Colloques en ligne

Hélène Cazes

Théâtres imaginaires du livre et de l’anatomie : La Dissection des parties du corps humain, Charles Estienne, 1545-1546

1Il est d’usage chez les auteurs de livres d’anatomie, depuis l’illustre Galien1 jusqu’à notre Charles Estienne en 1545 ou 1546, de commencer l’exposition livresque de leur matière par une dépréciation topique : le livre d’anatomie serait inutile ;  voire, il serait impossible. Il trahirait la véritable anatomie, laquelle est une expérience, repose sur la dissection concrète d’un corps réel.  Au seuil du livre qui vient d’être ouvert,  le lecteur est invité à aller voir ailleurs, et mieux : Galien évoque ainsi les séances de dissection à Alexandrie, ses propres vols de cadavres dans les cimetières et la chance qui fut la sienne de trouver le corps d’un voleur tué par sa victime puis abandonné aux corbeaux par les paysans... Vésale, en préface au De Fabrica Corporis Humani, en 1543 2, profite du lieu commun pour raconter une chasse au pendu près de Louvain. Quitter le volume pour apprendre « de ses yeux  », tel est le propos de ces paradoxales et conventionnelles entrées en matière .

Mais quiconques se veult monstrer diligent contemplateur des oeuvres de nature (dit Galien) ne lui fault adjouster de tout foy aux livres anatomiques mais bien plus a ses propres yeulx 3.

2L’excuse est alors fournie au livre pour exister : il se substituerait, par défaut, à  la séance de « démonstration » des parties du corps.

Mais vouldrions lesdictes exercitations anatomicques estre faictes sur les corps d’hommes ou femmes, par justice ou aultrement estainctz et suffoquez : en evitant touteffoys les dangers des maladies. Et ou l’occasion desdictz corps si tost ne s’offreroit, en ce cas, doibt le medecin ou chirurgien avoir son recours aux escriptz de ceulx qu’il jugera avoir bien et duement traicte ceste matiere : en attendant la commodite d’ung corps laquelle par quelque occasion souvent peult echeoir 4.

3Outre la difficulté toute pratique de trouver un cadavre à étudier en ces temps de bûchers et de rites d’inhumation, laquelle pénurie de corps est souvent citée pour corroborer la nécessité du livre, la justification rhétorique du traité d’anatomie tient alors à sa clarté et à sa fidélité. La sobriété, prônée dans la préface française de Charles Estienne, s’inscrit dans la revendication rhétorique d’une transparence scientifique : sans auteur, sans style, sans longueur, le livre idéal s’effacerait derrière (ou devant) son objet 5.

L’estat de celuy qui entreprend la description des parties du corps humain ne me semble en riens different de l’office d’ung historien auquel incombe produire et monstrer par escript, la memoire des gestes et affaires publiques. Car comme entre aultres choses, riens ne soit plus messeant a l’historiographe qu’en ses escriptz proposer mensonge, chose fabuleuse, ou sans aucun jugement controuvée : en laquelle y pourroit avoir plusieurs aornementz de belles et sententieuses paroles, de verité si peu que riens ; au cas pareil,  est bien necessaire a l’historien du corps humain, prendre garde que ce dont il doibt escripre, luy soit manifeste et apparent a l’oeil : et n’ayt ceste hardiesse de dire ou proferer cas qui ne contienne verité. Car riens n’y a  peinct ou escript, qui tant attire l’esprit des hommes, comme faict la demonstration de ce que l’ouvrier auroit luymesmes autreffoys adverty, et diligemment consyderé de pres : suyvant par son pourtraict ou description, le vray artifice de nature. Dont non sans tresgrande raison avons accoustumé de beaucoup plus priser l’ouvraige d’un bon peinctre ou tailleur, d’aultant qu’il approche la nayve figure des choses par luy representées, et si exactement proposées a la veue des spectateurs, que les images peinctes ou eslevées, remonstrent lesdictes choses presque vifves et naturelles (…) 6.

4En un  autoportrait liminaire, l’écrivain anatomiste affecte de se présenter comme un historien ou un peintre, tous deux « ouvriers » de la reproduction de l’événement ou du modèle  et non comme un médecin, lequel interprète et discourt. En effet, la comparaison avec l’historien, qui répèterait dans un récit mythiquement impersonnel la succession d’événements passés et transmis à la mémoire, est précisée par la comparaison avec le peintre ou le sculpteur, dont les meilleurs ouvrages font oublier « l’art », voire l’artifice. Tel est l’enjeu de la formule qui semble une alliance de mots : « le vray artifice de nature ».

5Si la perfection se mesure à la ressemblance, l’excellence de la reproduction irait ainsi jusqu’à la négation imaginaire de son élaboration : les images idéales « remonstrent » les         « choses presque vifves et naturelles ». Feindre en un livre la séance d’anatomie, en composer un double « presque vif », ce serait donc proposer au lecteur un spectacle, puisque telle est d’abord la « chose » : un spectacle ; aussi, telle serait la légitimité de l’écrivain : sa propre expérience, par la vue, des spectacles d’anatomie. L’écriture pure d’ornement, pure de subjectivité ou de partialité, serait le simple reflet de l’expérimentation. Et cette expérimentation, qui ne serait constituée que des objets « manifestes et apparents à l’œil », serait elle-même reflet du réel. Voilà ce qui garantit la vérité du discours : rien qui soit  « jugement » ni « controuvé »,  l’exact et esclave tracé du tableau offert à la vue.

En ce principalement avons mis ordre touchant ce qu’aurions quelquesfois apperceu a l’oeil, de vous le proposer le plus briefvement et succinctement que faire nous a esté possible : croyans la briefveté estre premiere et principale louange de toute description (…).

6Aussi, l’auteur prétend à une naïveté de style qui imiterait l’état d’une nature où la génération serait spontanée et facile : il refuse l’ajout de « belles sentences » ou les déformations que porteraient les ornements cicéroniens, et cette affectation de modestie stylistique est définie, alors, comme le propre de la fiction qui « remonstre la vraye forme » et propose, comme l’écrit plus loin Charles Estienne, « l’ombre de la dissection » :

Vray est, que quand a l’invention au disposition de cest œuvre, ou bien a la gravité que l’on pourroyt desirer au style et description d’iceluy : de ce n’avons aulcune peur que rien nous en soit furtivement emporté : et confessons de bon cueur n’y avoir chose en ceste part qu’aulcun doibve ou puisse enlever pour bien en faire son proffit. Car du style, il ne sent rien moins que son Ciceron : par ce que ne nous sommes grandement amusez a l’aornement de belles parolles ou mesures et poix de sentences : estimans avoir satisfaict a quelque partie de nostre debvoir, si nous remonstrions en brief la vraye forme, situation, connexion, et office des parties, selon nostre mediocrité et petite puissance7.

7Au troisième chapitre du premier livre, l’anatomiste revient sur la défense et l’illustration du traité en train de s’ouvrir en cette même page : il le justifie, encore,  par le défaut de l’expérience et par la véracité de son témoignage. L’écrit remplace le rasoir, la description remplace  le spectacle :

Et ou l’occasion desdictz corps si tost ne s’offreroit, en ce cas, doibt le medecin ou chirurgien avoir son recours aux escriptz de ceulx qu’il jugera avoir bien et duement traicte ceste matiere : en attendant la commodite d’ung corps laquelle par quelque occasion souvent peult echeoir (…) Car la chose qui le plus soullaige le curieux esprit du diligent medicin est de veoir souvent par escript l’ouvraige si divin et mesle de tant de diversitez de parties : aultrement luy fauldrait toute jour avoir le rasoer a la main 8.

8Le commentaire du traité par lui-même répète à d’innombrables reprises ce même Credo de l’écrivain d’anatomie, jusqu’à la formulation presque aphoristique du troisième et dernier livre :  

car nostre intention et deliberation n’est que de te monstrer tant seulement et descripre en ce lieu ce que nous avons veu devant noz yeulx et faict dissequer en nostre presence 9.

9Au service de cette poétique, les illustrations complètent la description « des paroles », tout comme l’image complèterait le commentaire lors d’une séance de dissection. Ainsi, l’apologie du livre de médecine se continue par une défense du livre illustré, en dépit des réticences de Galien ou de son disciple à Paris dans les années 1540, Jacques Dubois (Sylvius) :

Car si les escriptz contentent l’esprit et la memoire, aussy pouvons nous dire que la peinture contentera l’oeil et la veue de la chose absente, aultant ou a peu pres comme si elle estoit presente. Les escriptz supplient la parolle : et les protraicts (combien que muets) portent la forme et facon des choses devant les yeulx, en sorte qu’ilz nont aultre mestier de parolle. Parquoy pour plus commodement satisfaire a l’oeil et a la memoire, avons conjoint l’anatomie paincte a la description des parties du corps humain : affin que quand n’aurez le corps en main, pour vous contenter de quelque doubte, puissiez avoir recours a ceste umbre : attendant (comme dict a este) l’opportunite et meilleure occasion 10.

10Dans le même ordre d’apparition, qui trahit une hiérarchie épistémologique, les vaisseaux sanguins seront montrés par une gravure, qui supplée à la parole, tout comme le livre supplée lui-même à l’expérience « naïve » : l’évidence, ce qui se comprend immédiatement par vision ou par intuition, est donnée par l’image. Tout d’abord, ce complément peut aider les Thomas de la dissection,  qui ont besoin de voir pour comprendre et pour qui la parole n’a pas force de fiction :

Combien que les descriptions pussent assez satisfaire a la vraye congnoissance des ligamentz, apres les avoir veus sur les corps, touteffoys pour ceulx qui requierent toutes choses leur estre monstrées a l’oeil, en avons en ces figures descripts les plus apparents 11.

11Mais, également, le recours à l’image permet de respecter la brièveté essentielle du projet d’un livre d’anatomie :

Mais auparavant que te produire la forme desditz muscles, par laquelle tu entendras comment ils sont couchez et assis ; ensemble la raison de leur filetz, besoing est te montrer devant les yeulx leur origine et principalement les lieux dont ils sortent (…) Pour cest cause t’avons en ce lieu produict deux figures 12.

12A ce titre, l’image représente l’économie la plus haute en termes de longueur : la page illustrée est un modèle de brièveté, le support de l’épitome idéal, tel que Vésale le mit en livre avec les 6 Tables d’anatomie en 1536. Le système osseux tient ainsi en une page, avec dessins et noms...

Apres avoir monstré au plus bref que faire nous a esté possible et plus pres de la verité la figure de tous les os de l’homme avec leurs noms exposés et descriptz en la marge (…) 13.

13Dans la démonstration des parties, la figure tient le rôle du geste explicatif (au sens propre, encore, ici) du dissecteur, qui ouvre le corps et en extrait les organes pour les faire circuler parmi les spectateurs.  Elle reproduit l’incision du rasoir dans son insertion au sein du texte. Incisa en italien, engraving en anglais ou gravure en français creusent la surface du texte pour y être serties, tout comme le stylet creuse le bois et le couteau le corps. Ainsi, l’ouverture dissecatoire est motivée par la « facilité » de la description, en des termes qui reprennent la présentation des illustrations :

Puys doncques que nostre intention est telle te proposer  et monstrer devant les yeux ce qui se peult dire et trouver sur chascune des parties de ce corps (…) avons trouvé meilleur pour plus grande facilité des choses, faire ouverture du corps : a ce que l’on ne peust desyrer par cy apres aulcune chose de ce qui pourroit appartenir a l’entiere et parfaite explication et description desdictes parties : lesquelles en fin te monstrerons evidemment par figure, apres que nous t’aurons en brief, et comme en passant, proposé quelque cas en general touchant les venes et arteres, en commencant par la definition d’icelles 14.

14Le livre reproduirait alors, dans la dualité de ses moyens, l’essentielle dualité d’une dissection expérimentale, faite d’un discours accompagnant une démonstration ; ainsi, tout comme les frontispices arboraient souvent, pour les ouvrages d’anatomie, une gravure représentant un docteur en chaire lisant Galien devant un auditoire tandis qu’au premier plan, le prosecteur découpe le corps, tout pareillement, le traité fournirait le discours et le tableau, en l’occurrence, les mots et les figures.

15Voire, la technique de composition des gravures anatomiques de La Dissection  semble raconter cette poétique de l’insert. Composé dès 1539, le traité fut retardé quelque 6 années par une dispute entre le dissecteur Etienne de la Rivière, jeune barbier alors en passe de devenir chirurgien, et Charles Estienne. Après d’âpres négociations, l’intervention de la Faculté et  la reconnaissance du jeune prosecteur sur la page de titre,  la première version,  en latin, vit le jour chez Simon de Colines, le beau-père de Charles, en 1545. La version française suivit, en 1546.

16En 1545, Charles Estienne, fait bachelier par dérogation en 1539 et docteur de médecine par dérogation en 1540,  n’était pas un inconnu : il avait publié plusieurs ouvrages de vulgarisation où il se faisait fort de donner l’envie d’apprendre aux jeunes gens, aux esprits curieux et aux amateurs de sciences 15.

17Et le bel in-folio qui sortit des presses de Simon de Colines n’était pas un livre “faute de mieux” : au contraire, on ne pouvait faire mieux. En effet, sans parler ici de l’équilibre des polices italiques et romaines, ni du soin porté à la typographie et aux relectures, les quelque soixante-deux illustrations qui accompagnaient l’édition latine furent reprises, à deux exceptions près et enrichies l’année suivante pour la version française de La Dissection des parties du corps humain, assortie d’une préface aux étudiants de médecine, définis aussi bien comme les amis, les amateurs et les curieux qu’étudiants de la Faculté de Médecine de l’Université de Paris où Charles enseigne alors en tant que Docteur-régent. Un premier type d’encart, dans les emplacements blancs, encadrés ou sans contour (par exemple en plein ciel ou à terre),  subsitua alors des cartouches français aux cartouches latins, pour la traduction de tous les titres et de tous les avertissements entre 1545 et 1546. Ces gravures  assurèrent le succès et la postérité de l’ouvrage : rachetées par Jacques Kerver lors de la faillite Estienne, elles firent l’objet d’une publication à elles seules en 1575 sous le titre Les figures et portraits des parties du corps humain et donnèrent lieu à de nombreux commentaires.

18L’imprimeur Simon de Colines avait publié nombre d’ouvrages de Galien dans les années 1530 16 et, probablement, disposait d’un fonds de gravures non utilisées dues aux dessins de François Jollat, Geoffroy Tory et, peut-être Jean Woeriot. Or, Charles fit son choix dans les planches sur bois 17 et fit graver des “entailles” anatomiques qu’il encastra dans les corps intacts, comme si le procédé de réemploi mimait la découverte de la dissection. Estienne de la Rivière, inspiré de toute évidence par les planches de Stéphane van Calcar pour les Tabulae Anatomicae Sex de Vésale en 1538, dessina et signa des squelettes et, probablement, le schéma des muscles ainsi que les figures des muscles détachés. 405 pages, 62 planches, lesquelles se rangent de la représentation du système osseux à d’énigmatiques emblèmes : des corps de Titans se tordent en des attitudes maniéristes qui semblent venir de copies du Rosso au livre II ; de lascives courtisanes, étonnamment porteuses d’enfants,  dévoilent les secrets de l’anatomie féminine au livre III, en des postures et décors rappelant souvent une série de gravures érotiques, Les Amours des Dieux par Perino del Vaga.

19Minimes en superficie, les encarts anatomiques ouvrent le corps et sont visibles dans la gravure finale. Certains critiques, au vu de ces inserts seconds, ont pu concevoir une utilisation première à d’autres fins que la démonstration anatomique, des gravures de l’officine de Colines. Telle histoire des illustrations appellerait en elle-même à une méditation sur la vanité des choses et entreprises humaines — une femme nue avertirait ainsi le lecteur de sa propre mortalité...; néanmoins, la présence d’outils de la dissection ou de parties du corps dépecé dans le décor non retouché 18 semble contredire cette interprétation linéaire des références. De plus, la série érotique diffère par un point essentiel de son modèle mondain : les femmes du troisième livre, à l’utérus distendu par la grossesse, sont seules sur leur lit, quand les déesses y accueillaient des dieux. L’allusion redouble alors la technique d’insertion, qui fait apparaître un autre dessin, ancien, sous le nouveau. dans la superposition du souvenir et de la gravure, le décryptage joue, encore, sur le procédé d’encart.

20Or, dans le déroulement du livre, la succession des gravures redouble le jeu des allusions picturales. Groupées en séries de même facture et de même équilibre, les illustrations semblent être assemblées en un récit d’allusion : un « narré » pour reprendre le terme de Charles Estienne à propos de la présentation des os 19. Ainsi, le roué abandonné de dos sur une chaise à accoudoirs ornée fait suite à une série d’hommes assis en d’étranges postures et d’étranges lieux, treize en tout, ce qui nous approche des douze femmes du livre suivant et des seize squelettes du livre précédent : un beau jeune homme, à la tête penchée comme un  saint martyr, les index pointés comme un prophète, est installé sur un trône 20. Fort travaillés, les pieds du siège ressemblent à des sabliers et leur motif se retrouve dans le pilier de la fenêtre de notre accoudé 21. Au dessous du siège, en une coupelle, brûle un encens; en une autre, sont posées des éponges. Ces outils de la dissection évoquent également un mystérieux sacrifice.

21Ailleurs, devant un cachot, l’abdomen évidé et recousu, un homme feint l’auto-dissection et montre ses amygdales. Les muscles  découverts et relevés de sa gorge et de sa langue forment une macabre barbe, indéchiffrable au lecteur, d’ailleurs 22. Tout comme la cage thoracique est brisée, le mur et les barreaux de la prison qui occupe la place du dossier laissent voir une ouverture. Au premier plan, à terre, une colonne rompue ajoute aux signes de la ruine (bris,  envahissement de la construction par la végétation). Par retour, les flammes de l’encens rappellent les brins d’herbe qui transforment en bûcher le siège de roc sur lequel est posé l’homme aux organes de la parole...  

22Egalement, une lecture suivie des illustrations liera également l’adossé trépané 23 à la planche qui est apposée à son verso : la face d’un homme trépané, soutenu à la taille par une table sur laquelle il repose son torse. Le crâne, ouvert, est porté comme par un cou tonique. En arrière plan, au-dessus d’un mur en ruines, tenus en les airs on ne sait comment (des fenêtres ouvertes dans la paroi ne laissent rien voir du bas des corps dont nous voyons le buste), un vieillard barbu regarde la table et sa dissection sur le conseil et le geste d’un beau jeune homme. Des nuages dans le coin droit du ciel et le cartouche en bas à gauche forment une ligne diagonale en croix avec la ligne des personnages et de la main ouverte du cadavre.  L’illustration semble ainsi donner le pendant de la planche précédente, opposant intérieur et extérieur,  avant et arrière, pronation et supination...

23Le livre II, consacré aux organes, propose ainsi un défilé énigmatique d’hommes recousus, Marsyas écorchés semi-assis soutenus par des arbres, ou Sébastien percés par les stylets et liés à des poteaux. La figure montrant les ventricules du cerveau s’inscrit dans une petite série à l’intérieur de cette grande suite des assis : les Narcisse méditatifs, qui apparaissent avec la séparation du scalp 24 et s’établissent pour quatre planches à l’imitation d’un tableau du Rosso. Le visage tourné vers le sol, à genoux ou couchés comme des gisants étrusques, ces personnages masculins figurent la défaite de l’homme triomphant représenté debout à la fin du livre I : de même facture hâchurée, avec les mêmes membres anguleux et raides, ils racontent la chute du corps vivant de la « dissection constitutoire ». Le cuir chevelu suspendu à une branche voisine, le regard tourné vers la terre ou, plus loin, vers un paysage à l’italienne, les quatre nus mélancoliques de la trépanation évoquent par leur posture la partie du corps qu’ils démontrent : ils paraissent réfléchir sur la vanité de leur propre beauté.

24Dans cette double démonstration, par l’écrit et par l’image, le livre tiendrait l’impossible promesse de n’être pas un livre : l’auteur y composerait en effet non une œuvre, mais un corps, qu’il invite le lecteur à contempler avec les « yeux de l’entendement ». Faisant lui-même acte de nature et non d’artifice,  il s’effacerait jusqu’à disparaître, comme l’ouvrier des comparaisons premières. En retour, le traité acquerrait statut d’expérience :

Pourquoy plus commodement mectre a execution, avons delibere d’ensuyvre l’ordre de nature, comme si nous avions a composer un corps 25.

25Or l’échange des regards, à proprement parler, entre anatomiste et lecteur de l’antomiste, la symétrie rêvée d’une transmission sans support ni opacité, est un miroir aux alouettes. Car le livre entier, le gros in-folio de 405 pages et au moins 62 planches en pleine page, tient dans le « presque » de ces « choses presque vifves et naturelles ».

26Tout d’abord, la vérité n’est pas pour Charles Estienne, dans les chairs étalées sur sa table, mais dans la perception de l’ordre divin présidant à leur agencement. Aussi, La Dissection ne s’ouvre pas avec une scène d’écorchage, comme la narrent les gravures du De Fabrica de Vésale, mais, comme chez Galien, dans le traité Sur l’Utilité des parties, par un éloge de la parfaite finalité du corps humain. La véracité passe alors par la justesse du regard, qui sait reconnaître dans le cadavre dépecé et posé sur la table l’œuvre d’art à l’image de Dieu. Œuvre et non reproduction, donc ; car la copie du spectacle offert aux yeux est, proprement, impossible : elle ne pourrait être vue ni lue par les spectateurs / lecteurs. Pour faire acte de fiction et créer un double de la séance d’anatomie, Charles Estienne recompose donc à la fois une succession et des tableaux. Et, pour ce faire, tout en affectant « l’ordre naturel » et la «brièveté » la plus pure, il met en scène non pas le dépouillement, irregardable, du corps mais l’élaboration du discours.

27En effet, pour livrer au lecteur le « narré » de la dissection, en sa « naïve semblance », il ne propose guère les récits pittoresques de Vésale, ni les gravures auto-dénotatives d’Oporinus ou, plus généralement, des éditeurs italiens d’anatomies. Non, pour donner à voir le corps humain, Charles Estienne le « bâtit » et « compose », partant comme le conseille Galien, du squelette et le recouvrant de nerfs, muscles, vaisseaux, graisse, et peau jusqu’à former un homme debout, intact et parfaitement constitué à la fin du livre I. Plus loin, lors d’un dernier développement en fin du traité, qui reprend probablement le traité de Galien De Anatomicis Administrationibus 26,  Charles Estienne appelle « dissection constitutoire » la méthode suivie alors. Cette création première de l’homme se poursuit par sa défaite symbolique, lors de la découverte et de l’extraction des organes, et par sa miraculeuse régénération en toute fin : consacré d’abord à la reproduction humaine, le dernier livre se ferme sur le début du premier livre, la « constitution d’une anatomie seiche » par laquelle recommencer le cycle de « dissection constitutoire » et de « dissection dissolutoire ». Imitant les rythmes et contrastes de la nature, qui donne vie et mort, l’écrivain d’anatomie dissocie donc le récit essentiel de l’infinie roue de la régéneration de la narration d’une dissection. Au rebours, Vésale insiste avec force procédés d’insistance tant rhétoriques que narratifs sur la durée et l’organisation de la dissection.

28De fait, le lecteur chercherait vainement chez Charles Estienne, un témoignage précis sur les dissections effectuées à Paris dans les années 1540. Tout comme l’homme que compose le premier livre est un homme parfait, aux symétries sans exception et aux proportions mathématiques - une fiction d’homme -, tout pareillement, la séance de dissection est elle-même une fiction de séance. Ainsi, lorsqu’elle donne lieu à une description,  en toute  fin du troisième livre 27, Charles Estienne la situe en un lieu qui n’existe pas encore et qu’il invente à partir de ses autres intérêts et compétences : un théâtre. « Il nous fauldra donc faindre ou diviser ung theatre construict de boys ou charpenterie », annonce-t-il  et, pour ce faire, fort des éditions de Térence 28 ou de comédies italiennes qu’il vient d’établir, il propose les principes d’architecture qui rendent « publiques » 29 les affaires de l’anatomie :

Ce ne sera point du tout  hors propos ou loing de nostre deliberation et entreprinse, si premier que venir a la promise dissection nous te divisons ung theatre ou commodite de lieu auquel on puisse ayseement faire anatomie publique : en sorte que chascun des spectateurs puisse egalement veioir a son ayse : et qu’il n’y ait aucune confusion, qui est chose a mon advis assez digne d’estre traictee, attendu qu’en ce le plus souvent se face grand faulte par ceulx qui deburoyent plus soingneusement entendre a telles affaires 30.

29Lieu parfait, le théâtre construit pour les besoins du spectacle unit la raison et la nature : voire, « disposé par l’entendement », tout comme le corps parfait est « vu avec les yeux de l’entendement » 31,  il surpasse la nature en « semblant plus naturel » :

Tout ainsy qu’en ung spectacle publique, jamais rien ne se trouve parfait si tout ce qui appartient au theatre n’est ainsy fait et dispose comme la raison le veult, dont advient que ce qui est propose au dict theatre, semble beaucoup plus excellent et naturel, quand les spectateurs peuvent veoir tous et egalement, et sans fascherie qu’ilz puissent recepvoir du vent, pluye, ou soleil qu’il face : au moyen desquelles chose pourroyent quelquesfois les administrateurs estre retardez de leur operation.  (…)

30« A qui plaira contempler les belles œuvres de nature »32, il propose une scène parfaite, donc une scène où

sera posee et assise une table. Sur laquelle table sera posé et estendu le corps que vouldrons dissequer. (…) nous entendons que lesdictes parties soient portées par les degrez du theatre et monstrees a ung chascun pour plus grande evidence.

31Sans cette mise en scène de la raison, le spectacle ne saurait être public et le regard ne saurait être porté ni partagé.

32Dans cette perspective, le corps est offert à la vue des spectateurs non pas en son inerte pesanteur, mais sur les supports, les pivots et les appareils de tables tournantes et redressables.

La maniere de situer le corps qui se doit anatomiser se trouve different et diverse. Car les ungs ayment mieulx le tenir debout, ou le pendre a ung soliveau tel qu'avons cy dessus descript : et le lier avec force bendes de linge, en sorte que lon le puisse ayseement tourner de costé et d'autre : en couvrant toutesfoys la face et la partie honteuse dudict corps : a ce que le regard d'icelles parties ne puisse retirer et distraire ailleurs la fantasie des spectateurs. Mais telz anatomistes par vouloir trop attentivement pourveoir a la situation et position des parties, negligent la vraye et propre dissection 33.

33Si le texte se poursuit avec une mise en garde contre l’artifice, il n’en reste pas moins que l’artifice, lui, se poursuit au-delà du texte et de son ordre naturel, dans les retouches et manipulations des illustrations. Aussi, le « vraye et propre dissection », qui n’a pas de définition outre le refus de la sensiblerie, requiert des uages qui, certes, imitent la nature pour la mieux montrer, mais n’en sont pas moins des artifices « de raison ». Ces entorses aux règles de la brièveté essentielle et de la naïve transparence sont d’abord motivées par une dramaturgie : il faut montrer l’invisble, ce qui, somme toute, n’est autre que la définition de l’anatomie. Ainsi Charles Estienne et, probablement, Estienne de la Rivière, n’hésitent pas à modifier l’emplacement originel des organes, ou à mutiler le corps dépeint, afin de rendre compréhensible le relief résistant à la perspective ou la partie découverte par extraction.

34L’artifice assumé, comme la représentation d’organes dans un décor ou dans les mains de l’écorché, et, surtout, l’arrangement des parties en un agencement non naturel, est justifié, chaque fois, par les impératifs de la représentation. Ainsi se justifie, puisque le principe d’une mise en scène est admis, le recours à d’invraisemblables paysages ou intérieurs royaux, la joliesse avec laquelle les chairs et peaux sont enroulées, telles les rideaux d’un théâtre, les conventions extravagantes héritées de la tradition anatomique italienne où les personnages s’auto-dissèquent devant des objets et fonds sans liaison avec l’univers de la médecine. Car il ne faut pas rechercher, dans l’image, l’exactitude du détail ; il faut y guetter la contemplation de la « songeuse diligence » suscitée par la découverte anatomique. Les avertissements au lecteur sont nombreux, qui mettent en garde contre une lecture simple et “naïve” de la représentation 34.

35Surtout, les exemples ne sont pas rares de retouches du corps exposé selon les besoins de la démonstration, arrangements qui contredisent la nature et la vérité naïve pour servir la description :

Pour ample advertissement de ce que cy dessus a esté proposé par la précédente figure, contenant la forme antérieure du corps de l’homme revestue et garnie de ses nerfz : au mieulx que faire nous a esté possible apres le naturel : fault entendre qu’en faveur et meilleur contentement des amateurs de cest oeuvre, avons arraché dudict corps a nostre essient l’os pectoral ou brichet, avec les fourcelles (le tout faisant le devant du corselet d’iceluy) et pareillement avons osté par bas, au penil, l’os barré : et par hault (a scavoir a la tête) la maschoere inferieure, laquelle touteffoys t’est representee en la main droicte dudict protraict 35.

36De fait, l’acte même de la dissection contredit la nature, ce qui apparaît lors des manipulations délicates de la fin du traité, lorsque le profit de la lecture est opposé à l’exactitude :

Et quant a ce que tu pourroys desyrer en ce protraict touchant l’exquise ou exacte position des muscles pareille a ce qui se voit au corps vivant et naturel, cela ne trouveras tu point estre faict si diligemment que tu pourrois souhaitter : Car il nous a este necessaire servir aulcunement a nostre description et a ton utilite et prouffit 36.

37Sans théâtre, le corps ne peut être regardé ; sans retouche, le regard ne peut être renvoyé au lecteur. Les affirmations répétées de refus de l’art sonnent alors plus comme des dénégations que comme des arts poétiques ou épistémologiques. Le second livre, qui fait défiler des hommes aux yeux ouverts occupés à leur propre dissection, ne reproduit guère plus un spectacle vu. Quant aux femmes languissantes du dernier livre, elles n’appartiennent ni au monde des courtisanes qu’évoquent les tentures et les postures, ni à celui des mères et épouses, ni à celui des tables de dissection... C’est dans cet écart, creusé par l’artifice, justement,  que se fonde le regard, à la fois interrogatif, ému et contemplatif.

38Bien sûr, l’impossibilité pratique de la représentation est invoquée plus d’une fois en guise de commentaire et d’excuse de l’image. Ainsi, pour faire accepter l’envol magique des ramifications nerveuses d’un squelette, lequel fixe sa propre mâchoire, tenue en sa main37,  Charles Estienne insiste sur la profondeur et la complexité du système nerveux : l’incroyable gravure en est alors la fiction, la représentation telle qu’elle peut être vue et saisie :

(…) nerfz motifs et durs (…) lesquels iacoit qu’ils soient dispersez et semez ca et la par les muscles : touteffoys a peine se peuvent demonstrer ou representer avec iceux : a raison que leur origine est située au profond du corps : et qu’ils sont cachés fort en dedens, tant pour leur plus grande seureté et assurance, comme pour plus aisement faire leur devoir et action 38.

39Au-delà d’une facilité de pédagogue, l’image propose un autre ordre du monde : un ordre où l’on constitue des hommes à partir du système osseux, où les morts regardent les vivants et se montrent, un ordre où la fiction restitue sinon le naturel, du moins la vie.

40Lorsque l’artiste et l’écrivain suivent les dessins de nerfs déroulant et tordant leurs spirales autour d’un squelette pensif,  ils donnent à « contempler », ainsi que le répète Charles Estienne, plus encore qu’à voir. Car l’évidence représentée au lecteur n’est pas celle de la vie qui passe et qui se laisse voir sans voile : elle participe du mystère de cette vie qui ne passe pas, fixée par la fiction, sur les pages des livres. Selon cet ordre, depuis les Administrations anatomiques de Galien, les corps se font à partir de leur centre et de leur chef, la tête. Et ces corps se refont lorsque le temps les défait. Au début du livre, était la fiction, qui fait naître l’ombre de l’absence. A la fin du cycle, dans le silence du livre refermé, reste la fiction, qui donne vie de livre aux chairs passagères et, telle une nature créée par la raison, mène à la nouvelle naissance d’une première page.