Colloques en ligne

Emmanuel Bury et Delphine Denis

L’Astrée : éloge de la complexité

1En 2023-2024, la première partie de L’Astrée d’Honoré d'Urfé ([1607] 1612) entrait au programme du concours de l’agrégation 20241, consacrant la valeur patrimoniale de ce célèbre roman pastoral, non seulement au regard de sa place déterminante dans l’histoire littéraire, mais encore par son rayonnement dans la culture du temps2.

2C’est dans le contexte d’une année de studieuses lectures que s’est tenue en Sorbonne, le 25 novembre 2023, une journée d’étude dont est issu le présent numéro, dirigé par Delphine Denis. Comme on le verra, la diversité des approches proposées par les contributeurs est à l’image d’une œuvre éminemment complexe, ouverte à des questionnements d’ordre politique, moraux et philosophiques, et propice aux investigations poétiques et stylistiques tant est puissante la séduction du verbe exercée dans le roman3.

3Inscrit dans une antique tradition éprouvée à l’échelle européenne4, et en France, au plus fort de la vogue des romans d’amour5, L’Astrée participe aux ambitieux projets d’illustrer la prose française, et de donner ses lettres de noblesse au genre romanesque alors en plein essor. C’est en situant le roman dans ce contexte que le lecteur peut être frappé par l’importance du chef-d’œuvre d’Urfé. Sur le plan linguistique d’une part, il occupe une position charnière dans l’évolution de la langue et du style6 que les contemporains avaient bien notée7. L’analyse de sa poétique, d’autre part, révèle la coexistence, au sein d’une œuvre profondément unitaire, d’une virtuose diversité : diversité des destins, des voix, des sensibilités, dont chaque personnage est porteur et témoin, multipliant et redoublant les intrigues – sans les répéter, mais avec des effets d’échos significatifs – ; diversité des régimes de discours, qui fait alterner narrations, descriptions, argumentations, méditations poétiques, monologues, dialogues, le tout étant unifié par la dynamique d’ensemble dont l’attente du lecteur est la visée ultime. Car c’est bien la négociation avec le désir du lecteur, relayé au sein du récit par la curiosité des personnages pour les histoires qui leur sont racontées, qui gouverne la mise en scène de l’ensemble. La force de l’œuvre tient aussi à la richesse des propositions qu’elle avance en figurant un univers tout aussi complexe de valeurs et de notions, tâche d’autant plus difficile du fait que cette période troublée remet en cause la hiérarchie de celles-ci.

4Un tel questionnement moral se comprend d’autant mieux dans le contexte de la Renaissance tardive qui a été le moment d’une première « crise de conscience européenne », âge de la « critique » comme l’avait analysé Jean Jehasse8, et dont Urfé est, à sa manière, un témoin actif, au même titre que le Charron de la Sagesse (1601) ou le François de Sales de L’Introduction à la vie dévote (1608): il convient en effet d’associer ces deux monuments contemporains de la pensée morale et spirituelle à L’Astrée, les trois œuvres étant chacune à leur manière un effort pour construire une culture moderne à la fois héritière de l’humanisme et consciente de la crise que celui-ci a traversé dans les dernières décennies du xvie siècle, à l’ombre de l’affrontement entre Réforme et Contre-Réforme. De ce point de vue, on peut lire le roman d’Honoré d’Urfé comme le témoin des incertitudes du temps, d’autant plus que le genre romanesque, par essence, convient parfaitement à un tel contexte : on sait qu’il est, depuis ses premières réalisations de l’époque hellénistique, le lieu de l’aventure et de l’incertitude, le témoin d’un monde instable et en mutation, comme l’a montré naguère Bryan Reardon9.

5Le roman devient ainsi le lieu de questionnement des réflexions morales et philosophiques du temps, ce qui permet au genre narratif de devenir une autre forme de l’essai10, où se joue le passage entre l’intelligible et le sensible : car l’apparition successive, au fil de la narration, des personnages confrontés, chacun à son tour, aux problèmes affectifs singuliers qui se posent à eux et aux choix moraux qu’ils impliquent, aboutit à un large processus de casuistique, dont toute la séduction tient à ce qu’elle est exposée en « réseau », c’est-à-dire selon la logique aléatoire du hasard et de la rencontre propre au roman, avec des sauts inattendus d’une histoire à l’autre, et non dans l’ordre concerté d’un traité en forme qui éteindrait tout autre intérêt que celui de la pure intellection des problèmes. De cette manière, les questions morales s’incarnent dans des situations singulières, éminemment « passionnantes » – c’est-à-dire impliquant l’émotion comme mode de compréhension – pour un public rendu captif par la construction de l’intrigue, qui appelle le désir de poursuivre la lecture pour connaître le fin mot de l’affaire.

6C’est dire qu’avec L’Astrée se joue, au seuil de la première modernité, la question essentielle de la « pensée du roman », pour reprendre le titre du livre de Thomas Pavel11 ; mais cette « pensée » se combine ici à celle de l’effet du romanesque, puisque le simple exposé thématique d’une idée n’a jamais abouti, sans médiation pathétique, à son adoption sur le plan éthique : comme dit le poète, « Je vois bien ce qui est meilleur, et je l’approuve, mais je fais le pire » [Video meliora proboque, deteriora sequor]12. Si on sait combien l’influence de L’Astrée a été déterminante dans la « civilisation des mœurs », comme l’a montré Norbert Elias13, il convient de ne jamais oublier que c’est, sans aucun doute, la forme romanesque qui a permis d’induire un tel effet sur la société mondaine du xviie siècle, grâce à la force de séduction que pouvait exercer une « morale » mise en scène par le biais de passions vécues par les personnages sentant et agissants qu’elle présente aux yeux du lecteur.

7Écrit par et pour un temps troublé, L’Astrée est lui-même un roman troublé, à l’univers fragile. Les études ici réunies font la part belle à l’inquiétude qui traverse le roman. Comme le rappelle Laurence Giavarini, elle tient d’abord à l’ambiguïté de la position politique d’Urfé, ancien Ligueur, tardivement rallié au monarque, mais dont l’œuvre manifeste avec éclat l’ambition conciliatrice, voire réparatrice, annoncée dans le choix même d’un titre qui résonne des espoirs de retour de la paix civile et de la tempérance des passions14.

8Cette « passion de l’espérance » sur laquelle se penche Pierre Lyraud, est également un efficace moteur narratif s’agissant de personnages tourmentés par la « tyrannie » d’Amour15 : mais, comme le montre cette étude, elle est habitée par le risque du « désastre » – terme cher à Honoré d'Urfé multipliant la figure dérivative du nom de son héroïne. Delphine Amstutz place au cœur de son analyse cette même notion de désastre, conjurée par l’éloge et la pratique de la « considération » nourris par la pensée stoïcienne qui est au cœur des Épîtres morales d’Urfé (1598-1608), creuset de sa réflexion morale. Prise dans son acception concrète, la considération est aussi ce regard sensible auquel L’Astrée accorde une place centrale. Si, dans la métaphysique néo-platonicienne qui innerve le roman, la contemplation de la beauté est le premier pas de l’élévation spirituelle, il n’en reste pas moins que le désir érotique, présent dans de nombreuses séquences de l’œuvre, vient troubler l’idéal d’une telle conception : c'est tout le propos de Frank Greiner, nuançant une lecture monolithique de la théorie de l’amour représentée et questionnée dans L’Astrée, non sans insister sur la cohérence de l’horizon philosophique du roman. Le débat auquel se prête cet article avec une partie des analyses de celui de Tony Gheeraert quant à la solidité de l’héritage platonicien confirme la force troublante de l’eros romanesque. Dans l’étude qu’y consacre ce dernier auteur, elle s’observe encore dans la complexité de la représentation de l’amour, dont certaines héroïnes mettent parfois en cause le modèle courtois qui est en est l’autre paradigme. Cette analyse soupçonneuse, instruite par les approches féministes contemporaines, met cette fois encore en lumière l’inquiétude qui habite le roman.

9Les passions qu’interroge la première section du présent numéro sont représentées en tension, invitant le lecteur à la perplexité. Loin d’être l’illustration sans restes d’une pensée philosophique et morale, et de modèles d’action, elles y sont constamment mises à l’épreuve, incarnées dans des situations singulières : autant de « cas » par lesquels faire l’expérience de la complexité.

10À cet égard comme du point de vue de sa structure énonciative, L’Astrée interpelle son lecteur. Son dispositif narratif est tout entier placé sous le régime de l’adresse à autrui. « Roman discourant »16, l’œuvre d’Urfé se caractérise encore par la complexité des structures énonciatives et figurales que dégagent les études réunies en seconde partie. L’article de Laurent Susini, s’arrêtant sur la vertu cardinale de la prudence dans ses manifestations poétiques et stylistiques, analyse les stratégies discursives des personnages à la lumière de la notion d’insinuation, dont il examine les ressorts cachés dans ses tours et détours. C’est à une tout autre logique, explicite cette fois, qu’obéit le discours de conseil étudié par Mellie Basset : dans le cas de ces séquences nettement identifiables, la stratégie persuasive de ce sous-genre rhétorique s’observe sans masque. Or, on ne conseille que dans les instants critiques, lorsqu’il s’agit d’une décision à prendre qui engage l’avenir – en l’espèce, la suite du récit – conformément à la définition du genre délibératif. De telles séquences sont ainsi le lieu d’une hésitation sur les possibles enchaînements narratifs, ainsi que le moment où se confrontent des valeurs sous une forme dialogique, qu’elle soit effective comme dans les échanges agonaux entre Léonide et Galathée, ou symbolique, à l’instar du « démon » d’Alcippe donnant corps au trouble intérieur du personnage. De ces troubles témoignent encore les « entretiens de pensée », moments de stase de la narration sur lesquels se penche Adrienne Petit. L’accès à l’intériorité des personnages au moyen du psycho-récit se présente sous la forme souterraine d’une psychomachie qui fait allégoriquement parler les passions. Cette écriture expérimentale esquisse une psychologie avant la lettre sans commune mesure avec la représentation des passions dans les fictions narratives contemporaines de L’Astrée : en cela aussi réside la modernité de cette œuvre, qui se révèle en profondeur un roman sensible. La réception des nombreuses poésies insérées, à laquelle s’attache l’article de Suzanne Duval, témoigne de cette même propriété : source du plaisir de l’oreille partagé, l’écoute attentive des personnages manifeste sur le plan éthique la bienveillance de la communauté pastorale. La présence continue de ces pièces poétiques donne à entendre une parole personnelle – même si le lyrisme demeure contrôlé par les conventions – qui joue un rôle décisif dans la tonalité d’ensemble de L’Astrée. C’est en réalité le roman tout entier qui s’écoute, et en appelle à cette lecture sensible. Figure structurelle de l’œuvre, la répétition dont Emily Lombardero examine les manifestations stylistiques et les jeux de correspondances à l’échelle micro et macrotextuelle est bien là, elle aussi, pour faire entendre une voix insistante. À cet égard, ces reprises et retours sont l’une des manifestations de la force de cohésion exercée par le roman, d’autant plus perceptible qu’il est traversé par les diverses tensions observées dans ces contributions, signe d’une inquiétude généralisée.

11Dès la première partie de son œuvre, Urfé offre à ses lecteurs le modèle du roman, avec toute la plasticité qui fera désormais sa force : chef-d’œuvre reconnu de son temps17, puis peu à peu délaissé, il est sans doute redevenu lisible pour notre propre modernité du fait de l’ouverture dont témoigne sa structure, où le devenir et l’incertitude dominent, grâce à la polyphonie d’un récit sans cesse relancé et toujours hanté par la complexité d’un monde devenu insaisissable et opaque. Sa puissance tient à l’efficacité d’un entrelacement discursif séduisant qui est l’opérateur d’un tressage thématique très riche, offrant ainsi à la fois le reflet indirect d’une vision du monde en voie de disparition et la projection d’un idéal de civilisation à venir. Moins soucieuse d’offrir les réponses que pourrait apporter une philosophie morale dogmatique, qu’attentive à accueillir avec justesse les questions que pose la vie humaine, l’œuvre d’Urfé est un roman de la complexité et de la perplexité, au même titre qu’une somme comme La Recherche du temps perdu.