Colloques en ligne

Pierre Frantz (Paris IV).

"Catéchisme chinois", le jeu avec le genre

Autour du Dictionnaire philosophique de Voltaire: journée d’études organisée par l’équipe « Littératures et savoirs, XVIIIe siècle ».

1Dans le « dispositif » général du Dictionnaire philosophique, l’ensemble formé par les quatre « catéchismes », et, à l’intérieur de cet ensemble, Catéchisme chinois occupent une place singulière, qui a été signalée plusieurs fois, notamment par Annie Becq i. Avec Christianisme c’est, tout d’abord, le plus long article de la lettre C. Les subdivisions en six « entretiens » donnent ensuite à cet article l’allure d’une brochure séparée, d’un traité philosophique « autonome ». Par son titre enfin, il se distingue des autres articles de dictionnaire : il ne s’agit pas d’un terme à définir, d’une notion ou d’un concept à préciser et à combattre, pas plus que d’un nom propre. Le titre annonce le texte par son genre, le « catéchisme », qualifié par « Chinois ». En 1764, le terme de « catéchisme », qui évoque une tradition générique assez précise et connue de tous les lecteurs, est déjà porteur aussi d’une valence parodique, sarcastique : chez Voltaire lui-même, dont le « catéchisme de l’honnête homme », a été publié en 1763 à Genève et à Paris, mais aussi chez les antiphilosophes puisqu’en 1758 était paru Catéchisme et décisions de cas de conscience à l’usage des cacouacs avec un discours du patriarche des cacouacs pour la réception d’un nouveau disciple de Joseph Giry de Saint-Cyr. Le décalage culturel affiché, par le terme « chinois », renvoie le lecteur à un horizon de lecture, celui de la querelle des rites, en même temps qu’il promet une sorte d’adaptation du catéchisme chrétien dans l’esprit même du rapprochement opéré par les jésuites entre le christianisme et les principes de Confucius. Mais l’affichage d’une origine chinoise exhibe inévitablement une dimension d’artifice littéraire, celui des innombrables lettre persanes, iroquoises, chinoises, juives ou péruviennes et rappelle aussi L’Orphelin de la Chine, représenté en 1755. La dimension parodique, quant à elle, est accentuée par la pseudo signature : (Traduit en latin par le P. Fouquet, ci-devant ex-jésuite. Le manuscrit est dans la bibliothèque du Vatican, n° 42759). Le faux renvoi au savant père Fouquet et à la querelle des rites, la localisation du manuscrit à la Bibliothèque Vaticane, le jeu du redoublement ou du pléonasme moqueur du « ci-devant ex-jésuite », la parodie du pédantisme, en un mot, tout annonce une résonance parodique, au moins partielle ; tout invite le lecteur à jeter un regard complice et amusé sur un texte dont le genre promet un sérieux didactique.

2 Le parallèle avec Catéchisme du curé, du Japonais, du jardinier accentue la singularité du texte même si nous nous trouvons en présence d’une série : alors que  Catéchisme du curé, par exemple, est un texte dans lequel le dialogue nous fait découvrir la nature du catéchisme professé par le curé, catéchisme Chinois (on n’a pas « catéchisme du chinois ») donne le texte lui-même comme ce « catéchisme ». La différence entre les deux incipit est éclairante à cet égard :

KOU : Que dois-je entendre quand on me dit d’adorer le ciel (Chang-ti)?

CU-SU : Ce n’est pas le ciel matériel que nous voyons […].

ariston : Eh bien! mon cher Téotime, vous allez donc être curé de campagne ?

THÉOTIME : Oui, on me donne une petite paroisse, et je l’aime mieux qu’une grande. Je n’ai qu’une portion limitée d’intelligence et d’activité […].

3Le second catéchisme commence comme une conversation qui précède l’échange qui délivrera le « catéchisme » stricto sensu. Cette nuance dans la présentation rapproche le catéchisme du curé de celui du jardinier (un catéchisme « contenu » dans un texte) mais rapprocherait celui du Japonais du catéchisme chinois (le catéchisme comme « forme »). Le point commun de ces catéchismes est qu’il s’agit chaque fois de conversations particulières et de catéchismes individualisés, relatifs à chacun des interlocuteurs. Leur mise en série relativise en même temps chacun d’eux : l’idée d’un catéchisme implique à la fois un contenu doctrinal général et unique et une adaptation de ce contenu, une formulation singulière à usage didactique. Les jésuites pouvaient de même penser qu’il y avait dans la religion confucéenne, une formulation particulière d’une vérité chrétienne universelle.

4Le sous-titre (Entretien de Cu-su, disciple de Confutzée, avec le prince Kou, fils du roi de Lou, tributaire de l'empereur chinois Gnenvan, 417 ans avant notre ère vulgaire) intègre le catéchisme dans le genre des « Entretiens » et annonce qu’il est composé de plusieurs « entretiens » : Voltaire avait déjà publié, en 1740, un Entretien avec un Chinois à propos du Discours sur l’histoire universelle de Bossuet. Ce terme d’entretiens, D’Alembert le définit dans l’Encyclopédie, comme un quasi synonyme de la « conversation » tout en lui ajoutant des déterminations qui le précisent : l’objet (il doit être « déterminé » et « important »), et la nature (un entretien est nécessairement littéraire ; il doit être imprimé).

Ces deux mots désignent en général un discours mutuel entre deux ou plusieurs personnes ; avec cette différence que conversation se dit en général de quelque discours mutuel que ce puisse être, au lieu qu’entretien se dit d’un discours mutuel qui roule sur quelque objet déterminé. […] On se sert aussi du mot d’entretien quand le discours roule sur une matière importante […]. Entretien se dit pour l’ordinaire des conversations imprimées, à moins que le sujet de la conversation ne soit pas sérieux. ii

5Condillac, qui dans son Dictionnaire des synonymes met en rapport quatre termes, Conversation Entretien, conférence et dialogue, précise que « l’entretien est une conversation particulière où l’on parle de quelque chose qui intéresse », c’est-à-dire qui attache, qui passionne, qui implique directement les devisants comme le lecteur. Sur ces « genres », bien sûr, on renverra à la thèse de Stéphane Pujol sur la tradition du dialogue philosophique iii. Dans l’ordre du sérieux, Entretiens renvoie à un genre philosophique alors que Catéchisme implique à l’inverse un didactisme religieux. Le terme d’Entretiens rend actifs les souvenirs de quelques textes précédents, d’abord ces Entretiens sur la pluralité des mondes de Fontenelle, dont Catéchisme chinois reprend la thématique dans le premier entretien (« ce ciel n’est autre chose que l’air », etc.). La coexistence des deux titres génériques rend donc manifeste un décalage, une tension entre une quête philosophique et un dispositif didactique, cependant que la dimension parodique instillée, conduit à soupçonner le comique alors même que le thème religieux et moral de l’entretien semblerait plutôt l’écarter. Nous est donc annoncé un dispositif littéraire qui jouera sur les contrastes et interrogera le sérieux de la foi et de la philosophie lui-même. Un dispositif distinct de celui du dictionnaire et qui, cependant, y prend sa place. Qui rejoue en son sein même la « philosophie » ou le « philosophique » qui le qualifie.

6La subdivision en entretiens structure le texte : chaque entretien s’organise autour d’une matière importance, d’un sujet nettement cerné, et on est ici en parfaite conformité avec la norme générique que je viens d’évoquer. Les trois premiers, autour de la physique, de la métaphysique, des fondements d’une religion déiste : le créateur et l’univers (Premier entretien), savoir et conscience (Second entretien), l’âme humaine (Troisième entretien). Les trois suivants autour du culte et de la morale : le culte, la morale du prince, la morale sociale. Rien de plus méthodiquement « philosophique ». On est conduit de la métaphysique à la morale. En un sens, les thèmes ici orchestrés et développés sont ceux-là même qui constituent la matière, la leçon, du Dictionnaire philosophique. Cette leçon de catéchisme consiste donc en une reformulation du déisme voltairien dans une structure particulière d’énonciation. Les idées développées ici pour la plupart font écho à d’autres passages Si Voltaire préfère, selon une formule célèbre et rebattue, les livres « dont les lecteurs font eux-mêmes la moitié », et s’il « n’exige pas une lecture suivie », on ne peut en dire autant de la section intitulée Catéchisme chinois, dont la formulation suivie, proprement dialectique, est apparemment à l’opposé de la stratégie générale qu’on peut lire dans le Dictionnaire. Monologique ou dialogique, cette section du dictionnaire se présente donc comme soumise à l’ordre d’un discours suivi et introduit un élément continu de grande ampleur. On se demandera donc pourquoi, comment, et avec quels effet de sens cette formulation ou reformulation est menée dans cette section.

7Je ne résumerai pas ici la teneur de ces entretiens, me contentant de noter l’exhibition formelle de leur rigueur démonstrative. Voltaire souligne leur formulation dialectique, parfois, comme l’avait montré Annie Becq, au prix d’un véritable maquillage destiné à dissimuler des « sauts » logiques. Ainsi lorsque Cu-Su ouvre le second entretien par la formule : « Vous convenez donc qu’il y a un être tout-puissant, existant par lui-même, suprême artisan de toute la nature ? », il opère une manipulation manifeste. La dernière question de Kou était : « qui a fait cet ouvrier ? et comment est-il fait ? », Cu-Su lui répond par la fable des deux grillons et la conclusion de Kou était : « vous ne prétendez pas savoir ce que vous ignorez ». On ne voit pas là, en effet, l’acquiescement explicite et développé, présupposé par le début du second entretien. Mais le « vous convenez donc » impose l’idée d’un entretien qui chemine selon un progrès logique. Cette construction va de la première réplique : « que dois-je entendre quand on me dit d’adorer le ciel Chang Ti ? » à la dernière : « vous avez parlé comme un homme inspiré par le Changti même ». Chacun des entretiens s’articule exactement sur le précédent.

8Un chemin est tracé entre le début et la fin, avec un renversement du maître vers l’élève (« O sage Kou ») qui inscrit le succès du catéchisme : « Je suis très édifié de tout ce que vous me dites ».

9Plus encore : « l’édification », à la fin du cinquième entretien, est à front renversé. Le succès va plus loin que celui de Socrate dans les dialogues de Platon. « J’ai été votre docteur, vous êtes devenu le mien ». En effet, aucun des disciples de Socrate n’a jamais renversé le rapport même de l’enseignement. Ce renversement est préparé soigneusement. Dans le premier et dans le second entretien, Kou pose des questions et Cu-Su lui répond. Le second s’achève sur un échange égalitaire :

KOU : Mais si je suis sûr qu’il n’y en a point?

CU-SU : Je vous en défie.

10Et le troisième s’ouvre cette fois non sur une question mais sur un véritable discours sur l’âme prononcé par Kou, agrémenté d’un renvoi (ou d’un rappel) à l’article âme : l’élève professe, Cu-Su endosse l’habit d’objecteur. C’est en effet la seule position qui lui reste… Sans doute ce dialogue s’achève-t-il sur une sorte de concession de Kou concernant la survie de l’âme :

Eh bien, soit, je me rends ; je voulais faire le bien pour moi-même, je le ferai aussi pour plaire à l’Être suprême; je pensais qu’il suffisait que mon âme fût juste dans cette vie, j’espérerai qu’elle sera heureuse dans une autre. Je vois que cette opinion est bonne pour les peuples et pour les princes, mais le culte de Dieu m’embarrasse.

11Mais à y regarder de près, Kou ne se rend guère, ou se rend avec une restriction qui constitue un déplacement majeur par rapport à la position avancée par son interlocuteur. Seul le bénéfice moral de la croyance en la survie de l’âme autorise celle-ci et il est visible que l’élève n’y croit pas plus que cela. Tout juste cette croyance est-elle utile à la société, aux peuples et aux princes. Mais le philosophe novice a très bien compris que lui-même n’en a aucun besoin. Nous sommes dans le registre des concessions exotériques. Kou sera un bon prince :

CU-SU : Vous pensez en véritable roi.

12 

13Et plus loin :

CU-SU : Oh! le bon prince que nous aurons là!

14On soulignera donc l’existence d’un ordre narratif, logique et chronologique, presque l’ordre d’un drame. Et, dans cette dramaturgie idéologique, ce passage, que je viens d’évoquer, constitue un lieu majeur, une sorte de « crise », sur laquelle je vais revenir À la fin du troisième entretien, c’est Kou qui impose l’objet de la conversation suivante.

15À suivre ces dialogues dans leur déroulement, à suivre leur fil, on voit évoluer la forme même du dialogisme qu’ils mettent en œuvre et qui détermine leur caractère. Le premier est un catéchisme stricto sensu. Son didactisme sérieux et sa parenté avec le genre des catéchismes est manifeste. Dans ce jeu de questions et de réponses, rien de véritablement « dialogique ». Il n’y a donc, au départ, qu’une sorte d’animation dialogique autoritaire. Les idées théistes, la critique théiste de l’idéologie imposée par les métaphores, ou les catachrèses, utilisées dans la langue théologique courante, sont assénées avec autorité. La vérité du théisme, auquel est assimilée la religion confucéenne, est toute fixée, préalable. Mais dès le second entretien, les questions de Kou deviennent objections et, avec le problème du mal, émergent des positions antagoniques, des questions authentiques : « que m’importera, en mourant, d’avoir bien vécu ? ». Dans le troisième, la force du discours de Kou ne rencontre qu’une simple défense en repli. Cu-Su ne peut offrir que des « vraisemblances consolantes » sur la survie de l’âme et le dieu rémunérateur et vengeur, vraisemblances intellectuellement débiles. Au moment que j’ai qualifié tout à l’heure de moment de crise crise (« je me rends »), une note, ajoutée en 1765 dans l’édition Varberg, fait intervenir une autre voix, un troisième personnage, celui de l’auteur :

** Eh bien! tristes ennemis de la raison et de la vérité, direz-vous encore que cet ouvrage enseigne la mortalité de l’âme? Ce morceau a été imprimé dans toutes les éditions. De quel front osez-vous donc le calomnier? Hélas! Si vos âmes conservent leur caractère pendant l’éternité, elles seront éternellement des âmes bien sottes et bien injustes. Non, les auteurs de cet ouvrage raisonnable et utile ne vous disent point que l’âme meurt avec le corps: ils vous disent seulement que vous êtes des ignorants. N’en rougissez pas: tous les sages ont avoué leur ignorance; aucun d’eux n’a été assez impertinent pour connaître la nature de l’âme. Gassendi, en résumant tout ce qu’a dit l’antiquité, vous parle ainsi : « Vous savez que vous pensez, mais vous ignorez quelle espèce de substance vous êtes, vous qui pensez. Vous ressemblez à un aveugle qui, sentant la chaleur du soleil, croirait avoir une idée distincte de cet astre. » Lisez le reste de cette admirable lettre à Descartes ; lisez Locke ; relisez cet ouvrage-ci attentivement, et vous verrez qu’il est impossible que nous ayons la moindre notion de la nature de l’âme, par la raison qu’il est impossible que la créature connaisse les secrets ressorts du Créateur : vous verrez que, sans connaître le principe de nos pensées, il faut tâcher de penser avec justesse et avec justice ; qu’il faut être tout ce que vous n’êtes pas : modeste, doux, bienfaisant, indulgent ; ressembler à Cu-su et à Kou, et non pas à Thomas d’Aquin ou à Scot, dont les âmes étaient fort ténébreuses, ou à Calvin et à Luther, dont les âmes étaient bien dures et bien emportées. Tâchez que vos âmes tiennent un peu de la nôtre, alors vous vous moquerez prodigieusement de vous-mêmes.

16 Arrêtons-nous ici. Catéchisme chinois, conformément à l’usage dans le genre des « entretiens », fait intervenir deux personnages fictifs, sommairement esquissés, le prince Kou et un disciple de Confucius, Cu-Su. Le premier est visiblement un jeune homme, « prince », « tributaire », qui cherche son chemin. L’intervention de l’auteur sort ici de la fiction mimétique propre à l’entretien. Mais cette intervention d’auteur est, elle aussi, à sa façon, mimétique. L’auteur y campe, en effet, un personnage qui apostrophe avec véhémence les « tristes ennemis de la raison et de la vérité ». Il s’abrite derrière la fiction, suggérée dès la préface du Dictionnaire, qu’il y aurait une pluralité d’auteurs (« Non, les auteurs de cet ouvrage raisonnable et utile ne vous disent point que l’âme meurt avec le corps »). Selon Christiane Mervaud, on peut voir dans cette note une réponse à J.-A. Rosset de Rochefort et à ses remarques sur un livre intitulé Dictionnaire philosophique, qui réagissait à l’article âme. Voltaire s’y défend d’avoir avancé l’idée que l’âme meurt avec le corps. Preuve que cette position, celle de Kou, est dominante. Preuve que celle de Cu-Su est bien pensée comme une retraite stratégique. Mais dans le même mouvement, la dénégation vient confirmer et souligner l’idée de la mortalité de l’âme. « Il faut […] ressembler à Kou et à Cu-Su et non pas à Thomas d’Aquin ou à Scot […] ou à Calvin ou à Luther». Voltaire vient en somme renforcer par une ligne de défense extérieure l’argumentaire qu’il vient de construire. Il étaie cette défense par deux auteurs, Gassendi et Locke. Mais ce renfort est ambigu puisqu’il l’a miné, sapé, par la dénégation et par l’ambiguïté même du texte de Catéchisme Chinois, ambiguïté savamment pointée par la note elle-même. Kou et Cu-Su sont des personnages peu incarnés, des artefacts, mais l’auteur, Gassendi et Locke, sont bien incarnés. De façon significative, dans les Questions sur l’encyclopédie, la section de l’article âme dans laquelle Voltaire traite de cette questions est sous-titrée : « des doutes de Locke sur l’âme ». Curieuse façon de recourir à des autorités pour confirmer, non une opinion, mais un doute. La résolution dialectique de l’entretien est donc en vérité si faible que Voltaire vient à la rescousse de Cu-Su mais sa véhémence exhibe plutôt le doute que la certitude. Pourquoi donc préférer les vraisemblances consolantes au doute et aux convictions plus mâles du jeune Kou ? Sans doute pour la même raison que Voltaire prend ses distances avec le spinozisme, à cause du risque de dérive moniste, puis athée. Sans doute pour écarter cette tentation. Pour l’écarter d’un catéchisme, d’un dispositif didactique. D’où la question corollaire : pourquoi diable lui laisser la parole ?

17 Au fil de l’argumentation, Cu-Su maintient de même un certain nombre de résolutions qui forcent la conviction en sautant par dessus des solutions de continuité qui sont si manifestes que Voltaire en est lui-même conscient. Dès le second entretien, la formule dont il écarte le spinozisme est une formule bien molle (« ce n’est peut-être pas une conséquence »). Il se sauve par des pirouettes devant le risque du monisme. Devant une autre difficulté majeure, il ne réussit pas mieux à dissimuler l’aporie : sur le problème du mal, il n’envisage, dans ses derniers retranchements, qu’une position extérieure à toute philosophie, le recours à la violence. Une violence qu’il n’entreprend pas même de légitimer : « Si, après avoir commis plusieurs crimes, je parviens à n’avoir plus de remords ? Alors il faudra vous étouffer. » On pense ici à Sade, ou à l’objection de Callicles dans le Gorgias. À défaut de la conscience morale ou de la voix de la nature, il n’y a d’autre ressource que dans la force. De même pour ce qui est de l’autre vie, on ne dépasse guère le sophisme. Au pari pascalien répond le défi de Voltaire :

CU-SU : Dans le doute seul, vous devez vous conduire comme s’il y en avait une.

KOU : Mais si je suis sûr qu’il n’y en a point?

CU-SU : Je vous en défie.

18Aux doutes tristes, opposons donc les vraisemblances consolantes. On ne s’étonnera pas si Kou reste sceptique : « Je ne suis pas maître de croire quand il n’y a pas d’évidence ». La dialectique ne débouche donc pas sur une certitude. Si le catéchisme devait enseigner une vérité théiste préalable, c’est un échec, si la dialectique devait mener à une certitude, ce n’est pas un succès. Sauf si cette certitude est seulement morale et sociale.

19Un autre discours est alors tenu, étroitement lié au traitement du genre, discours qui se caractérise par l’abandon de la position de vérité. On se détourne de la métaphysique au profit de la morale. La position de vérité est lâchée pour l’utilité. À propos de ce Dieu rémunérateur et vengeur :

CU-SU :  […] C’est cette idée si simple, si naturelle, si générale, qui a établi chez tant de nations la croyance de l’immortalité de nos âmes, et de la justice divine qui les juge quand elles ont abandonné leur dépouille mortelle. Y a-t-il un système plus raisonnable, plus convenable à la Divinité, et plus utile au genre humain ?

KOU : Pourquoi donc plusieurs nations n’ont-elles point embrassé ce système ?

20

21Le catéchisme « ad usum delphini » est alors pleinement justifié dans sa restriction même, le dialogue s’en trouve hiérarchisé. La leçon théiste (qui pourrait se formuler sur ce mode : « voilà ce qu’il faut extraire du Dictionnaire philosophique pour l’usage d’un prince… ») est reprise sous la forme du catéchisme, dans cette dialectique mimétique précisément parce que son orientation est ici essentiellement restreinte à la formation d’un prince, c’est-à-dire d’un philosophe pratique, engagé dans l’action. La leçon théiste, exprimée sous la forme continue du catéchisme, est entièrement modalisée par cette dimension « sociale ». Mais cette détermination sociale de la pensée fait naître une autre forme de dialogue encore, porteur d’une autre subversion de la catéchèse théiste.

22La sagesse à laquelle parvient ce curieux catéchisme naît en effet d’une exclusion, activée par la force parodique du catéchisme et par l’irrésistible séduction d’une culture ici rappelée autant qu’exclue. Dès les nobles leçons du début, où sont exposés les ridicules de la langue populaire au regard de la noble physique newtonienne, le catéchisme théiste s’édifie contre l’autre, celui des contes que les bonzes font aux enfants. Celui des images.

23

Chaque soleil est le centre de plusieurs planètes qui voyagent continuellement autour de lui : il n’y a ni haut, ni bas, ni montée, ni descente. Vous sentez que si les habitants de la lune disaient qu’on monte à la terre, qu’il faut se rendre digne de la terre, ils diraient une extravagance. Nous prononçons de même un mot qui n’a pas de sens, quand nous disons qu’il faut se rendre digne du ciel ; c’est comme si nous disions : Il faut se rendre digne de l’air, digne de la constellation du dragon, digne de l’espace.

24

25Mais que reste-t-il une fois l’image disparue ? Soit ainsi l’âme :

26

Si l’âme humaine était une petite personne renfermée dans notre corps, qui en dirigeât les mouvements et les idées, cela ne marquerait-il pas dans l’éternel artisan du monde une impuissance et un artifice indigne de lui..

27

28Elle n’est donc pas une petite personne. Rien d’étonnant à ce qu’au bout du compte elle ne soit plus rien. Ni pneuma, ni spiritus. Rien. Et ce Dieu qu’on ne doit pas imaginer embusqué, guettant les copulations humaines et animales et saisissant ce moment pour donner l’âme aux hommes et aux bêtes, ce dieu qu’est-il donc une fois dépouillé de toute incarnation ? La fable du poisson Oannès, les extravagances des habitants de la lune, le dieu Fo et l’éléphant blanc sont bien plus amusants que le désert où nous conduit le catéchisme théiste. Mais la purification progressive ne peut se passer d’images. Ainsi de toutes celles qui opposent notre humaine misère, notre petitesse, à l’infiniment grand, notre grain de sable et « ces millions de milliards d’univers ». Ainsi l’image de la lumière et du morceau de verre empruntée à Malebranche. Nul autant que Voltaire ne prend un goût si vif aux plats qu’il rejette, à ce poisson – Dieu, consommé goulûment par les fidèles affamés. L’irrévérence qui sert à discréditer la croyance populaire, la fait en même temps surgir dans tout son charme comique et fantaisiste. Le dialogue est ici dialogisme, antagonisme, qui demande une résolution par l’absolu mais qui témoigne surtout de la beauté du mort, d’une nostalgie, d’une séduction, exorcisée mais aussi maintenue par la violence, la véhémence, l’horreur. Cette ambivalence est lisible souvent dans les philosophies des Lumières. Elle est assumée chez Diderot. Assumée chez Mozart, qui reconnaît à la reine de la nuit son pouvoir de séduction merveilleuse avant de la congédier.

29 Catéchisme chinois construit donc une haute leçon abstraite, leçon des Lumières tout en fouillant à leur avers. Le travail des formes est ici essentiel. Le catéchisme est détourné par l’entretien philosophique, au moment même où celui-ci s’effectue dans la pratique du dialogue. L’entretien, avec sa rigueur formelle affichée, se construit mais se défait en même temps dans le travail d’autres formes dialogiques. L’inscription de ce dispositif au cœur du Dictionnaire philosophique déboute la philosophie elle-même de sa position de vérité pour l’installer dans une dimension relative, morale, sociale, c’est-à-dire pour la faire descendre parmi les hommes, pour l’incarner. Loin de la défaire, Catéchisme chinois confirme donc la stratégie d’ensemble du Dictionnaire philosophique : laisser chacun maître de construire et d’adapter sa leçon à son propre usage. Selon les circonstances, les vérités du docteur peuvent s’établir, s’affirmer ou laisser places aux vérités du douteur, être entendues ainsi ou autrement. La philosophie du prince, celle de l’élite, celle du commun de ceux qui pensent, celle des hommes du commun peuvent se recouvrir ou se séparer sans se contredire..