Colloques en ligne

Emily Lombardero

« Je vous aime & aimeray / Quoy que vostre Amour soit changée » : au sujet des figures de répétition dans L'Astrée

« Je vous aime & aimeray / Quoy que vostre Amour soit changée » : on the subject of figures or repetition in L'Astrée

1Pour un lecteur ou une lectrice d’aujourd’hui, L’Astrée ne manque pas de frapper par la longueur du récit, et la lenteur du rythme. Du mot de Vialatte, qui s’en plaignait dans une lettre à son amie Ferny Besson, le roman serait « l’œuvre d’un maniaque, conçue pour tuer par l’ennui1 ». Que dire alors du goût manifeste de son auteur pour les phénomènes de répétition ? Plutôt que d’y voir une tendance « maniaque » à amplifier le récit par d’incessantes redites, nous avons souhaité accorder à l’auteur le bénéfice du doute, tant il nous a semblé que la répétition était en vérité un principe de composition de L’Astrée, structurant à tous les niveaux de l’œuvre. Plusieurs événements de l’histoire se produisent ainsi à plusieurs reprises : rappelons qu’Astrée tombe aussi dans le Lignon, peu après Céladon ; la mort de Filandre suit de peu celle de Filidas ; Céladon commet deux retraites mélancoliques (la première est racontée dans l’histoire enchâssée d’Astrée et de Phillis, la seconde clôture le roman) ; enfin de Filidas à Céladon en passant par Filandre et Callirée, on compte au moins quatre travestissements dans la première partie du roman. Mais le principe de répétition innerve aussi le récit, car le système des prolepses et des analepses implique souvent qu’une même histoire soit racontée plusieurs fois, bien qu’inégalement développée ; ainsi la prédiction du faux Druide est plusieurs fois évoquée avant d’être racontée in extenso dans « L’Histoire de la tromperie de Climanthe » (livre 5). Dans la langue du roman enfin, les répétitions d’expressions, de mots et de morphèmes apparaissent comme un ressort stylistique majeur, que l’on se propose d’examiner ici à la lumière des catégories léguées par la tradition rhétorique, c’est-à-dire en tant que figures de répétition2.

2Dans le cours de cette étude, nous commencerons par établir un inventaire des figures de répétition dans la première partie de L’Astrée ; nous verrons qu’une distinction peut être faite entre les figures liées à des positions dans une structure discursive, caractéristiques des discours directs et souvent liées à des stratégies rhétoriques bien identifiables, et les figures définies non par une position dans le discours mais par la manière dont elles altèrent le signifié répété. Nous examinerons ensuite la répétition à la lumière des phénomènes de l’anaphore et de l’ellipse, afin de mieux cerner les contextes et les unités linguistiques propices à la répétition. Enfin dans un troisième temps, nous verrons comment les figures de répétition invitent à réfléchir à la question de l’échelle, d’une part échelle de perception et d’autre part échelle d’interprétation : nous verrons en effet que l’empan textuel nécessaire pour que la répétition soit sentie comme telle peut parfois être très large, et correspondre en fait à l’échelle de l’œuvre elle-même ; de fait, nous émettrons l’hypothèse que les figures de répétition sont dans la prose d’Urfé le lieu d’un travail stylistique sur la correspondance entre le niveau « micro » du mot, du syntagme ou de la phrase, et le niveau « macro » de l’histoire et du récit.

1. Panorama des figures de répétition dans L’Astrée 

3On distingue traditionnellement deux types de figures de répétition lexicale : celles qui reprennent sans l’altérer un signifié, et celles qui impliquent une modification du signifié. Les premières sont décrites à partir de la manière dont elles structurent le discours, en assignant aux éléments répétés une place particulière dans la phrase, le vers, la période, etc. Dans L’Astrée, ces figures semblent liées essentiellement au discours direct des personnages, qu’elles structurent en fonction de visées rhétoriques qui sont souvent les mêmes.

4L’épizeuxe consiste en la répétition d’un mot ou d’une expression dont les occurrences se succèdent dans la phrase ; il s’agit généralement dans L’Astrée d’un nom propre ou d’un appellatif employé en apostrophe, au début d’une prise de parole :

Lycidas, Lycidas, si vous ne recevez ceste satisfaction, autant que jusque icy vous avez eu de raison, autant serez-vous blasmé pour etre déraisonnable. (Urfé, [1612] 2011, l. 5, p. 308) 3

Berger, Berger, croyez moy, ces paroles me font mal penser des asseurances qu’autrefois vous m’avez données de vostre affection […]. (l. 8, p. 499)

Polemas, Polemas, les vieux soldats par leurs playes montrent le tesmoignage de leur valeur, & ne s’en plaignent point […]. (l. 10, p. 561)

5Le redoublement de l’adresse intervient généralement dans le cadre d’un dialogue polémique ; il est la marque d’une prise de parole conquérante et même, souvent, d’une interruption du discours de l’autre.

6L’anaphore rhétorique consiste en la répétition d’un mot ou d’une expression en tête de phrase, de vers ou de syntagme. Elle est également un outil de structuration du discours direct, particulièrement mobilisé dans les argumentaires véhéments :

Pour Dieu, Madame, considerez combien sont trompeurs ceux qui dient la fortune d’autruy, puis que le plus souvent ce ne sont que legeres imaginations que leurs songes leur rapportent : combien menteurs, puis que de cent accidents qu’ils predisent, à peine y en a-t’il un qui advienne ? Combien ignorants, puis que se meslant de cognoistre le bon-heur d’autruy, ils ne sçavent trouver le leur propre […]. (l. 2, p. 165)

Donc, dit-il, Astrée, il est bien vray qu’il n’y a rien de durable au monde, puis que ceste ferme resolution que vous m’avez si souvent jurée, s’est changée si promptement ! Donc vous voulez que je sois tesmoin, que quelque perfection qu’une femme puisse avoir, elle ne peut se dépoüiller de son inconstance naturelle ! Donc le Ciel a consenty, que pour un plus grand supplice, la vie me restast, apres la perte de vostre amitié : à fin que seulement je vesquisse pour ressentir davantage mon desastre ? (l. 4, p. 295)

7L’anaphore apparaît ici comme un ressort morphosyntaxique de l’amplification rhétorique : la répétition rend visible le squelette du discours, et met en avant la dynamique de déploiement d’arguments en faveur d’une thèse, aussi bien dans le réquisitoire de Léonide contre les diseurs de bonne fortune, que dans les plaintes adressées par Céladon au souvenir d’Astrée.

8L’anadiplose est la reprise, au début d’une phrase ou d’un vers, d’un mot ou d’une expression clôturant la phrase ou le vers précédent. Dans L’Astrée, cette figure semble se réaliser le plus souvent à travers l’épanode, c’est-à-dire que la reprise donne lieu à un développement prédicatif :

Leurs regards estoients lents & abattus, leurs paupieres pesantes & endormies, & leurs esclairs changez en larmes : larmes toutesfois qui tenant de ce cœur tout enflammé d’où elles venoient, & de ces yeux bruslants par où elles passoient, brusloient & d’amour et de pitié tous ceux qui estoient à l’entour d’elle […]. (l. 1, p. 129)

9On sait que la prose d’Urfé progresse par relances successives, au fil d’ajouts phrastiques introduits par des « et » de relance, des relatifs de liaison, ou encore des appositions détachées à droite de la phrase. Ce modèle de structuration du texte, pour être lié à la syntaxe du français préclassique, n’est pas réductible à un trait de langue ; c’est un trait de style, localement exhibé par la figure de l’épanode et plus encore par la concaténation, c’est-à-dire la succession d’épanodes. Ainsi dans cette démonstration de Sylvie à Galathée :

Ne me tenez jamais pour ce que je suis, dit Galathée, si ce Berger n’est amoureux, car en voicy un commencement qui n’est pas petit. Il n’en faut point douter, dit Silvie, estant si honneste homme. Et comment, repliqua Galathée, avez-vous opinion qu’il faille necessairement aimer pour estre tel ? Ouy, Madame, lui dit-elle, à ce que j’ay ouy dire : parce que l’Amant ne desire rien davantage, que d’estre aimé : pour estre aimé, il faut qu’il se rende aimable, & ce qui rend aimable est cela mesme qui rend honneste homme. (l. 3, p. 206)

10Au fil de cette concaténation, Sylvie remonte l’ordre des causes afin d’argumenter la thèse assez surprenante selon laquelle l’amour rend honnête.

11Enfin cette figure (l’anadiplose, devenant épanode ou concaténation dans certaines de ses manifestations) peut croiser l’épanadiplose, soit la répétition, à la fin d’une phrase ou d’une période, d’un mot ou d’une expression qu’on trouvait au début de la phrase précédente ou de la période. Céladon, racontant l’histoire de son père Alcippe, nomme ainsi les personnages :

son pere le cherissoit fort, & afin qu’il ne fist quelque folie, comme il avoit accoustumé en son hameau, il luy mit deux ou trois Bergers aupres, qui en avoient le soing, principalement un nommé Cleante, homme à qui l’humeur de mon pere plaisoit : de sorte qu’il l’aimoit comme s’il eust esté son fils. Ce Cleante en avoit un nommé Clindor, de l’âge de mon pere, qui sembloit avoir eu de la nature la mesme inclination à aymer Alcippe. Alcippe, qui d’autre costé recognoissoit ceste affection, l’aima plus que tout autre : ce qui estoit si agreable à Cleante, qu’il n’avoit rien qu’il pûst refuser à mon pere […]. (l. 2, p. 187)

12Se dessine un cercle de personnages tous liés par une sorte d’entraînement causal de l’amitié : l’amour du père pour son fils Alcippe le conduit à lui donner un homme (Cléante) qu’il aime et qui l’aime, celui-ci à un fils (Clindor) qui, aimant Alcippe, s’en fait aussi aimer, enfin l’amour d’Alcippe pour Clindor augmente encore celui de Cléante pour Alcippe. La combinaison de l’épanadiplose (créée par la répétitition du nom propre « Cléante » au début et à la fin de la période) et de l’anadiplose (fondée sur la reprise du nom propre « Alcippe » à la fin d’une phrase et au début de la suivante) permet de représenter textuellement cet entrelacs d’amitiés fondées sur la réciprocité. Les mêmes figures peuvent servir à des fins rhétoriques, comme dans cet argumentaire d’Adamas :

Voyez vous, Leonide, tout Amour est pour le desir de chose qui deffaut, le desir estant assouvy, n’est plus desir, n’y ayant plus de desir, il n’y a plus d’Amour. (l. 9, p. 512)

13Là encore l’épanadiplose (portant sur « Amour ») vient circonscrire un développement conduit par la concaténation (on relève deux épanodes autour du mot « désir ») ; les figures se corrèlent ici pour décrire un parcours logique qui renvoie au point de départ, au sens où l’amour programme sa propre fin.

14Le chiasme lexical consiste en un enchâssement de répétitions, créant un effet de symétrie :

quelquefois douteuse, d’autrefois asseurée de l’affection de Celadon, elle ne sçavoit si elle le devoit plaindre, ou se plaindre de luy. (l. 1, p. 140)

Helas ! ô souveraine bonté, ou sors moy de ceste misere, ou de ceste vie : romps par pitié, ou mon cruel desastre, ou que mon cruel desastre me rompe. (l. 10, p. 600)

15Les chiasmes que nous avons relevés dans L’Astrée semblent souvent marquer l’acmé d’un moment pathétique, dans un discours ou un psycho-récit où un personnage exprime un dilemme, une incapacité à s’extraire d’une situation. Le chiasme peut ainsi matérialiser, syntaxiquement, le sentiment de l’enfermement.

16Enfin le parallélisme, ou hypozeuxe, est la répétition d’une structure syntaxique. Il est dans L’Astrée souvent corrélé à d’autres figures de répétition, proprement lexicales : « Dés l’heure que je le vis je l’aimay, & dés l’heure qu’il vid Cleon il l’aima » (l. 7, p. 419), raconte la pauvre Laonice, mobilisant la figure pour donner à voir la dynamique de l’amour non réciproque. Souvent, le parallélisme semble fonctionner avec l’anaphore, comme ici :

Ah ! Bellinde, avec quel œil verrez-vous ce nouvel amy, avec quel cœur l’aimerez vous, & avec quelles faveurs le caresserez-vous, puis que vostre œil m’a mille fois promis de n’en voir d’Amour jamais d’autre que moy, puis que ce cœur m’a juré de ne pouvoir aimer que moy, & puis qu’Amour n’avoit destiné vos carresses à une moindre affection que la mienne ? (l. 10, p. 592)

17Souvent lié à d’autres figures de répétition lexicales comme l’anaphore, le parallélisme contribue donc à faire apparaître l’architecture du discours, notamment dans des contextes de prise de parole véhémente.

18Même si l’on ne peut généraliser à outrance, il semble que les figures de répétition qui reprennent le signifié sans l’altérer (se distinguant les unes des autres par la manière dont elles dessinent une structure discursive) sont souvent liées dans L’Astrée à des contextes de discours direct, où elles jouent avant tout un rôle rhétorique. Nous rejoignons ainsi les conclusions de Suzanne Duval, qui distingue les « figures de répétition placées au début d’une proposition, telles que l’hypozeuxe, l’anaphore ou l’épizeuxe, qui impliquent […] un accent oratoire plus propre au style véhément », d’autres figures de répétition davantage liées à « la diction douce du style moyen » (2017, p. 359). Il s’agit des figures de répétition définies non par leur position dans la structure discursive, mais par la manière dont elles affectent le signifié du mot répété.

19L’antanaclase, tout d’abord, exploite la polysémie du mot qui réapparaît en discours, employé dans différents sens (généralement, un sens propre et un sens figuré). Dans les pages liminaires du roman, où l’on apprend que les bergers du Lignon « vivent avec autant de bonne fortune, qu’ils recognoissent peu la fortune » (l. 1, p. 119), le même mot apparaît d’abord dans un sens figuré pour désigner « ce qui advient », puis dans son sens propre de « Divinité Payenne » (Furetière, [1690] 1970). Silvandre, quant à lui, raconte comment son enlèvement lui a permis d’avoir une éducation : « je pouvois dire avec beaucoup de raison, que j’etois perdu, si je n’eusse esté perdu » (l. 8, p. 454). Ces antanaclases ménagent la surprise et le plaisir des auditeurs ou des lecteurs, en créant d’élégantes formulations en forme de paradoxes.

20Viennent ensuite des figures de répétition qui affectent le signifié à travers des variations du signifiant. Ainsi le polyptote consiste à répéter un mot sous différentes flexions, tirant parti du caractère variable des catégories grammaticales du nom, de l’adjectif et du verbe :

Si j’estois en vostre place & vous en la mienne, peut-estre vous conseillerois-je cela mesme que vous me conseillez […]. (l. 2, p. 166)

Si vous aviez, luy respondit-il, autant de cognoissance de ce que vous perdez, en me perdant, que vous monstrez peu de raison en la poursuitte que vous faites, vous me plaindriez plus que vous ne souhaittez l’affection de Tyrcis. (l. 2, p. 152)

je luy parlay avec tant de mespris, que desesperé, il se precipita dans ce goulphe, où se noyant, il noya d’un coup tous mes contentement […]. (l. 4, p. 305)

Mais helas ! n’est-ce point un trop cruel martyre,
Qu’il obtienne en un jour,
Et sans le meriter, ce que le Ciel dénie
Aux desirs infinis d’une Amour infinie ? (l. 10, p. 594)

21La figure dérivative ou dérivation, quant à elle, repose sur la répétition d’un morphème lexical. Elle est donc proche du polyptote, cependant les éléments qui varient ici sont des morphèmes dérivationnels, et non flexionnels ; il n’y a donc pas répétition d’un mot sous différentes flexions, mais cooccurrence de plusieurs mots de la même famille : « Croyez, Silvie, que si elle vous laisse assez de dissimuylation pour vous couvrir à moy, qu’elle me donne bien assez de curiosité pour vous découvrir » (l. 3, p. 221). L’homéoptote enfin, cousin de la figure dérivative, consiste en la répétition d’un morphème grammatical, comme le préfixe -re dans ces vers : « Et que je n’aye en fin, de mon Amour fidelle, / Que le ressouvenir qu’un regret4 renouvelle ? » (l. 10, p. 594).

22Notons que la frontière entre ces différentes figures n’est pas toujours aisée à tracer. Comment décrire par exemple ces couplages de noms masculins et féminins ?

le sortilege ne pouvoit se rompre qu’avec le sang & la mort du plus fidelle Amant, & de la plus fidelle Amante, qui fut oncques en cette contrée. (l. 8, p. 460)

Cependant que ces choses se passoient de ceste sorte entre ces Bergers & Bergeres, Celadon receut des trois belles Nymphes, dans le Palais d’Isoure, tous les meilleurs allegements qui leur furent possibles […]. (l. 2, p. 157)

23Faut-il considérer que l’on est face à des polyptotes (un même mot variant en genre) ou à des figures dérivatives (soit plusieurs mots de la même famille) ? Tout dépend en réalité de la manière dont on conçoit ce qu’est un mot. La plupart des substantifs en français sont pourvus d’un genre donné (le substantif n’est pas prototypiquement variable en genre) ; on peut considérer cependant qu’il y a une flexion du substantif, dans le cas de certains noms d’animaux comme lion / lionne ou chien / chienne, qui font apparaître une base masculine à laquelle s’ajoute le morphème flexionnel -e du féminin. Or, la même analyse peut être faite au sujet de certains noms renvoyant à l’humain, notamment lorsqu’ils sont issus par conversion de formes adjectivales ; c’est le cas de amant / amante, qui peut apparaître en synchronie comme un participe présent converti en substantif. Le couple berger / bergère cependant requiert une autre analyse : les deux mots font apparaître un morphème dérivationnel -er/-ere, adjoint à une base berg que l’on retrouve dans bercail et brebis. Pour Lucy Michel, les suffixes dérivationnels permettent de créer des « dénominations à alternance, et supposent l’existence de deux lexies (l’une masculine l’autre féminine) dérivées d’un radical […] commun et partageant son programme sémantique » (2016, p. 231)5. On peut ainsi considérer que berger et bergère sont deux mots autonomes, formés à partir de la même base par l’ajout de deux suffixes équivalents. Leur mise en relation en discours relève donc, non du polyptote, mais bien de la figure dérivative.

24Avant de clôturer ce panorama, disons un mot des figures de diction, qui ont avec les figures de répétition lexicales des interactions évidentes. D’une part, la répétition lexicale crée nécessairement des effets de récurrence sur le plan phonétique. En outre, localement, les figures de répétition entrent en relation avec des figures de diction. Lorsqu’Astrée écrit qu’elle se trouve « tant incommodée de nos communs importuns » (l. 4, p. 283), l’homéoptote (reposant sur la répétition du préfixe in-) croise l’homéotéleute créé par l’homophonie finale des mots communs et importuns, mais aussi la paronomase due à la ressemblance phonique des mots incommodée et communs. Tout se passe comme si le participe « incommodée » disséminait ses morphèmes comme ses phonèmes dans le groupe nominal « communs importuns » : les importuns en question y semblent d’autant plus incommodants que leur nom fait écho au verbe incommoder lui-même… Enfin, il faut reconnaître que la frontière n’est pas toujours nette entre le domaine des figures de diction, défini par la récurrence phonétique, et celui des figures de répétition lexicale, qui commence avec la récurrence morphématique. Voyons ce discours de Silvandre rapporté par Céladon, au sujet des pierres d’aimant :

S’il y a des ames larronnesses, elles en prennent plusieurs pierres qu’elles cachent. Il avient de là qu’aussi tost que l’ame est dans le corps, & qu’elle rencontre celle qui a son aymant, il luy est impossible qu’elle ne l’aime, & d’icy procedent tous les effets de l’Amour : car quant à celles qui sont aymées de plusieurs, c’est qu’elles ont esté larronnesses, & en ont pris plusieurs pieces. Quant à celle qui aime quelqu’un qui ne l’ayme point, c’est que celuy-là a son aymant, et non pas elle le sien. (l. 10, p. 574)

25En contexte, on peut se demander si le substantif aimant n’est pas issu, par conversion, du participe présent aimant : il en serait un dérivé métaphorique, motivé par une analogie entre le désir amoureux et le phénomène physique de l’attraction des pierres. Dans le discours de Silvandre, la cohabitation du substantif aimant et d’autres formes du verbe aimer relèverait donc non seulement du polyptote mais aussi de l’antanaclase, le même lexème recevant plusieurs sens en discours6. Cette lecture ne tient pas en diachronie : aimant n’est pas issu du latin amare mais de adamas, qui a également donné diamant ; le nom de la pierre n’a aucun étymon commun avec le verbe aimer mais appartient en réalité à la même famille que le nom propre du druide, qui sera élucidé dans la troisième partie du roman7. Aimant n’étant pas une métaphore lexicalisée, la mise en rapport de aimant (substantif) et aimer (verbe) relève de l’homonymie et non de la polysémie : la figure en jeu est celle de la paronomase, et non de l’antanaclase. Bien sûr, le but est ici de brouiller la frontière même du mot : la thèse métaphysique de la pierre d’aimant est aussi étayée par la supercherie de la paronomase, qui nous fait soupçonner une parenté sémantique, car étymologique, entre aimant et amour. On peut dire la même chose sans doute de ce raisonnement de Ligdamon : « n’est-il pas raisonnable de desirer toutes choses bonnes, selon le degré de leur bonté ? & par ainsi une extréme beauté sera raisonnablement aimée en extrémité » (l. 3, p. 242). Les figures dérivatives (« raisonnable / raisonnablement » ; « bonnes / bonté » ; « extréme / extrémité ») intègrent en s’entrelaçant un mot intrus, le substantif « beauté », sans famille ici. Mais celui-ci s’intègre sans mal dans le fil du discours, étant inscrit à la fois dans une paronomase avec « bonté » et un homéotéleute avec « extrémité ». Les figures de diction permettent de superposer deux concepts (ce qui est beau est bon), en donnant un air d’évidence à ce qui relève, en fait, du coup de force présuppositionnel.

2. Répéter ou ne pas répéter ? Répétition, anaphore, ellipse

26Après ce premier tour d’horizon des figures de répétition récurrentes dans L’Astrée, nous souhaitons examiner les frontières externes de la catégorie, en interrogeant les phénomènes limitrophes que sont d’une part l’anaphore pronominale, et d’autre part l’ellipse. L’examen de ces phénomènes peut en effet éclairer l’usage de la répétition dans le roman, en permettant de discriminer des items ou des contextes plus propices que d’autres à la répétition.

27L’anaphore pronominale, tout d’abord, peut apparaître comme la première ressource offerte par la langue pour éviter la répétition lexicale.

Mon fils, je veux ceste preuve de vostre amitié, & non point vostre mort qui ne peut estre sans la mienne : car outre que je sçay que celle-cy vous est la plus difficile, encore nous r’apportera-t’elle une commodité que nous devons principalement rechercher, qui est de clorre & les yeux & la bouche aux plus curieux & aux plus médisans […]. (l. 1, p. 136)

28Ici l’anaphore conceptuelle (« la mienne ») et l’anaphore coréférentielle (« celle-ci ») permettent d’éviter la répétition lexicale des mots mort et amitié. Notons que l’anaphore peut croiser l’ellipse :

Diane […] pour ne manquer au devoir de voisinage l’allant plusieurs fois visiter, trouva son humeur si agreable, & Astrée la sienne, & Phillis celle de toutes deux, qu’elles se jurerent ensemble une si etroite amitié, que jamais depuis elles ne se separerent […]. (l. 4, p. 257-258)

29Il y a ici à la fois une anaphore conceptuelle qui permet de ne pas répéter le nom « humeur », et une ellipse portant sur le verbe et l’attribut (« trouva si agreable »). Enfin, un phénomène proche de l’anaphore conceptuelle consiste à mobiliser le verbe vicariant faire, qui permet d’anaphoriser le contenu lexical d’un verbe conjugué :

Mais feindre d’en aymer un’ autre
Et d’en adorer l’œil vainqueur,
Comme en effet je fay le vostre,
Je n’en sçaurois avoir le coeur. (l. 1, p. 138)

30La répétition du verbe adorer n’était pas impossible ici (on aurait pu imaginer le vers « comme j’adore le vostre »), cependant le verbe vicariant faire lui est préféré, peut-être pour constituer une paronomase (feindre / effet / fait) et, avec ces mêmes mots, opposer l’acte sincère à l’artifice.

31La question se pose, en somme, en ces termes : pourquoi répéter plutôt qu’anaphoriser ? Qu’est-ce qui peut, ponctuellement, dissuader de mobiliser les ressources linguistiques de l’anaphore ? S’il est bien sûr impossible de répondre à cette question de manière définitive, nous avons identifié au moins un contexte dans lequel l’anaphore pronominale ne paraît pas être une option ; il s’agit du dialogue :

Est-ce ainsi Berger, interrompit Corilas, que vous commencez vostre combat en criant mercy ? En tel combat, respondit-il, estre vaincu c’est une espece de victoire […]. (l. 4, p. 262)

Le feu, dit-elle, qui se peut esteindre n’est pas grand, & le vostre est extréme. Le feu, adjoustay-je, pour grand qu’il soit ne brusle si on ne s’en approche : Encor, me dit-elle, que celuy qui s’est bruslé fuye ce feu, il ne laisse d’avoir la bruslure, & en fuyant d’en emporter la douleur”. (l. 6, p. 372)

Tant y a que pour faire que vous n’aimiez point Diane, il ne tient qu’à vous de le prouver. Phillis demeura un peu empeschée à respondre, & Astrée luy dit : il semble, ma sœur, que vous approuviez ce que dit ce Berger ? Je ne l’approuve pas, respondit-elle, mais je suis bien empeschée à le reprouver. (l. 8, p. 450)

Mon Dieu, dit alors Galathée, vous m’estonnez ! Ne vous en estonnez point, luy dis-je […]. (l. 5, p. 324)

32Dans chacun de ces contextes l’anaphore ne paraît pas la bienvenue, pas plus que l’emploi du verbe vicariant : l’un ou l’autre créerait un effet de tissage, de continuité textuelle, là où la répétition sanctionne au contraire une nouvelle prise de parole. La chose est manifeste dans le second exemple, où le même groupe nominal « le feu » engendre d’abord une anaphore conceptuelle, dans le discours de Callirée (« le vostre »), puis une répétition, dans la réponse de Diane (« le feu »). Cette rupture de la cohésion textuelle est d’autant plus importante lorsque le dialogue est polémique : plutôt que de suggérer la continuité d’un discours coénoncé, la répétition peut servir de support à la dynamique de la contradiction, comme on le voit dans les deux derniers exemples, où la répétition apparaît au côté des marques de la négation syntaxique, polémique ici. De fait, la répétition est souvent dialogique, au sens où elle est implicitement citationnelle ; la chose est manifeste dans cet échange entre Galathée et Léonide :

pensez-vous qu’il n’ayt pas assez de courage pour la laisser ? O, Madame, rayez cela de vostre esperance, dit Leonide, s’il n’a point de courage, il ne le ressentira pas, & s’il en a, “un homme genereux ne se divertit jamais d’une entreprise pour les difficultez”. (l. 3, p. 212-213)

33La subordonnée hypothétique est le lieu d’une reformulation et d’une mise en débat du discours de l’autre ; sa dimension dialogique se manifeste à la fois par sa position antéposée, donc thématique, et par les phénomènes de répétition syntaxique et lexicale, qui sont autant d’emprunts implicites à un discours autre.

34Le phénomène de l’ellipse grammaticale, quant à lui, nous semble éclairer non pas un contexte qui favoriserait la répétition, mais plutôt une catégorie de mots s’y prêtant plus que d’autres. Les ellipses sont en effet fréquentes dans la prose d’Urfé, mais elles n’affectent pas toutes les catégories grammaticales :

tout homme qui n’aura point le goust perverty comme vous [avez] le sens [pervety], ne trouvera-t’il les douceurs de ma vie plus agreables & aymables, que les amertumes ordinaires de la vostre […]. (l. 1, p. 150) 

la froideur des Alpes qu’il avoit passées par deux fois, ne peut en rien diminuer le feu de son Amour, ny les admirables beautez de ces Romaines [ne purent] le divertir tant soit peu de ce qu’il m’avoit promis. (l. 4, p. 270-271)

Grand certes fut l’applaudissement de chacun : mais plus grande [fut] la gentillesse de Clidaman […]. (l. 3, p. 217)

35Dans ce dernier exemple, on note que si l’adjectif grand fait l’objet d’une répétition par le biais du polyptote, le verbe être, lui, est élidé. Ces ellipses témoignent du fait que malgré le goût manifeste d’Urfé pour la répétition lexicale, on ne répète pas tout dans L’Astrée. Certains mots sont exclus du jeu de la répétition, et il s’agit prioritairement de verbes comme avoir, être, faire ou pouvoir, caractérisés par leur fréquence en langue et leur tendance à la grammaticalisation (ces verbes étant susceptibles de devenir des verbes supports, des semi-auxiliaires voire des auxiliaires). En revanche, les verbes qui se prêtent à la répétition apparaissent comme plus chargés sémantiquement – plus lexicaux et moins grammaticaux, en somme. Ils sont, en outre, souvent liés en discours à la catégorie du nom, par le biais de figures dérivatives :

ne pouvant vivre sans la voir au mesme lieu, où il avoit tant accoustumé le bien de sa vue, il se resolut comme que ce fust, de partir de là. (l. 2, p. 187)

ce cœur que je vous donne, je le donne avec toutes les affections, & avec toutes les puissances de mon ame, & tellement tout, que ce qui est apres ceste donation, ne se trouvera vostre en moy, je le desavoüeray […]. (l. 5, p. 320)

Moy, jamais je ne changeray
Celle où mon ame est engagée
Ne croyez point qu’à chaque jour
Je change comme vous d’Amour […]
Le change m’a fait estre à vous,
De vous le change me retire
Mais si je plains changeant ainsi,
C’est d’avoir tardé jusqu’icy. (l. 5, p. 338)

36On peut ainsi distinguer des verbes élidés plutôt que répétés, qui se caractérisent par leur subduction et leur grammaticalisation, d’autres verbes répétés plutôt qu’élidés, et comme tirés du côté de la catégorie du nom par leur mise en discours : la figure de répétition apparaît en somme comme un lieu d’exacerbation du sens lexical, du concept. Et, parmi cette dernière catégorie de verbes, un est rendu particulièrement saillant dans L’Astrée : il s’agit bien sûr du verbe aimer, très souvent pris dans des polyptotes et des figures dérivatives.

Amour jamais l’aimer à l’aimé ne pardonne. (l. 7, p. 436)

je ne sçay si Lindamor avoit occasion de se dire plus Amant qu’aimé. (l. 9, p. 547)

jusques à quand Berger, ordonnez-vous que j’aime sans estre aimée […] ? (l. 4, p. 286)

37Nous avons souhaité examiner la place du verbe aimer dans L’Astrée, en menant une petite étude comparative à partir des autres récits de fiction consignés dans la base Frantext pour la période 1600-1630. Dans chacun de ces récits, nous avons évalué le pourcentage d’occurrences du verbe aimer relativement à l’ensemble des verbes. En voici les résultats8 :

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38Ces résultats s’expliquent certes par des différences génériques : on n’attend pas d’une œuvre édifiante comme l’Agathonphile de Camus qu’elle parle d’amour au même titre qu’un roman pastoral. Il n’empêche que le verbe aimer apparaît comme plus fréquent dans L’Astrée que dans l’ensemble des romans contemporains de la base Frantext, y compris ceux qui annoncent une thématique amoureuse, comme ceux d’Audiguier. On peut ainsi faire l’hypothèse d’une saillance particulière de ce verbe dans l’œuvre d’Urfé, qui serait due non seulement aux figures de répétition mais encore aux fréquentes ellipses, lesquelles font disparaître d’autres verbes parmi les plus employés (être, avoir, faire…). Par le jeu combiné des ellipses et des répétitions, le verbe aimer occupe donc dans la langue du roman une place tout à fait remarquable, d’un point de vue qualitatif aussi bien que quantitatif.

3. Questions d’échelle

39Dans le troisième et dernier temps de cette étude, nous souhaitons ouvrir quelques pistes de réflexion au sujet de l’échelle de la répétition, du point de vue du repérage aussi bien que de l’interprétation de la figure ; autrement dit : quel est l’empan textuel nécessaire à la perception de la récurrence ? Et quelle est la portée, sur le plan interprétatif, de ces répétitions ?

40On peut penser, spontanément, que les figures de répétition sont d’autant plus visibles que les occurrences de l’item sont rapprochées ; la saillance de la répétition dépendrait de l’étroitesse du cotexte, ce qui se vérifie sans doute dans les poèmes insérés, souvent riches en figures de répétition.

Amour pleure vaincu qui fut tousjours vaincueur,
Et celle qui donnoit à mile cœurs la vie,
Est morte, si ce n’est qu’elle vive en mon cœur.
Et quel bien desormais peut estre desirable,
Puis que le plus parfait est le plustost ravy ?
Et qu’ainsi que du corps l’ombre est inseparable,
Il faut qu’un bien tousjours soit d’un malheur suivy ? (l. 1, p. 144)

Et si l’Amant a vie en la chose qu’il aime,
Vous revivez en moy m’ayant tousjours aimé.
Que si je vis Amour veut donner cognoissance,
Que mesme sur la mort il a commandement,
Ou comme estant un Dieu pour monstrer sa puissance,
Que sans ame & sans cœur faire vivre un Amant9. (l. 1, p. 144)

41Le vers et la prose ne constituent pas deux modes d’écriture dissociés dans L’Astrée, mais les vers sont sans doute le lieu d’une concentration d’effets poétiques, un lieu où s’accroît le nombre et la visibilité des figures, dont les répétitions font partie.

42Il semble toutefois que ce type de configuration n’est pas toujours nécessaire pour percevoir la récurrence. La figure dérivative autour du nom propre « Astrée » est ainsi parfois perceptible à l’échelle « micro » de la phrase, comme ici :

Lycidas n’estant que trop aseuré de la perte de son frere, s’en revenoit pour se plaindre avec Astrée de leur commun desastre. (l. 1, p. 133)

43La figure dérivative réactive le sens conceptuel de l’étymon d’Astrée, afin de lier en discours le nom de l’héroïne à la figure de la fortune : c’est par Astrée que la fortune, qui ignorait jusque-là les Bergers, entre dans le Forez. Or, on peut se demander si cette figure dérivative n’est pas perceptible parfois sans occurrence du nom propre :

Le lieu s’appelloit Lapau, d’où sourdoit l’une des sources du desastreux Lignon : car l’autre vient des montaignes de Chalmasel. (l. 4, p. 295)

44Sans doute le mot désastreux est ici perçu en écho au nom propre Astrée, qui est à la fois le nom propre de l’héroïne, et celui de l’œuvre. Le statut particulier de ce nom lui donne en somme une saillance particulière, une prédisposition à la figuralité peut-être ; ses dérivés sont ainsi repérables à une échelle plus large que l’échelle « micro » du passage, ce qui autorise sans doute de parler de figure dérivative à l’échelle du roman.

45De fait, il nous semble que les figures de répétition ont aussi pour fonction de mener d’une échelle à une autre, au sens où elles inviteraient à la lecture à changer de perspective, à passer interprétativement du cotexte étroit au cotexte élargi de l’œuvre. Revoyons les polyptotes autour du verbe aimer : les variations du verbe aimer mettent très souvent en jeu la diathèse (aimer/être aimé) et le mode (aimant/aimé), comme ici :

Il faut donc que vous entendiez, qu’il y a fort long temps que la beauté & les merites de Leonide, luy acquirent, apres une longue recherche, l’affection de Polemas, & parce que les merites de ce Chevalier ne sont point si petits, qu’ils ne puissent se faire aymer, vostre niece ne se contenta d’estre aymée, mais voulut aussi aymer, toutefois elle s’y conduisit avec tant de discretion, que Polemas mesme fut longuement sans en rien sçavoir : Je sçay que vous avez aymé, & que vous sçavez mieux que moy, combien malaisément se peut cacher Amour, tant y a qu’en fin le voile estant osté, & l’un & l’autre se connust, & Amant, & aimé ; toutefois ceste amitié estoit si honneste, qu’elle ne leur avoit permis de se l’oser declarer. (l. 10, p. 557)

46Les polyptotes autour de aimer peuvent également affecter le temps, comme dans les vers que nous citions en titre : « Je vous aime & aimeray / Quoy que vostre amour soit changée » (l. 5, p. 336). Or ces répétitions ne se produisent pas dans un ordre aléatoire : elles réécrivent souvent, à l’échelle de la phrase, l’histoire du sentiment amoureux (du passé au futur en passant par le présent), et l’histoire de sa réciprocité, d’après cette norme galante qui veut que bien souvent l’homme soit amant avant que d’être aimé. Les histoires racontées dans L’Astrée, qui décrivent la maturation plus ou moins lente du sentiment amoureux, et posent souvent l’antériorité de l’amour masculin sur l’amour féminin, existent pour ainsi dire à l’échelle miniature dans les figures de répétition qui mènent du passé au présent, de l’actif au passif. Cette logique de miniaturisation se retrouve dans certains passages métanarratifs, où l’auteur-narrateur exerce sa fonction de régie :

Voilà quel fut le voyage de Leonide, qui vid naistre deux Amours tres-grandes, celle de Silvandre, sous la fainte gageure, ainsi que nous avons dit, & celle de Paris, ainsi que nous dirons envers Diane. (l. 8, p. 463)

47La variation de temps autour du verbe dire reproduit dans la phrase l’ordre de la narration ; on voit en somme une correspondance entre les niveaux « macro » de l’histoire et du récit et le niveau « micro » de la phrase, correspondance que l’on peut décrire, selon le point de vue, sous l’angle de la miniaturisation (la phrase représenterait le cours du roman) ou de l’amplification (l’histoire et le récit développeraient des éléments de sens présents à l’échelle de la phrase)10.

48De manière significative, un item fait souvent l’objet de la répétition dans L’Astrée : il s’agit du morphème lié re-, dont l’éventail sémantique est sans doute plus large en français préclassique qu’en français moderne11. Le préfixe re- prend en effet le sens spatial de « en arrière » (se retirer, retourner), le sens temporel de « à nouveau » (revenir, remettre), mais aussi par extension le sens abstrait de « réciproquement » (répondre, regarder) ou « en retour, en réponse à une action » (reconnaître, ressentir, ressouvenir). Or, dans certains passages de L’Astrée, la figure de l’homéoptote mobilise tout cet éventail sémantique du préfixe :

ne pouvant recourre à un autre remede qu’aux larmes, tant pour plaindre Celadon, que pour pleurer sa perte propre, elle donna commancements à ses regrets avec un ruisseau de pleurs, & puis de cent pitoyables, helas ! interrompant le repos de son estomac, d’infinis sanglots le respirer de sa vie, & d’impitoyables mains outrageant ses belles mains mesme, elle se ramenteut la fidelle amitié qu’elle avoit auparavant recogneuë en ce Berger, l’extrémité de son affection, & le desespoir où l’avoit poussé si promptement la rigueur de sa reponse. (l. 1, p. 141-142)

49Tous les mots en exergue sont formés à l’aide du préfixe re-, dont les multiples sens se voient actualisés en discours12. Si l’on ne peut statuer sur la totale lisibilité de ces formations (souvent latines) pour des lecteurs et lectrices du début du xviie siècle, on peut au moins penser que, d’une part, le sens dérivationnel de ces mots était plus sensible voilà quatre cents ans qu’il ne l’est aujourd’hui, et que d’autre part, le cotexte étroit ravive le sens du préfixe : la multiplication des mots en re- défait en quelque sorte les liens entre le préfixe et les bases, et permet de le considérer pour ce qu’il est, c’est-à-dire un morphème, une unité de sens. Sa répétition est particulièrement signifiante dans ce passage sur le regret d’Astrée, où pour la première fois depuis la mort supposée de Céladon, l’héroïne se rejoue le cours des événements et reconnaît son erreur.

50Le préfixe re- est donc rendu prégnant dans L’Astrée par ces contextes de répétition qui en déploient localement les nombreux signifiés : de fait, ce morphème encode dans son vaste programme sémantique des dynamiques qui sont structurantes à l’échelle de l’œuvre. Dans ses premières saisies, spatiale et temporelle, le mouvement du retour à un lieu et un état d’origine caractérise la quête de Céladon lui-même qui, depuis sa chute dans le Lignon, ne peut que tendre à revenir auprès d’Astrée pour en en redevenir l’amant. Plus largement, le sème de la réciprocité, de l’échange, est crucial pour penser les relations entre les personnages, dont les sentiments et les actions se font toujours en réponse aux sentiments et aux actions des autres. Ces dynamiques de retour et de réciprocité, à l’œuvre dans l’histoire, le sont aussi dans le récit, au sens où le texte narratif ne cesse de progresser par prolepses et analepses – autant de mouvements textuels qui font écho aux va-et-vient des personnages autour du tortueux Lignon. Sans doute n’est-il pas anodin de voir ainsi répété ce morphème qui en son signifié même encode l’idée de répétition, dans une sorte de répétition au carré. Le phénomène structurant de la répétition s’y voit iconisé : semblable à la madeleine de Proust qui contient tout « l’édifice immense du souvenir » (Proust, [1919] 1987, p. 147), le petit morphème re- paraît concentrer et condenser les amples mouvements de L’Astrée.