Colloques en ligne

Marie Joqueviel-Bourjea

« Salut, talus, Thébaïde pour une urbaine / Extase » Jacques Réda : un lyrisme ironique ?

1L’œuvre de Jacques Réda est-elle ironique ? À certains égards, oui (sur lesquels j’aurai, bien sûr, à revenir). Comment se fait-il, dès lors, que je l’apprécie, moi qui essentiellement goûte dans son discours ce qui relève du lyrique, et demeure sceptique, voire irritée, face à la débauche ironique de notre temps ? Celle-ci m’apparaît en effet davantage comme la manifestation d’un désespoir – affecté – qui a baissé les bras (en termes hégeliens : d’une négativité sans fin) que comme l’arme philosophique ou littéraire qu’elle sait être par ailleurs.

2Il n’y aurait donc pas nécessaire opposition (du moins radicale) entre lyrisme et ironie et, partant, entre sublime et ironie – le sublime étant ici entendu comme ce qui tente d’être appréhendé dans et par le discours lyrique. Serait-il possible de concilier participation lyrique et distanciation ironique ? Existence pathique et retrait critique ? Je crois que oui – que nécessairement oui, après Baudelaire, après Rimbaud. Si (pour parodier Adorno) la poésie est toujours possible après Le Spleen de Paris, c’est, précisément, que la poésie du dernier tiers du XIX° siècle nous enjoint de dépasser le manichéisme qui persiste à partager le paysage poétique contemporain : il y aurait d’un côté les lyriques ; de l’autre les ironiques. Autrement dit (on n’en sort pas), les Anciens et les Modernes. On oublie que Baudelaire, que Rimbaud nous ont démontré l’inanité de cette ligne de partage des eaux poétiques. Baudelaire est lyrique et ironique. Rimbaud est lyrique et ironique. Et c’est ce qui, justement, fait la grandeur de leurs œuvres – justifiant ainsi que les poètes contemporains de tous bords en revendiquent indifféremment l’influence. Plus près de nous, il me semble que ce sont Michaux et Ponge qui occupent cette même place : participation pathique et distance critique caractérisent pareillement leurs deux œuvres, phares incontournables de la poésie française contemporaine – quels qu’en soient les parti pris. Je veux dire par là que l’œuvre de Ponge constitue tout autant une référence pour celle de Jean-Marie Gleize que pour celle de Jacques Réda ; que Michaux nourrit la poésie de Gérard Macé tout autant que celle de Jean-Michel Maulpoix. Or cette « situation » particulière de Ponge et Michaux me paraît rejoindre celle de Baudelaire, de Rimbaud : elle est, d’une certaine façon, imprenable, inaliénable, précisément en ce qu’elle revendique simultanément le droit au lyrisme et le recours à l’ironie.

3Où je veux en venir : grandes sont les œuvres poétiques contemporaines qui le comprennent pour elles-mêmes. L’œuvre de Jacques Réda en fait partie. Au même titre que celles (résolument différentes dans leurs formes, je n’en disconviens pas) de Michel Deguy, Jacques Roubaud, Bernard Noël, Jude Stéfan encore ; de Gérard Macé, James Sacré, Jean-Claude Pinson, Benoît Conort ou Emmanuel Hocquart pour les plus ‘jeunes’ (il en est d’autres, bien sûr).

4Je voudrais toutefois, avant d’entrer dans le vif de mon sujet, apporter une précision importante. Dans l’essai récent qu’il consacre aux œuvres de Max Jacob et Francis Ponge, Modernité et paradoxe lyrique1, Antonio Rodriguez prolonge la réflexion engagée dans son précédent ouvrage, Le Pacte lyrique2, autour de la notion de « lyrisme ». Il part du constat (simple) d’un terme à double entente, qui n’en finit pas (depuis le Romantisme, où il apparaît – vraisemblablement en 1829) de soulever problèmes et polémiques : si l’adjectif ‘lyrique’ « sert régulièrement d’épithète au genre poétique », on l’associe également à la catégorie du ‘lyrisme’ « issue de la période romantique ». Tandis que l’un « renvoie à une trame du discours, récurrente en poésie », l’autre « engage l’imaginaire du poète à partir du XIX° siècle »3. Dès lors, ajoute-t-il plus loin, « pour se dire et être reconnu comme poète lyrique de la ‘modernité’, il convient de critiquer l’horizon romantique tout en actualisant les constructions lyriques »4. Cette distinction m’apparaît ici fondamentale en ce qu’elle autorise pleinement le développement d’un discours lyrique potentiellement ironique. Si l’on peut « parvenir à être lyriquement passionné, voire enragé5, tout en gardant une maîtrise de soi6 »7, il est parfaitement envisageable – c’est le cas chez Max Jacob – d’associer à un « pacte lyrique » une dimension fortement ironique. Ce serait même, peut-être, la condition d’une poésie résolument ‘moderne’.

5Aussi une telle ambivalence de l’épithète justifie-t-elle les efforts de requalification du lyrisme depuis trois décennies (au moins) : lyrisme « objectif » (c’est à Rimbaud, on le sait, invitant Izambard à la « poésie objective » et non à la « poésie subjective »8, que l’on doit l’expression) ; lyrisme « impersonnel » (c’est ici Lautréamont qui revendique l’adjectif : « La poésie personnelle a fait son temps de jongleries relatives et de contorsions contingentes. Reprenons le fil indestructible de la poésie impersonnelle brusquement interrompu depuis la naissance du philosophe manqué de Ferney, depuis l’avortement du grand Voltaire. »9 ; Flaubert encore : « Il faut couper court avec la queue lamartinienne et faire de l’art impersonnel […]. »10) ; lyrisme « critique » enfin (le tournant des années 1980). « Objectif, impersonnel, critique » : les trois épithètes insistent, me semble-t-il, sur la nécessité proprement ‘moderne’ de requalifier le lyrisme ; il ne s’agit donc pas de le rejeter, mais bien de canaliser, aux moyens de la distanciation, l’affectif en lui. Pâtir, oui, mais froidement – consciemment. Dès lors, pourquoi ne pas envisager un lyrisme ironique ? Du reste, la revendication flaubertienne d’impersonnalité ne condamne pas le lyrisme, mais un certain lyrisme : « Il faut couper court avec la queue lamartinienne et faire de l’art impersonnel », certes ; mais de préciser : « ou bien, quand on fait du lyrisme individuel, il faut qu’il soit étrange, désordonné, tellement intense enfin que cela devienne une création. »

6De fait, constate Jean-Claude Pinson dans ses Nouveaux essais sur la poésie contemporaine, si « être un poète moderne, c’est avoir aujourd’hui une difficulté certaine avec le sentiment – l’expression du sentiment »11 (Réda lui-même, dans un poème de La Course, évoque « la honteuse émotion lyrique »12), c’est pour ajouter aussitôt : « comment pourrait-on indéfiniment refouler ce qui témoigne de la vie sentimentale et sensible, déserter ce qui est de l’ordre du cœur et de la sensation ? » Et d’en conclure : « Au fond, c’est une forme nouvelle de ‘naïveté’ qu’il faudrait à la poésie moderne retrouver (ou plutôt inventer) pour être en mesure de ‘faire’ le positif de la sensation et du sentiment. »13

7 Gageons que la poésie rédienne relève le défi d’une naïveté renouvelée par l’ironie…

8Quant au parcours poétique de Jacques Réda, on pourrait hâtivement, dans la perspective ‘ironique’ de notre colloque, affirmer que, de poète lyrique (songeons à Amen, Récitatif ou La Tourne, respectivement publiés en 1968, 1970 et 1975), Réda devient un poète ironique (par exemple, Toutes sortes de gens, 2007) ; mais encore, que du vers il gagne la prose. Ce qui, tout en n’étant pas entièrement faux (et dénué d’intérêt), reviendrait à affirmer que :

91/ On ne peut être à la fois lyrique et ironique : le poète est soit l’un, soit l’autre ; certaines de ses œuvres sont lyriques, d’autres ironiques. Les deux tendances peuvent, certes, cohabiter dans une œuvre, mais alternativement et non simultanément.

102/ Les œuvres ironiques sont, peu ou prou, prosaïques. Au vers le lyrisme, à la prose l’ironie.

11L’on voit aisément que les deux propositions sont éminemment critiquables : elles reconduisent le manichéisme que j’évoquais à l’instant et ne constituent en rien des outils pertinents pour aborder la plupart des œuvres contemporaines. De fait, je m’attacherai à montrer, s’agissant de l’œuvre de Jacques Réda, qu’il existe bel et bien un lyrisme ironique. Par ailleurs (il n’est que de songer aux magnifiques Ruines de Paris, de 1977), on ne saurait exclure sérieusement le lyrisme de sa prose. Peut-être même (mais c’est là un point de vue personnel) la prose rédienne de ces dix dernières années est-elle plus justement lyrique que ses vers. Quelque chose me semble en effet avoir ‘déchanté’ dans sa poésie versifiée14, qui serait comme passé dans sa prose.

12Je me propose donc de voir dans quelle mesure le lyrisme rédien peut être qualifié d’ironique. Pour ce faire, j’aborderai successivement trois de ses possibles manifestations : l’ironie quant au sujet lyrique (« Le grand maboul ») ; l’ironie quant à l’objet de la quête poétique (« Salut, talus, Thébaïde pour une urbaine / Extase ») ; l’ironie quant aux formes du discours (« Sur les supermarchés »).

13On constatera tout d’abord chez Réda la duplicité ouvertement affichée d’un je qui ne s’éprouve jamais unifié ; et cette essentielle ambivalence, le poème ne cesse de l’ironiser : les Recommandations aux promeneurs évoquent en 1988 la scission d’un être que les livres ultérieurs ne démentiront pas. « Le Fantôme de Barcelone » met en scène, sur un mode ironique que relaie le jeu des pronoms, la distinction opérée par le chapitre précédent : celle opposant au « moi » un « inconséquent rêveur »16 qui le taraude. Le texte prend à escient des allures de vaudeville :

Ce fut alors que je commençai […] à percer un des secrets les plus désopilants de ma nature. Sans doute la fièvre donnait-elle plus de relief à ce dédoublement qui, se manifestant autrefois dans l’alternance, pouvait du moins sembler correspondre à deux faces d’un même personnage. […]. À présent les deux attitudes étaient simultanées. Il en résultait une véritable altercation dont la confusion, la violence, jouant comme un centrifugeur, achevaient de séparer les éléments de chaque adversaire, doté d’un caractère qui ne s’était jamais montré si entier. Donc, quand je dis que je m’adressais des reproches, convient-il d’entendre, dans cette scène, je et me comme deux individus bien distincts. Nommons-les par commodité le songeur et le réaliste.17

14La réflexion (« je me ») masque une réciprocité (« je / me ») qui est loin de s’éprouver bonne entente. Comment quitter « celui qui me colle », se demande le poète ? « Un double suicide ? / Il raterait le sien sans doute, et je sursois. » (La Course, 1999)18 Dès lors, Comment être soi quand le moi ne répond d’aucune adéquation ? Europes (2005) le formule une nouvelle fois, si ce n’est avec ironie, du moins avec humour : « Mais j’en suis convaincu : nous sommes des organismes scissipares et, en maintes occasions, une part de nous-mêmes, identique à ce qui nous semble notre indivisible unité, s’en détache pour mener une vie dont nous ne saurons jamais rien. »19

15Le sujet se reconnaît par ailleurs régulièrement envahi de « souvenirs impersonnels », d’ « ombres »20 encore, dont il n’est pas toujours agréable de subir les assauts répétés. « [V]ictime résignée »21, le poète déplore une perméabilité qui profite à des « importuns » dignes de figurer dans un récit de Michaux22 : « On me traverse avec vraiment trop de désinvolture. / Même à l’abri chez moi je suis tout à coup dérangé / Par des inconnus ». Ainsi : « nous voilà deux. / Tel est le risque des moments où l’on se perd de vue : / On flotte, on n’est plus qu’un nuage épais mais sur le point / De glisser en s’évaporant au fond d’une étendue / Où l’on nous guette alors qu’on s’imaginait sans témoins. / On reste ouvert à tous les vents, maison abandonnée ; / N’importe qui peut y surgir »23. « On croit échapper à soi-même au long des avenues / Désertes, mais on n’est en réalité jamais seul. » Ainsi, être « soi-même » participe-t-il intrinsèquement de l’être-deux – voire, de l’être-mutiple : la troisième des « élégies nasales » de L’Adoption du système métrique ne confie-t-elle pas : « Une nuit j’ai compté – mais jusqu’à quel nombre ? / Pour m’endormir : j’ai rêvé que j’étais trois. »24 ? Le « on » traduit au mieux cette essentielle perméabilité d’un sujet que visitent des « souvenirs impersonnels », jamais assuré de son identité. La mémoire se peuple de « fantômes », « familiers » ou « étranges » : « souvenirs de mensonges, de crimes / Sans auteur dont personne alors ne pourra vous délier ». D’obscurs démons prennent possession d’un être ainsi dépossédé. La cohabitation est difficile : tout repos est impossible. Mais on remarquera qu’une telle cohabitation est systématiquement décrite sur le mode ironique : seule la distance de l’ironie semble autoriser la confession. Car l’humour qu’elle manifeste cèle sans aucun doute le désarroi d’un sujet qui « n’est pas seul sans sa peau », pour reprendre la formule de Michaux. Ainsi est-ce dans la distance ironique seule que le sujet lyrique s’autorise à reconnaître les failles de son identité ; jamais sur le mode – ‘romantique’ – de l’épanchement.

16Toutefois, s’il reconnaît sa vacance, il s’évertue néanmoins à chanter une identité défaillante, aussi précaire soit-elle. Ce sont ainsi les poèmes qui, dans la sympathie (Récitatif) ou l’ironie (L’Incorrigible), œuvrent à recoudre les « lambeaux »25 d’une identité en dispersion.

17On analysera en ce sens les nombreuses comparaisons et métaphores qui visent à dire le poète lui-même. La complainte d’un être démantelé n’est plus de mise après « Récitatif » : l’ironie prend la relève de la déploration. L’autoportrait est systématiquement dépréciatif : « un peu timbré, trop sensible »26, le poète se sent « superflu »27, se compare à un « sauvage »28, à un « ange un peu mité »29, ou encore à un « épouvantail »30 qu’une « tête de patate »31 parachève. Il ne saurait s’assimiler qu’aux « réprouvé[s] »32 de toutes sortes : « bandit » dans Hors les murs33, « clandestin » ou bien « évadé » dans Châteaux des courants d’air34, « espèce de paria »35 dans Le Sens de la marche, il marche en « voleur » dans Retour au calme36. Le même recueil le voit successivement, dans « Traversée de Bologne », « comme un jeune hippocampe », « comme un cambrioleur », « comme un carme déchaux », « comme un énergumène »37 enfin ! Et c’est en « vieux misanthrope » qu’il se dépeint dans L’Adoption du système métrique38

18Mais ce sont peut-être les comparaisons animales qui, dans la confortable distance ironique, cherchent à circonscrire un sujet qui se dérobe. Si « l’arrivée de quelqu’un dans mon genre », constate le poète, « inquiète forcément »39, le lecteur peine, de fait, à deviner de quel « genre » il peut bien s’agir : « vrai cochon des bois » ou dinosaure dans Le Sens de la marche40, « mouton pris de tournis » dans Recommandations aux promeneurs41, « vieux canard fataliste », « plus buté qu’un vieil âne » ou encore pareil à un « corbeau basculant » dans La Liberté des rues42, un « matou / Circonspect » dans L’Adoption du système métrique43, on n’en finirait pas de dénombrer les animaux auxquels s’assimile un instant le poète, qu’il prend par ailleurs soin de systématiquement qualifier (« vieux, « fataliste », « buté », « circonspect »…). Le zoo, aussi savoureux que varié (on rencontre ailleurs un tigre, un cobra, un campagnol, une coccinelle…), n’en trahit pas moins le vertige d’une identité justement « pris[e] de tournis ». Comment parvenir à dire un moi défaillant ? Encore une fois, les caractérisations ironiques apparaissent fréquemment seules à même de circonscrire un sujet lyrique qui, après le triptyque liminaire, en passe quasi systématiquement par l’autocritique « railleuse » (Baudelaire44).

19Pour clore la promenade au zoo en même temps que cette partie axée sur l’autocritique ironique du sujet lyrique, je me propose de lire le poème en prose intitulé « Un Pigeon » ; poème qui me tient particulièrement à cœur, en ce que Jacques Réda, avant de le recueillir dans Toutes sortes de gens récemment paru chez Fata Morgana, me l’avait offert en guise de « non-préface » au livre que j’avais consacré à son œuvre aux éditions L’Harmattan45. On passe ainsi de la superbe de l’albatros baudelairien au pigeon commun de nos villes ; mais encore du vers à la prose… L’ironie quant au sujet lyrique se fait ici mordante :

Un Pigeon

Le pigeon (et je pense au pigeon commun de nos villes, où se rencontre également la variété plus noble des ramiers), le pigeon possède à mon avis deux natures.

Cette volaille, que l’on voit trotter et picorer obstinément n’importe quelles saletés sur le bitume, n’a que peu de rapports avec l’oiseau qui s’enlève d’un puissant claquement d’ailes pour évoluer autour des monuments.

Il ne donne plus alors qu’une impression de maîtrise élégante dont font preuve bien peu d’autres oiseaux.

Dans une alternance aussi nette du terre-à-terre et de la grâce, comment ne pas discerner une allégorie du poète, personnage souvent ordinaire dans ses habitudes et mesquin dans ses réactions, mais dont les sentiments de temps à autre s’élèvent sur le battement du mètre ?

Baudelaire en a fixé le modèle avec son albatros.

On ne saurait tirer du pigeon une image aussi grandiose et frappante, sinon un petit nombre de détails plus ou moins instructifs.

Ils proviennent de mon expérience – en tant que pigeon.

J’ai peu de mémoire : quand je pâture au hasard au long des jours, sans autre souci que de me jeter sur les sensations immédiates dont je me nourris, sans trop me préoccuper de leur goût souvent fade, parfois amer, ni de leur valeur énergétique, je n’ai aucun souvenir des moments où me revint la noble capacité de voler.

J’avale donc indifféremment le bon grain et l’ivraie, le rebut et la pépite et, prenant mon indigestion chronique pour un redoublement de ma faim, je ne suis qu’une grosse sauterelle de plumes dont le ressort est la peur.

On me croirait pourtant téméraire, alors qu’un mouvement imprévu suffit à m’alarmer : d’un bond je retrouve mes ailes pour me mettre à distance convenable, à moins qu’elles ne se déploient toutes seules sous le coup d’une grande frayeur, m’emportent vers l’altitude le temps d’oublier ma surprise.

Puis je réatterris et de nouveau m’affaire dans la poussière, insistant, effaré, balourd.

Je ne comprends pas comment le bonheur de ma seconde nature céleste ne m’a pas inspiré le dégoût de cet avilissement, mais le souvenir inconscient que j’en garde explique pourquoi je ne m’avilis qu’avec une espèce de fureur.

L’ivresse de mon essor me ressaisit quelquefois par bouffées, tandis que je malmène une ordure dans le caniveau, ou harcèle stupidement une pigeonne encore plus stupide.

Ceux qui m’ont vu planer partagent-ils mon exaltation ? Et m’ont-ils reconnu parmi tous mes compagnons d’envolée ? Je ne le pense pas : tous les pigeons se ressemblent.

Pour se faire remarquer, il leur faut se percher sur la tête d’une statue, d’une manière ou d’une autre se rendre importuns.

Plaise au ciel qu’à l’écart seulement je picore, fiente, roucoule, et que pour moi seulement renaisse l’illusion d’avoir rivalisé avec l’aigle dans le soleil.

20Si l’œuvre rédienne met fréquemment son sujet en posture (auto)critique, l’objet de sa quête l’est tout autant. Toutefois, l’ironie dont fait preuve le poète à l’endroit de sa propre démarche n’exclut pas le sentiment du sublime. Tout au contraire, me semble-t-il, c’est l’ironie qui l’autorise ; mais une ironie ‘positive’, visant à reconquérir l’existence et non à la néantiser. Sur les ruines d’un sublime défunt (ce serait un sublime d’ordre ‘romantique’), le poète contemporain œuvre à inventer un sublime ‘moderne’, sans emphase, quoique extatique toujours : sublime baudelairien du Spleen de Paris ; sublime rimbaldien surtout. Ce ne sont plus le ciel étoilé, l’océan déchaîné qui motivent un tel sentiment (ainsi le sublime kantien), mais bien plutôt la beauté « bizarre » (pour reprendre l’adjectif à Baudelaire) du quotidien, d’un quotidien qui n’est terne et laid qu’en apparence, car nous ne savons pas le voir, l’imaginer – le créer : Baudelaire dans ses Fusées : « Deux qualités littéraires fondamentales : surnaturalisme et ironie »47.

21Si l’on a coutume d’opposer sublime et ironie, l’un impliquant une confusion avec son objet que l’autre par définition récuse, la poésie contemporaine me semble réconcilier les notions, toutes deux reposant sur une esthétique de la rupture : rupture avec un quotidien d’habitudes et de passivités, pour une plus grande intensité de vie, une vie renouvelée – une vita nova. Il s’agit, dans les deux cas, de sortir de soi, de rompre avec ses aveuglements. J’irais jusqu’à penser que l’ironie est susceptible de mener au sublime en tant qu’elle suscite une réévaluation poétique du monde. Dans cette optique, on est loin de tout travail négatif. S’il est du reste une « question lyrique » dissolvant une réponse que présuppose, quant à elle, la question rhétorique (c’est la position de Hans-Robert Jauss : la question lyrique « a comme point de départ ce qui est le terminus de la question rhétorique »48), c’est bien que lyrique et ironique s’accordent dans cette essentielle déstabilisation du sujet, du monde et des mots. Aussi la quête (existentielle comme expressive) du sublime est-elle fondamentalement in-quiète – mais, je le disais, pour atteindre à une plus grande intensité de vie.

22Ainsi que le soutient Kierkegaard dans Le Concept d’ironie constamment rapporté à Socrate, rien mieux que l’ironie en effet n’introduit à la « vie poétique » : affranchissant l’individu de ses conditionnements, elle le fait entrer dans la « vie personnelle », de façon à rendre possible « une habitation qui puisse n’être pas répétition, mais ‘re-prise’, ‘re-nouveau’ »49.

23Cette « re-prise » chez Réda, ce serait celle, essentielle, de l’espace. Depuis Les Ruines de Paris en 1977, la poésie rédienne œuvre en effet à redéfinir un espace sacré ; or ce ne sont pas les lieux clos, officiels, du culte des hommes qui le retiennent, mais le dehors (« Je ne suis religieux qu’en plein air ») ; un dehors souvent urbain – suburbain même50 –, déshérité, délaissé, en friche. Le sublime se rencontre dans les terrains vagues ; l’ironie est celle-là : relecture du sacré par le Voyant contemporain, dans la réhabilitation de ces lieux dont l’homme, précisément, se détourne. « Regarde ces vieilles palissades, ce terrain défoncé, ce tas de détritus et de planches abandonnées : ils définissent un espace sacré. », suggère le poète. C’est le regard qui se fait ironique : il voit ce que voit le commun des humains (un espace sans âme) ; il voit ce que voit le poète (un espace sacré). Et il maintient son double regard/discours.

24Dès son limen, l’œuvre reconnaît l’exil : celui de la divinité ; celui, conséquent, des hommes : « nous errons / Sur les traces d’un dieu d’espoir, d’angoisse et d’ironie »51. Un dieu minusculé et ironique oriente la quête : comment celle-ci ne pourrait-elle pas le devenir ? Le flâneur se met dès lors à hanter ces espaces de l’indécision dans lesquels s’est – ironiquement – réfugiée la divinité :

Car plus encore que son aïeul enfoui dans les cavernes, l’homme de l’informatique redoute l’inutilisé. Les Anciens lui avaient accordé son statut et son code, le peuplant de dieux, et peut-être encombrant d’une autre manière un monde de moindre densité humaine, mais où chaque étape s’assortissait de salamalecs, péages, bakchichs aux tyrans locaux des sources et des bois. On subodore d’ailleurs encore leur existence, quand on a la manie de visiter – comme d’autres les églises – les terrains vagues et les chantiers. C’est là qu’en dernier recours se sont réfugiées ces puissances, dans un abrutissement adoucissant leur amertume et leur méchanceté, exaspérées par des siècles de persécutions et puis d’indifférence.52

25Depuis la parution, il y a aujourd’hui trente ans, des Ruines de Paris, la critique n’a cessé de souligner la récurrence des terrains vagues comme pôle privilégié de la flânerie rédienne53 ; cependant, le terrain vague n’est pas tant le nécessaire décor du flâneur des banlieues (le poncif a la vie dure mais l’interprétation courte) que cet espace où du possible, et avec lui une forme de sacré, peut encore advenir. On ne saurait cependant ignorer, dans cette aimantation du poète, la charge ironique : mais ce n’est pas envers lui-même qu’il est ironique (il l’est, certes, nous l’avons vu, à l’endroit de sa propre figure) ; mais envers ces « homme[s] de l’informatique » que nous sommes tous devenus. Si la quête du sacré est ironisée (en ce qu’elle détonne dans notre monde ‘moderne’), son objet ne l’est pas : « partout où nous sommes tentés de supposer qu’il n’y a rien – à admirer, à découvrir, à voir – [l’apparition] peut se manifester comme le surcroît accordé à ce qui s’avoue en manque. Tel est l’enseignement que dispensent les lieux prétendument déshérités, comme livrés à eux-mêmes et à ceux qui peuvent y aller sans obstacle au-devant de l’apparition. »54 Rien d’ironique dans ce propos de 2003, qui reconduit le constat ; le poète-flâneur fait de ces modernes « territoires de la déshérence » (l’expression est reprise au Roland Barthes du Degré zéro de l’écriture) l’espace même où sa conscience ironique (malheureuse) est susceptible de faire l’expérience, paroxystique souvent, du sacré. « C’est le moment où elle [la déshérence] se transmue en un état indéfinissable, intermédiaire entre la terreur et l’extase, l’euphorie et la commotion, en une sorte de jouissance et d’effroi. » Les substantifs, aux accents batailliens, renvoient clairement à la dimension sacrée de l’expérience rédienne du terrain vague.

26Ainsi, ce que dit cette expérience chez Réda, est précisément la possibilité, aujourd’hui, d’un lyrisme ironique : lyrisme fondamentalement athée, défait de toute illusion théologico-poétique, de toute croyance en la transparence et l’unicité d’un Sens transcendant dont le poème serait la manifestation ; mais lyrisme malgré tout, ne pouvant s’empêcher de croire en la présence du sacré et, partant, en la possibilité du chant. Or l’ironie est ce qui précisément autorise désenchantement et ferveur simultanés ; dans l’énergie qu’elle manifeste quand même, sur fond non de désespoir mais de dé-créance lucide, elle (s’)accorde un chant « à hauteur d’homme » ; le lyrisme ainsi manifesté pouvant dès lors être redéfini « comme chant sublime d’un sujet dépossédé »55.

27L’ironique « manifeste » pour la « Préservation des Terrains Vagues » que l’on peut lire dans Les Ruines de Paris conjoint à une dimension sans nul doute ironique la quête lyrique d’un sujet en mal (en manque) de sacré :

Appuyé dans cette attitude pensive à mon guidon, je me propose de créer l’Union pour la Préservation des Terrains Vagues. L’U.P.T.V. Ce poème (si c’en est un) lui servirait de manifeste ou plutôt de préambule, puisque moi je n’entreprendrai rien, ne pouvant être à la fois dans les rues et dans les bureaux de cette ligue. Qu’elle demeure donc une sorte de confrérie elle-même assez vague, sans statuts, sans cotisations, afin que ni les journaux ni les politiciens ne la dévoient, en dépit de leur utilité pour réfréner les promoteurs. Et au besoin les faire mettre en cabane, chaque fois qu’un de leurs chantiers attaque un ancien terrain vague ou en ouvre un nouveau. C’est pourtant le seul aspect positif de leurs ravages : entre l’écrasement opéré par les bulldozers et l’érection de ces Résidences qui semblent sortir d’un vieil album à la gloire de Lyautey (si bien que des hectares entiers du Quinzième réalisent l’idéal de béton colonial de Fès ou de Rabat), un temps quelquefois assez long s’écoule, pendant lequel, à travers les barrières qui se déchaussent, on voit la végétation vigoureuse des ruines qui recroît. Je n’exigerai certes pas qu’on préserve tous les terrains vagues, parce qu’il faut prendre en charge des foules d’errants et d’expulsés, mais je constate que dans certains cas (peu nombreux à vrai dire) on y aménage des succédanés de squares ou de jardins. Or voilà contre quoi je m’élève, contre quoi proteste le fond insoumis de l’âme de l’homme et sans nul doute du chat. Une moitié au moins de ces espaces devrait être laissée à l’abandon. Avec le danger que représentent ces tas de planches et de plâtre, parfaitement, et l’insalubrité de ces épandages d’immondices et d’eaux sales. Faites à tout hasard piquer vos enfants contre le tétanos, la typhoïde, ils ne s’enhardiront jamais trop. D’ailleurs on aura soin de ne pas abattre les palissades, en tôles et madriers capables de résister cent ans. Car quelque agrément qu’on éprouve quand on y rôde, le terrain vague se déploie d’abord, entre ces interstices, comme un plan de méditation. La leçon tient dans sa seule présence de sauvagerie maussade, et mieux vaut s’abstenir d’en tirer une doctrine ou de l’art […]. Terrain vague de l’âme et Dieu sait ce qui peut s’y produire, s’y glisser en fait d’ingénus poètes et de criminels. Ainsi travestir le terrain vague en cour de pouponnière, c’est risquer d’offusquer dans l’être la liberté du dieu, négligeant qu’il enseigne, autant qu’une obscure espérance, la solitude et l’effroi de la mort. Point. […]56

28Le jeu de mots « Terrain vague de l’âme », qui associe à la réalité prosaïque du terrain vague le « soleil noir de la mélancolie » du vague à l’âme, de même que l’implicite référence aux « Christ inférieurs des obscures espérances » de « Zone », ancrent le poème dans le lyrisme foncièrement ambigu de la modernité ; lyrisme associant la figure du poète à celle du criminel (c’est Baudelaire lisant Edgar Poe, on le sait, qui assure la fortune d’un tel rapprochement), lyrisme revendiquant néanmoins, mais sans avoir l’air d’y toucher – ainsi l’ambigu « Point » performatif final – ce qui l’a toujours défini : « obscure espérance », « solitude » et « effroi de la mort ». Aussi le poème (« si c’en est un » confie le poète dans la parenthèse : la forme lyrique est elle-même ironiquement mise en question) se fait-il l’écho d’une quête existentielle (« plan de méditation », « leçon »…) qui, si elle relève d’une quête intime du sacré (il s’agit de respecter la « liberté du dieu » dans les lieux aujourd’hui encore susceptibles d’en accueillir la présence), n’en renonce pas pour autant à la posture ironique du sujet qui la conduit ; il n’est que d’en relever les nombreuses pointes : architecture coloniale du Quinzième, fonds insoumis d’une âme finalement féline, vaccins à administrer aux enfants en mal d’aventures… L’adverbe « parfaitement » (« Avec le danger que représentent ces tas de planches et de plâtre, parfaitement […] ») porte à lui seul toute l’ironie du texte, l’auteur faisant mine d’adhérer à un discours catastrophiste auquel, bien évidemment, il ne souscrit pas. Ce manifeste – qui n’en est pas un – aura surtout servi à manifester l’absolue nécessité d’accueillir, pour le poète contemporain, le paradoxe : les formules oxymoriques que sont « obscure espérance » et « sauvagerie maussade » définissent à l’évidence un lyrisme ‘en mode mineur’ qui, refusant d’abandonner la partie, se voit contraint de la jouer ailleurs – autrement. Par exemple en faisant des terrains vagues de modernes églises.

29Philippe Hamon constate, dans l’essai qu’il consacre aux formes de cette « écriture oblique » qu’est l’ironie littéraire, que s’il est des œuvres où ironie et poésie « semblent s’accorder », c’est néanmoins le plus souvent « en se cantonnant dans des mètres spécialisés (brefs), dans des recueils spécialisés dans l’œuvre d’un poète […], et dans des sous-genres spécialisés (épigrammes, poésie érotique, pamphlet) »57. Il remarque aussitôt : « C’est probablement avec le texte lyrique, texte qui décrit ‘sérieusement’ l’expérience existentielle d’un sujet engagé dans la quête de son identité, […], que l’écriture ironique semblerait faire, le plus souvent et a priori, mauvais ménage. »58

30Toutefois, le critique en vient à relever l’évolution, depuis Baudelaire, de la question : la poésie moderne, constate-t-il, « semble s’accommoder mieux que la poésie ‘classique’ d’une certaine cohabitation avec l’ironie »59. Et de conclure après analyse de poèmes de Verlaine et Laforgue : « L’ironie en régime lyrique ‘moderne’, c’est sans doute cela : une délocalisation de la voix. » Que cette dernière soit vécue « sur un mode euphorique, celui de l’abandon jubilatoire au vertige polyphonique, ou bien sur le mode plus angoissé de la perte de l’identité et de la ‘vaporisation’ (Baudelaire) du moi »60.

31Quelles formes prend, dès lors, cette «  cohabitation » dans l’œuvre rédienne ? Relève-t-elle d’une « délocalisation de la voix » ainsi que le suggère Philippe Hamon ? Lorsque le vers se fait parodique chez Réda, cette analyse demeure pertinente, en tant qu’il est impossible de savoir (et c’est là la force desdits poèmes) si l’auteur adhère ou non aux formes prises par son discours : y a-t-il allégeance ou ironie de la part du poète – l’ironie se renforçant précisément de cette indécidabilité ? Pour la prose (de poésie) en revanche, cette analyse me paraît moins efficiente ; du reste, Hamon ne s’intéresse dans son essai qu’aux formes versifiées de la poésie moderne. La « voix » dans le poème en prose et la prose poétique rédiens n’est pas « délocalisée » ; ce qui l’est en revanche, ainsi que je l’ai déjà relevé, c’est l’espace lui-même en tant qu’il conduit au sublime. Espace paradoxalement « délocalisé » pour une esthétique paradoxale : celle d’un lyrisme ironique, qui « en rabat » dans la prose sans pour autant – à la lettre – « dé-chanter ». Qui oserait dénier aux Ruines de Paris, à La Liberté des rues (1997) ou au Citadin (1998) qui en sont, vingt ans plus tard, le développement, toute tenue lyrique ?

32Pourtant, c’est bien, indirectement, au modèle ô combien ironique du Spleen de Paris que s’en remet Réda pour son recueil de 1977. On prendra garde, toutefois, à ne pas oublier la dédicace, célèbre, à Houssaye, qui justement réconcilie prétention lyrique et penchant ironique : « Quel est celui de nous qui n’a pas, dans ses jours d’ambition, rêvé le miracle d’une prose poétique, musicale sans rhythme et sans rime, assez souple et assez heurtée pour s’adapter aux mouvements lyriques de l’âme, aux ondulations de la rêverie, aux soubresauts de la conscience ? »61 La co-présence des « mouvements lyriques de l’âme » comme des « ondulations de la rêverie » avec les « soubresauts de la conscience » indique clairement la possibilité d’un lyrisme autre (autre que le lyrisme hérité de la tradition), qui est celui-là même d’une conscience poétique moderne – c’est-à-dire redevable de la « fréquentation des villes énormes ». Le poème du flâneur contemporain est donc, par essence, ambivalent, en ce qu’il chante une conscience lyrique que heurte en permanence un dehors tout à la fois fascinant et, proprement, dé-rangeant. Ce « lyrisme paradoxal, à la fois grinçant et recueilli »62 qui est celui de Baudelaire, Réda semble bien en avoir hérité. Toutefois, l’amertume baudelairienne s’est muée, chez Réda, en lucidité amusée ; rien chez lui d’aussi radicalement amer que cette revendication baudelairienne : « Je veux qu’il y ait une amertume à tout, un éternel coup de sifflet au milieu de nos triomphes, et que la désolation même soit dans l’enthousiasme. »63 Il semblerait en fait que, du Spleen de Paris aux Ruines de Paris, la démarche se soit inversée : il ne s’agit plus de siffler « au milieu de nos triomphes », mais de triompher au milieu de ce sifflet permanent qu’est devenu la vie. C’est pourquoi, à la lecture des Ruines de Paris (mais de bien d’autres recueils du poète semblablement), ai-je l’impression d’avoir affaire à de la « grande » poésie (« grande » au sens où l’on parle de « Grand Art »), dans la mesure où l’ironie prosaïque est constamment relevée (en une forme d’ « Aufhebung ») par le chant – un chant qui n’est dès lors plus suspect de « naïveté », puisque défait de toute illusion : c’est précisément sur ses « ruines » qu’il s’enlève. Dès lors, contrairement aux pièces du Spleen qui difficilement accordent dans un seul et même poème place à l’ironie et au lyrisme (les poèmes sont tantôt ironiques, tantôt lyriques, mais il est rare que dialoguent véritablement les deux tonalités), les poèmes en prose des Ruines de Paris concilient systématiquement distance ironique et participation lyrique ; c’est pourquoi il m’apparaît que le recueil de 1977 ouvre la voie à un véritable lyrisme ironique dont l’œuvre ultérieure (jusqu’en ses plus récents développements romanesques que sont Aller au diable (2002), Nouvelles aventures de Pelby (2003) et L’Affaire du Ramsès III (2004), ou encore Cléona (2005)) ne finira pas de creuser les possibilités.

33Le poème en prose suivant en pose des jalons :

Que se passe-t-il car des hurlements ricochent sur les façades, pas des cris de frayeur, mais c’est avec prudence que plusieurs fenêtres se rallument, et que des silhouettes en chemise font bouger les rideaux. Et de nouveau ces provocations hurlées comme dans L’Iliade : je saisis le mot brocanteur. Ainsi peut-être Hector a-t-il humilié Achille, avant que l’autre en effet n’accroche ses armes comme à Biron. Retombant des hauteurs de l’épopée, je songe que le brocanteur qui vient parfois vers dix heures du matin a fait provisoirement fortune : alors il s’est offert comme tout le monde un tourisme à Bangkok, et le décalage horaire l’a mis sens dessus dessous. Mais il ne s’agit pas de brocante ni de bagarre d’ivrognes ou de héros. J’ouvre, je me penche et, en bas sur la place, je vois ces deux types qui se démènent et je comprends enfin pommes de terre. Eux qui le nez au vent m’ont repéré tout de suite me prennent à partie aussitôt : Quinze francs le sac de vingt-cinq kilos ! Je réponds que j’arrive. Ils se remettent à brailler et me citent en exemple à tout le quartier sourd, expectant. Je descendrais même si leur prix atteignait le double, ému comme si c’était Rimbaud fourguant de vieux remingtons. On traite vite, sans cérémonie. Il est jeune, maigre, avec une moustache noire, la voracité de la fatigue dans ses yeux creux. À moitié dans l’agriculture, à moitié dans la mécanique ; d’un ciel lourd usé qui dérive entre le trèfle et des moteurs.

- D’où venez-vous donc ?

- De Normandie.

- Mais pourquoi de si loin, et ce tintouin, si tard, ce système ?

- Parce qu’ils nous font tous chier.

On ne se regarde ensuite qu’une seconde, mais ça suffit. J’entends leur camion qui redémarre tandis que je hisse mon sac. Le matin les trouvera du côté de Bourg-Theroulde (qu’on prononce Boutroude) ou de Bayeux. Un peu de travers dans un fossé quand même ils s’assoupissent, la tête, cassée contre la vitre ou roulée dans les bras sur le volant, grise comme leurs patates, grise comme le point du jour et sa douceur d’anesthésie.64

34La scène, à tous les sens de ce terme dramatique, est aussi ironique : les références à L’Iliade comme à Rimbaud l’ancrent en effet dans une dépendance littéraire qui la justifie tout en la minorant : Hector et Achille sont devenus de pauvres vendeurs de pommes de terre tandis que le Harrar se confond avec la Normandie… Philippe Hamon souligne en ce sens l’importance de la référence intertextuelle dans le cadre de la communication ironique : « On peut même faire l’hypothèse, avance-t-il, que tout texte écrit ironique est la ‘mention’ ou l’’écho’ d’un texte antérieur » ; ajoutant que les « ‘classiques’ » (au même titre que les « stéréotypes » et les « topoï ») sont seuls à même de remplir la double condition requise : « grande stabilité » et « valeur reconnue par tous ». C’est ici le cas d’Homère et de Rimbaud, auteurs « classiques » s’il en est : ce ne sont pourtant pas leurs œuvres qui sont ironisées (parodiées), mais bien la propre expérience poétique de l’auteur qui les cite. Le lyrisme n’est pas pour autant absent de ce poème en prose ; mais il s’agit d’un lyrisme ‘moderne’ qui, s’enlevant sur les ruines de « l’aurore aux doigts de rose », n’en chante pas moins la « douceur d’anesthésie » d’un « point du jour » rêvé : si ce dernier, ainsi que l’écrit ironiquement Verlaine dans son auto-pastiche, semble être « fadasse exprès »65, c’est aussi que prévaut chez Réda cette esthétique de la « sauvagerie maussade » que j’évoquais précédemment. À la dimension ironique du poème se superpose un lyrisme du quotidien, qui autorise à croire en une beauté du monde sans grandiloquence, palpable néanmoins : à chacun son Iliade

35Le poème en prose n’est cependant pas la seule forme poétique à accueillir cette double postulation lyrico-ironique ; les poèmes versifiés la manifestent tout autant. Le cas le plus probant est celui du pastiche. De fait, la critique (et souvent pour la critiquer : ainsi la lecture qu’a pu en faire Jean-Marie Gleize66) relève de manière récurrente la propension de l’auteur à user de formes versifiées traditionnelles (sonnet, sursonnet ou sextine pour les formes fixes ; élégie ou discours pour les formes libres ; avec pour entité minimale dans la plupart des poèmes le très classique quatrain d’alexandrins). Le recueil le plus fréquemment cité à cet égard est Lettre sur l’univers et autres discours en vers français (1991) qui, ouvertement (ne serait-ce que par le choix de ses titres67), revendique la forme classique du « Discours ». Mais ce que cette critique semble s’évertuer à ne pas voir, c’est, au-delà de la très sincère adhésion de l’auteur au vers régulier et à nombre de ses emplois dans des formes plus ou moins fixes68, la dimension parodique de certains de ses usages. Il ne s’agit pourtant pas de privilégier une lecture exclusivement ironique : la double dimension (d’adhésion et de pastiche) doit être impérativement maintenue ; et c’est ce qui, d’après moi, fait la force de ces poèmes : le poète croit à ces formes héritées de la tradition qu’il emploie à son tour ; et, simultanément, il les défait – ne serait-ce que par le choix de l’objet : « Sur les supermarchés », « Aux robots ». Les deux gestes, d’allégeance et d’ironisation, sont inséparables. Et la véritable ironie – ‘positive’ – résulte de cette impossibilité à dissocier l’adhésion du pastiche.

36Ce que dit Anne-Marie Paillet-Guth (que cite Florence Mercier-Leca dans le manuel qu’elle consacre à L’Ironie) à l’endroit du discours romanesque me semble pareillement applicable aux poèmes rédiens dont il est ici question ; de fait, la dimension parodique de tels « discours » masque mal « la trace nostalgique » de ce « lyrisme perdu » qu’elle décèle quant à elle chez ces grands ironistes que sont Laclos, Stendhal, Flaubert, Proust ou Cohen – grands ironistes ayant pourtant produit les plus « aboutis » des romans traitant de la passion amoureuse :

37« Évoquant la parodie [Anne-Marie Paillet-Guth] montre que grâce à l’ambiguïté inhérente à l’ironie, elle permet de réinsérer un lyrisme pourtant décrié au sein des romans de passion, que ce soit chez Laclos, Stendhal, Flaubert, Proust ou A. Cohen : ‘À la fois parade au ridicule et valorisation indirecte du sérieux, l’ironie n’est-elle pas alors une forme de mauvaise foi, dont on peut déceler l’orientation paradoxale, à la fois dans la censure ironique de l’exubérance, et dans la parodie ? Comment, dès lors, cerner la frontière entre l’ironie et le lyrisme, si là où semblait dominer la distance ironique, on peut voir la trace nostalgique d’un lyrisme perdu […] ?’ »69

38La référence à Dante à l’incipit de « Sur les supermarchés », de même que l’explicite coda « Tout, me cria-t-il, est à vendre » ; ou, différemment, le ton précatif du pourtant très ironique « Sur la difficulté d’un retour à Dieu quand on a trop pris le large », masquent mal la nostalgie du sujet rédien70. Nostalgie d’un monde où les temples n’étaient pas ceux de la consommation, où le désir, par conséquent (y compris amoureux), mesurait encore l’espace de son manque ; nostalgie d’une prière qui croyait indifféremment en son objet et son destinataire.

39Je cite les premiers vers de ces deux discours :

Vers le milieu du chemin de la vie

Où j’ai marché trop longtemps à rebours

À cause d’une ardeur inassouvie,

Comme j’allais par de tristes faubourgs,

Une ombre que j’avais suivie

Me conduisit auprès d’un temple bas

Mais éclairé d’une vive lumière.

« Entre, dit l’ombre, ici tous les combats

Qui déchiraient ton âme prisonnière

S’apaiseront : à chacun de tes pas,

Une grâce particulière

Va se répandre en palpables trésors. » […]71

La révolte, l’orgueil ou même l’amertume,

Tout endurcissement en soi-même vont mieux

Au poète que le retour à la coutume ;

Il faut qu’un vent farouche empoigne ses cheveux.

Le repentir lui fait un crâne mol et chauve

Et l’auréole absurdement d’un couvre-chef

Trop large ou trop étroit, quand vient l’heure où ce fauve,

Ayant trop bu, veut boire à d’autres sources. […]72

40La troisième des « petites élégies nasales », que propose L’Adoption du système métrique (poèmes 1999-2003), affiche – ne serait-ce que par son titre – ses prétentions ironiques : le ton élégiaque, sincère (il s’agit bien dans ce triptyque, pour le sujet lyrique, de déplorer, pour lui-même, le temps qui passe), se conjugue avec la mise en question des contraintes rimiques ; le lecteur se retrouve ainsi dans une position inconfortable : doit-il éprouver de la compassion envers la figure du poète ou doit-il s’en moquer ? Doit-il prendre l’élégie au sérieux ou la railler ? L’ironie, encore une fois, provient de l’indécidabilité de la réponse :

Un matin je suis arrivé sans encombre.

Je repartirai bientôt en tapinois.

Un soir très doux, d’instant en instant plus sombre,

Je me suis senti glisser dans autrefois.

Une nuit j’ai compté – mais jusqu’à quel nombre ? –

Pour m’endormir : j’ai rêvé que j’étais trois.

Deux jouant aux dés sur un bateau qui sombre,

Le troisième nageant dans des courants froids.

Derrière moi la vie est comme un décombre ;

En avant reste intact un dernier octroi.

Je n’ai rien à dire au sujet du concombre,

Du cornichon, du scombre, des petits pois.

Un jour j’ai pris une photo de mon ombre

Afin qu’elle au moins se souvienne de moi.73

41En 1901, Charles Maurras, dans son dialogue « Ironie et poésie », défend la position ‘classique’ selon laquelle l’ironie, force de division, ne saurait résolument relever du domaine de la poésie, « qui est lieu d’unité et de fusion »74. Cette position, qui devrait se trouver, plus d’un siècle après, largement révisée, ne l’est pourtant pas de manière unilatérale : dans son article de 1985, « Comique et poétique », Jean Cohen, sur des bases fonctionnelles et structurales, réitère l’exclusion des deux discours75. Pierre Schoentjes quant à lui, citant ses prédécesseurs, relève « que des problèmes importants subsistent, en particulier celui du rapport de l’ironie au sérieux – ou au non sérieux –, une question que la poésie pose de façon aiguë »76. Il n’appartient certainement pas à mes compétences de régler cette question du « sérieux » (magistralement abordée par Jankélévitch, on le sait77) ; toutefois j’aurais deux remarques à formuler quant aux conclusions de Schoentjes.

42J’émettrai tout d’abord des réserves lorsque ce dernier avance que « [p]ersonne ne semble aujourd’hui contester [les] conclusions [de Cohen] qui vont dans le sens d’une exclusion mutuelle [des deux discours, lyrique et ironique] » ; il m’apparaît en effet que la critique ayant pour objet la poésie contemporaine traite régulièrement de cette question en en modulant fortement les a priori, notamment depuis les années 1980, période à laquelle se positionne, plus ou moins théoriquement, sous la houlette de Jean-Michel Maulpoix78, ce que l’on appelle depuis un « lyrisme critique ». La question du « sujet », qui fait retour en ce dernier quart de vingtième siècle après un autre quart d’exclusion structuralo-textualiste, ne va pas sans heurts et polémiques, on s’en doute ; et c’est, pour ainsi dire, naturellement, que ce « néo-lyrisme » se définit dans une distance critique par rapport à un lyrisme hérité de la tradition : s’il le revendique, c’est pour en mesurer aussitôt les apories dans notre monde contemporain, et précisément y inclure une dimension critique – ironique par conséquent – qui, si elle ne lui faisait pas nécessairement défaut jusqu’alors, au moins depuis le Romantisme allemand, était néanmoins (ainsi la position de Maurras) mal perçue et largement contestée. Que l’on adhère ou non à cette tentative de redéfinition contemporaine du lyrisme (elle a ses faiblesses, nombreuses, au premier rang desquelles la non-reconnaissance, par les poètes eux-mêmes, de leur appartenance à ce qui n’est ni un mouvement, ni une théorie : difficile, à part Jean-Michel Maulpoix lui-même, de revendiquer, pour tel ou tel, l’étiquette de ‘néo-lyrique’), elle a, me semble-t-il, le mérite d’accueillir la distance critique au sein même du discours lyrique, et par là même, l’essentielle hybridité qui caractérise, bien au-delà du champ littéraire, notre monde contemporain. En ce sens, ne devrait alors plus faire problème l’expression « lyrisme ironique ».

43Ma deuxième, rapide et impertinente, remarque à l’égard du commentaire de Schoentjes, concerne le « sérieux » : je crois que cette catégorie n’a rien à faire avec la poésie. Si l’on peut (doit ?) se la poser à l’endroit de l’ironie, elle me semble caduque dès lors que l’on pense ensemble les deux notions. L’on devrait à mon sens la remplacer par la question de la « pertinence » : un poème est, ou non, pertinent (pour son auteur comme pour son lecteur). Jamais, me semble-t-il, ne se pose la question du « sérieux » d’un poème – ou même du « sérieux » de la poésie. Ou alors à considérer qu’un poème est sérieux dès lors qu’il est pertinent. Mais il peut l’être en ne se prenant absolument pas au sérieux (c’est l’une des leçons de l’ironie)…

44Pour, in fine, en revenir à l’œuvre rédienne, si l’ironie apparaît clairement dans le procès fait constamment à la figure du sujet lyrique, il serait toutefois réducteur de n’y lire que la posture somme toute entendue du poète ‘moderne’ – ironiste par nécessité plus qu’époquale : structurale même. De fait, l’ironie chez Réda ne se borne pas à pointer, voire entretenir, le négatif ; tout au contraire, elle paraît même autoriser la relève du lyrisme, et avec lui la possibilité d’un sublime pour ainsi dire simultanément conscient de ses impossibilités et de ses droits. Mais si la modernité poétique semble ne pouvoir envisager de lyrisme qu’ironique, la poésie rédienne relève aussi le défi d’une ironie lyrique : pas de lyrisme sans ironie, mais pas d’ironie sans lyrisme… La leçon est de taille, en ce qu’elle vise parallèlement à réconcilier le poète et le philosophe.

45Aussi, au terme de ce parcours en poèmes, proposerais-je de penser l’ironie littéraire aujourd’hui comme la possible réconciliation de la poïesis (le faire) avec la praxis (l’agir). En tant qu’elle est énergie (energeia) lucide qui œuvre malgré tout ( : la mort de Dieu, la fin des Grands Récits, le règne du consumérisme…), en poèmes, à construire le lieu d’une habitation possible. Il ne saurait cependant être question ni de faire semblant (de croire en l’impossible) ni de sombrer dans le nihilisme : il s’agit – j’ose ajouter : simplement –, pour chacun de nous, de maintenir vivant, autrement, « notre désir d’idylle »79.