vite démenti, est imprégnée d’une double intertextualité, à Racine et à Guilleragues. On y trouve la première occurrence de la figure de style (épanorthose15) qui sera reprise dans la lettre 65 :

« Il faut m’y arracher et renoncer à vous pour jamais. Pour jamais ! grand Dieu ! » (L. 52, p. 176)

« Je vous quitte pour jamais. Pour jamais ! grand Dieu ! puis-je écrire ce mot sans mourir ? » (L. 65, p. 209)16

11     Cette figure reconnaissable est utilisée avec les mêmes termes par Bérénice dans la scène 5 de l’acte IV lorsque Titus lui dit qu’il l’aime et que, pourtant, ils doivent se séparer :

Je n’écoute plus rien ; et pour jamais, adieu.

Pour jamais ! Ah seigneur, songez-vous en vous-même

Combien ce mot cruel est affreux quand on aime ? 

12     Cette figure de style a une dimension métalinguistique : c’est un retour réflexif sur un mot, une expression, qui entraîne une prise de conscience de la situation vécue par le personnage. Elle entraîne dans la pièce un passage méditatif que nous reverrons plus longuement, et convient tout particulièrement à l’écriture réflexive de la marquise. L’ironie semble avoir laissé la place au sérieux, dans la discrète nostalgie (« ces jours que vous passiez à m’assurer de votre tendresse, seront à jamais perdus pour moi »17), dans les reproches qui reprennent les Lettres Portugaises (« Ah, Dieu, qui vous forçait de m’aimer ? Ne m’avez-vous choisie, que pour me rendre malheureuse ? »)18 ; les « larmes dont cette lettre est baignée » (p. 178) introduisent un registre pathétique, et rappellent aussi que les pièces de Racine, et notamment Bérénice, ont été des succès de larmes, et le seront encore au XVIIIe siècle comme le montrent les témoignages concordants, ceux de Voltaire ou de Rousseau dans La Lettre à D’Alembert entre autres, sur l’interprétation très émouvante de Mlle Gaussin en 1752 dans le rôle titre lors de la reprise de la pièce19.

13     Mais la succession des lettres suivantes, avec leur tonalité disparate, ne permet pas d’installer durablement dans les Lettres de la marquise ce nouveau registre : la lettre 53 est une lettre de récriminations devant la mauvaise foi du comte, la 54 un retour de confiance et du même coup une reprise du ton badin, et la 55 le récit inséré de Mme de la G***. Il faut donc attendre les lettres finales pour voir se déployer véritablement, et sans retour, cette fois, la voix racinienne dans les Lettres de la marquise.

14     L’intertexte majeur est celui de Bérénice, en raison du motif de la séparation, qui est le sujet de la pièce et son leitmotiv obsédant, et devient, finalement aussi, le sujet du roman de Crébillon, qui rejoint ainsi la tradition de l’héroïde. La séparation, nécessaire mais douloureuse avec Bérénice, reine de Palestine (due à la raison d’Etat) est le mince sujet d’une tragédie qui se termine par un « adieu ». Elle est annoncée dès la scène 2 de l’acte II par Titus à son confident Paulin (« pour jamais je vais m’en séparer »), mais Titus incapable de l’annoncer directement à Bérénice demande à Antiochus de le faire à sa place, ce qu’il exécuté dans la scène 3 de l’acte III (« A jamais l’un de l’autre il faut vous séparer/nous séparer ? qui ? moi ? Titus de Bérénice ? »), enfin la formule est reprise en écho dans la scène 5 de l’acte IV entre Titus et Bérénice :

Bérénice : Hé bien, il est donc vrai que Titus m’abandonne ?

Il faut nous séparer. Et c’est lui qu’il l’ordonne.

Titus […] Car enfin, ma Princesse, il faut nous séparer.

15     La lettre 65 se situe avant le départ de la marquise pour le « pays barbare » où son mari l’emmène. Elle présente la séparation future comme inéluctable : « C’en est donc fait, nous ne nous reverrons plus ! nous serons pour jamais séparés » (p. 210). L’autre séparation, par la mort, permet une reprise du motif, à peine modifié : « Il faut nous séparer pour toujours ! Tout espoir est perdu pour nous. Nous ne nous reverrons plus » (L. 69, p. 219) : c’est déjà ici une de ces compositions mixtes, Crébillon reprenant le « il faut nous séparer » racinien et son propre « nous ne nous reverrons plus », déjà utilisé. Il produit ainsi une expansion, voire le ressassement d’un motif, traité de façon bien plus concise dans la tragédie. De la même façon, il triplera l’adieu final, en l’associant l’expression « pour jamais » déjà répétée plusieurs fois. Cela permet une appropriation du texte antérieur, dans une version prosaïque avec reprises développées et variations. Cette manière de procéder est particulièrement visible dans la reprise d’un passage de la pièce, la plainte amoureuse de Bérénice (toujours dans cette même scène 5 de l’acte IV) qui anticipe la douleur de l’absence, la monotonie des jours, l’éloignement irrémédiable. La tirade peut être lue comme une hypotypose, permettant de rendre visible l’espace de la séparation, de matérialiser la douleur, ce qui lui donne une force pathétique :

Dans un mois, dans un an, comment souffrirons-nous,
Seigneur, que tant de mers me séparent de vous ?
Que le jour recommence et que le jour finisse
Sans que jamais Titus puisse voir Bérénice,
Sans que de tout le jour je puisse voir Titus ?
Mais quelle est mon erreur, et que de soins perdus !
L’ingrat, de mon départ consolé par avance,
Daignera-t-il compter les jours de mon absence ?
Ces jours si longs pour moi lui sembleront trop courts. (Bérénice, IV, 5)

16     Plusieurs lettres comportent des passages qui peuvent être lus comme autant de reprises avec variations du lamento racinien :

Ces jours que vous passiez à m’assurer de votre tendresse, seront à jamais perdus pour moi. (L. 52, p. 176)

Comment pourrons-nous vivre éloignés l’un de l’autre20, nous, qui nous plaignions d’un seul moment passé sans nous voir, qui ne connaissions pas d’autres plaisirs. [...] quoi ! Toutes les heures, tous les moments vont nous éloigner l’un de l’autre ! Occupés sans cesse à nous regretter, ne nous retrouverons-nous jamais ? Chacun de mes jours ne sera donc pour moi qu’un jour malheureux ? je ne vivrai donc que pour souhaiter la mort ! Je les verrai s’écouler ces jours heureux, sans jouir un seul moment de votre présence ! Je ne vous verrai plus. Mes yeux vous chercheront vainement. (L. 65, p. 210)

[...] nous ne pouvons plus retrouver ces jours heureux, que nous passions à nous jurer que nous nous aimerions toujours. Ils sont perdus pour nous, le souvenir qui nous en reste, ne peut qu’augmenter notre désespoir. Comment pourrai-je soutenir une absence éternelle ? moi ! qui compte tous les moments que je passe sans vous ? (L. 66, p. 211)

[...] je passe la nuit dans le plus cruel désespoir, le jour ne le dissipe point. Je ne le vois naître ce jour, que pour le détester, et la seule espérance qui me soutienne, est d’apprendre que vous m’aimez encore (L. 67, p. 215).

17     Crébillon ne fait pas de citations littérales, il procède par reprise et variation, créant un effet de répétition à l’intérieur de son propre texte (« ils sont perdus », par exemple) ce qui crée à la fois un effet de ressassement et un phénomène d’appropriation du texte initial. Il mêle reprises syntaxiques (« comment pourrons-nous vivre ? » reprenant le « comment souffrirons-nous ? » racinien), lexicales (le mot « jour » présent cinq fois dans le texte de Racine, devient chez la marquise « ce jour », « ces jours heureux » dans un mouvement de retour nostalgique qui provoque, par sa répétition, un effet d’intertextualité interne), effets sonores (la répétition entraîne de nombreuses assonances en « ou », ainsi que des sonorités nasales). La voix de Bérénice se confond avec celle de la marquise, de sorte qu’on ne peut plus les distinguer. On est donc aussi loin que possible de la distance parodique, ou d’un pastiche à dimension ludique. Le ressassement des deux textes fondus l’un dans l’autre tente d’apprivoiser la douleur en disant les mêmes mots, éternellement répétés. Et derrière cette voix sans sujet (celle de la Bérénice absente du texte), d’autres voix se profilent, celles des héroïdes, Ariane, Didon, Mariane21. En effet, coupée des enjeux dramatiques du dialogue théâtral, la tirade choisie par Crébillon, reprise et modulée, ne fait entendre qu’une voix, celle de la femme amoureuse qui dit la douleur de la séparation, lamento déjà entendu, celui de Didon en l’occurrence, auquel Racine faisait référence dans la préface de sa pièce : « En effet nous n’avons rien de plus touchant dans tous les poètes que la séparation d’Énée et de Didon dans Virgile »22. L’intertexte premier renvoie à un autre, et nous invite à reconsidérer la dimension supposément « tragique » de la référence intertextuelle.

18     Le caractère tragique de la Bérénice de Racine a été l’objet de controverses, et Racine a sans doute anticipé la réception de sa pièce en faisant de sa préface un manifeste esthétique anti-aristotélicien en faveur d’une tragédie que l’on pourrait qualifier d’élégiaque23 (non plus fondée sur « du sang et des morts », mais sur « la tristesse majestueuse qui fait tout le plaisir de la Tragédie »), au risque d’une mièvrerie galante qui lui sera reprochée tout au long du XVIIIe siècle. La pièce y est peu représentée, bien loin derrière les grands succès de Racine, Phèdre, Andromaque ou Iphigénie24 ; son succès provient essentiellement des performances des actrices susceptibles, soit de porter le rôle par leur énergie et de lui donner consistance (Adrienne Lecouvreur), soit de le rendre particulièrement émouvant (Mlle Gaussin lors de la reprise en 1752) ; elle est jugée fade et sans action, c’est une « longue élégie » selon d’Argenson, une « idylle amoureuse » selon Voltaire25. On sait que Corneille avait appelé sa pièce concurrente Tite et Bérénice « comédie héroïque », reproche implicite à Racine d’avoir usurpé le titre de tragédie. En situant Bérénice du coté de l’élégie, la question de l’intertexte se trouve déplacée : la dissonance avec la tragédie serait atténuée au profit d’une filiation bien plus naturelle, qui rattache la monophonie crébillonienne aux héroïnes de Virgile et d’Ovide, dont Racine serait le chaînon, mais non le modèle, ou l’origine : il n’y aurait donc pas plus d’origine du discours amoureux qu’il n’y a de copie, mais seulement des variations. Tous ces textes s’ancreraient dans l’expression de la douleur amoureuse qui est le propre de l’élégie, à l’origine, en Grèce, chant de deuil. Si la tragédie est un genre tout à fait hétérogène à la littérature épistolaire, il n’en va pas de même de l’élégie, qui est « moins un genre qu’une certaine tonalité mélancolique », une tristesse songeuse, une vision du monde désenchantée26 ; c’est aussi un rejet des grands genres, la revanche du mineur contre le majeur, ce que Gilles Declercq appelle une « rivalité dépressive », Racine contre Corneille ─ le fils contre le père ?27 Vus ainsi, les vers de Bérénice, qui relèvent d’une véritable appropriation, détonnent moins qu’on ne l’a dit dans un roman qui cherche à se rapprocher, de façon asymptotique, du modèle portugais, dont l’origine est aussi, l’héroïde antique. L’aspiration au tragique pourrait s’appuyer sur le glissement de Bérénice à Phèdre (le remords final et l’horreur que l’héroïne ressent à l’égard de ses fautes) mais l’intertexte est ici très limité (le texte de Crébillon renvoie moins au texte de la pièce qu’à celui de la préface, où Racine évoque un personnage engagé dans une passion « dont elle a horreur toute la première »), et là encore, le mouvement reste asymptotique, la mort de la marquise ne permettant pas de rejoindre la tragédie.

19     S’il n’y a pas de parodie à la fin du roman, c’est aussi que l’intertexte diffus n’est pas véritablement un intertexte tragique. Bérénice, c’est aussi bien Didon, sa plainte est aussi le lamento d’Ariane, et tout texte renvoie à un autre dans un mouvement vertigineux ; les uns et les autres se copient dans une succession de reprises et de variations. Les modalités particulières de l’intertexte racinien dans les Lettres de la marquise ne permettent pas de délimiter ce qui appartient à l’un ou à l’autre texte, ils sont comme fondus les uns dans les autres : autrement dit, il n’y pas de texte qu’on peut attribuer à Bérénice, pas plus qu’à la marquise, et ce brouillage des voix n’est pas sans conséquence sur la question du sujet de l’énonciation. Le même texte peut également passer d’un personnage à un autre, et la fréquence de l’intertextualité interne chez Crébillon irait dans le même sens : nous avons vu que le « poignard dans le cœur » pouvait passer d’un récit « libertin » à l’expression du désespoir de la marquise. Lorsque Cidalise, dans La Nuit et le moment, se décidera à parler le langage de la passion, elle reprendra les mots de la marquise : « Les voilà donc encore revenus dans mon cœur, ces cruels sentiments qui ont fait jusques ici tout le malheur de ma vie ! »28. L’intertexte révèle à quel point les limites sont poreuses d’un sujet à l’autre, ce qui rend à la fois les paroles ambigües (le libertin tenant le discours de la passion, l’amoureuse tenant des propos libertins) et le sujet lui-même incertain (on ne sait plus trop qui est amoureux, qui est libertin, ni quelle voix s’exprime). Plusieurs voix cohabitent chez la marquise, et celles-ci se font entendre selon les moments et les contextes de son histoire : lorsque la séparation menace, plus encore lorsqu’elle se réalise, c’est la voix élégiaque qui s’élève. D’où cette pluralité des styles, qui caractérisent moins des personnages que des situations d’énonciation. Il n’y aurait donc que des discours (et à la limite, que des intertextes, puisque tout a déjà été dit), ou encore la circulation infinie d’une parole sans sujet.