Colloques en ligne

Julien Roumette

Les premiers récits de Romain Gary : la fiction au risque du discours moral

1Gary a fondé son œuvre sur son engagement. Officier, héros militaire, Compagnon de la libération, il n’est cependant pas un guerrier. Il n’a jamais fait le récit détaillé de sa guerre, pour ne pas faire des gros tirages avec la mort des copains, disait-il, position morale s’il en est1. Mais aussi plus profondément pour éviter d’écrire ce qui pourrait être assimilé à une épopée où la guerre serait magnifiée alors que, pour lui, elle est moralement indéfendable. La guerre déchaîne ce qu’il a de pire dans la nature humaine, et rien n’excuserait d’en donner une image noble. Selon le témoignage de sa première femme, rencontrée pendant les combats, à Londres, l’écrivain Lesley Blanch : « Romain avait connu peu de bonheur, et encore moins de tranquillité au cours de ces années de violence, d’horreur – des années qui représentaient tout ce que son esprit profondément idéaliste et pacifiste détestait »2.

2Cet idéalisme qui l’a soutenu pendant les combats pourrait être défini comme une façon d’envisager l’histoire d’un point de vue moral, car la question morale est au cœur de celle de l’engagement. Pour Romain Gary, comme pour de nombreux autres combattants de la France libre et de la Résistance, s’engager dans la guerre contre les nazis avait une dimension spirituelle. Pour eux, au-delà de la victoire, c’est la nature humaine qui était en jeu. Mais la formulation du combat en termes moraux a rendu l’après-guerre redoutable pour Gary, comme pour de nombreux autres intellectuels et artistes. Si elle donne un sens à la lutte, elle expose celui qui joue sa vie sur cette idée à de cruelles désillusions.

3Mon hypothèse est que l’évolution de l’œuvre de Gary est dictée par la vision morale qu’il a de l’histoire et que cela conditionne ses recherches d’écriture. Si cette vision en elle-même change peu, en revanche, Gary ne cesse d’explorer de nouvelles formules narratives pour l’incarner. Trouver la forme d’expression la plus féconde à ce qu’il a d’abord formulé comme une rancune désespérée fut l’enjeu de ces années d’après-guerre. Sur une décennie, Gary a parcouru un chemin important, dans ses quatre premières œuvres publiées : Éducation européenne (1945), Tulipe (1946), Le Grand vestiaire (1948) et Les Couleurs du jour (1952), que nous proposons de relire dans leurs versions originales, Gary ayant repris la plupart de ces premiers textes dans les années 60 et 70, en modifiant sensiblement le ton. On pourrait dire que Gary, dans ces textes, domestique le rôle de moraliste, apprenant progressivement, et en partie du fait des modifications du cours de l’histoire, à assagir la voix du donneur de leçon pour irriguer autrement ses récits de leur contenu moral.

4Même s’il a publié quelques nouvelles et écrit un roman non publié dans les années 30, c’est pendant la guerre que naît véritablement l’œuvre de Gary. Comme il l’écrira dans La Promesse de l’aube, Éducation européenne fut sa véritable naissance en tant qu’auteur3. Proche des positions d’autres écrivains de la Résistance et de la France libre, il pose le problème du combat contre l’occupant nazi en termes moraux : comment combattre un ennemi inhumain sans devenir à son tour inhumain. Comme l’analyse James Steel dans son ouvrage sur les Littératures de l’ombre4, il a été difficile pour les humanistes des années 30 – ou “ humanitaristes ” selon le terme de l’époque, que reprend parfois Gary –, souvent pacifistes, de se convertir à la lutte armée et à la Résistance. À leurs yeux, les fascistes remportent une victoire du simple fait de contraindre à la guerre : ils obligent à se battre sur leur terrain, ce qui paraît déjà à beaucoup comme une abdication des valeurs. Gary s’identifie à cette génération humaniste (il avait vingt ans en 1934). Contraints de se battre, l’impératif moral demeure, avec toutes les contradictions que cela suppose et qui ne sont pas, pour eux, des problèmes abstraits : aviateur dans une escadrille de bombardement, Gary mène, en 1943-1944, des missions de bombardements sur son propre pays, la France.

5Il n’est donc pas étonnant que Gary présente son premier roman publié, Éducation européenne, sous la forme d’une discussion d’un problème moral, qui court tout au long du texte. Dans la Pologne occupée par les nazis, un père construit une cachette dans les bois où il installe son fils, fin 1942, pour le mettre à l’abri. Pressé par les événements qui vont l’emporter quelques jours plus tard, il n’a le temps de lui laisser qu’un seul conseil, une règle de conduite morale pratique destinée à aider l’enfant dans les épreuves qu’il va devoir affronter seul : « Méfie-toi des hommes »5. L’enjeu du récit sera, pour le héros de quatorze ans, à partir de ce constat amer sur la nature humaine que la guerre ne vérifie que trop, de parvenir à nouer des liens avec les autres, malgré tout : faire le pari de l’humanité, être humain, si l’on peut dire, contre la nature humaine.

6Dans ce premier roman, qui est une œuvre de combat, le héros réussit. Il entre en contact avec les partisans, des amitiés fraternelles se nouent, ainsi qu’un amour : l’épreuve est franchie, une humanité sort de cette terrible éducation européenne par la guerre et les massacres. L’optimisme, la capacité à ne jamais désespérer quelles que soit l’adversité rencontrée, sont et resteront la marque de l’œuvre de Gary.

7Mais si Gary fait franchir l’épreuve à son héros, il refuse tout manichéisme. Dans plusieurs épisodes du roman il dresse le portrait de soldats allemands non nazis qui ne se réduisent pas à leur uniforme. Et il souligne la cruauté de certains partisans. Si, avec le recul, ces pages nous paraissent empreintes de bon sens, cela n’allait pas de soi en 1943-1944. Vercors, par exemple, fut vertement critiqué pour avoir donné une image trop positive de l’officier allemand dans le Silence de la mer6. La condamnation morale de la logique guerrière est illustrée, par exemple, par ce court récit d’un des protagonistes au jeune héros, qui a valeur de fable :

Je me demandais alors : comment le peuple allemand peut-il accepter cela ? Pourquoi ne se révolte-t-il pas ? Pourquoi se soumet-il à ce rôle de bourreau ? Sûrement des consciences allemandes, blessées, bafouées dans ce qu’elles ont de plus élémentairement humain, se rebellent et refusent d’obéir ? […] Eh bien ! là-dessus un jeune soldat allemand est venu ici, dans cette forêt. Il avait déserté. Il venait se joindre à nous, se mettre de notre côté, sincèrement, courageusement. Il n’y a aucun doute là-dessus : c’était un pur. Ce n’était pas un membre du Herrenvolk : c’était un homme7.

8Mais que font les partisans ? Ils le fusillent, à cause de son uniforme. Autre exemple : l’histoire d’amitié entre le héros de quatorze ans, Janek, et un sous-officier allemand, vieil homme mélomane affecté au ravitaillement, anti-nazi et à qui Gary fait dire : « Je suis le dernier Allemand »8. Lui aussi meurt sous les balles des partisans, même si ce n’est pas intentionnellement. Un des partisans se reproche amèrement d’avoir osé envoyer la fille du groupe se prostituer pour obtenir des renseignements. La noblesse est une épreuve toujours recommencée. Le fait d’être dans le bon camp ne change rien à la façon dont la guerre détruit le sens moral. Dénoncer la guerre, c’est montrer la déshumanisation générale.

9La nécessité du combat n’est jamais remise en cause par ce questionnement moral. Ni sa justesse. Faire la part du mal dans la nature humaine n’entraîne pas Gary dans un ‘tout est égal’ relativiste ni vers le nihilisme. Tout ne se vaut pas. L’exigence morale oriente la lutte et désigne l’ennemi, mais elle n’en fait pas une guerre « propre ». « Méfie-toi des hommes » doit donc être compris dans la perspective d’une recherche de fraternité. Méfie-toi, oui, mais va vers eux tout de même. L’analyse morale fait tout l’intérêt du récit. Gary écarte les épisodes de combat et met en avant des situations où la dimension humaine reprend le dessus sur l’idéologie, pour le meilleur et pour le pire, conférant à chacune de ces histoires une exemplarité souvent redoutable.

10Dans le contexte de la guerre, les choses restent relativement simples. L’idéalisme soutient le combat et permet de passer par-dessus la cruauté. L’ennemi est clairement identifié. Mais une fois la victoire remportée, la lucidité sur la nature humaine apportée par le combat menace l’idéalisme. La fin du conflit mondial, l’affrontement qui s’installe entre les alliés d’hier, conduisent à bien des désillusions, qui seront encore aggravées dans le cas de Gary par son premier poste à l’étranger, en Bulgarie, de 1946 à 1948, où il assiste à la liquidation – physique – de l’opposition par le régime de démocratie populaire mis en place par Staline. Le cynisme devient alors un danger pour l’ancien combattant qu’est Gary.

11L’humour est une façon de faire face à cette tentation. Gary ambitionne d’être le Gogol du 20e siècle : l’humour permettra d’apprivoiser un constat moral accablant9. Il commence par écrire un livre où il affirme que ceux qui sont le plus en danger, sur le terrain moral, après un conflit, ce sont les vainqueurs : convaincus d’avoir raison, ils courent le risque de se prendre pour l’incarnation du bien, ce qui efface opportunément bien des crimes et ouvre la voie à d’autres.

12C’est le sujet de Tulipe, son second livre, publié juste après la guerre, en 1946, où il ne reste de la guerre que le problème moral. Le personnage principal, Tulipe, rescapé des camps nazis, réfugié à Harlem, entame une grève de la faim et lance un mouvement de protestation avec comme mot d’ordre : « Pitié pour les vainqueurs ». S’ensuit une vertigineuse satire buffa des positions idéologiques du temps. En transposant dans l’Amérique triomphante les enjeux européens, Gary fait apparaître les contradictions morales de la position des vainqueurs. Il fait, par exemple, de Tulipe le héros des Noirs aux États-Unis, dénonçant un supposé « Protocole des sages de Harlem », dans un jeu à double bande (ou plus) visant à démasquer les hypocrisies du temps. Dans un des épisodes, le personnage commence la rédaction d’un livre :

 […] un ouvrage idéologique qu’il intitula Ma croisade : il y prouvait que tous les malheurs de notre société venaient de la race blanche et que seule la destruction complète et radicale de celle-ci pouvait sauver la civilisation. Mais cet état d’âme ne dura pas plus que les autres. Il venait justement d’écrire le thème principal de son ouvrage : « Ce qu’il y a de criminel dans l’Allemand, c’est le Blanc », lorsqu’oncle Nat, qui lisait par-dessus son épaule, remarqua : « Ce qu’il y a des criminel dans l’Allemand, c’est l’Homme », ce qui eut un effet effrayant sur Tulipe, qui pâlit, brûla incontinent son manuscrit et passa la nuit à pleurer dans son lit et à grincer des dents.10

13Autre exemple de ces raccourcis démonstratifs, le burlesque autorisant les traits les plus gros :

D’une poche, il sortit un sandwich enveloppé dans un journal. On distinguait quelques titres : « Les japs sont-ils des êtres humains ? » et plus bas : « Harry Truman déclare : le racisme sera extirpé d’Allemagne et du Japon. » Plus bas encore : « Émeutes racistes à Détroit. Quelques morts. »11

14Tout cela au service d’un vigoureux appel à la conscience :

15Ce n’est pas Buchenwald qui est horrible, ce n’est pas Belsen que je n’arrive pas à oublier. Ce que je ne pardonne pas, ce n’est pas Dachau, cette ville de trente mille habitants voués à la torture, mais le petit village à côté, où les gens vivent heureux, travaillent dans les champs et respirent l’odeur de foin et de bon pain chaud. Le petit village à côté, avec ses gosses qui vont cueillir les marguerites dans les champs, les mères qui chantent des berceuses à leurs petits, les vieilles gens qui sommeillent sur le banc devant leur maison, le cœur en paix, le paysan qui donne à boire à ses bêtes, caresse son chien, aime sa femme… 

16Idée reprise de façon véhémente dans un court dialogue qui intervient en commentaire à cette scène, où la première voix est celle de la bonne conscience du vainqueur américain et la seconde celle de son “ esclave ” :

 – Ce village est allemand, mon ami. Nous ne sommes pas responsables. Cessez de m’importuner et passez votre chemin.

– Nous l’habitons tous, Pukha Sahib. Nous habitons tous le village à côté, nous écoutons la musique, nous lisons des livres, nous faisons des plans pour passer les vacances à la mer, nous habitons tous le village à côté ; la conscience, ce n’est pas une question de kilomètres.

– Pourquoi croyez-vous donc que nous nous sommes battus ?

– Pour défendre la paix de notre village et les jeux de nos enfants. Et maintenant nous voilà de retour, assis de nouveau au soleil, heureux d’entendre les meuglements familiers des troupeaux qui rentrent, de voir la poussière des sabots monter dans le soleil couchant, et le sourire bête et fat est de retour sur nos lèvres comme un charognard qui revient toujours percher sur la même branche, et qu’importe si le reste du monde est toujours un immense camp de mort lente, un grand Dachau, un Buchenwald des familles, pourvu que chantent les oiseaux et jouent les lapins dans notre petit village à côté ?12

17Gary revendique une écriture du cri, voire du hurlement. Il s’agit de grincer. L’humour outré du burlesque atténue l’attaque morale, mais le ton est celui de la colère. La date a son importance. Écrit en 1944-1945, ce livre qui hésite entre le conte et le pamphlet, paraît dans la foulée de la Libération. La rage y est l’expression d’une désillusion. Car la fin de la guerre marque la fin des illusions de ceux qui, par idéalisme, rêvaient que le monde allait changer. Lesley Blanch parle de « l’idéalisme sardonique » de Gary dans Tulipe. Gary s’identifie tellement à son personnage qu’il lui est arrivé parfois de signer sa correspondance privée de ce nom. Avec lui, il inaugure son personnage de clown lyrique et moraliste, qu’il résume d’une phrase : « Chez Tulipe et chez moi-même, le cynisme c’est du désespoir idéaliste »13.

18La crise morale atteint son paroxysme dans les deux romans suivants qui sont aussi ceux où Gary devient véritablement romancier et commence à trouver son ton et son style. Dans Le Grand vestiaire d’abord, publié en 1948, que Gary écrit pendant la période où il est attaché d’ambassade en Bulgarie. Aux premières loges de la guerre froide, rien d’étonnant à ce qu’il durcisse le ton. À la question initiale posée un peu de la même manière que dans Éducation européenne – cette fois-ci Luc, le héros, se demande : « Tu crois que les hommes, ça existe ? »14 – la fin du récit répond de façon parfaitement cynique : rejoindre les hommes, c’est devenir criminel, comme eux. Luc loge une balle dans la nuque de son ancien protecteur, « comme tout le monde » précise celui-ci avec le sentiment d’une sombre victoire, avant d’être exécuté. Et pourtant, même si cet homme a, par faiblesse, trahi son réseau de résistance et collaboré avec la gestapo pendant la guerre, avant de recueillir des orphelins de guerre à la Libération, sa faiblesse fait son humanité. Le roman s’achève sur une phrase amère et ambiguë : « Je pouvais maintenant retourner parmi les hommes. »

19Le fond semble atteint avec Les couleurs du jour, en 1952. L’idéalisme apparaît dans une impasse. Les idéaux du héros, Rainier, l’empêchent littéralement de vivre. Son désir de justice universelle le conduit à une sorte de suicide héroïque : il part se faire tuer comme volontaire de la guerre de Corée. Le livre est le témoignage argumenté de la rupture de Gary avec les communistes. Les compagnons d’armes d’hier contre les nazis sont devenus des ennemis. La situation historique, le stalinisme lui imposent cette rupture. Mais c’est un déchirement, et le renoncement à cette alliance est clairement la fin d’un certain idéalisme né dans les années trente, cristallisé autour de l’anti-fascisme, et qui précisément, transcendait les courants politiques par l’affirmation de valeurs communes. L’ambition de moraliser l’histoire, de viser à une fin de l’histoire qui coïncide avec une utopie pour le genre humain, achève de s’écrouler.

20Les Couleurs du jour est sans doute le roman où Gary parle le plus directement de lui-même. Le livre commence sur une amère désillusion :

Rainier pensait à une phrase de son observateur Despiau, tué au cours d’une mission en rase-mottes sur la région parisienne : « Je crois qu’après la guerre, l’Amérique va évoluer lentement vers un socialisme libéral et que l’URSS s’acheminera dans la même direction, par une évolution inverse, et le lieu de rencontre sera la plus belle civilisation que le monde ait jamais connue. » Depuis, Rainier était devenu volontaire pour le bataillon français de Corée, Despiau était sûrement au paradis et le troisième membre de l’équipage, Mégard, était devenu secrétaire général des jeunesses communistes du département de l’Eure, ou quelque chose comme ça15.

21L’amertume conduit à maintenir la posture, « une sorte de dandysme détaché »16, l’idéalisme s’abritant derrière un masque d’aventurier pour garder contenance – à la Hemingway ou à la Kessel. D’où l’expression d’une rancœur de plus en plus sensible, que l’humour ne parvient plus toujours à empêcher de basculer tout à fait dans l’amertume et le cynisme.

22Elle conduit Gary, parfois, à une certaine agressivité pour le lecteur, comme dans cet a parte cinglant  attribué au monologue intérieur de Rainier, mais qui semble directement adressé au lecteur : « Le commandant Goumenc a obtenu alors de faire ce qu’on appelle une mission de sacrifice – ne demandez pas ce que c’est, c’est pas des impôts, en tout cas – et se fit tuer sur la Crète »17. L’allusion au discours politique sur de nouveaux impôts est fielleuse. La rancœur menace l’équilibre du texte. Elle devient dangereuse pour la création romanesque. Même l’histoire d’amour apparaît presque comme un aveu d’impuissance : « Où voulez-vous qu’un intellectuel de gauche, un idéaliste à la recherche de la tolérance et de la fraternité, aille se fourrer aujourd’hui, sinon dans le cou d’une femme ? »18 L’idéal du couple et de l’amour semble être tout ce qui reste à sauver de l’ambition de changer le monde. L’itinéraire de Gary dans ces années d’après-guerre est une douloureuse chute.

23L’exaspération morale devant l’histoire conduit Gary vers des formes particulières de récit qui lui permettent de développer son discours d’indignation. Gary, conteur, varie les formes de récit et mélange volontiers les genres, dans la meilleure tradition romanesque. Il essaie différentes possibilités d’intégrer le discours moral à la fiction romanesque, avec des bonheurs variés, mais dans une recherche formelle évidente qui finira par porter ses fruits.

24- Le dialogue philosophique.

25Le plus étonnant de ces essais est Tulipe. Gary ne qualifie pas le texte de « roman », mais tantôt de « récit » tantôt de « conte »19. S’il hésite, c’est que le texte est hybride. Les dialogues y occupent une place très importante, au point que Gary, dès le départ, a envisagé d’en faire une version théâtrale, qu’il finira par publier sous le titre de La Bonne moitié, bien plus tard, en 1979. Le récit est ponctué de courts dialogues en italiques dont le premier est intitulé : « dialogue entre l’esclave et son Maître », reprenant le schéma de la discussion classique entre le valet et le maître. Ces deux voix à peine esquissées, et qui ne sont pas davantage caractérisées, discutent l’action et commentent ce que disent les personnages. Gary introduit avec elles une forme de dialogue philosophique assez libre, souvent ironique, qui fait penser au Diderot du Neveu de Rameau. Ces interventions sont limitées aux moments clés pour le raisonnement, en fin de chapitre notamment.

26Sorte d’invitation à la discussion, ces fragments de dialogue ont une visée presque pédagogique : ils explicitent le sens des scènes, poussent les raisonnements et en clarifient les enjeux, en particulier du point de vue moral. Ils maintiennent ainsi la discussion morale en parallèle au récit, aidant à l’interprétation de la fable. Parfois développés sur une ou deux pages, ils peuvent être très ponctuels : deux phrases en fin de chapitre, pour en tirer la leçon, comme au chapitre XI, par exemple, intitulé « Ce ne sont pas les verres d’eau qui manquent », à quoi répond « l’esclave » : 

– Et qu’est-ce qui manque, alors ?

– La pitié. 20

27L’intrusion du dialogue à portée morale permet à Gary de jouer sur plusieurs niveaux d’ironie (celle des personnages, celle du narrateur, celle des dialogues qui accompagnent le récit), faisant de Tulipe une sorte d’exercice spirituel.

28Tulipe fut un échec. La forme utilisée est restée unique. Mais l’œuvre a été un creuset pour Gary. Il y invente le mélange d’humour et d’indignation qui servira de base au style Ajar trente ans plus tard.

29- La discussion intérieure, sous forme de monologue intérieur, est une forme plus classique d’inscription d’un discours moral dans un récit. Gary la pratique en particulier dans Les Couleurs du jour. Dans des chapitres entiers dont il est le narrateur, un personnage parle et se justifie intérieurement, se répondant à lui-même, dans une discussion imaginaire qui vire parfois à l’aigre. Il s’agit principalement de Rainier, comme dans le premier chapitre, donnant ainsi le ton du livre, mais aussi de La Marne. Les deux camarades anciens combattants sont des doubles de Gary. C’est dans ces passages que l’agressivité rancunière et l’amertume sont les plus fortes, virant parfois à la remontrance.

30- La fable morale.

31Gary insère volontiers de courtes histoires construites comme des fables morales à l’intérieur de ses récits. Il utilise ce procédé dès Éducation européenne, roman écrit à partir de nouvelles mises bout à bout, certaines ayant un caractère exemplaire marqué. La fable, comme celle des Corbeaux, dans Éducation européenne, peut être l’occasion d’un détournement humoristique burlesque21. Ou, au contraire, elle peut condenser le pathétique comme, par exemple, dans La Promesse de l’aube, les chapitres consacrés à M. Piekelny et à Louison22.

32Dans les livres suivant Les Couleurs du jour, Gary apprend à ne pas abattre toutes ses cartes d’un seul coup. Le romancier prend progressivement le pas sur le moraliste. Non que la préoccupation morale devienne secondaire, mais il allège le discours moral qui, dans les premières œuvres, a tendance à devenir moralisateur. L’essentiel de la leçon morale passe désormais par l’invention de destinées à valeur exemplaire, tout autant et souvent plus que par la construction d’un discours délivré tel que.

33Gary opère le tournant avec Les Racines du ciel. Les vies de Rainier, dans Les Couleurs du jour, ou de Luc, dans Le Grand vestiaire, sont exemplaires en un certain sens. Mais elles ne peuvent pas servir de modèle. Rainier incarne une grandeur tombée et condamnée à la solitude, une grandeur tragique. Il se jette dans les bras de la mort pour continuer à incarner un idéal. Luc rentre dans le rang de l’humanité, par la petite (ou la grande ?) porte du meurtre, ce qui est un aveu d’échec, ou, au moins, une provocation cynique. Morel, le héros des Racines du ciel, au contraire, invite les autres à le suivre. Sa révolte est exemplaire et Gary, dans le roman, met en scène le fonctionnement de cette exemplarité : le personnage fabrique consciemment sa légende pour en faire un levier d’action historique. Le reproche devient invitation. Les deux récits suivants, Lady L. et La Promesse de l’aube, continuent dans la même direction amplifient encore cette idée de vies exemplaires, voire légendaires. La morale, traduite en action, y est revivifiée. Il évite le ton moralisateur et ne conserve de la rancune que la colère, énergie au service de l’action. Au terme du récit de son parcours, dans La Promesse de l’aube, Gary écrit : « non, je ne suis pas devenu cynique »23, il y a le soupir de soulagement de celui pour qui la tentation a été difficile à surmonter. Mais l’idéalisme fait partie de la fidélité à soi-même…

34En retournant le regard amer/cynique sur la nature humaine en fraternité de l’exemple à suivre, Gary sort de la rancune de l’ancien combattant. Il déjoue le piège qui a réduit au silence nombre de ceux qui étaient issus, comme lui, du combat pour la liberté. Il reste fidèle à l’idéalisme en le faisant changer de forme. En approfondissant notamment les contradictions internes entre idéalisme et morale, il cesse d’être moraliste au sens de donneur de leçon. Il retourne son amertume en bonté. Le chemin parcouru par Gary apparaît d’autant mieux si on le replace dans le contexte. Que l’on songe simplement, par exemple, qu’il publie Les Racines du ciel la même année que Camus La Chute. Les deux écrivains, très proches dix ans auparavant, prennent au milieu des années cinquante des directions presque opposées dans leurs œuvres. Au terrible tableau du cynique fait par Camus, lâche soulagement dans une culpabilité universelle dont Gary n’était pas loin dans la fin du Grand vestiaire, Gary oppose désormais l’image de l’homme qui est incapable de désespérer, mettant en scène un incroyable et inattendu sursaut moral. Ayant traversé une période où le cynisme et le nihilisme lui tendaient les bras, Gary parvient à sauver l’essentiel réaffirmant avec force dans tous ses récits à partir de là : non, heureusement, il n’est jamais trop tard !