Colloques en ligne

Nathalie Kremer (KU Leuven)

Vraisemblance et reconnaissance de la fiction. Pour une redéfinition de la vraisemblance dans le cadre d’une poétique romanesque

1La question de la poétique du roman ne peut passer à côté de celle de la redéfinition de certaines notions-clé de la poétique classique, élaborée autour du modèle de la poésie dramatique. Dans ce qui suit, j’aimerais énoncer quelques pistes de réflexions et quelques questions majeures touchant une notion capitale du système poétique classique, celle de vraisemblance.

2Dans la théorie classique, la vraisemblance est cette notion qui permet de penser l’art dans sa spécificité et sa légitimité par rapport à la nature. Le vrai étant toujours divers, particulier, individuel, et « donc » défectueux, la vraisemblance a pour fonction d’« épurer » le vrai (selon le terme de Chapelain), et ainsi d’élever l’œuvre littéraire au rang d’un vrai général, embelli, « donc » parfait. La reprise d’Aristote à l’âge classique implique dès lors une interprétation spécifique de la vraisemblance selon une conception hiérarchique de son rapport au vrai. Tout cela est bien connu.

3La poétique romanesque au Grand Siècle et au Siècle des Lumières semble cependant impliquer une progressive redéfinition de la notion de vraisemblance au moins dans le discours théorique qu’on lui consacre. Dans ce métadiscours, qui ne rend sans doute qu’imparfaitement compte de la production romanesque elle-même, le vraisemblable tend de moins en moins à désigner un vrai parfait, général et exemplaire, et vise de plus en plus à proposer une peinture psychologique de l’homme. Si l’ambition du roman dès le dernier quart du 17e siècle est de peindre « le tableau de la vie humaine », il doit se rapprocher de l’expérience du lecteur. Un renversement de paradigme, préparé au sein même de la théorie classique, en est la conséquence. En effet, en définissant la vraisemblance comme ce qui relève de l’« opinion » (la doxa), les théoriciens du Classicisme avaient ouvert la voie à une « désidéalisation » de la vraisemblance. Pour les doctrinaires de la Poétique classique, « l’opinion » du public désignait un sensus communis, ou plutôt un « consensus communis », c’est-à-dire un ensemble d’idées et de valeurs d’une élite qui, sous couvert de la Raison et de l’idéologie de l’honnête homme, propose ses normes comme universelles. D’idéologique, cette « opinion » tendra à devenir existentielle, avec la montée du roman. La vraisemblance romanesque se mesure à une doxa implicite propre au lecteur contemporain, qui désigne les idées et valeurs découlant non plus d’une « opinion », mais d’une expérience commune existentielle prise dans le vécu.

4Un bel exemple de ce double fonctionnement de la vraisemblance se retrouve dans la critique de la Princesse de Clèves par Valincour publiée la même année (en 1678) sous le titre de Lettres à Madame la Marquise*** sur la Princesse de Clèves. Ce texte de Valincour est un discours critique qui s’enveloppe d’un dispositif épistolaire, le tout consistant en trois lettres consécutives. On retrouve ici la scénographie épistolaire dont Jan Herman parle abondamment dans son exposé et à laquelle il faudra revenir à la fin de celui-ci.

5Interrogeons d’abord le discours critique même avant de nous attarder à la scénographie. Le lecteur Valincour s’engage dans la querelle que suscite le roman de Madame de La Fayette en proposant une réécriture du récit, qui consiste à examiner différentes versions possibles pour chaque séquence du récit. La critique de Valincour a pour but de rechercher la version la plus vraisemblable du roman parmi tout un arsenal de versions possibles. A plusieurs reprises, Valincour s’attaque à la conduite du duc de Nemours qui ne se conduit pas assez en héros de roman, en personnage exemplaire.i Ainsi, dans la Première Lettre, Valincour réévalue de la façon suivante la réaction du duc de Nemours après qu’il a entendu l’aveu de la Princesse de Clèves à son mari.

puisqu’il était du destin de Monsieur de Nemours de passer la nuit dans la forêt, ne trouvez-vous pas qu’il eût mieux fait d’aller, selon la coutume des amants, contant son bonheur à tous les arbres, à tous les rochers, et à tous les oiseaux qu’il aurait rencontrés en son chemin, et qui lui eussent gardé le secret, que d’en aller parler à Monsieur le Vidame de Chartres, qui lui fit dans la suite une si fâcheuse affaire ?ii

6La conduite de Nemours est invraisemblable, et par conséquent à proscrire en ce qu’il ne se comporte pas selon un modèle de conduite supérieure, qui le distingue du vulgaire.iii

7Cependant, à peine quelques lignes plus bas, Valincour s’étonne que le duc de Nemours ne prenne pas de rhume en rôdant toute une nuit dans la forêt.

Je ne sais pas aussi quel plaisir prend l’auteur à faire égarer Monsieur de Nemours au retour du pavillon : car enfin, cet égarement n’aboutit à rien qu’à le faire errer toute la nuit au milieu d’une forêt, où tout autre qu’un héros de roman se serait enrhumé pour plus de huit jours. (Ibid.)

8Ici, l’exigence du vraisemblable part d’une expérience du réel. Le comportement de Nemours est jugé non pas par rapport à une norme de supériorité ou d’exemplarité de conduite, mais par rapport à l’aune du monde et du vécu. Le héros romanesque doit s’approcher au plus près du fonctionnement humain, comme le dit Christine Montalbetti à propos de cette réflexion de Valincour.iv

9Pour étudier de plus près cet écart naissant, voire cette confrontation, entre les normes poétiques du classicisme et celles propre à l’expérience des lecteurs contemporains, il est utile d’examiner de plus près l’appareil paratextuel du roman. C’est dans les préfaces en effet que les enjeux poétiques de la production littéraire sont le mieux exhibés et en même temps interrogés, et que se révèlent le mieux les différentes postures que peut prendre le vraisemblable par rapport au vrai au 18e siècle.

10Si le principal outil de la poétique classique pour légitimer une œuvre littéraire est celui de la vraisemblance, il n’est pas surprenant de voir les romanciers s’en emparer pour mieux faire ressortir une conception de la fiction différente de celle préconisée par la doctrine classique. Bien malgré lui, c’est Boileau qui ouvre la voie à la libération de la fiction par rapport à l’assujettissement au vraisemblable. Le célèbre vers selon lequel « le vrai peut quelquefois n’être pas vraisemblable »v sera repris comme un crédo dans tout le XVIIIe siècle. Cependant, en s’emparant de ce vers de Boileau, les romanciers le détournent du sens qu’il prenait dans L’Art poétique. En effet, puisque le vrai n’est pas toujours vraisemblable, un roman invraisemblable sera assurément vrai, argumentent les romanciers dans leurs préfaces.vi La dissociation opérée par Boileau entre le vrai et le vraisemblable trouve ici son exploitation inverse, et le principe de base de la poétique classique est retourné contre lui-même par un raisonnement a contrario.  L’invraisemblance est la caution de la vérité des faits racontés.vii

11Inversement, d’autres romanciers argumentent qu’au contraire la vraisemblance est caution de la vérité de l’histoire.

12Ainsi nous constatons, au travers d’un ensemble d’exemples que nous pourrions citer, que le traitement réservé par les préfaciers de la première moitié du 18e siècle à la notion de vraisemblance est pour le moins ambivalent. L’écart entre vraisemblance et vérité, constitutif du paradigme mimétique de l’art classique, est exploité par les romanciers de telle sorte que les raisonnements pris dans leur ensemble deviennent aporétiques. Si l’ambition du roman est de se rapprocher du vécu, les uns préconiseront la vraisemblance des faits racontés comme moyen d’atteindre le vrai, alors que d’autres atteignent le vrai par la voie de l’invraisemblance. Au niveau des faits représentés – disons, si l’on veut, au niveau de l’inventio – la vraisemblance devient un concept qui se vide de son sens.

13La cohérence se retrouve au niveau de la dispositio. Reste en effet constante l’exigence d’une intrigue vraisemblable par sa cohérence, par sa construction logique interne : il s’agit de construire une histoire de telle sorte qu’il ne soit pas possible d’ôter une colonne « sans renverser tout l’édifice »viii. La cohérence de l’histoire doit s’établir même au détriment du vraisemblable. Ainsi, c’est par le gain de cohésion interne que le comte de Vignacourt justifie l’introduction d’un élément invraisemblable imaginaire dans l’intrigue du Prince turc, une œuvre datant de 1724, qui se présente comme une « Nouvelle historique » dont le fond à été pris dans l’Histoire.ix

14Ainsi, de miroir du vrai, la vraisemblance en vient à faire signifier une rupture avec le vrai. Incohérente au niveau de l’inventio, c’est-à-dire des faits représentés, la vraisemblance comme notion poétique n’a de consistence qu’au niveau de la dispositio. Ou pour recourir à la terminologie de René Bray, la vraisemblance « interne » l’emporte sur la vraisemblance « externe ». Dans ce glissement se consigne en même temps la clôture du roman sur lui-même, à la faveur de mécanismes de cohérence purement poétiques.

15Il convient sans doute de s’interroger sur l’enjeu d’une telle clôture de la fiction sur elle-même. La vraisemblance « interne » confère-t-elle au récit une plus grande crédibilité ou au contraire assure-t-elle la reconnaissance de la fiction comme telle ? Traditionnellement la vraisemblance est considérée comme l’outil le plus puissant de l’illusion que peut ou doit produire un poèmex. La seconde hypothèse, qui considère la vraisemblance dans la poétique romanesque comme un élément de mise en place de la reconnaissance de la fiction, peut donc paraître surprenante. C’est pourtant vers celle-ci que tendent certains développements, qui nous portent à croire que la clôture du récit à la faveur de sa vraisemblance interne vise surtout la création d’un univers autonome qu’il s’agit de faire reconnaître comme fiction.

16C’est à cela que tendent en outre les procédés de légitimation de l’écriture mis en œuvre dans l’appareil préfaciel, telle que la fiction épistolaire légitimante analysée par Jan Herman. Cette fiction légitimante est évidemment inséparable de l’exigence de vraisemblance, et ici encore l’on pourrait croire qu’elle sert à tromper le lecteur par le développement d’une rhétorique de la crédibilité. Pourtant certains indices consolident l’hypothèse selon laquelle elle vise au contraire à faire reconnaître la fiction comme telle.

17Reprenons dans cette perspective, et pour finir, notre exemple de la réécriture de la Princesse de Clèves. Valincour enveloppe son discours critique sur le roman de Mme de La Fayette dans un échange épistolaire fictif. Le discours critique se lit donc en palimpseste dans une sorte de fiction épistolaire. Ce palimpseste est lui-même la réécriture d’un roman, La Princesse de Clèves. Le discours critique se trouve donc saisi entre deux fictions : celle qu’il commente et celle dont il s’enveloppe. Le discours critique est en même temps un travail de réécriture qui assimile progressivement deux traits essentiels du roman : la multiplication des instances auctoriales d’une part, l’éclatement textuel en versions différentes de l’autre. Le discours critique, vêtu en roman, en devient un objet fuyant, à l’instar de son auteur. Commentant la Princesse de Clèves en la réécrivant sous diverses formes, Valincour s’inscrit dans le processus même de l’écriture du roman. Il se substitue à l’auteur de la Princesse de Clèves et s’approprie une part de la fonction d’auteur. De commentaire sur l’œuvre d’un autre, les lettres de Valincour se transforment en roman, c’est-à-dire en un discours éclaté en plusieurs versions. La version ultime, la séquence la plus vraisemblable de l’œuvre, n’a lieu d’être, n’existe qu’au sein d’un ensemble d’autres versions possibles, tour à tour explorées, non pas systématiquement, mais suggérées, ou mentionnées. La présence de toutes sortes d’autres versions dans le texte annule tout état définitif du texte, y compris celui de la version vraisemblable. C’est à ce niveau que s’élabore la Poétique du roman moderne, qui consiste en un texte éclaté en versions nombreuses, dont une seule est stabilisée par la publication.

18Quand ensuite le discours critique devenu roman est entouré d’une scénographie épistolaire, c’est moins pour garantir à ce « roman critique » une quelconque crédibilité, que pour mettre en évidence la fiction. La fiction légitimante, par la topicité qu’elle s’acquiert progressivement, associe la construction au romanesque. C’est ce « romanesque », en fin de compte qui est exhibé. Le « faire vrai » du roman vraisemblable vise plus à reléguer l’énoncé de fiction dans une sphère fictionnelle cohérente, qu’à établir un lien référentiel avec le monde.xi Le discours critique est légitime aussi longtemps qu’il se confine dans la fiction exhibée comme telle.