Colloques en ligne

Alexandre Gefen

L’éthique est-elle un récit ? le récit est-il une éthique ? retour sur la querelle du « narrativisme »

Un peu plus tard je m'étais mis à continuer d'écrire un roman. Cette dernière entreprise m'avait conduit à effectuer des recherches dans ma bibliothèque. Elles amenèrent bientôt la découverte d'un ouvrage in-8o que j'ignorais posséder et qui se composait de plusieurs tomes. J'ouvris l'un d'eux au hasard. Le livre se présentait comme un traité de philosophie, mais, à la place du titre correspondant à une des divisions générales de l'ouvrage, comme j'aurais lu : Logique, ou : Morale, je lus : Énigmatique.

André Breton, Clair de terre, 1923.

1Cette question, je ne la poserai ni à des textes littéraires relevant du genre de l’essai ni encore aux romans pédagogiques ou engagés – ni même à la strate discursive et assertive de certains romans à fort contenu philosophique (Proust, Musil, etc.), mais aux récits de fiction communs. Autrement dit : quel bénéfice moral peuvent nous offrir les romans modernes, ceux qui ne visent justement pas, parce qu’ils sont romans romanesques, parce qu’ils sont modernes, à nous offrir une morale ?

2Donner une possible valeur éthique à un récit suppose d’attribuer un pouvoir aux mondes fictionnels en dehors d’un discours idéologique explicite. C’est affirmer, contre les tenants de l’irresponsabilité ou de l’impuissance de l’art, que les mondes de fictions sont des dispositifs linguistiques destinés à opérer des effets sur les univers de représentation des lecteurs, sur leurs connaissances pratiques, qu’ils peuvent affecter nos décisions par les interprétations qu’ils produisent ou interdisent de situations, passées, présentes ou possibles. Croire dans une efficacité morale des œuvres modernes présuppose de faire des valeurs morales mobilisées par nos comportements, nos engagements, nos actions, non des impératifs catégoriques figés, mais des constructions dépendantes de nos croyances, ces « maîtresses du monde ». Accorder un pouvoir au beau dans le champ du bien, c’est ensuite affirmer que ces connaissances ou procédures morales mobilisées dans l’action sont l’objet d’un travail de réflexion, d’une construction mentale complexe, globale et donc culturelle, dans laquelle les œuvres artistiques interviennent plus ou moins directement. D'une part, les représentations du monde induites par la fiction auraient la même qualité d’existence que les vérités vérifiables lorsqu’il s’agirait de la préparation et de l’exécution d’une action, d’autre part les formes artistiques activeraient affectivement notre conscience morale1 : sans nécessairement pouvoir constituer des preuves à la manière des lieux communs mobilisables par la rhétorique, elles consisteraient des formes d’expérience par procuration, exemples, schémas, configurations, savoirs en apparence flous et invalidables, mais qui agiraient non moins puissamment en tant que métaconnaissances régulatrices permettant d’arbitrer entre des vérités et des valeurs générales, autrement désincarnées et désarticulées du monde commun, vérités locales permettant de penser « par cas », pour emprunter une expression à la sociologie ou au droit. En offrant l’expérience d’émotions morales par transfert affectif (la crainte, le dégoût, la terreur et la pitié, etc.) tout autant que des connaissances faussement ordinaires portant sur les conséquences éthiques concrètes de nos choix, les productions morales de la fiction nous permettraient de passer du « savoir que » au « savoir comment » pour reprendre une distinction célèbre de G. Ryle2 et nous aideraient à interagir, par empathie ou par expérience de pensée, avec autrui et ses valeurs morales. Par delà leur rôle de construction des sentiments par imprégnation ou identification (La Rochefoucauld fait remarquer qu’« il y a des gens qui n'auraient jamais été amoureux s'ils n'avaient jamais entendu parler de l'amour »3), les émotions fictionnelles participeraient pleinement de la circulation de normes mobilisées par les actions morales, et peut-être, si l’on suit Stanley Cavell4, de leur dépassement critique par une interrogation profonde sur l’authenticité de la relation que nous entretenons à notre propre parole. Après avoir préparé émotivement notre esprit à l’exercice du bien, elles interviendraient dans les opérations d’ajustement que nous menons constamment entre notre univers mental et la réalité en nous permettant de rapprocher paradigmes généraux et questions urgentes et concrètes. « Nos désirs ne s’expriment dans l’action que par l’intermédiaire de croyances »5 et ces désirs « sont à la recherche d’interprétations les rationalisant » affirme Charles Larmore : selon la philosophie morale contemporaine incarnée notamment par l’école de Chicago, et que l’on retrouvera chez un théoricien du roman comme Thomas Pavel, l’ontologie temporaire propre, anormale et contractualisée de la fiction produit, au retour des escapades dans les paysages imaginés, à des formes de savoir à valeur médiatrice, capable de stimuler et d'aguerrir nos facultés morales avec des cas concrets, dont la « trivilialité cognivive », pour reprendre une expression de Carole Talon-Hugon6, n’est point un inconvénient, mais plutôt un avantage, puisqu’elle permet à nos valeurs de se préparer à entrer en contact avec le réel et la multiplicité des cas concrets qu’il propose au jugement.

3Que la littérature exerce son influence par la gymnastique morale à laquelle elle invite ou par la production d’exemples entraînant plus directement l’imitation (ce que Carole Talon-Hugon nomme « les résultats comportementaux »7 de la morale littéraire), se trouve ici l’idée, centrale à toutes les philosophies de l’action éthique de la littérature par la médiation des représentations, que nos identités individuelles sont le tissu de récits personnels, familiaux ou sociaux. Cette hypothèse plaçant les représentations littéraires au cœur de processus de construction mémorielle de l’identité, individuelle comme collective, ouvre non seulement cette forme d’action morale à la littérature que serait l’action par configuration mimétique de nos comportements, mais constitue le substrat de la plupart des théories éthiques modernes, de Sartre à Charles Taylor en passant par Paul Ricœur. Que l’action de la littérature se fasse par référence directe, transmission émotive, manipulation par l’œuvre de l’univers linguistique du lecteur, la continuité du soi et la responsabilité du sujet ne peuvent être assurées que par des narrations, assurent les théoriciens du « narrativisme ». On voit le raisonnement : le récit est une éthique, car l’éthique est un récit. Je laisserai la philosophe Gloria Orrigi, à qui j’emprunte une description formidablement claire des termes de la querelle8, de résumer les variations philosophiques de la thèse :

4Sous le terme de « narrativisme », on peut regrouper des courants et des penseurs très éloignés les uns des autres, comme Ricœur, pour qui la narration est la façon la plus élémentaire de connaître et d’expliquer le monde, ou Daniel Dennett, qui considère le Moi comme un ensemble de différentes versions de récits. Enfin, une autre tendance serait représentée principalement (mais pas uniquement) par la tradition analytique qui considère la narrativité comme une donnée phénoménologique correspondant à une certaine réalité psychologique […]. Le courant « narrativiste » présente parfois une thèse plus radicale, nommée « narration éthique » : chacun ne fait moralement l’expérience d’être une personne qu’en adoptant un point de vue narratif sur sa propre existence.

5S’il faut souligner le rôle de cette thèse qui est à l’origine de notre réévaluation contemporaine des pouvoirs d’analyse et d’exemplification du récit littéraire, puisque ce « fictionalisme », cette allégeance aux pouvoirs de la fiction, fait de la littérature une forme de discours éthique capable de rendre sens à notre expérience particulière et empirique du passé en le reconfigurant et en l’universalisant, il me semble néanmoins que l’on peut contester à double titre ce raisonnement sans pour autant déresponsabiliser complètement la littérature. Comme le souligne Gloria Origgi, la première critique adressable au « narrativisme » a été formulée par des philosophes comme Galen Strawson au nom de la variété des formes de notre expérience temporelle et identitaire. Ce que conteste Galen Strawson dans son article célèbre Against narrativity9, c’est à la fois que la narration, conçue comme une quête de cohérence et de plan (une « diachronité active » pourrait-on dire) soit le support de fait de nos identités (thèse psychologique) et qu’elle soit, de droit, la condition de possibilité de l’action bonne (thèse éthique). L’expérience du moi peut être aussi bien globale que partielle (une saisie épisodique à un moment donné) affirme au contraire le philosophe anglais, pour qui il existe même deux types de tempérament, un tempérament « narratif » qui pousse les gens à se ressaisir dans la globalité et un tempérament épisodique, ceux des gens qui se considèrent eux-mêmes non dans un devenir, mais comme des globalités synchroniques différentes dans le présent, le futur et le passé sans que la mémoire ait besoin d’intervenir pour réassurer du continu. Galen Strawson fait notamment remarquer que l’on agit bien sans passer par ce que des philosophes comme Charles Taylor ou Alasdair MacIntyre considèrent comme une phase de ressaisie de la cohérence de l’historicité de sa propre vie – ni même par la prise conscience de sa propre cohérence comme caractère et identité fondatrice de l’action. On peut être responsable de ses actes, ce qui suppose certes une continuité de la personne, sans la médiation de représentation de soi temporelle. On peut trouver un sens sans insérer ce sens à une action dans une narration globale et l’on peut sentir le poids du passé sans disposer d’un récit. Si l’on est bergsonien, on pourrait affirmer que la complexité et le caractère variable du sentiment de la durée et de la continuité ne sauraient correspondre à la saisie unique d’une temporalité universelle kantienne – pas plus que le sentiment de l’identité ne saurait correspondre à la constitution d’un bloc homogène de conscience. Par ailleurs, la présence de fiction ou du moins d’une « révision » de la réalité dans le récit disqualifie largement la validité de la thèse « narrativiste » : comment construire une identité morale sur le sable de l’imagination ? Plus on raconte, plus on s’éloigne de l’identité, pourrait-on au contraire affirmer. Quoi qu’il en soit, se comprendre peut se passer de se raconter, comprendre autrui peut se faire sans disposer d’un récit, même l’identité est un produit du passé (je pense ici à la manière dont Ferdinand de Saussure reprend la métaphore d’une partie d’échec, pour montrer qu’une position peut-être analysée à la fois en synchronie et en diachronie et que l’ignorance du début d’une partie n’invalide en rien la chance de celui qui doit jouer son coup.

6Si l’on fait des tempéraments littéraires des indices de la manière dont nous percevons le monde, il existerait, explique Gloria Orrigi en poursuivant le raisonnement de Strawson :

Des « esprits épisodiques » (au nombre desquels Sebald compte, outre lui-même et les auteurs susmentionnés, Michel de Montaigne, le comte de Shaftesbury, Stendhal, Fernando Pessoa, Iris Murdoch et un certain nombre d’autres) n’ont pas une expérience continue de leur identité à travers le temps, comme s’ils étaient un héros de roman qui traverse un certain nombre de péripéties (à l’exemple d’Edmond Dantès dans Le Comte de Monte-Cristo).

7Je ne suis pas très convaincu par l’argumentation qui fait de la littérature le simple témoignage de perception et l’indice d’un rapport au temps propre à l’écrivain ; je suis encore moins convaincu par la distinction qui en découle entre deux types d’écrivains ; il me semble en revanche plus intéressant pour aller jusqu’au bout des questions fondamentales que pose la thèse « narrativiste », dans son versant littéraire, dont les implications n’ont pas toujours été mesurées, de s’interroger sur la thèse selon laquelle de la narrativité des conduites éthiques fondamentales que découle le pouvoir de la littérature10.

8Cette symétrie me semble en effet doublement discutable : d’abord parce que la littérature n’est pas l’enregistrement d’une certaine manière de percevoir le temps qui serait propre à l’auteur : il faut insister sur le caractère construit des représentations littéraires qui ne correspondent pas à un mimétisme, mais proposent plutôt une reconfiguration complexe du temps dans un processus d’intériorisation des modélisations littéraires variables et souvent imprévisibles. Nous sommes libres d’épouser dans nos vies les destinées illustres qui nous sont données en exemple. Et si nos représentations, les mondes que nous habitons, relèvent de constructions culturelles de la temporalité et de l’historicité, l’action de la littérature, si elle existe, c’est justement de moduler et d’infléchir ces représentations temporelles en proposant des versions alternatives (correctrices, uchroniques, etc.) de l’historicité de l’individu et de la communauté. Pas plus que l’archéologie, la littérature n’est l’empreinte du passage du temps, elle en est la pédagogie ou la réinvention.

9Par ailleurs, quand bien même accepterait-on l’idée que la littérature possède un effet d’entraînement par exemplarité, les romanciers modernes sont justement ceux qui ont refusé le narrativisme et le storytelling11, qui ont cherché non l’identité téléologique et le conditionnement par l’immersion modélisatrice, mais, contre tout behaviourisme, plutôt des identifications non prescriptives et la remise en mouvement des temporalités. Autrement dit, la littérature moderne, faisant le deuil de l’exemplarité, aurait cherché à disjoindre l’expérience intérieure par la projection dans autrui plutôt qu’à la contrôler en la rejouant. Comme l’histoire des poétiques du roman depuis deux siècles le montre génération après génération, la littérature interroge avec inquiétude les déterminismes des actions et des identités et cherche, en une sorte de démocratie par le récit, à permettre l’accès à d’autres types de conduites existentielles que ceux de la sommation et de la nécessité hétéronomes. Les écrivains modernes seraient ceux, je suis tenté de le croire, qui produiraient des « intrigues », au sens de Paul Ricœur, dans lesquelles nous pourrions nous projeter, mais de manière libre et associative, en pensant la fluctuation et l’ajustement des valeurs et des normes sans surdéterminations et en nous libérant au contraire des séductions mimétiques. On est loin d’une pensée de la littérature comme bibliothèque de modèles et de comportements : au lecteur la liberté de réguler le rapport entre la causalité du monde réel et celle du monde possible, à lui de s’interpréter par le texte, à lui de faire usage des textes.

10Pour que mon examen ne soit pas trop abstrait, j’en prendrai un exemple, celui de l’écrivain de langue serbo-croate Danilo Kiš, que les critiques contre les insuffisances du roman me semblent conduire à un discours antiaristotélicien contre la représentation configurante dans un contexte (la double exigence de représentation de la Shoah et de reconstruction de l’identité perdue de son père) où, a priori, pèsent des surdéterminations historiques écrasantes. Or, qu’affirme l’auteur de l’Encyclopédie des morts et de Sablier ? C’est qu’il n’y a plus d’exemplarité narrative de la fiction dans la modernité parce qu’il n’y a plus de narration possible d’une identité substantielle fondatrice : « Le roman, je le cite, après le cataclysme qui venait de frapper l’Europe tout entière, entra dans une phase de désintégration et où le sujet, je veux dire, le sujet classique, se décomposa de l’intérieur, faute de s’être avérée adéquat et suffisant ». L’immense et troublant dispositif qu’est Sablier est une réponse à ce discrédit – on se souviendra d’ailleurs qu’une nouvelle du Livre des rois et des sots explique la Shoah à la mésinterprétation d’un récit didactique en un pseudo Protocole des Sages de Sion dont le scénario et les prophéties auraient contaminé les esprits. Ainsi, ce chef-d'œuvre de la littérature de mémoire qu’est Sablier parvient à sauver du « cercueil des temps » (pour reprendre la fulgurante formule de Mirabeau12) une identité et un intervalle temporel hypersignifiant sans rien céder au martyrologe : si ce récit de la Shoah peut servir de substrat au jugement éthique et à l’expérience de la pitié, c’est en dehors de tout figement téléologique ou didactique qui viendrait donner un sens positif et étroitement instrumentalisable à la double tragédie de la folie du père et de l’extermination des juifs. Je rappellerai brièvement le dispositif du récit : à l’aide des « archives prodigieuses » contenues dans la dernière lettre d’Edouard Sam, ancien inspecteur des chemins de fer yougoslaves et père de l’écrivain – lettre donnée comme telle à la fin du roman –, et de l’inventaire de sa valise abandonnée dont le contenu nous est décrit exhaustivement, Sablier fait mémoire des derniers moments avant sa déportation. Mais si le livre est « l’unique témoin » des dernières heures d’un homme, la mimèsis romanesque ne vise pas à la production d’un sens philosophique et à une réorganisation correctrice du désordre. Il s’agit, non de représenter l’ordre du monde en cherchant à en extirper avec douceur ou violence une signification sous-jacente, d’en suivre un sens caché, mais d’extraire du réel sa négativité en l’exhibant. Débutant seize minutes avant minuit et s’achevant au matin, Sablier est, à l’instar de Finnegans Wake, un roman de la nuit qui avance, hanté par la métaphore de la chandelle qui s’éteint et l’impossibilité de reproduire le miracle de Hannouccah. Le récit du chaos des exactions nazies se mêle à celui du délire du père dans un inventaire où le lecteur est investi, selon la formule célèbre de Walter Benjamin, de la mission d’être un « chiffonnier » : « L’écrivain moderne ne croit plus aux sept jours de la création, au catalogue divin, à l’ordre des choses et des phénomènes. Le monde est chaos. Je préfère, si j’ose dire décrire un marché aux puces ou une décharge publique. Ce sont des lieux où les phénomènes du monde se transforment de nouveau en magma comme avant la création, je me sens dans ces lieux comme devant la glaise à partir de laquelle Dieu a créé l’homme », affirme Danilo Kiš13. Si construction du sens il y a, celle-ci est fondée sur le hasard – avatar romanesque du don –, sur le dialogisme, la métaphore de l’enquête, la fiction de l’interrogatoire, toutes formes malléables et réversibles. Si mise en ordre « narrativiste » il y a, c’est un dispositif labyrinthique qui émerge. Comme chez son contemporain et plus proche frère, Georges Perec, la fictionalité de la fiction ne saurait être jamais qu’exhibée, l’ambiguïté et l’ambivalence ne sauraient être dissimulées, en sorte qu’en place de relation univoque, exemplaire et pédagogique, l’écrivain pratique au contraire un art des lectures combinatoires où les fragments inorganisés ressemblent aux cartes d’un jeu jeté négligemment sur la table (ou abandonné tandis qu’on viole un enfant, pour reprendre avec plus de rigueur, mais aussi plus de tragique une métaphore de Kiš dans Sablier), abandonné au bon vouloir du lecteur. Ces énigmes visent à mettre en œuvre une poétique du transfert, à produire une œuvre ouverte et inachevée, dont l’emblème serait bien le sablier : Danilo Kiš parle d’un « équilibre dû sans doute au déplacement régulier des poutres » qui glissent comme l’eau à la lumière de la flamme. On voit ici à quel point le récit, quoique puissamment vectorisé et organisé, est loin de tout storytelling : se raconter, ce n’est ni trouver un destin ni même se retrouver dans une épiphanie épisodique, c’est se perdre.

11Pour revenir à la discussion théorique de départ, il me semble ainsi que les critiques de la raison narrativiste et les déconstructions internes de ces dispositifs par la fiction moderne libèrent la littérature du moralisme, mais ne fragilisent que superficiellement la revalorisation contemporaine du roman comme support possible de la construction du sujet. Il nous appartient en effet de distinguer l’éthique de narration littéraire du fascisme des conditionnements auquel peut être employé le récit. Il importe à ceux qui défendent la littérature de moquer le discours social (comme l’écrit Stefán Snaevarr, autre philosophe « antinarrativiste », « croire dans le caractère rédempteur des histoires est à la mode ; il ne se passe pas un jour sans que quelqu’un publie un article vous expliquant comment être riche, fameux, célèbre en racontant des histoires »), de dénoncer autant qu’il le faut le caractère mensonger et révisable des récits à valeur idéologique et de relativiser l’idée qu’il suffirait de raconter pour comprendre et de comprendre pour ne pas répéter les mêmes erreurs historiques.

12Si l’on distingue plusieurs ordres d’effets moraux possibles de la littérature, comme le fait un essai récent de Carole Talon Hugon que j’ai déjà cité, l’activation de nos sentiments moraux (théorie de l’empathie), la réflexion et la révision de nos croyances (théorie de Nussbaum qui fait de la littérature un exercice casuistique d’articulation des lois et de la diversité et identitaire), et, enfin, la programmation des comportements par imitation, ce dernier type d’efficace, pourtant au cœur du behaviorisme narrativiste, est donc particulièrement contestable. L’exemplification du destin et des actions d’autrui considérées comme exemplaires et intériorisables ne fonctionne plus dans le roman moderne, qui est une morale de l’occasion infiniment plus souple et réversible que le choc cathartique ou le didactisme de l’édification.

13Si on revient à la thèse qui subsume la thèse narrativiste, celle du fondement nécessaire de l’éthique par l’identité personnelle, il est tout aussi aisé de montrer que l’exercice identitaire de la littérature est plus complexe qu’une simple pratique de la réassurance : la littérature moderne est une pluralisation identitaire capable d’introduire et de renforcer l’unité de la personne fondatrice de l’éthique, mais aussi d’en proposer la déconstruction et la pulvérisation. Or cette découverte du caractère problématique de la réciprocité éthique comme de la pluralité interne de l’identité (je renvoie notamment ici aux travaux de David Shoemaker qui démontre que la prise de conscience des rapports complexes entre les ordres d’identité hétérogènes impliqués dans l’action est elle-même une nécessité éthique14) peut être aussi essentielle que la totalisation et la pérennisation, aussi importante que le passage de l’idem à l’ipse, de l’identité corporelle intuitive à l’identité morale responsable et imputable, pour reprendre les catégories de Paul Ricœur.

14Autrement dit et pour conclure, on peut penser une action morale de la littérature sur le monde en dehors de la catégorie ricœurienne de narrativité. Comme le suggère Sandra Laugier dans un ouvrage récent consacré à l’articulation de l’esthétique littéraire et des savoirs moraux15, il ne s’agit plus de demander au littéraire des cas, des exemples, des preuves, en le renvoyant à l’origine sophistique de la fiction, mais, à la suite de Stanley Cavell et de Cora Diamond, d’user plutôt de la littérature pour mettre au jour, interroger avec toujours plus de perplexité, la complexité des liens articulant le sensible à l’intelligible, les dynamiques historiques et biographiques par lesquelles l’individu moral autonomisé par Kant devra penser son rapport au monde et ses choix axiologiques : la profonde inscription de ses attitudes et de ses options morales dans l’épaisseur du langage, dans la complexité de la représentation des univers de croyances et dans la logique subtile des émotions, n’est en rien assimilable au déterminisme biographique d’un destin et résiste à toute synthèse narrative comme à toute herméneutique univoque. Quand bien même serait-on « narrativiste » et affirmerait-on que toute vie est la quête d’un devenir organisé (la vie est une passion en quête d’un récit affirme en substance Paul Ricœur), on peut considérer qu’une reconfiguration pédagogique du temps (celui d’un récit voulant se faire mémoire) n’est pas assimilable à un conditionnement aveugle. Le pouvoir de la littérature comme configuration, comme intrigue, pour reprendre les termes célèbres de Paul Ricœur, à la fois de nos identités personnelles et de nos identités nationales, ne saurait être remis en question par une assimilation de la littérature au storytelling et au bovarysme qui l’accompagne. Ce que Ricœur nommait le passage de la mimèsis II (l’ordre esthétique temporairement émancipé du monde de la représentation) à la mimèsis III (l’ordre de la réintroduction des schématisations esthétiques dans le réel) est en littérature un processus dont le déroulement ne saurait être contraint et dont les finalités sont réversibles. Au contraire se déploient des vérités associatives complexes, des formes d’intégration des exemples et de rétroinjection des mondes possibles dans nos univers de croyances qui tendent à enrichir notre expérience et non à la réduire par schématisation et sommation.