Colloques en ligne

Florence Naugrette (Rouen)

La théorie des trois publics dans la préface de Ruy Blas : à chacun son genre et le drame à tous

Journée d’études (agrégation 2009) "Victor Hugo, Hernani, Ruy Blas" organisée par Olivier Bara et Marie-Eve Thérenty

1On considère ordinairement comme une amusante curiosité les trois premiers paragraphes de la préface de Ruy Blas, où Hugo expose sa théorie des trois publics. Théorie étrange qui distingue les penseurs, les femmes et la foule, attirés respectivement par la comédie, la tragédie et le mélodrame, c’est-à-dire, et tout aussi respectivement, par l’étude des caractères (raison pour laquelle les penseurs aiment la comédie), l’expression des passions (qui intéressent les femmes dans la tragédie), et les rebondissements de l’action (qui excitent la foule au mélodrame).

2Partition étonnante pour un lecteur d’aujourd’hui, et que Hugo, aussitôt après l’avoir posée, s’empresse de relativiser, mais qui s’explique par la tradition classifiante des poéticiens qui l’ont précédé, dans la lignée desquels il propose sa propre typologie, et aussi par une volonté de fonder politiquement le mélange des genres.

3En effet, sur la scène de son époque, aux différents genres reconnus par le système du privilège restauré sous l’Empire correspondent implicitement certains types de public. Les lois de 1806-1807 distinguent d’un côté les théâtres officiels, dont les noms, pour trois d’entre eux, sont indicatifs des genres qu’on y joue (l’Opéra, l’Opéra-comique, la Comédie-Française – où l’on joue la comédie et la tragédie – et l’Odéon – succursale du précédent, auxquels s’ajoute à la fin de l’Empire le Théâtre des Italiens) et de l’autre les théâtres secondaires, où l’on joue principalement le mélodrame et le vaudeville i. Mais cette partition légale n’indique pas explicitement que les théâtres officiels sont réservés à une élite sociale et intellectuelle, et que les théâtres secondaires privés sont réservés au peuple. Rien ne l’indique, mais la distinction sociale et culturelle joue malgré tout. Elle est d’ailleurs reproduite, en province, par la hiérarchie des théâtres dans les villes qui en possèdent deux – elles sont rares – où l’un reçoit en partage le privilège du répertoire des grandes scènes parisiennes, et l’autre celui des théâtres des boulevards. La ségrégation sociale des publics impliquée par les écarts tarifaires et par le niveau culturel de la programmation se creuse quelque peu sous la Restauration, mais elle est relative : le mélodrame et le vaudeville séduisent toutes les classes sociales, mais cette porosité est évidemment plus facile dans un sens que dans l’autre. D’autre part, certains genres sont clairement conçus pour l’édification du peuple. C’est le cas du mélodrame dit « traditionnel », celui d’un Pixerécourt par exemple. Comme l’a rappelé Olivier Bara à la journée d’agrégation de Paris 7 dans son étude sur le théâtre peuple ii, Hugo se démarque très nettement, dans sa recherche d’un théâtre de qualité pour tous, de cette forme de théâtre populaire dévoué à l’édification des masses par la sidération spectaculaire et le moralisme conservateur.

4Dans cette communication, Olivier Bara montre, en rappelant le commentaire de Roland Barthes à ce propos, que les trois publics réunis par Hugo dans la préface de Ruy Blas (les femmes, la foule, les penseurs) ne sont pas véritablement des publics distincts socialement, mais que cette partition est avant tout psychologique, et humaine. Il montre aussi que le théâtre peuple rêvé par Hugo n’est pas un théâtre populiste, ni socialiste, ni un théâtre « national » – et il rejoint sur ce point les analyses de Franck Laurent iii –, mais plutôt un théâtre civique, humain, visant l’universel, et la réunion de tous les publics en une seule et même communauté.

5Cette ambition, c’est ce que je voudrais montrer aujourd’hui, Hugo en expérimente sans doute assez vite le caractère utopique. J’entends par là tout ensemble sa nécessité ultime, et la difficulté à la mettre en œuvre ici et maintenant. C’est ce dont témoigne l’évolution de son discours théorique sur la composition de son public idéal, tel qu’on peut le retracer d’une préface à l’autre. De la Préface de Cromwell (1827) à celle des Burgraves (1843), en passant par l’étape cruciale de la préface de Ruy Blas, écrite pour l’ouverture de son propre théâtre. Ce discours, on va le voir, coïncide avec l’évolution de ses contacts avec le public, ou avec les publics de ses pièces, selon le lieu théâtral où elles sont proposées. Au fil de ces huit préfaces, nous verrons comment l’idéal de Hugo, qui est d’offrir à tous le drame ambitieux dont il rêve, s’écorne peu à peu à l’épreuve de la scène.

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7En 1827, dans la Préface de Cromwell, reprenant à son compte, sans jamais les citer nommément, les réflexions sur le mélange des genres des théoriciens et dramaturges qui l’ont précédé en France et à l’étranger, il avance avec optimisme que « l’arbitraire distinction des genres croule vite sous la raison et le goût » iv. Certes, le combat contre la distinction des genres n’est pas gagné, mais il est selon lui déjà bien entamé, puisque, dit-il, « des contemporains distingués, étrangers et nationaux, ont déjà attaqué, et par la pratique et par la théorie, cette loi fondamentale du code pseudo-aristotélique » v. Pour gagner définitivement ce combat, Hugo se place à la fois sur le terrain esthétique, avec des phrases choc comme « Il y a de tout dans tout », et sur le terrain institutionnel, appelant de ses vœux l’importation en France d’une formule déjà expérimentée en Angleterre et en Allemagne de drames qui durent six heures, et qui mélangent donc dans une seule pièce des tonalités comiques et tragiques que le spectateur français, de son côté, appréhende dans des pièces de genres différents qui se succèdent au cours d’une même soirée théâtrale. Mais du public lui-même, de sa composition et de ses goûts particuliers, il ne parle pas. C’est que Cromwell n’est pas immédiatement destiné au spectateur, mais au lecteur.

8En affrontant l’épreuve de la scène, Hugo doit s’adapter, bien davantage qu’il ne l’a fait pour Cromwell, aux réalités scéniques et institutionnelles de son temps. D’où l’apparence esthétique beaucoup plus « sage » d’Hernani, réduit à des proportions nettement plus proches de l’usage tragique. Certes, les éléments comiques, voire vaudevillesques, ne manquent pas, dans Hernani, ni les motifs mélodramatiques, comme la cachette, les flambeaux, le rapt et le poison, mais la forme, elle, est celle de la tragédie historique en cinq actes et en vers, et la tonalité générale celle de ce « tragique […] littérarisé » que Jean-Marie Thomasseau distingue du « tragique populaire » réalisé par le mélodrame. Dans la préface, écrite après la première, pour la publication, Hugo, qui pourtant a voulu conquérir un public précis, celui de la Comédie-Française, évite d’en considérer la particularité. Pierre Laforgue, dans sa comparaison entre les deux préfaces d’Hernani et de Ruy Blas vi, montre comment Hugo, nouvellement converti au libéralisme, adresse sa pièce au « peuple » avec sa célèbre formule « à peuple nouveau, art nouveau »vii de manière rétrospective, alors que le peuple est bien peu représenté dans Hernani ; le héros, en effet, qui défend un idéal aristocratique, et même féodal, n’est en rien ce « gaillard populaire » dont se moquera don Salluste en raillant les prétentions démocratiques de Ruy Blas. Notons, cependant, que le peuple, s’il n’est pas un actant effectif dans l’intrigue, est quand même célébré dans la pièce comme le moteur de l’histoire, dans le monologue de don Carlos, avec la fameuse métaphore-apposition «– Ah ! le peuple ! – océan ! – onde sans cesse émue ! », abondamment filée. Il convient en réalité, dans la préface d’Hernani, de donner à « peuple » le sens le plus large possible, celui de la communauté entière. Le slogan de cette préface, « à peuple nouveau, art nouveau », présuppose l’unité nationale opérée par un changement de civilisation qui est celui de la société révolutionnée, et la quête de valeurs communes dans l’art. Hugo se réjouit du pas important vers la liberté dans la littérature que vient d’accomplir « le public », qu’il considère dans son ensemble, évoquant non pas celui de la Comédie-Française particulièrement, mais « cette immense foule, avide des pures émotions de l’art, qui inonde chaque soir les théâtres de Paris », et ajoutant : « cette voix haute et puissante du peuple, qui ressemble à celle de Dieu, veut désormais que le public ait la même devise que la politique : Tolérance et liberté. » viii Cet hymne politique à la liberté dans l’art présuppose acquise l’unité du public dans une vision unanimiste semblable au tableau idyllique que brossait Guizot du public élisabéthain dans sa Vie de Shakespeare en 1821.

9Mais cette vision idéalisée va se fissurer quelque peu devant l’évidence du clivage esthético-social qui distingue malgré tout le public de la grande scène officielle de celui des boulevards. L’année suivante, en 1831, Marion de Lorme, la pièce en vers qu’il avait écrite et proposée à la Comédie-Française avant Hernani, mais qui avait été censurée, est jouée en 1831 à la Porte-Saint-Martin. C’est là que Hugo rencontre cette « immense foule » évoquée dans la préface d’Hernani. Mais justement, cette foule-là a bien du mal à suivre une pièce en vers, ce qui au moins n’était pas le cas du public de la Comédie-Française. Cette prise de conscience explique que la préface de Marion de Lorme, écrite, elle aussi, après la première, tienne compte cette fois-ci des différentes catégories de public. Hugo, qui a senti les réticences du public populaire à la poésie dramatique en vers, veut croire malgré tout en son aspiration aux hautes sphères artistiques : « on le sent attentif, sympathique, plein de bon vouloir, soit qu’on lui fasse, dans une scène d’histoire, la leçon du passé ; soit qu’on lui fasse, dans un drame de passion, la leçon de tous les temps ». Aussi encourage-t-il ses confrères à croire en leur mission civilisatrice : « poètes dramatiques, à l’œuvre ! elle est belle, elle est haute. Vous avez affaire à un grand peuple habitué aux grandes choses. Il en a vu et il en a fait. » ix Mais il semble avoir pris la mesure des réalités, c’est-à-dire d’une certaine division du public. Aussi ajoute-t-il dans une note : « Cette portion du public à laquelle les rapides croquis de Marivaux et de son école ont fait perdre l’habitude des développements, reviendra sans doute peu à peu, et revient même déjà tous les jours à un sentiment plus mâle et plus large de l’art. Mais il ne faut rien brusquer. Observez le spectateur, voyez ce qu’il peut supporter, quid valeat, quid non, et arrêtez-vous là » x. On est déjà loin, un an plus tard, des grands élans optimistes de la préface d’Hernani.

10L’année suivante, la préface du Roi s’amuse ne contient rien de tel. On comprend bien pourquoi : Hugo, qui s’est heurté au chahut d’une salle révulsée par l’intrusion massive du grotesque sur la scène de la Comédie-Française, ne saurait sans déplaire à son lecteur se plaindre ouvertement de son public. La partie de la préface qui n’est pas consacrée à la présentation de la pièce elle-même est un retour sur le procès qui l’opposa à la Comédie-Française, suite à l’interdiction immédiate de la pièce, et une mise en accusation de la censure ; mais de la réaction hostile du public, Hugo prend bien soin de ne rien dire du tout.

11Il faut attendre la préface de la pièce suivante, Lucrèce Borgia, pour retrouver le fil de sa réflexion sur les attentes du public. Échaudé par la Comédie-Française après l’interdiction du Roi s’amuse, Hugo s’est tourné de nouveau vers la Porte-Saint-Martin. Mais il a compris cette fois qu’il ne pourrait véritablement emporter l’adhésion complète de son public populaire qu’en renonçant au vers, cette « forme optique de la pensée » dont il faisait, dans la préface de Cromwell, une condition sine qua non de la grandeur de la poésie dramatique, s’opposant en cela à Stendhal, qui appelait de ses vœux la « tragédie nationale en prose ». En renonçant au vers, Hugo se résout donc à un compromis avec le goût du public pour le mélodrame en prose, mais il ne renonce pas pour autant à ses nobles ambitions. Et si les deux pièces qu’il donne en 1833 à la Porte-Saint-Martin, Lucrèce Borgia et Marie Tudor, sont effectivement proches du mélodrame, avec leur dramaturgie en tableaux et leur accompagnement musical par le compositeur attitré de la maison, Piccini, elles s’en distinguent cependant par la puissance poétique de leur verbe xi, et ces deux pièces en prose n’en comportent pas moins une dimension philosophique aussi ambitieuse que celle d’une tragédie historique en vers ; c’est probablement le propos sous-jacent à cette déclaration d’intention que l’on trouve dans Lucrèce Borgia, où Hugo, en la qualifiant de « multitude » identifie, plus précisément que jamais, l’appartenance sociale du public qui a vu sa pièce :

Il ne faut pas que la multitude sorte du théâtre sans emporter avec elle quelque moralité austère et profonde : [… l’auteur] fera toujours apparaître volontiers le cercueil dans la salle du banquet, la prière des morts à travers les refrains de l’orgie, la cagoule à côté du masque. Il laissera quelquefois le carnaval débraillé chanter à tue-tête sur l’avant-scène ; mais il lui criera au fond du théâtre : memento quia pulvis es xii.

12Notez que cette « moralité austère et profonde » est davantage philosophique que morale, ce qui la distingue de la moralité édifiante du mélodrame. Sans le dire ici explicitement, Hugo se défend d’ailleurs d’écrire un simple mélodrame à grand spectacle pour la multitude. La référence aux Atrides dans la préface de Lucrèce Borgia est une manière de revendiquer pour sa pièce la dignité tragique que la forme en prose lui a fait perdre. Il rejoint alors la mise en garde formulée en 1821 par Guizot dans sa Vie de Shakespeare contre les conséquences esthétiques désastreuses de la soumission aux goûts enkystés des différents publics :

Avancez sans règle et sans art dans le système romantique, vous ferez des mélodrames propres à émouvoir en passant la multitude, mais la multitude seule, et pour quelques jours ; comme, en vous traînant sans originalité dans le système classique, vous ne satisferez que cette froide nation littéraire qui ne connaît, dans la nature, rien de plus sérieux que les intérêts de la versification, ni de plus imposant que les trois unités. Ce n’est point là l’œuvre du poète appelé à la puissance et réservé à la gloire ; il agit sur une plus grande échelle et sait parler aux intelligences supérieures comme aux facultés générales et simples de tous les hommes.

13Soulignons au passage tout ce que la théorie dramatique hugolienne doit à la Vie de Shakespeare de Guizot, texte sans doute encore aujourd’hui trop mal connu, et sous-estimé par l’histoire littéraire au profit de la préface de Cromwell.

14Dans celle de Marie Tudor, qui suit de près Lucrèce Borgia, la réflexion de Hugo sur la théorie des genres se fait plus explicite, dessinant la typologie qu’il affinera dans la préface de Ruy Blas : « Il y a deux manières de passionner la foule au théâtre : par le grand et par le vrai. Le grand prend les masses, le vrai saisit l’individu. » xiii Hugo donne des exemples : le grand, comprenez Corneille ; le vrai, comprenez Molière ; et l’union du grand et du vrai, comprenez Shakespeare. Comme toujours chez Hugo, il ne faut pas prendre ces typologies et ces partitions trop au sérieux, car elles ne tiennent guère à l’analyse : si « le grand prend les masses » et que « le grand c’est Corneille », Hugo ne veut certainement pas dire pour autant que Corneille passionne les foules, ce qui n’est plus vrai du tout à l’époque où il écrit. Corneille et Molière sont ici les noms que Hugo donne à la tragédie et à la comédie, dont ce qu’il appelle « le drame selon le XIXe siècle » a pour mission de fournir la synthèse dialectique. Suit en effet une énumération de tous les genres que le drame « n’est pas » : « la tragédie-comédie hautaine, démesurée, espagnole et sublime de Corneille » ; « la tragédie abstraite, amoureuse, idéale et discrètement élégiaque de Racine » ; « la comédie profonde, sagace, pénétrante, mais trop impitoyablement ironique, de Molière » ; « la tragédie à intention philosophique de Voltaire » ; « la comédie à action révolutionnaire de Beaumarchais » xiv. Après en avoir fourni l’énumération, Hugo précise que le drame, « ce n’est pas plus que tout cela, mais c’est tout cela à la fois, ou, pour mieux dire, ce n’est rien de tout cela ». Curieuse formule, dont il ressort, puisqu’il s’agit tout à la fois de faire table rase et de tout garder, que de tous ces genres identifiables par le public et la poétique des genres, le « drame du XIXe siècle » doit prendre la « relève », au sens de la Aufhebung hégélienne. Notons que dans cette énumération, il n’est pas du tout question du mélodrame (alors que Marie Tudor est précisément joué à la Porte-Saint-Martin, temple du mélodrame). Cette éviction s’explique par la peur de se laisser absorber par le trivial et le vulgaire vaudevillesque et mélodramatique, que Hugo rejette violemment l’année suivante dans Littérature et philosophie mêlées.

15La préface d’Angelo tyran de Padoue, que Hugo fait jouer en 1835 à la Comédie-Française après que les romantiques ont rompu avec la Porte-Saint-Martin, valorise la pensée du drame sur ses séductions oculaires dans une très belle métaphore filée. La voici : « dans le plus beau drame il doit toujours y avoir une idée sévère, comme dans la plus belle femme il y a un squelette ». Le poète doit « dresser sur cette pensée, d’après les données spéciales de l’histoire, une aventure tellement simple et vraie, si bien vivante, si bien palpitante, si bien réelle, qu’aux yeux de la foule elle pût cacher l’idée elle-même comme la chair cache l’os » xv. Réduction curieuse, pour un artiste, de son œuvre à l’idée, et difficile à soutenir jusqu’au bout, d’ailleurs. Hugo précise en effet qu’il donnera « peut-être quelque jour, dans un ouvrage spécial », l’explication détaillée de ce qu’il a voulu faire dans chacun de ses drames, ce que, on le sait, il ne fit jamais. Cela vaut d’ailleurs sans doute mieux pour la postérité de son théâtre ainsi toujours offert à la réinterprétation.

16Hugo, Dumas et Delavigne, las d’errer entre la Porte Saint Martin « vouée aux bêtes » et la Comédie Française « vouée aux morts » xvi, obtiennent en 1838 un privilège pour ouvrir le Théâtre de la Renaissance, inauguré avec Ruy Blas. Et c’est précisément dans la préface de Ruy Blas que Hugo livre sa réflexion la plus aboutie sur sa théorie des genres, étroitement couplée à une typologie des publics, qui tient dans la corrélation entre les trois grands genres dont procède le drame romantique et les trois types de publics auxquels chacun d’entre eux s’adresse : « premièrement les femmes ; deuxièmement les penseurs ; troisièmement la foule proprement dite », auxquels correspondent les trois genres identifiés dans la dernière phrase du premier paragraphe, selon un ordre différent cette fois : « le mélodrame pour la foule ; pour les femmes la tragédie qui analyse la passion ; pour les penseurs la comédie qui peint l’humanité » xvii. Le lecteur les identifie petit à petit, en repérant les corrélations successives établies par Hugo. La première identifie les ingrédients dramatiques qui plaisent à ces trois publics: l’action pour la foule, la passion pour les femmes, les caractères pour les penseurs. La seconde et la troisième corrélation rendent compte de la recherche de trois différents types de plaisirs : «  la foule demande surtout au théâtre des sensations ; la femme, des émotions ; le penseur, des méditations. Tous veulent un plaisir ; mais ceux-ci, le plaisir des yeux ; celles-là, le plaisir du coeur ; les derniers, le plaisir de l'esprit. » La dernière corrélation est effectuée dans le troisième paragraphe qui commence par donner raison aux trois publics pour la cause finale de leurs intérêts respectifs : « Les femmes ont raison de vouloir être émues, les penseurs ont raison de vouloir être enseignés, la foule n'a pas tort de vouloir être amusée. »

17Ces corrélations peuvent être récapitulées dans le tableau suivant :

Publics

Genres

Ingrédients

Recherche

Plaisir

Fonction

Les femmes

Tragédie

passion

émotions

du coeur

émouvoir

Les penseurs

Comédie

caractères

méditations

de l’esprit

enseigner

La foule

Mélodrame

action

sensations

des yeux

amuser

18Cette typologie d’apparence si harmonieuse comporte cependant plus d’un grain de sable qui la rendent en réalité fort hasardeuse. Hugo lui-même est le premier à reconnaître qu’il ne faudrait pas la prendre trop au sérieux dans le deuxième paragraphe :

Disons-le en passant, nous ne prétendons rien établir ici de rigoureux, et nous prions le lecteur d'introduire de lui-même dans notre pensée les restrictions qu'elle peut contenir. Les généralités admettent toujours les exceptions ; nous savons fort bien que la foule est une grande chose dans laquelle on trouve tout, l'instinct du beau comme le goût du médiocre, l'amour de l'idéal comme l'appétit du commun ; nous savons également que tout penseur complet doit être femme par les côtés délicats du coeur ; et nous n'ignorons pas que, grâce à cette loi mystérieuse qui lie les sexes l'un à l'autre aussi bien par l'esprit que par le corps, bien souvent dans une femme il y a un penseur.

19On comprend donc que derrière les catégories du penseur, de la femme et de la foule, il ne s’agit pas tout-à-fait mais tout de même un peu , d’une partition du public réel. En tout cas, il ne s’agit pas d’une partition sociologique, mais d’une partition psychologique, dans la mesure où les Femmes, les Penseurs et la Foule sont comme des allégories des facultés de l’âme. Et les trois bonnes raisons d’aimer le théâtre données par Hugo, « être ému », « être enseigné », « être amusé », correspondent à ses fonctions les plus « classiques », redistribuées dans la dernière corrélation, « movere », « docere » et « placere », qui valent bien évidemment en réalité pour les trois publics réunis.

20Ce qui apparaît moins nettement dans ce texte, c’est la hiérarchie que maintient Hugo entre d’un côté les genres supérieurs que sont la tragédie et la comédie, et de l’autre le mélodrame. Ce dernier, Olivier Bara l’a montré, est in fine rejeté du côté des genres inférieurs. Autant dire que ce troisième tiers n’est quand même pas à mettre sur le même plan que les deux autres, ce qui apparaît en filigrane dans la seconde partie du troisième paragraphe, où ne subsistent plus, pour définir la loi du drame, que le « cœur » et l’ « esprit », mais non plus les yeux, que la comédie et la tragédie, mais non plus le mélodrame. Le tour de passe-passe qui permet à Hugo, dans le texte, d’escamoter ainsi le mélodrame, se situe au milieu du troisième paragraphe :

créer et faire vivre, dans les conditions combinées de l'art et de la nature, des caractères, c'est-à-dire, et nous le répétons, des hommes ; dans ces hommes, dans ces caractères, jeter des passions qui développent ceux-ci et modifient ceux-là ; et enfin, du choc de ces caractères et de ces passions avec les grandes lois providentielles, faire sortir la vie humaine, c'est-à-dire des événements grands, petits, douloureux, comiques, terribles, qui contiennent pour le cœur ce plaisir qu'on appelle l'intérêt, et pour l'esprit cette leçon qu'on appelle la morale : tel est le but du drame (je souligne).

21Voyons comment s’y prend Hugo : il fait mine de reprendre une fois encore les trois termes de la corrélation, dans ce rythme ternaire caractéristique qui a scandé sa démonstration depuis le début du texte : (1) « créer et faire vivre des caractères, (2) (…y) jeter des passions (…) et enfin » (3) les entrechoquer avec « les grandes lois providentielles ». Les « grandes lois providentielles », remplacent ici habilement le terme d’ « actions » jusqu’ici retenu pour désigner le troisième genre, et le tour est joué : elles sont absorbées dans l’accumulation qui suit, où la succession de cinq adjectifs « grands, petits, douloureux, comiques, terribles » dissout la tripartition antérieure.

22On était parti d’une vision du drame où se mélangeaient trois genres (la tragédie, la comédie, et le mélodrame), et on aboutit, par le biais de ce tour de passe-passe et de la métaphore finale – celle de l’électricité ou de l’étincelle –, à un étrange retour au schéma dialectique simple, celui du « drame » comme fusion de la comédie et de la tragédie, de Molière et de Corneille. Pierre Laforgue nous aide à comprendre ce flottement. Il s’agit, dit-il, de « donner une représentation littérairement valorisée du peuple, ce qui ne serait pas possible, si le peuple était absorbé dans la catégorie du mélodrame » xviii. Olivier Bara, quant à lui, a montré comment Hugo insuffle l’énergie dramatique du mélodrame dans le drame, renouvelant ainsi le langage dramatique « par le bas » pour élever les masses à l’art tout en refusant tout populisme.

23Dans la suite de sa préface, Hugo, comme il le fait toujours, donne quelques clefs pour la lecture de son œuvre. Il reprend alors sa tripartition, entre le drame, la comédie et la tragédie, en l’appliquant, cette fois, aux personnages de la pièce : d’après lui, don Salluste serait le drame, don César la comédie, Ruy Blas la tragédie. Cela se comprend : Salluste est un traître de mélodrame, don César un bouffon comique, et Ruy Blas un jeune premier tragique victime de son ubris. La triade se poursuit : « le drame noue l’action, la comédie l’embrouille, la tragédie la tranche. » Cette phrase se comprend, si l’on admet que Salluste noue l’action à l’acte I, que César l’embrouille à l’acte IV, et que Ruy Blas la tranche par le meurtre et le suicide au dénouement. Mais cette vision des choses, schématique et réductrice, ne peut être tenue jusqu’au bout. Don Salluste n’est pas le seul personnage mélodramatique de la pièce, Ruy Blas étant aussi, à sa manière, un traître ; César n’est pas le seul personnage comique (Guritan l’est aussi) et il n’est pas que comique, comme le soulignait la belle interprétation inquiétante de Denis Podalydès dans la mise en scène de Brigitte Jaques-Wajeman. Cette triade, qui exclut la Reine du schéma allégorique, est donc davantage une construction a posteriori qu’un principe explicatif. Le système des corrélations établi dans la première partie, théorique, de la préface, ne tient pas rigoureusement dans l’application que Hugo en fait, dans un deuxième temps, à sa pièce. J’en veux pour preuve les trois sujets qui, d’après Hugo, la composent : le sujet philosophique (« le peuple aspirant aux régions élevées »), le sujet humain (« un homme qui aime une femme »), le sujet dramatique (« un laquais qui aime une reine ») ; a priori, on pourrait penser que le sujet philosophique est pour les penseurs, le sujet humain pour les femmes, et le sujet dramatique pour la foule ; mais à y regarder de près, le sujet philosophique (« le peuple aspirant aux régions élevées ») n’est en rien comique, ce qui ne correspond pas à la corrélation initiale, et nous invite à considérer cette obsession de la triade avec circonspection.

24On sait que le Théâtre de la Renaissance fit rapidement faillite, les exigences esthétiques du drame, qui croyait y avoir trouvé son lieu d’élection, étant incompatibles avec la loi du marché dictant aux théâtres privés leur programmation. C’est pourquoi cinq ans plus tard, dans la préface des Burgraves, le ton a changé. Ayant perdu tout espoir de former son public dans le creuset romantique des genres, Hugo, revenu à la Comédie-Française, s’adresse en priorité à « la portion du public qui veut bien suivre ses travaux avec quelque intérêt » xix. De la théorie pittoresque des trois publics ne reste plus que ce credo inchangé depuis le début : « donner aux esprits le vrai, aux âmes le beau, aux cœurs l’amour » – autre triade qui ne recouvre que partiellement celle de la préface de Ruy Blas – « ne jamais offrir aux multitudes un spectacle qui ne soit une idée, voilà ce que le poète doit au peuple. » xx

25                                                                                                   ***

26L’écriture dramatique de Hugo, aussi matérielle, physique, et spectaculaire qu’elle soit, se veut donc quand même, en dernier ressort, un « théâtre des idées », comme aurait dit Antoine Vitez, qui l’a si bien mis en scène. Pour conclure, soulignons deux particularités remarquables dans la théorie des genres et des publics que Hugo élabore pour son propre usage. Constatons tout d’abord que Hugo affronte courageusement et à bras le corps la question de la diversité des publics au moment où il est placé devant la responsabilité concrète de fonder un lieu théâtral nouveau. Reconnaissons enfin une évidence encore trop souvent éludée par l’histoire littéraire : que le fameux « mélange des genres » prôné par le romantisme, qui ne l’avait pas inventé, ne s’est pas définitivement imposé dans les années 1830, sans doute en partie à cause de la persistance du système du privilège jusqu’en 1864, qui interdit, dans la pratique française, leur fusion homogène. Peut-on d’ailleurs considérer vraiment comme un « genre » l’ensemble des productions dramatiques de Hugo, Dumas, Musset, Vigny, Nerval ou Sand ? Quand on constate d’un côté à la fois la paucité et les divergences de leurs poétiques, et de l’autre la prégnance sous-jacente, dans la bigarrure de leur production, de tel ou tel genre constitué, tragédie historique, mélodrame, comédie ou proverbe, on finit par en douter.