Colloques en ligne

Jérôme Roger

« Moraliste » comme Henri Michaux : exception ou tradition française ?

Par hygiène, peut-être, j’ai écrit « Mes propriétés ».

Pour ma santé.

 Sans doute n’écrit-on pas pour autre chose.

H. M.1

Sporadiquement lu comme moraliste, Henri Michaux n’en détourne pas moins le sens et la fonction du discours moraliste. Tout entière placée sous le signe du dégagement et du déplacement, son œuvre s’empare très tôt de  la question des mœurs et des comportements, mais  sans pour autant délivrer de « morale. En retrait, sa voix engage plutôt une critique acide des formes et des genres moraux, contestant par là-même le savoir de la littérature, lorsque celle-ci s’avise, comme ce fut souvent le cas au XXème siècle,  de donner des leçons de vie. Quelle sorte de « morale » suggère donc une telle entreprise ?

1«’’ Moraliste ‘’ comme Michaux », signifiera ceci : moraliste comme personne d’autre que lui.  Renchérissant sur « Le moi est haïssable » de Pascal, Michaux le médecin atypique observe plus brutalement  que l’« On veut trop être quelqu’un ». L’individu moderne se leurre donc à vouloir se penser autrement que comme simple  variable de position en position. Voici quelques-uns des  apophtegmes extraits de la Postface de Plume (1938),  que  je cite pour mémoire :  

On n’est peut-être pas fait pour un seul moi. On a tort de s’y tenir. Préjugé de l’unité. […]  Il n’est pas un moi. Il n’est pas dix moi. Il n’est pas de moi. MOI n’est qu’une position d’équilibre. (Un entre mille autres continuellement possibles et toujours prêtes)2.

2 L’auteur de cette « Postface » montre très bien que si « Moi n’est jamais que provisoire », alors la substance de l’individu, s’il en avait une, est loin d’être la somme de traits de caractère, d’attirances, de goûts, de savoirs et d’opinions qu’on lui attribue dans la vie de tous les jours. Au contraire l’individu est un processus de soustraction « à ce qui l’entoure, l’occupe, l’investit », comme le note Pierre Pachet qui a commenté sans les édulcorer ces lignes, estimant que l’individu « est une puissance de différenciation, de désidentification (qui vous pousse à être autre), tout autant et plus qu’une puissance d’identification (être le même que tel ou tel) »3. Cette puissance de désidentification fait que l’individu n’a ni patrie ni héritage, qu’il est même apte à jouer patrie contre patrie et héritage contre héritage, comme toute l’entreprise poétique d’Henri Michaux l’expérimente en tous sens : jamais on ne s’était  à ce point soumis à ce que l’auteur, « H.M. », appelle ses « épreuves », voire ses « opérations » ─ comme l’attestent déjà tant de textes de La Nuit remue, qui visent à faire reculer, « par hygiène », les bornes supposées  de l’individualité. Ainsi peut-on lire au début de « L’Ether » que  « L’homme a un besoin méconnu. Il a besoin de faiblesse »4. Rappelons également que Bras cassé, texte trop peu connu de 1957, est le journal clinique d’une convalescence post-traumatique, ou encore que les livres sur les drogues ne sont point des promenades psychédéliques… mais que tous les voyages de Michaux, et ils furent multiples, sont  organiquement liés à une physique de la pensée ; ce sont ainsi des expériences  de dépossession : « Voyager pour t’appauvrir… »5

3Michaux est-il donc de ceux qui, je reprends les termes mêmes de l’argument de notre colloque,  invente « les valeurs d’un nouvel humanisme immergé dans le concret, pris dans l’urgence de l’Histoire (Gide, Sartre, Camus, Malraux) », ou bien de ceux qui trouvent « des solutions dans la solitude de l’expérience individuelle (ainsi les « hussards », Gide encore, Montherlant ou, tout différemment, Yourcenar, Cioran) » ?  On voit immédiatement comment la position de l’auteur de L’Espace du dedans  achoppe sur des mots comme « humanisme »  ou  « solution individuelle », toutes notions qui, on vient de le voir,  sont soumises à examen.

4J’en donnerai un dernier exemple en citant  cet extrait d’Idées de traverse, sorte de cahier de notes  écrit en 1942 repris au début de Passages en 1950 :

Pour la paix des hommes, qu’on leur trouve un ennemi !

Supposons cet ennemi. Par l’effet du danger commun, les querelles interhumaines disparaissent et surgit un sentiment exaltant, dépassant le patriotique ou le racique : l’Hommisme. Ce que la charité n’avait pas réussi

Çà m’emballerait assez moi-même […].6

5Et puis, réflexion faite, il ajoute plus loin :

Décidément, non, je ne suis pas ce qu’on appelle un allié sûr. Par fierté j’ai une conduite, disons fidèle, mais ma pensée toujours en incursion est  du type infidèle.

6Face à l’échec de la « charité », cette vertu qui, depuis Erasme, aura fondé les idéaux humanistes de l’Europe, l’antithèse « hommiste » de ce que Nietzsche appelait « la moraline »7, suggère à sa manière une contre-morale qui pousse à faire sortir de leurs retranchements tous les bien pensants. Au lieu de proclamer la vérité du vieux principe de  la connaissance de soi ( la fidélité à soi-même),   la formule se renverse et suggère qu’il faut d’abord se penser contre :  la    « conduite », ici, s’oppose en effet à l’idée de « ralliement » (« allié »), et le mot « pensée » est explicitement associée à l’idée d’«  infidélité » à soi-même, de transgression, de bifurcation. D’ailleurs,  Michaux, ici proche encore de Pascal, sait bien tout ce que cette fidélité à soi-même  cache de « fierté », ou d’amour propre.

7J’aurais donc en partie, mais en partie seulement, répondu  à la question de savoir si Michaux s’inscrit ou non dans une tradition française qui remonte au siècle des moralistes français, pour ce qui est  de la vigueur de l’expression autant que de l’analyse psychologique   talent qui ne se délecte jamais de ses techniques, mais  ne se fait connaître, comme l’écrit Pascal, que par ses « effets ».

8*

9Cette « conduite » dont parle Michaux est en effet  inséparable d’un style de vie autant que d’une forme d’expression. La  métaphore de l’écriture appliquée à une forme de vie trouve sa première expression  dans le Manuel d’Epictète, où elle sous-tend une forme de langage :

 Fixe-toi dès aujourd’hui un style et un modèle (« un caractère ») que tu garderas à la fois pour toi-même et en présence des hommes. Et, le plus souvent, garde le silence, ou ne dis que le nécessaire, et laconiquement 8.

10S’il s’agit donc bien de donner à la conduite de sa  vie une certaine forme, un certain tour, car « toute l’éthique est affaire de style » comme le rappelle justement  le traducteur du Manuel : « Il y aura dans le style de la bassesse ou de la hauteur, de la laideur ou de la beauté ».  Ce style de vie, ou plutôt ces façons  comme l’écrit Michaux  en 1969 dans Façons d’endormi, façons d’éveillé, transforment nos façons de dire, au point de déplacer la notion stylisticienne de « style », limitée comme on sait au  seul moyen d’attribuer une « identité » à l’écrivain. Je cite :

Quoiqu’il arrive dans la vie de quelqu’un, cela se passe avec un certain genre, genre d’impression et façon de prendre les choses. C’est ce genre, cette façon qui donnent un certain style permanent à chacun, du début à la fin de sa vie et où tout s’insère, se retrouve, se fait écho et, grâce à quoi tout se rapporte 9.

11Ce n’est pas un hasard s’il rouvre le procès du « style », même si celui-ci est récurrent dans toute son œuvre depuis le début (« les genres littéraires sont des ennemis qui ne vous ratent pas si vous les avez ratés, eux, du premier coup », Qui je fus, 1927), dans un petit livre publié vers la fin de sa vie, en 1981, sous le titre de Poteaux d’angle. Ce recueil de fragments  s’inscrit moins dans la filiation de Pascal, que sous le patronage d’Epictète, puisque si Poteaux d’angle ne porte pas le sous-titre de « Manuel », la métaphore des poteaux d’angle suggère tout à la fois la nécessité d’un support stable pour celui qui cherche à se conduire, et le balisage d’un espace intérieur observé sous de multiples angles, c’est-à-dire vers une toujours plus grande ouverture de compas. Or le « style » est précisément l’un de ces angles d’attaque privilégiés qui permet de détecter le faux semblant, l’amour-propre, la confusion de l’image (illusoire) de soi avec la fidélité à  soi-même:

Le style, cette commodité à se camper et à camper le monde, serait l’homme ?

Cette suspecte acquisition dont, à l’écrivain qui se réjouit, on fait compliment ? Son prétendu don va coller à lui, le sclérosant sourdement. Style : signe (mauvais) de la distance inchangée (mais qui eût pu, eût dû changer), la distance où à tort il demeure et se maintient vis-à-vis de son être et des choses et des personnes. Bloqué ! Il s’était précipité dans son style (ou l’avait cherché laborieusement). Pour une vie d’emprunt, il a lâché sa totalité, sa possibilité de changement, de mutation. Pas de quoi être fier. Style qui deviendra manque de courage, manque d’ouverture, de réouverture : en somme une infirmité.

Tâche d’en sortir. Va suffisamment loin en toi pour que ton style ne  puisse plus suivre.10

12Comme dans tous les fragments dont se compose Poteaux d’angle, le précepte, l’aphorisme, le constat animent ou réveillent des forces centrifuges.  Dans ce cas précis, par référence narquoise à Buffon (« le style c’est l’homme même »), l’idéologie humaniste du style est prise à contre-pied (« en somme une infirmité »), dans la mesure où elle est un frein et un obstacle à l’opération de soustraction du moi.

13*

14 S’agissant d’un livre réputé de la vieillesse, Michaux est donc  loin d’apparaître en maître et possesseur d’une sagesse, comme ce fut peut-être le cas Gide aux yeux de ses contemporains, mais plutôt comme l’un de ces stoïciens modernes qui aspirent moins à la consolidation de  leur citadelle intérieure qu’à l’exploration à la fois prudente et  ironique d’un  lointain intérieur. Le moraliste y cherche moins la sagesse qu’une méthodique et obstinée déprise de soi. Sous couvert de s’adresser à l’impératif à un interlocuteur proche (« toi »), c’est à lui-même que Michaux s’adresse et fait la leçon, et c’est lui-même  qu’il morigène et  fait que les moralités de Poteaux d’angle sont paradoxales, par  renversement de lieux communs. Il livre en somme  des enseignements contre l’enseignement, et  c’est à un troublant face-à-face que le  lecteur est confronté sous tous les angles. Essayons de distinguer ce qui relève de la conduite envers soi :

« n’apprends qu’avec réserve » (p. 911) ; « garde ta mauvaise mémoire » (p. 10) ; « garde intacte ta faiblesse » ; « Voyager pour t’appauvrir. Voilà ce dont tu as besoin » (p. 11) ; « Que détruire lorsque enfin tu auras détruit ce que tu voulais détruire ? Le barrage de ton propre savoir » (p. 19) ; « Dans la chambre de ton esprit, croyant te faire des serviteurs, c’est toi probablement qui de plus en plus te fais serviteur. De qui ? De quoi ? / Eh bien, cherche, cherche » (p. 21) ; « Tu es contagieux à toi-même, souviens-t-en. Ne laisse pas “toi” te gagner » (p. 24) ; « harmonise tes détériorations » (p. 29) ; « ne te livre pas comme un paquet ficelé ? Ris avec tes cris ; crie avec tes rires » (p. 30) ; Tu tiens vraiment à monter à l’échelle ? Et si c’est pour finir pendu ? » (p. 61)

15Ou de la conduite envers autrui :

 « Ne laisse personne choisir tes boucs émissaires » (p. 19) ;  «  Ne va pas donner ta voix à tel ou tel célèbre faiseur de système en qui le grand nombre a vu un libérateur. Ils aiment tellement être entraînés » (p. 30).

16Né dans une époque de ratés, profites-en, si tu n’as pas honte. Ils se reconnaissent en toi. Ce n’est qu’une époque » (p.37) 

17J’ai gardé pour la fin le célèbre « Garde ce qu’il faut d’ectoplasme pour paraître ‘’leur’’ contemporain », souvent cité par Henri Meschonnic qui y voit à juste titre la formulation la plus emblématique de la fausse évidence de l’idée de  « contemporain »12. Michaux exception ou tradition française ? Exception cette fois en ce sens que sa  morale est toujours à venir, ou si l’on préfère son  éthique toujours  celle de l’insécurité.

18Il ne s’agit donc pas seulement de retrouver chez Michaux des postures stoïciennes du passé, ni même  les thèses de l’anthropologie stoïcienne sur les émotions et la morale (la souffrance, la colère, l’impatience, la torture), ou encore l’obsédante question de ce qu’il faut faire et ne pas faire dans les circonstances de l’Histoire. Plus important est, à mon sens, la conception de l’écriture comme temps de l’opération de soi. On ne lit, on n’écrit que pour se perfectionner, tel serait l’impératif stoïcien, que l’on retrouve  d’ailleurs dans la définition du journal intime proposée par Charles Du Bos comme un « instrument de perfection intime ». Or c’est bien cela que pratique Michaux dès 1929 à la fois  dans Mes propriétés, qu’il appelle un « journal »,  et dans Ecuador, ce journal de voyage miné par le journal intime, ce journal spirituel  lui-même étranglé par le voyage :

Mais je déteste les Indiens, dis-je. […] Ces gens n’ont pas de saints, et puis la manière que je m’entende avec des brachycéphales ?

 Une fois pour toutes, voici : les hommes qui n’aident pas à mon perfectionnement : zéro13

19On comprend mieux, dès lors, l’énergie ramassée dans l’aphorisme placé en tête de Poteaux d’angle : « C’est à un combat sans corps qu’il faut te préparer, tel que tu puisses faire front en tout cas ».  Cette périphrase soustractive qualifiant le « combat spirituel » auquel n’a cessé de se livrer Michaux depuis l’adolescence14, offre une « clé de lecture » d’Ecuador, où l’auteur ne cesse de se prendre à partie, de se réprimander, de se chapitrer, de s’admonester, toutes formes de laminage du moi que Michaux pratique avant même le jour du départ, comme  dans cette note laconique   :

Je n’ai écrit que ce peu qui précède et déjà je tue ce voyage. Je le croyais si grand. Non, il fera des pages, c’est tout15.

20Tuer le voyage, ce sera encore, six mois plus tard, l’objet d’une note assassine à la veille du voyage retour, sur le propre terrain de Pascal cette fois :

Maintenant ma conviction est faite. Ce voyage est une gaffe. […] On trouve aussi bien sa vérité en regardant quarante-huit heures une quelconque tapisserie de mur16.

21À la vérité, ce journal, ou plutôt ce voyage se révèle être le laboratoire critique de toute une tradition européenne : « C’est presque une traduction intellectuelle de faire confiance aux fous. Mais moi, je pense beaucoup de bien des imbéciles »17. Quasi aphorisme qui rappelle étrangement Epictète : « Si tu veux faire des progrès, résigne-toi à passer pour un idiot et pour un imbécile dans les choses du dehors, consens à passer pour n’y rien entendre »18.  Dans le débat entre Saint Paul ─ que Michaux cite dans le texte latin : « Si quis videtur inter vos sapiens esse in hoc saeculo, stultus fiat ut sit sapiens (Saint Paul) »19  ─  et les philosophies sans dieu, Michaux ne tranche-t-il pas  en faveur de l’ancien esclave devenu philosophe ? Laissons cette question  ouverte, pour insister en revanche sur l’extrême mobilité des formes  d’écriture tour à tour essayées par Michaux, car il se montre simultanément  un observatoire à lui seul de mœurs et des coutumes, et qu’il construit, par là, sa propre éthique.  En ce sens la traversée des coutumes fait partie de l’épreuve morale.

22*

23Ne nous hâtons donc pas  de vouloir limiter l’auteur de Poteaux d’angle à la seule énonciation d’une éthique personnelle – comme firent nombre d’écrivains de sa génération (dont Cioran qui s’est très tôt spécialisé dans le genre de la maxime pour n’en jamais plus sortir). Nous avons  vu que l’individu chez Michaux  n’était qu’un « homme en fil »20 autour duquel s’enroulent à l’infini des positions successives, contradictoires, exténuées de « moi ». Michaux n’est donc pas seul, il est « en foule »21,  une foule qui n’est pas seulement imaginaire, comme le laisse entendre Mœurs et coutumes des peuples de Grande Garabagne22, mais bien réelle comme l’atteste la lecture  du grand voyage de Michaux chez les peuples d’ Extrême-Orient.

24Lorsque trois ans après Ecuador,  un an après L’Afrique fantôme de Michel Leiris, paraît Un Barbare en Asie,  le public découvre ce que  les trois préfaces-repentirs ajoutées par l’auteur entre 1933 et 1967  empêchent de bien saisir aujourd’hui : ni un récit exotique comme ceux que Paul Morand faisait régulièrement paraître, ni un journal-confession comme celui de Leiris, mais avant tout  une somme – même si  ce terme  convient mal à Michaux ─ morale délestée de tout appareil didactique23. Cet allègement de la forme révolutionne sans doute la pensée morale24. Entendons  ici par « morale », comme  le précise Barbara Carnevali, « une réflexion philosophique dévolue à l’observation des mœurs, des coutumes et des caractères »25. Cette observation faite ici du point de vue du « barbare » (celui qui, apparemment, peut le moins comprendre ce qu’il voit), devient aussi le miroir  du lecteur européen, conduit à méditer sur sa propre civilisation, et  plus encore  sur la notion même de civilisation.

25Dans la Nouvelle Revue Française de juin 1933 Jean Grenier trouvait le livre « précieux pour qui aime le dégonflage des lieux communs »,  et qu’il  « aurait plu à Stendhal et en général à tous les analystes français qui vont de Voltaire à Stendhal »26. Filiation donc, mais filiation trompeuse qui  risque  de  ramener l’inconnu sur du connu, puisque, à l’inverse de Voltaire, l’écriture nerveuse d’Un barbare en Asie feint d’ignorer les disciplines spécialisées dans l’observation et l’analyse des mœurs.

26C’est plutôt en  chirurgien du coup d’œil que Michaux  pratique l’abréviation  des descriptions ethnographiques pour capter sur le champ  caractères et coutumes,  jusqu’au point limite de l’incongru. Ainsi de l’ incipit d’ « Un barbare à Ceylan »  :

Le Cinghalais marche pieusement. Son maintien est pieux. J’entrai, un jour, par erreur, dans un corridor qui conduisait à une salle très grande. Le sentiment religieux y régnait. À un bout de la salle, il y avait une foule immobile, contemplative. Je m’avançai. Ils regardaient jouer au billard.

27On peut certes,  pour simplifier abusivement, imaginer Les Caractères de La Bruyère écrits au pas de course, ou Les Lettres persanes rédigées en style télégraphique,  mais  que l’on essaye plutôt de se mettre  « dans la peau »27 de ce voyageur fébrile qui pratique  l’apologue éclair,  le raccourci fulgurant. Voilà qui est plus éprouvant, car ce style de vision est à lui seul une morale du regard  qui ne découpe pas les choses une à une, mais les éprouve au contraire à partir d’un  centre d’où elles irradient  comme des lentilles à grossissement variable28.  Un tel système optique capte un tout en mouvement dans chaque détail, ce que Michaux appellera plus tard, dans Passages,  peindre « des tempéraments ».

28Or que découvre t-il au terme du périple, si ce n’est que pèse sur tous les tempéraments, partout et en tous lieux, le poids universel de la norme pour reprendre le titre d’un ouvrage récent de Pierre Macherey. Poids de la norme dont s’émerveillait Montaigne dans le dernier livre  des Essais :

C’est à la coutume de donner forme à notre vie, telle qu’il lui plait […]. C’est le breuvage de Circé, qui distribue notre nature comme bon lui semble29.

29 Michaux ne peut évidemment pas donner le même tour optimiste que Montaigne à la conclusion de son essai ; lorsqu’il prend  congé du  lecteur,  c’est au contraire pour  lui délivrer un enseignement désenchanté que ni la morale  ni le voyage n’attendait  :

 Qu’est-ce qu’une civilisation ? Une impasse. […] Un peuple devrait être honteux d’avoir une histoire. / Et l’Européen comme l’asiatique, naturellement. / C’est dans l’avenir qu’ils doivent voir leur Histoire .

30De  cette multitude  de coutumes  captées jusqu’à épuisement du voyageur, il ressort de que ce que l’on appelle  une « civilisation » une somme  aussi absurde que cocasse de rituels, de  comportements, de langues, de croyances, d’habitudes figées depuis des siècles dans un système de normes qui, que nous le voulions ou non,  font  de l’individu un fil toujours plus mince, toujours plus fragile et précaire. Cet insolite essai sur les mœurs rompt ainsi brutalement  avec la tradition française, puisqu’il délègue, pour finir sur une singulière pirouette, la parole à « Bouddah s’adressant à ses disciples, au moment de mourir »:

« Ne vous occupez pas des façons de penser des autres.

« Tenez bien dans votre île à vous.

« Collés À la Contemplation »

31*

32Pèlerinages d’indiens sur les chemins des Andes, multitudes d’Asie, ou foules des confins de Grande Garabagne, le chemin de la sagesse ressemble fort chez Michaux, qui s’est aussi vécu comme un  saint raté,  à un combat de lances enchevêtrées. Pollagoras, le héros lucide de la fin de La vie dans les plis, est la véritable réponse à  Epictète :

 La sagesse n’est pas venue. La parole s’étrangle davantage, mais la sagesse n’est pas venue.

 Comme une aiguille sismographique mon attention la vie durant m’a parcouru sans me dessiner, m’a tâté sans me former30.

33Formulons une hypothèse, en grande partie déjà vérifiée par l’Histoire du siècle dernier : du XXe siècle,  restera peut-être, lui tenant lieu de viatique,  le chant de cette morale étranglée…

34 Pourtant, au lendemain de la mort de Michaux, le 25 octobre 1984, le journal Libération commençait en première page une belle notice nécrologique par ces mots : « Agé de 85 ans, cet humoriste et moraliste comptait au nombre des écrivains légendaires mais discrets, comme Blanchot et Gracq »31. En matière d’humour, Pollagoras n’a donc pas fini de nous dire son dernier mot : étranglé de chagrin ou de  rire, veuf léger de la sagesse,  il continue de court-circuiter « les idées des autres, des contemporains, partout téléphonées dans l’espace »32, en tranchant dans le vif du savoir mort qui sous-tend toute morale : « Chaudron de pensées se prenant pour homme »33, « Le phallus en ce siècle, devient doctrinaire »,  « Pressé de la sagesse perdra ses dents », « Savon ne contemple pas la crasse ».

35Une « tranche de savoir » par jour à méditer suffirait-elle  donc au désencrassement de l’esprit ? ─  « Ne désespérez jamais. Faites infuser davantage ». Avec Michaux, le vrai moraliste moderne ne devient pas seulement humoriste, il apprend surtout à s’effacer de lui-même ─ et vous  laisse alors  soudain  « en position d’équilibre »…

36BIBLIOGRAPHIE

37DARMON Jean-Charles, DESAN Philippe, Pensée morale  et genres littéraires, PUF, 2009.

38DOSTOIEVSKI  Fédor, L’Idiot, traduction d’André Markovicz, Actes Sud, Babel, 1993.

39EPICTÈTE, traduction inédite d’Emmanuel Cattin, Introduction de Laurent Jaffro, GF Flammarion, 1997.

40traduction François Thurot, Hachette, 1889.

41MARTIN Jean-Pierre, Henri Michaux, Biographies nrf, Gallimard, 2003.

42MESCHONNIC Henri, « Le moderne et le contemporain aujourd’hui », in Modernités, modernité, Verdier, 1988.

43MICHAUX Henri, Œuvres complètes, Bibliothèque de la pléiade, tome 1, Gallimard, 1998.

44MICHAUX Henri, La Nuit remue, 1934, Gallimard, Poésie, 1967.

45MICHAUX Henri, Plume, précédé de Lointain intérieur, 1931, Gallimard, Poésie, 1963.

46MICHAUX Henri, Poteaux d’angle, Gallimard, 1981.

47MICHAUX Henri, Passages, Gallimard, 1963, coll. « L’Imaginaire »,  1967.

48MICHAUX Henri, Façons d’endormi, façons d’éveillé, Gallimard, 1969.

49MICHAUX Henri, Ecuador, 1929, Gallimard, coll. « L’Imaginaire », 1968.

50MICHAUX Henri, Epreuves exorcismes 1940-1944,  Gallimard, Poésie, 1973.

51MICHAUX Henri, Ailleurs, 1948, Gallimard, Poésie, 1967.

52MICHAUX Henri, La Vie dans les plis, 1948, Gallimard, Poésie, 1972.

53MICHAUX Henri, Face aux verrous, 1951, Gallimard, Poésie, 1992.

54MONTAIGNE, Les Essais (1595), sous la direction de Jean Céard, La Pochothèque, 2001.

55NIETZSCHE Friedrich, L’Antéchrist, in Œuvres, édition de Jean Lacoste et Jacques le Rider, t. 2, Robert Laffont, « Bouquins », 1993.

56PACHET Pierre, Un à un, De l’individualisme en littérature  (Michaux, Naipaul, Rushdie), Seuil, coll. «  La couleur des idées », 1993.

57ROGER, Jérôme Ecuador et Un barbare en Asie d’Henri Michaux,  Gallimard, coll. « Foliothèque », 2005.

58SAINT PAUL, Epîtres, La Bible, Nouveau testament, traduction de Jean Grosjean, Bibliothèque de la pléiade, Gallimard, 1971.